Pages d'Islam
EXPLOITS INDIGÈNES
La grande Pélagie, servante chez M. Pérez, colon à « Alfred de Musset », s’entendit avec Joseph, le valet de ferme, pour faire une ballade le lendemain dimanche. Mais il fallait du « positif », et l’argent manquait… Mariquita, sournoisement, couvrit d’un sac une magnifique oie de la basse-cour du colon et lui tordit le cou. Le boulanger, copain de Joseph, la ferait bien cuire au four, le soir. Ce serait délicieux, et jamais les Pérez ne soupçonneraient le personnel européen.
Quand Mme Pérez s’aperçut de la disparition de sa plus belle oie, elle se répandit en lamentations, et courut avertir son mari, occupé à surveiller les Marocains qui défonçaient une pièce de terre, près de l’oued.
— José, on a volé cette nuit la grosse oie, tu sais, la grise et noire.
— Ah, nom de Dieu de Dieu ! C’est encore les bicots, pour sûr.
Grand, anguleux et robuste. Pérez portait un complet en velours à côtes, et un grand chapeau rond en liège blanc. Ses gestes étaient violents et son verbe haut. Prompt à la colère, soupçonneux, trouvant toujours que les affaires ne marchaient pas, quoique riche, Pérez, dur au pauvre monde, surtout aux indigènes, était conseiller municipal et passait pour un orateur, parce qu’il criait plus fort que les autres au café et qu’il émettait toujours les opinions les plus violentes.
A l’heure de l’absinthe, Pérez, au milieu d’un groupe attentif aux poses pittoresques, racontait le vol de l’oie, le deuxième depuis six mois. Si cela allait de ce train, la colonisation était fichue, il n’y avait plus qu’à s’en aller. Le banditisme indigène augmentait tous les jours… il y avait là de quoi décourager les plus braves.
— Oui, dit Durand, un camarade du conseiller, mais là-bas, en France, ils s’en foutent bien ! Y en a plus que pour les bicots. Les assassins de Margueritte, ils les ont acquittés, ils veulent nous prendre les tribunaux répressifs, permettre aux indigènes de nous écraser…
— Oui, et nous, on peut crever. Qu’ils nous volent, qu’ils nous pillent, qu’ils ne nous respectent même plus, comme ils font à présent, ça, ça fait rien. Il y a des salauds pour leur dire qu’ils ont des droits…
— Oh, mais nous ne nous laisserons pas faire, nous autres, cria Pérez en assénant un coup de poing sur la table, nous veillerons, nous nous défendrons, et nous flanquerons du plomb dans la peau au premier qui bougera. Ça ne se passera plus comme à Margueritte. Ah, ce verdict, on le leur fera payer cher, aux bicots. Qu’ils n’essaient pas de se mettre à avoir l’air trop contents, sinon on leur en fera passer de rudes.
— Moi, dit Pérez, puisqu’on me vole, je vais faire ma police moi-même avec mon fusil.
Mais Dupont, le cafetier, qui s’était rapproché, eut une idée :
— Faut pas penser rien qu’à soi. Toi, Pérez, tu devrais relater le fait et l’envoyer aux journaux, pour bien faire voir que nous sommes les victimes des indigènes.
— Oui, oui, approuva Durand. Il faut faire ça, et puis, ça fera plaisir à notre député. Je me suis laissé dire qu’il rassemblait des documents comme ça, pour répondre à ceux qui insultent les colons. Notre oie peut avoir de l’importance.
— Oui, mais je ne suis pas bien fort sur l’écriture, dit Pérez, hésitant.
— Ça ne fait rien, nous allons « ranger » ça. Dupont, de quoi écrire !…
Et Durand mit ses lunettes et commença à « rédiger ». Plusieurs feuilles de papier furent déchirées ; enfin, le texte définitif fut établi, envoyé sous pli cacheté aux journaux politiques de l’Afrique du Nord, avec « prière d’insérer dans l’intérêt de la colonisation et pour la défense des honnêtes gens ».
La lettre avait été signée par les assistants et par plusieurs copains du village. Le caïd des Beni-Mkhaoufine, ancien garde-champêtre sans cesse tremblant pour son emploi, signa sans comprendre.
Quelques colons cependant refusèrent de se mêler à ces « histoires ». Le Savoyard Jacquet répondit aux instances de Durand :
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fiche, à moi ? Y a toujours eu des voleurs, c’est à chacun de se veiller ; il y a des gendarmes pour ça… Et puis, moi, je m’occupe à faire pousser mon blé et ma vigne, et je me fous pas mal de vos journaux et de votre politique. Je les lis jamais, vos journaux, parce que c’est tout des menteries qu’il y a dedans… Et puis, ça me casse la tête.
Après avoir lu et relu avec admiration leur lettre collective, les zélés du parti Durand se séparèrent en se serrant la main avec des airs entendus. Dupont, le cafetier, résuma la situation : — Comme ça, au moins, on pourra se compter aux élections.
Jacquet haussa les épaules.
Cependant l’affaire commençait à devenir sérieuse.
Pérez, après la soupe, alla s’installer sur un escabeau dans un coin obscur de la cour, près du poulailler, son fusil entre les jambes, l’œil vigilant, l’oreille aux aguets ; Pérez évita même d’abord de fumer, pour ne pas être vu. Puis, l’ennui et le sommeil l’envahissant, il pensa qu’il pouvait bien fumer dans son chapeau, que ça ne se verrait pas.
Au cours de leur promenade, les deux domestiques avaient mangé l’oie rôtie et, à la nuit, ils étaient rentrés. Quand tout le monde fut couché, Joseph rejoignit Pélagie dans sa soupente.
— Tu sais, dit-elle en souriant, y a le patron qu’il a pris son fusil pour veiller ses poules.
— Il peut veiller, ça lui fera du bien, l’air frais…
Et les domestiques se tordirent à la pensée du patron se morfondant au dehors.
Le surlendemain, Claudignon, le facteur, arriva au café très ému.
— Vous savez, cria-t-il, ils ont mis la lettre ! Tenez, dans les deux journaux, encore ! Vous avez de la veine, Monsieur Durand, et toi, Pérez, il y a votre nom sur les papiers !
Et le facteur déplia triomphalement la plus grande feuille d’abord, par respect pour le format. En gros caractères, le titre se détachait :
EXPLOITS INDIGÈNES
« On nous écrit d’Alfred de Musset :
— Messieurs les Arabes vont bien. Depuis le monstrueux verdict de Montpellier, et depuis les attaques indignes contre les tribunaux répressifs si bienfaisants, mais encore trop faibles à notre sens, le banditisme indigène augmente rapidement, ainsi que l’insolence des indigènes envers les colons. Ils ont l’air d’oublier qu’ils sont leurs obligés. Les malheureux colons tremblent pour leurs biens et pour leur vie, mais il ne faut pas les pousser à bout, car leur colère pourrait bien faire repentir la Métropole de ses odieuses attaques contre l’Algérie.
« Qu’on juge de la situation, dans notre centre, d’après ce fait qui a mis en émoi toute la population européenne. Dans la nuit de vendredi à samedi dernier, des malfaiteurs restés inconnus ont volé à M. Pérez, colon à « Alfred de Musset », une magnifique oie. L’audace elle-même de ce vol prouve que le ou les auteurs sont les tristes représentants de cette race d’une mentalité essentiellement mauvaise.
« Avis aux amis et défenseurs de Yacoub et de ses congénères. »
Le style de cette élucubration avait bien été corrigé un peu par les rédacteurs des feuilles arabophobes, mais la vanité des auteurs n’en fut pas moins flattée et leur prestige s’en accrut.
— Que voulez-vous ? On ne peut pas se laisser assassiner…
Et pour conclure, Durand, qui sentait grandir son prestige, eut un mot profond que tout le monde comprit :
— Il n’y a pas de petites choses en politique.