Pages d'Islam
DANS LA LÉGION
LE RUSSE
Se créer un monde personnel et fermé et s’entourer d’une atmosphère de rêve, écarter toute atteinte hostile du dehors, ne voir et ne sentir des êtres et des choses que ce qui lui plaisait, telle était la formule morale à laquelle avaient abouti les errements, les anxiétés et les recherches de Dmitri Orschanoff. Pendant ces cinq ans de Légion étrangère, dans un milieu restreint et monotone, à l’abri des luttes pour la satisfaction des besoins matériels, Orschanoff était parvenu à réaliser en grande partie ce programme d’égoïsme esthétique.
Mais son engagement touchait à sa fin et la question troublante de l’avenir immédiat se posait, mettant l’esprit d’Orschanoff en contact direct et douloureux avec les réalités qu’il voulait fuir.
Assagi cependant, il s’astreignit à raisonner presque froidement, à se méfier surtout des résolutions hâtives. Il ne se souvenait que trop du chaos d’idées, de sensations, de tentatives d’action qu’avait traversé son esprit de théoricien.
Enfant du peuple, orphelin très tôt, élevé par son oncle, pauvre diacre du village presque illettré, Dmitri avait pourtant pu, grâce aux sacrifices inouïs de son oncle, suivre les cours du gymnase. Puis, la mort l’ayant privé de tout soutien, il avait gagné sa vie comme répétiteur, en faisant sa médecine à Moscou. Mais, bientôt, ses études ne le satisfirent plus et, en un fougueux élan, il se mêla au mouvement révolutionnaire russe. Il dut fuir à l’étranger.
A Genève, il avait été accueilli par la Société de prévoyance des étudiants russes et avait pu entrer à la Faculté. Mais, au lieu de continuer ses études, il s’était mis à « chercher sa voie ». Orateur de club, littérateur, peintre, musicien, Dmitri avait essayé de tout et n’avait persévéré en rien. Il sentait en lui des sources fécondes d’énergie, d’activité, et tous les champs sur lesquels il avait débuté lui semblaient trop étroits.
Dmitri Orschanoff avait la faculté rare de pouvoir réussir dans toutes ses tentatives, et cela presque sans peine. Avec une volonté ferme et de l’ordre dans les idées, cette faculté eût été précieuse, mais dans le désarroi moral et intellectuel où se débattait Dmitri, elle lui fut funeste, lui permettant de se pardonner ses défaillances et de se promettre de regagner le temps perdu, après…
Ainsi passèrent trois années. Les camarades de Dmitri se lassèrent de cette versatilité incurable et pensèrent qu’ils avaient peut-être tort de soutenir matériellement ce caractère désordonné quand tant de modestes travailleurs peinaient, dans la gêne et même la misère. Aux premières allusions de la part de ses camarades, Dmitri se crut incompris, se révolta. Il se sentit de trop et s’en alla.
Sans ressources, et pour se consoler, il songea aux doctrines tolstoïennes sur l’excellence du travail manuel. Délibérément, il se fit ouvrier. Tour à tour manœuvre, ouvrier agricole, forgeron et étameur ambulant, il erra en Suisse, en Alsace et en Savoie.
L’hiver fut rude, la deuxième année de son vagabondage. Il parcourait les villages misérables de la Savoie montagneuse, avec un autre étameur, Jules Perrin.
La neige couvrait les routes désertes. La bise soufflait en tempête, gelant les pieds des cheminots. Le travail et le pain manquaient. Et une grande désolation leur montait au cœur, des sommets blancs, de la vallée blanche, morte. Un jour, après une conversation avec un autre vagabond, au café, Perrin déclara à Dmitri qu’il allait, avec le copain, s’engager à la Légion étrangère pour manger à sa suffisance et pour avoir la paix.
Aller très loin, en Afrique, commencer une autre vie, cela sourit à l’esprit aventureux d’Orschanoff. D’ailleurs, depuis quelque temps, il sentait qu’un travail spontané, obscur encore, se faisait en lui. Il éprouvait un besoin de plus en plus intense de se recueillir et de penser. Or, là-bas, avec le pain et le toit assurés, il pourrait se renfermer en lui-même, s’analyser et suivre son âme qui, comme il disait, traversait « une période d’incubation ». Et Orschanoff suivit les deux vagabonds à Saint-Jean-de-Maurienne, au bureau de recrutement.
Sans savoir, sur le conseil d’un ancien qui les poussa du coude, ils optèrent pour « le deuxième Étranger ».
* *
Dmitri se souvenait du voyage rapide et de l’étonnement presque voluptueux qu’il avait éprouvé en trouvant un printemps parfumé à son arrivée à Oran.
Puis, on l’avait habillé en soldat, affublé d’un matricule, formé à la routine du métier. Il avait bien eu des moments de révolte, de dégoût… Mais il s’était empressé de se renfermer en lui-même, de s’insensibiliser en quelque sorte, et ce « processus » s’était terminé par un singulier apaisement dans ses idées et dans ses sentiments.
L’angoisse que, durant des années, avait provoqué en lui son besoin excessif d’action, d’extériorisation, et l’impossibilité de satisfaire ce besoin démesuré avec ses forces, cette douloureuse angoisse avait fait place à un grand calme, à une tournure d’esprit toute contemplative. S’isolant complètement, cet homme qui, matériellement, était perpétuellement entouré d’individualités encombrantes, tapageuses, à l’esprit frondeur et méchant qui naît des contacts fortuits dans une foule, cet homme presque jamais seul, était parvenu à vivre comme un véritable anachorète et sa vie ne fut bientôt plus qu’un rêve.
… Presque tous les soirs, il sortait après la soupe, et s’en allait, en dehors de la ville, errer le long des routes pulvérulentes. Puis, il s’asseyait au sommet de quelque colline rougeâtre, plantée de lentisques et de palmiers nains. Il regardait le jour mourir, illuminant de sang et d’or Saïda, la vallée, les montagnes… Pendant un court instant, tout cela semblait embrasé. Puis, de grandes ombres bleues montaient d’en bas vers les sommets, tout s’éteignait et, presque aussitôt les étoiles pâles s’allumaient dans le ciel pur, encore vaguement mauve.
Et Dmitri sentait toute la tristesse de cette terre d’Afrique le pénétrer, immense, mais d’une douceur infinie.
Et c’était sa vie, cette contemplation calme, depuis qu’il avait cru comprendre que nous portons notre bonheur en nous-mêmes et que ce que nous cherchons dans le miroir mobile des choses, c’est notre propre image.
… Maintenant il avait à résoudre cette question urgente : resterait-il, prolongerait-il cette vie lente qu’il aimait, pour cinq années encore, après lesquelles sa jeunesse serait à son déclin, car il aurait trente-six ans — ou bien, s’en irait-il libre, régénéré, délivré de son ancienne folie ?
Sa raison lui disait qu’il n’avait plus besoin de rester là. Il avait obtenu sa naturalisation, car on s’était intéressé à lui. Il pouvait donc demeurer dans cette Algérie qu’il aimait, l’élire pour patrie adoptive.
Son âme était sortie victorieuse et fortifiée de toutes les luttes qu’il avait traversées. Il avait pénétré le secret précieux d’être heureux. Et il se sentait pris d’un intense besoin de liberté, de vie errante.
* *
… Au café du Drapeau, après la soupe du soir, des Allemands ivres tapaient à coups de poing sur le marbre gluant des tables. Ils chantaient à tue tête, s’interrompant parfois pour se disputer.
Deux étudiants tchèques, échoués là comme élèves caporaux et qui avaient obligé Dmitri à les suivre dans ce débit, discutaient des théories socialistes. Orschanoff, accoudé sur la table, ne les écoutait pas. Il souffrait. S’il voulait rengager, un seul jour lui restait et il ne parvenait pas à prendre une résolution. La chaleur et le tapage du débit lui devinrent intolérables. Les Allemands se levèrent et bousculèrent Dmitri et les Tchèques sous prétexte de trinquer avec eux… Pour la première fois peut-être depuis plusieurs années, Dmitri sentit toute la laideur environnante… Et il sortit.
Au dehors de la ville, dans le rayonnement de feu du couchant, sur la route blanche, des bédouins en loques, sur lesquels le soleil accrochait des lambeaux de pourpre, s’en allaient, poussant des chameaux chargés et chantant lentement, tristement. Devant eux, au haut d’une longue côte basse, la route semblait finir et l’horizon s’ouvrait, immense, tout en or.
La liberté était bonne et la vie était accueillante, tout en beauté, pour qui savait la comprendre et l’aimer…
Dmitri, apaisé enfin, résolut de s’en aller, d’élargir son rêve, de posséder, en amant et en esthète, la vie qui s’offrait si belle.
* *
— Adieu, sergent Schmütz !
— Adieu, der Russe ! et le sous-officier de garde accompagna d’un regard pensif, envieux peut-être, le soldat qui s’en allait pour toujours libre.
Le temps était clair. Les vilains jours de l’hiver étaient passés et, dans le ciel pâle, le soleil déjà ardent souriait. Une grande joie montait au cœur de Dmitri, de tout ce renouveau des choses et de la liberté enfin conquise.
Et il s’éloigna avec bonheur, quoique sans haine, de la grande caserne où il avait tant souffert et où son âme s’était régénérée.
Dmitri Orschanoff alla de ferme en ferme, travaillant chez les colons… Il les trouva bien différents des paysans de France et, souvent, regretta le temps où il partageait la rude vie des braves Savoyards. Mais il aimait ce pays âpre et splendide et ne voulut point le quitter.
Depuis la fin des derniers labours d’hiver, Dmitri était resté comme ouvrier permanent chez M. Moret, qui était satisfait de ce serviteur probe et silencieux, travailleur adroit et se contentant d’un salaire très modique, presque celui d’un indigène.
La ferme de M. Moret, très grande, était située entre des eucalyptus et des faux-poivriers diaphanes, sur une colline basse qui dominait la plaine de la Mitidja. Au loin bleuissait le grand massif de l’Ouarsenis, et Orléansville dominait, de ses remparts débordés de jardins, le cours sinueux et raviné du Chéliff.
Dmitri s’était construit un gourbi à l’écart, sur le bord d’un oued envahi par les lauriers-roses. Il avait planté quelques eucalyptus, pour s’isoler. Les grandes meules de paille, brunies par l’hiver, masquaient les bâtiments de la ferme, et la chaumière primitive devint pour Dmitri un véritable logis où il installa sa vie nouvelle, si paisible et si peu compliquée, malgré tout ce qu’il y avait en elle d’artificiel et d’ingénieux.
Ce dénûment matériel semblait à Dmitri une des conditions de la liberté et il avait même depuis longtemps cessé d’acheter des livres et des journaux, se contentant, selon son expression, de lire de la beauté dans le grand livre de l’univers, largement ouvert devant lui…
Ainsi, Dmitri Orschanoff était parvenu à vivre selon sa formule, à se dominer et à dominer les circonstances… Et il ne comprenait pas encore que, s’il était parvenu à cette victoire, ce n’était que parce que, jusque-là, les circonstances ne lui avaient point été hostiles et que sa puissance sur elles n’était qu’un leurre…
* *
Tatani, la servante de Mme Moret, était une jeune fille, svelte et brune, avec de grands yeux un peu éloignés l’un de l’autre, mais d’une forme parfaite. Elle avait une petite bouche au sourire gracieux et doux. Elle portait le costume des mauresques citadines, un mouchoir noué en arrière sur les cheveux séparés par une raie, une gandoura serrée à la taille par un foulard, une chemise blanche à larges manches bouffantes. Elle ne se voilait pas, quoiqu’elle eût déjà seize ans. Ce costume, qui ressemblait tant à celui des paysannes de son pays, fut peut-être le point de départ, chez Dmitri, du sentiment qui se développa dans la suite d’une façon imprévue.
Plus Dmitri se familiarisait avec les bergers et les laboureurs arabes, plus il leur trouvait de ressemblance avec les obscurs et pauvres moujiks de son pays. Ils avaient la même ignorance profonde, éclairée seulement par une foi naïve et inébranlable en un bon Dieu et en un au-delà où devait régner la justice absente de ce monde… Ils étaient aussi pauvres, aussi misérables, et ils avaient la même soumission passive à l’autorité presque toute-puissante de l’administration qui, ici comme là-bas, était la maîtresse de leur sort. Devant l’injustice, ils courbaient la tête avec la même résignation fataliste… Dans leurs chants, plaintes assourdies et monotones ou longs cris parfois désolés, Dmitri reconnut l’insondable tristesse des mélopées qui avaient bercé son enfance. Et, enfant du peuple, il aima les bédouins, pardonnant leurs défauts, car il en connaissait les causes… Tatani, la servante orpheline, lui apparut comme une incarnation charmante de cette race et il éprouva d’abord un simple plaisir esthétique à la voir aller et venir dans la cour ou la maison, si gracieuse, si alerte.
Mais Tatani souriait à Dmitri toutes les fois qu’elle le voyait. Ce beau garçon d’un type inconnu, aux cheveux châtains un peu longs et ondulés, aux larges yeux gris, très doux et très pensifs, avait attiré la petite servante. Elle venait de perdre sa vieille tante, qui l’avait étroitement surveillée et gardée sage. Aussi, Tatani n’était-elle pas effrontée comme le sont généralement les servantes mauresques. Sans aucune complication de sentiments, toute proche de la nature, elle aimait Dmitri. Instruite très tôt des choses de l’amour, elle éprouvait en sa présence un trouble délicieux et, quand il n’était pas là, elle pensait, sans chercher à combattre ce désir, combien il serait bon d’être à lui. Mais elle n’osait pas lui faire d’avances, se contentant de chercher à le voir le plus souvent possible.
La grosse Mme Moret, pas méchante, mais considérant sincèrement les indigènes comme une race inférieure, était exigeante envers Tatani et la rudoyait souvent, la battant même. Dmitri éprouva pour la petite servante une sorte de pitié douce, de plus en plus attendrie. Bientôt, il lui parla, la questionna sur sa famille. Tatani n’avait plus qu’un frère, ouvrier à Ténès, qui ne s’occupait pas d’elle et auquel elle ne pensait jamais. Dmitri était chaste par conviction, et, longtemps, il ne songea pas même à la possibilité d’aimer Tatani d’amour. Tranquille vis-à-vis de sa conscience, Dmitri rechercha la société de la servante… Mais un jour vint où il sentit bien qu’elle avait cessé d’être pour lui seulement une vision gracieuse embellissant sa vie : il partagea le trouble qu’éprouvait Tatani quand ils étaient seuls.
Mais, là encore, comme il n’y avait rien de laid ni de pervers dans le sentiment nouveau qu’il se découvrait pour elle, et que ce sentiment lui était délicieux, Dmitri s’y abandonna. Moins timide déjà, Tatani l’interrogeait à son tour. Elle parlait un peu français et l’arabe devenait familier à Dmitri. Tatani écoutait ses récits, étonnée, pensive.
— Regarde la destinée de Dieu, lui dit-elle un jour. Tu es né si loin, si loin, que je ne sais pas même où cela peut être, car cela me semble un autre monde, ce pays dont tu me parles… et puis, Dieu t’a amené ici, près de moi qui ne sais rien, qui ne suis jamais allée plus loin qu’Elasnam[21] ou Ténès !
[21] Elasnam (les idoles), nom arabe d’Orléansville.
Tatani avait ainsi des moments d’une mélancolie pensive qui ravissait Dmitri. Pour lui, malgré toute la simplicité enfantine de ce caractère de femme, un voile de mystère enveloppait cette fille d’une autre race, en augmentant l’attrait.
Comme il se sentait sincère, Dmitri ne se reprocha pas la pensée qui lui était venue, qui le grisait : faire de Tatani son amie, sa maîtresse. N’étaient-ils pas libres de s’aimer par dessus toutes les barrières humaines, toutes les morales artificielles et hypocrites ?
* *
… Le soleil rouge se couchait derrière les montagnes dentelées qui dominent la Méditerranée, de Ténès à Mostaganem. Ses rayons obliques roulaient à travers la Medjadja une onde de feu. Les quelques arbres, grands eucalyptus grêles, faux-poivriers onduleux comme des saules pleureurs, les quelques bâtiments de la ferme Moret, tout cela semblait grandi, magnifié, auréolé d’un nimbe pourpre. Dans la campagne où le travail des hommes avait cessé, un grand silence régnait.
Dmitri et Tatani étaient assis derrière les meules protectrices et, la main dans la main, ils se taisaient, car les paroles eussent troublé inutilement le charme profond, la douceur indicible de l’heure.
Enfin, avant de partir pour la ferme, Tatani, tout bas, promit à Dmitri de venir le rejoindre la nuit, dans son gourbi.
Et Dmitri, resté seul, s’étonna que le bonheur vînt à lui comme cela, tout seul, dans la vie qui, à ses débuts déjà lointains, lui avait semblé si hostile, si dure à vivre. Le calme, la contemplation et l’ivresse charmante de l’amour, tout cela lui était donné généreusement, et il songeait avec reconnaissance à ces cinq années de labeur moral, là-bas, dans la triste Saïda… Saïda ! la Bienheureuse… Certes, elle était bénie, cette petite ville perdue où, parmi les « heimathlos » assombris par l’inclémence des choses, il avait appris à être heureux !
* *
Désormais, la vie de Dmitri Orschanoff ne fut plus qu’un rêve très doux, auprès de la petite servante bédouine. Presque toutes les nuits, elle le rejoignait dans l’ombre de son gourbi et, comme une épouse, elle rangeait les hardes et l’humble ménage de l’ouvrier. Puis, dans la sécurité de leur amour, dans le silence complet de la nuit, ils se redisaient les mots puérils, les mots éternellement berceurs de l’amour.
Quel était leur avenir ? Ils n’y songeaient que pour se le représenter comme la continuation indéfinie de leur bonheur qui leur semblait devoir durer autant qu’eux-mêmes.
Cependant entre leurs deux âmes si dissemblables subsistait un abîme de mystère. Dmitri la voyait toute simple, à peine plus compliquée que les oiseaux de la plaine… Mais ce petit oiseau, tantôt rieur et sautillant, tantôt triste tout à coup, ne ressemblait pas aux oiseaux du lointain pays septentrional où était né Dmitri : il y avait en elle toutes les hérédités séculaires de la race sémitique, immobilisée encore dans le décor propice de l’Afrique, dans l’ombre mélancolique de l’Islam. Pour Tatani, Dmitri était une énigme : elle l’aimait aussi intensément qu’elle pouvait aimer, quoique regrettant qu’il fût un kefer, un infidèle. Cependant, d’instinct, elle le devinait très savant. Il répondait à toutes ses questions. Un jour elle lui dit avec admiration : — Toi, tu es très savant. Tu sais tout… Puis, après un court silence, elle ajouta tristement : — Oui, tu sais tout, sauf une chose que même moi, si ignorante, je n’ignore pas…
— Laquelle ?
— Qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que Mahomet est l’envoyé de Dieu.
Après avoir proféré le nom vénéré du Nabi, elle ajouta pieusement : « Le salut et la paix soient sur lui ! » Dmitri lui prit les mains. — Tatani chérie, dit-il, c’est vrai, je ne suis pas musulman… Mais je ne suis pas non plus chrétien, car, si j’avais le bonheur de croire en Dieu, j’y croirais certainement à la façon des musulmans…
Tatani demeura étonnée. Elle ne comprenait pas pourquoi, puisqu’il n’était pas roumi, Dmitri ne se faisait pas musulman… Car Tatani ne pouvait pas concevoir qu’une créature pût ne pas croire en Dieu…
Tout l’été et deux mois d’automne leur bonheur dura, sans que rien vînt le troubler.
Mais un jour, ce frère, qui avait abandonné Tatani et qu’elle avait oublié, vint à la ferme réclamer sa sœur qu’il avait promise en mariage.
Elle essaya de protester, mais la loi était contre elle et elle dut obéir. Sans même avoir pu revoir Dmitri, elle dut voiler, pour la première fois de sa vie, son visage éploré et, montée sur une mule lente, suivre son frère dans un douar voisin où étaient les parents de sa femme.
Elle fut reçue presque avec dédain.
— Tu devrais encore être bien heureuse qu’un honnête homme veuille t’épouser, toi, une déclassée, une servante de roumi, que tout le monde a vue se débaucher avec des ouvriers.
Tel était le langage que lui tint son frère.
Tatani fut donnée à Ben-Ziane, un khammès de M. Moret. Elle revint donc habiter sur les terres de la ferme, près de Dmitri.
Orschanoff, quand il avait appris le départ de Tatani, avait éprouvé un sentiment de révolte voisin de la rage. Sa souffrance avait été aiguë, intolérable. Mais, devant le fait accompli, sanctionné par la loi, Dmitri était impuissant.
Toute démarche de sa part eût aggravé le sort de Tatani.
Alors, Dmitri résolut de la revoir.
Après le dur labeur de la journée, Orschanoff passa toutes ses nuits à rôder autour du gourbi isolé de Ben-Ziane.
Cet homme, un peu aisé, étranger à la tribu, avait épousé Tatani parce qu’elle lui avait plu, sans se soucier de l’opinion. Il la gardait jalousement.
Mais, parfois, Ben-Ziane était obligé de se rendre aux marchés éloignés et d’y passer la nuit. Il laissait Tatani à la garde d’une vieille parente qui s’endormait dès la tombée du jour et à qui tout était égal, pourvu qu’on ne la dérangeât pas.
Dès que Tatani apprit que Dmitri la guettait, la nuit, elle s’enhardit et sortit. Dans les ténèbres, ils s’appelèrent doucement. Dmitri la serra convulsivement dans ses bras et ils pleurèrent ensemble toute la détresse de leur séparation.
Depuis cette nuit-là, commença pour Dmitri une torture sans nom. Il ne vivait plus que du désir exaspéré et de l’espoir de revoir Tatani. Mais les occasions étaient rares et Dmitri s’épuisait à passer toutes les nuits aux aguets, dormait quelques heures dans l’herbe mouillée, sous la pluie, sous le vent déjà froid. Il attendait là, obstinément, tressaillant au moindre bruit, appelant parfois à voix basse. Tout ce qui n’était pas Tatani lui était devenu indifférent.
Il s’acquittait de sa besogne d’ouvrier par habitude, presque inconsciemment. Son gourbi tombait en ruines et il ne le réparait pas. Il négligeait sa mise et tout le monde avait pu deviner, rien qu’à ce brusque changement, le secret de ses amours avec Tatani. Quelquefois, après les nuits d’angoisse, les horribles nuits où elle ne venait pas, des idées troubles inquiétaient Dmitri… Il sentait la brute qui dort en chaque homme se réveiller en lui… Il eût voulu chercher l’apaisement dans le meurtre : tuer ce Ben-Ziane, cet usurpateur, et la reprendre, puisqu’elle était à lui !
Parfois, Ben-Ziane passait devant la ferme. Il était grand et fort, avec un profil d’aigle et de longs yeux fauves au dur regard de cruauté et d’audace…
… Ainsi, d’un seul coup, à la première poussée brutale de la réalité, tout le bel édifice artificiel de ce que Dmitri appelait son hygiène morale s’était effondré, misérablement. Il commençait à voir son erreur, à comprendre que personne, pas plus lui qu’un autre, ne peut s’affranchir des lois inconnues, des lois tyranniques, qui dirigent nos destinées terrestres. Mais un tel désarroi régnait en lui qu’il ne pouvait se raisonner.
… Ils eurent encore quelques entrevues furtives… Comme la souffrance commune les avait rapprochés l’une de l’autre ! Comme ils se comprenaient et s’aimaient mieux et plus noblement depuis que leur tranquille bonheur de jadis avait été anéanti !
* *
… Le soleil se couchait. Dmitri rentra des champs. La nuit allait tomber, et il reverrait Tatani. En dehors de cela rien n’existait plus pour lui. Comme il conduisait les bœufs à l’abreuvoir, il entendit de loin deux coups de fusil successifs… Quelques instants après, des hommes qui couraient sur la route en criant passèrent. Salah, le garde champêtre indigène, entra dans la cour au grand trot, réclamant M. Moret, adjoint.
— Il y a Ben-Ziane qui a tué sa femme, Tatani ben Kaddour, de deux coups de fusil…
L’Arabe, sans achever, partit.
Dmitri était demeuré immobile, plongé en une stupeur trouble, en une sombre épouvante. Puis, il sentit une douleur aiguë en pensant que c’était lui l’assassin, que, sous prétexte d’aimer Tatani, en réalité pour la satisfaction de son égoïste passion, il l’avait conduite à la mort !
Dmitri, comme en rêve, suivit les gens de la ferme, qui, à travers champs, couraient vers le gourbi. Dehors, assis sur une pierre, les poignets enchaînés, le beau Ben-Ziane était gardé par le garde champêtre et deux bédouins. Le caïd écrivait à la hâte son rapport. Dans le gourbi où la foule avait pénétré, les femmes se lamentaient autour du cadavre étendu à terre. Mme Moret découvrit Tatani. Pâle, les yeux clos, la bouche entr’ouverte, la jeune femme semblait dormir. Sur sa gandoura rose, des taches brunes indiquaient les deux blessures en pleine poitrine. La parente racontait la scène rapide. Ben-Ziane était subitement rentré du marché de Cavaignac avant le jour indiqué. Un autre khammès l’avait averti que, la veille, dans la nuit il avait vu sa femme sortir et rejoindre un homme dans les champs. Cet homme, c’était sans doute l’ancien amant de Tatani, l’ouvrier russe. En rentrant, Ben-Ziane avait examiné les vêtements et les souliers de sa femme : le tout portait des taches de boue. Alors, il l’avait poussée contre le mur du gourbi et avait déchargé sur elle son fusil à bout portant.
Les yeux de Ben-Ziane restaient obstinément fixés droit devant lui et un sombre orgueil y luisait. Et Dmitri songea que son devoir était de dire la vérité aux assises pour que cet homme ne fût pas condamné impitoyablement… Il n’eut pas la force de rester là plus longtemps, et il s’en alla, sentant que, désormais, tout lui était indifférent, qu’il ne désirait plus rien… Tout s’était effondré, l’écrasant, et il ne lui restait plus rien, sauf sa douleur aiguë et son remords.
… La route serpente entre les collines rougeâtres, lépreuses, où poussent les lentisques noirâtres et les palmiers nains coriaces.
Dmitri Orschanoff, sous la grande capote bleue, erre lentement, lentement, sur la route grise et il regarde, apaisé maintenant pour toujours, le soleil rouge se coucher et la terre s’assombrir.
Après l’écroulement de sa dernière tentative de vie libre, Dmitri avait compris que sa place n’était pas parmi les hommes, qu’il serait toujours ou leur victime, ou leur bourreau, et il était revenu là, à la Légion, avec le seul désir désormais d’y rester pour jamais et de dormir un jour dans le coin des « heimathlos, » au cimetière de Saïda…