Pages d'Islam
LES ENJÔLÉS
Le soleil clair d’automne effleurait d’une tiédeur attendrie les platanes jaunis et les feuilles éparses sur le sable herbu de la Place du Rocher, la plus belle de la croulante Ténès. Dans la limpidité sonore de l’air, les sons gais et excitants des clairons retentissent, alternant avec les accents plus mélancoliques et plus africains de la nouba arabe… Déployant toute la fausse pompe militaire, revêtus de leurs vestes les moins usées, de leurs chéchias les moins déteintes, les tirailleurs passèrent… Il leur était permis de parler aux jeunes hommes de leur race qui, curieux ou attirés instinctivement par ce tableau coloré, suivaient le défilé.
Et les mercenaires, par obéissance et aussi par un malin plaisir, faisaient miroiter aux yeux des fellahs les avantages merveilleux de l’état militaire, donnant sur leur vie des détails fantastiques.
Parmi ceux qui suivaient, attentifs aux propos des soldats, Ziani Djilali ben Kaddour, bûcheron de la tribu de Chârir, se distinguait par sa haute taille, son fin profil aquilin et son allure fière.
Ce qui l’avait le plus frappé dans les discours des tirailleurs, c’était leur affirmation qu’ils ne payaient pas d’impôts. D’abord, il avait été incrédule : de tous temps, les Arabes avaient payé l’impôt au Beylik… Mais Mustapha le cafetier lui avait certifié que les askar (soldats) avaient dit vrai… Et Djilali réfléchissait.
Son père se faisait vieux. Ses frères étaient encore jeunes et, bientôt, ce serait sur lui que retomberait tout le labeur de la mechta, et l’entretien de sa famille, et l’impôt, et le payement des sommes empruntées au riche usurier Faguet et aux Zouaoua…
Comment ferait-il ? Leur champ était trop petit et mal exposé, mangé de toutes parts par les éboulements de rochers et la brousse envahissante… Pour achever de lui rendre le séjour de son gourbi insupportable, sa jeune femme venait de mourir en couches…
Vivre sans s’inquiéter de rien, être bien vêtu, bien nourri, ne pas payer d’impôts et avoir des armes, tout cela séduisit Djilali, et il s’engagea avec d’autres jeunes gens, comme lui crédules, avides d’inconnu et d’apparat…
Le vieux Kaddour, brisé par l’âge et la douleur, le vieux père en haillons accompagna en pleurant les jeunes recrues qui partaient pour le dépôt des tirailleurs, à Blida… Puis, il rentra, plus cassé et plus abattu, sous le toit de diss de son gourbi, pour y mourir, résigné, car telle était la volonté de Dieu.
A la caserne, ce fut, pour Djilali, une désillusion rapide. Tout ce qu’on lui avait montré de la vie militaire avant son engagement n’était que parade et leurre. Il s’était laissé prendre comme un oiseau dans les filets. Il eut des heures de révolte, mais on le soumit par la peur de la souffrance et de la mort… Peu à peu, il se fit à l’obéissance passive, au travail sans intérêt et sans utilité réelle, à la routine, à la fois dure et facile du soldat où la responsabilité matérielle de la vie réelle est remplacée par une autre, factice.
La boisson et la débauche dans les bouges crapuleux remplacèrent pour lui les libres et périlleuses amours de la brousse, où il fallait de l’audace et du courage pour être aimé des bédouines aux yeux d’ombre et au visage tatoué.
Le cœur du fellah s’endurcit et s’assoupit. Il cessa de penser à la mechta natale, à son vieux père et à ses jeunes frères : il devint soldat.
Trois années s’écoulèrent.
L’automne revint, l’incomparable automne d’Afrique avec son pâle renouveau, ses herbes vertes et ses fleurs odorantes cachées dans le maquis sauvage. A l’ombre des montagnes, les coteaux de Chârir reverdissaient, dominant la route de Mostaganem et l’échancrure harmonieuse du grand golfe bleu, très calme et très uni, avec à peine quelques stries roses.
Sur la route détrempée par les premières pluies vivifiantes, les tirailleurs en manœuvres passent, maussades et crottés. Sur leurs visages bronzés et durs, la sueur et la boue se mêlent et, souvent, en un geste exaspéré, une manche de grosse toile blanche essuie un front en moiteur… Avec un juron, blasphème ou obscénité, les épaules lasses déplacent la morsure lancinante des bretelles de la lourde berdha[20].
[20] Berdha, bât de mulet, nom expressif que donnent à leur sac les tirailleurs indigènes.
Depuis que, au hasard des « opérations », sa compagnie est venue là, dans la région montagneuse et ravinée de Ténès, Ziani Djilali éprouve un malaise étrange, de la honte et du remords…
Mais la compagnie passe au pied des collines de Chârir et Djilali regarde le coteau où était sa mechta, près de la koubba et du cimetière où dort son vieux père qu’il a abandonné… Les frères, dispersés, sont devenus ouvriers chez des colons ; vêtus de haillons européens, méconnaissables, ils errent de ferme en ferme. Le gourbi a été vendu et Djilali regarde d’un regard singulier, un fellah quelconque qui coupe des épines sur le champ qui était à lui, jadis, sur l’ancien champ des « Ziani ». Dans ce regard, il y a le désespoir affreux de la bête prise au piège, et la haine instinctive du paysan à qui on a pris sa terre et la tristesse de l’exilé…
Oh ! elle a beau retentir maintenant, la musique menteuse, elle ne trompe plus le fellah et elle ne l’entraîne plus, il se sent un poids dans le cœur, il voit bien qu’il a conclu un marché trompeur, que sa place n’est pas loin des siens, mais bien sur la terre nourricière, sous les haillons du laboureur, dans la vie pauvre de ses ancêtres !
Et, d’un geste rageur, au revers de sa manche il essuie la sueur et la poussière de son front, et les larmes de ses yeux… Puis, il courbe la tête et continue sa route, car nul ne peut lutter contre le mektoub de Dieu.