Pages d'Islam
CÉRÈS
VISION NOCTURNE
[Écrit au crayon, sans signature ni date, sur trois feuillets, recto et verso, numérotés de 1 à 5.]
Elle était en bois dur, fendu et rongé par les vents des mers, fatiguée d’avoir promené son sourire centenaire à travers trop de tempêtes, d’avoir contemplé, muette, les tristesses de trop d’horizons.
Après avoir regardé, de ses yeux vides et candides, l’immensité changeante pendant près d’un siècle, après avoir tant roulé de par le monde, elle était reléguée, là pauvre vieille chose mutilée et inutile, dans le coin obscur d’une toute petite chambre éclairée d’en bas comme un cachot, par une lucarne grillée.
Elle habitait ce coin gris, en son obscur et mystérieux silence, et continuait de sourire aux visions azurées de jadis.
En ce logis qui n’était pas mien et cependant ami où la destinée me rapportait parfois des [plages] lointaines où se plaît mon âme, je la retrouvais à chaque retour, toujours pareille, souriant toujours.
Je l’avais d’abord trouvée gênante en sa lourdeur massive et n’avais pas su déchiffrer le mystère de son âme de sirène.
Un soir, cependant qu’à ses pieds je m’endormis, parmi d’autre visions plus troubles, il me sembla la voir se redresser, retrouver ses jambes douloureusement séparées de la proue natale et sortir de son coin, haute et blanche, comme voilée d’un nimbe lumineux, telle, sur la mer calme, la bleuâtre clarté des lunes mourantes.
Sa face hellénique s’éclaira et sa bouche, si longtemps figée en un sourire inexpliqué, s’ouvrit. Elle parla :
« Au lieu de me rudoyer, maussade, et de me reprocher même ce coin obscur où est emprisonnée ma beauté, pourquoi, poète vagabond et inquiet, amoureux des horizons infinis, pourquoi ne m’as-tu point interrogée, pourquoi n’as-tu pas deviné toute la splendeur et toute la mélancolie de mon destin ? Pourquoi, toi qui devrais communier en l’âme obscure des choses silencieuses, pourquoi as-tu insulté à la grandeur de mon exil ?
« Et cependant, c’est à toi que j’ai voulu conter mes peines et mes rêves, telle une aïeule très ancienne, le soir, dans la chaumière. Lassée d’un centenaire silence, moins éphémère que vous, humains, de plus durable matière, avant de redevenir pour jamais muette, essayerai-je de te dire ce que me chantèrent, jadis, les flots, amants funèbres dont je fus insatiable, qui m’enlacèrent et que je brisai, souriante et immuable, mon rameau d’olivier à la main, fendant l’onde claire et molle ou apaisant la révolte terrible des lames ?
« Après que la main — desséchée maintenant dans la poussière du tombeau — d’un artiste oublié m’eut ciselée dans le tronc brut d’un géant du nord, m’eut revêtue de robes candides et eut couronné d’or mon front haut et songeur, fixée à la proue d’une frégate altière dont je fus l’âme et le génie, je me lançai, aventureuse, dans les flots bleus de la Méditerranée natale… Impassible et de vie insoupçonnée, j’assistai aux combats tumultueux et, tandis que, sur le pont de ma frégate, des hommes combattaient et mouraient, j’interrogeais de mon œil impassible et blanc l’immensité sereine ou agitée.
« Je vis des soleils de feu descendre au-dessus des rouges déserts d’Afrique… Je vis des lunes phosphorescentes jeter sur les flots des milliers de pierres précieuses, multicolores et éphémères.
« J’ai respiré le parfum capiteux et subtil des ports chaotiques du Levant et vu se lever de chaudes journées ternes sur les forêts dormantes de l’Inde… J’ai entendu la plainte de la mer dans les récifs de corail sanglant et la plainte des filles d’Océanie dont ma frégate emportait, pour toujours, les amants…
« J’ai entendu maintes fois la grande voix terrible, le grand colloque du vent jaloux, grondant la mer révoltée… J’ai subi alors le choc amoureux et furieux des flots qui voulaient m’engloutir, pour mieux m’étreindre ; j’ai cru sombrer dans l’abîme amer dont je fis ma patrie… Mais toujours, souriante, je fus protégée, et, telle Vénus Anadyomène, l’horizon apaisé vit émerger des flots ma face blanche et sereine.
« Enfin, quand ma belle frégate aux larges ailes blanches vint dormir pour des années interminables dans l’eau immobile des ports de guerre, quand, telle une belle déchue, elle replia pour toujours ses ailes d’oiseau, je fus réduite à contempler, épave vénérable, en une solitude plus grande, un horizon plus restreint.
« La nostalgie du large me hanta longtemps, et si mon œil de bois te semble aujourd’hui si mort, qui sait, n’a-t-il pas pleuré des larmes inconnues, aux nuits de lune ?
« Qui a songé à la tristesse de la poulaine toujours vivante, liée à la frégate morte, comme un naufragé qui s’attacherait au corps d’un oiseau géant et qui, l’oiseau tombé à la grève et mort, resterait à jamais enchaîné à lui ?
« Enfin, un jour, les hommes, qui depuis si longtemps avaient déserté ma haute frégate défunte, l’envahirent à nouveau, insectes démolisseurs, irrespectueux du passé.
« Ce ne fut que craquements et bruits sinistres, car en ma frégate vieillie, une vie latente sommeillait encore, et elle ne voulait pas encore achever de mourir.
« Enfin, séparée brutalement de la pauvre carcasse éventrée, profanée, je tombai dans la poussière immonde et le limon.
« C’est là qu’une main charitable vint me recueillir et m’accorder cet obscur refuge où tu me vois et où je rêve, muette et pensive, revoyant dans mes rêves les horizons immenses d’antan… Vieillie et lasse, je n’aspire plus qu’au repos… Mais j’eusse voulu finir en face du libre horizon des ports, pour voir encore jouer et ondoyer les flots, mes amants de jadis… Les ténèbres et l’étroitesse de mon réduit me pèsent et m’étouffent… Oh ! revoir encore le large, entendre encore bruire le vent des équinoxes sur la fureur des mers !… Car, bientôt, la hache sacrilège me brisera, et mon âme de sirène s’en ira, insoupçonnée, se dissiper dans les brumes et les souffles de la mer. »
Et des yeux blancs de la poulaine, deux larmes, lourdes et brillantes, comme des gemmes marines, se détachèrent et roulèrent lentement sur ses joues usées par les baisers amers des flots.
L’amoureuse centenaire regrettait les sourires et les colères des océans éternels.