Pages d'Islam
M’TOURNI
Une masure en pierres disjointes, un champ maigre et caillouteux dans l’âpre montagne piémontaise, et la misère au foyer où ils étaient douze enfants… Puis, le dur apprentissage de maçon, chez un patron brutal.
Un peu aussi, plus vaguement, à peine ébauchés dans sa mémoire d’illettré, quelques échappées de soleil sur les cimes bleues, quelques coins tranquilles dans les bois obscurs où poussent les fougères gracieuses au bord des torrents.
A cela se bornaient les souvenirs de Roberto Fraugi, quand, ouvrier errant, il s’était embarqué pour Alger avec quelques camarades.
Là-bas, en Afrique, il travaillerait pour son propre compte, il amasserait un peu d’argent, puis quand approcheraient les vieux jours, il rentrerait à Santa-Reparata, il achèterait un bon champ et il finirait ses jours, cultivant le maïs et le seigle nécessaires à sa nourriture.
Sur la terre ardente, aux grands horizons mornes, il se sentit dépaysé, presque effrayé : tout y était si différent des choses familières !
Il passa quelques années dans les villes du littoral, où il y avait des compatriotes, où il retrouvait encore des aspects connus qui le rassuraient.
Les hommes en burnous, aux allures lentes, au langage incompréhensible, lui inspiraient de l’éloignement, de la méfiance, et il les coudoya dans les rues, sans les connaître.
Puis, un jour, comme le travail manquait à Alger, un chef indigène des confins du Sahara lui offrit de grands travaux à exécuter dans son bordj. Les conditions étaient avantageuses, et Roberto finit par accepter, après de longues hésitations : l’idée d’aller si loin, au désert, de vivre des mois avec les Arabes l’épouvantait.
Il partit, plein d’inquiétude.
Après de pénibles heures nocturnes dans une diligence grinçante, Fraugi se trouva à M’sila.
C’était l’été. Une chaleur étrange, qui semblait monter de terre, enveloppa Roberto. Une senteur indéfinissable traînait dans l’air, et Fraugi éprouva une sorte de malaise singulier, à se sentir là, de nuit, tout seul au milieu de la place vaguement éclairée par les grandes étoiles pâles.
Au loin dans la campagne, les cigales chantaient, et leur crépitement immense emplissait le silence à peine troublé, en ville, par le glouglou mystérieux des crapauds tapis dans les séguia chaudes.
Des silhouettes de jeunes palmiers se profilaient en noir sur l’horizon glauque.
A terre, des formes blanches s’allongeaient, confuses : des Arabes endormis fuyant au dehors la chaleur et les scorpions.
Le lendemain, dans la clarté rosée de l’aube, un grand bédouin bronzé, aux yeux d’ombre, réveilla Fraugi dans sa petite chambre d’hôtel.
— Viens avec moi, je suis le garçon du caïd.
Dehors, la fraîcheur était délicieuse. Un vague parfum frais montait de la terre rafraîchie et un silence paisible planait sur la ville encore endormie.
Fraugi, juché sur un mulet, suivit le bédouin monté sur un petit cheval gris, à long poil hérissé, qui bondissait joyeusement à chaque pas.
Ils franchirent l’oued, dans son lit profond. Le jour naissant irisait les vieilles maisons en toub, les koubbas sahariennes, aux formes étranges.
Ils traversèrent les délicieux jardins arabes de Guerfala et entrèrent dans la plaine qui s’étendait, toute rose, vide, infinie.
Très loin, vers le sud, les monts des Ouled-Naïl bleuissaient à peine, diaphanes.
— La plaine, ici, c’est le Hodna… Et là-bas, sous la montagne, c’est Bou-Saâda, expliqua le bédouin.
Très loin, dans la plaine, au fond d’une dépression salée, quelques masures grisâtres se groupaient autour d’une koubba fruste, à haute coupole étroite.
Au-dessus, sur un renflement pierreux du sol, il y avait le bordj du caïd, une sorte de fortin carré, aux murailles lézardées, jadis blanchies à la chaux. Quelques figuiers rabougris poussaient dans le bas-fond, autour d’une fontaine tiède dont l’eau saumâtre s’écoulait dans la seguia où s’amassaient le sel rougeâtre et le salpêtre blanc en amas capricieux.
On donna au maçon une chambrette nue, toute blanche, avec, pour mobilier, une natte, un coffre et une matara en peau suspendue à un clou.
Là, Fraugi vécut près d’une demi-année, loin de tout contact européen, parmi les Ouled-Madbi bronzés, aux visages et aux yeux d’aigle, coiffés du haut guennour à cordelettes noires.
Seddik, le garçon qui avait amené Fraugi, était le chef d’une équipe de manœuvres qui aidaient le maçon accompagnant leur lent travail de longues mélopées tristes.
Dans le bordj solitaire, le silence était à peine troublé par quelques bruits rares, le galop d’un cheval, le grincement du puits, le rauquement sauvage des chameaux venant s’agenouiller devant la porte cochère.
Le soir, à l’heure rouge où tout se taisait, on priait, sur la hauteur, avec de grands gestes et des invocations solennelles. Puis, quand le caïd s’était retiré, les khammès et les domestiques, accroupis à terre, causaient ou chantaient, tandis qu’un djouak murmurait ses tristesses inconnues.
Au bordj, on était affable et bon pour Fraugi, et surtout peu exigeant. Peu à peu, dans la monotonie douce des choses, il cessa de désirer le retour au pays, il s’accoutumait à cette vie lente, sans soucis et sans hâte, et, depuis qu’il commençait à comprendre l’arabe, il trouvait les indigènes sociables et simples, et il se plaisait parmi eux.
Il s’asseyait maintenant avec eux sur la colline, le soir, et il les questionnait ou leur contait des histoires de son pays.
Depuis sa première communion, Fraugi n’avait plus guère pratiqué, par indifférence. Comme il voyait ces hommes si calmement croyants, il les interrogea sur leur foi. Elle lui sembla bien plus simple et plus humaine que celle qu’on lui avait enseignée et dont les mystères lui cassaient la tête, disait-il…
En hiver, comme les travaux au bordj étaient terminés et que le départ s’approchait, Fraugi éprouva de l’ennui et un sincère regret.
Les khammès et les manœuvres eux aussi le regrettaient : le roumi n’avait aucune fierté, aucun dédain pour eux. C’était un Oulid-bab-Allah, un bon enfant.
Et un soir, tandis que, couchés côte à côte dans la cour, près du feu, ils écoutaient un meddah aveugle, chanteur pieux venu des Ouled-Naïl, Seddik dit au maçon : — Pourquoi t’en aller ? Tu as un peu d’argent. Le caïd t’estime. Loue la maison d’Abdelkader ben Hamoud, celui qui est parti à la Mecque. Il y a des figuiers et un champ. Les gens de la tribu s’entendent pour construire une mosquée et pour préparer la koubba de Sidi Berrabir. Ces travaux te feront manger du pain, et tout sera comme par le passé.
Et « pour que tout fût comme par le passé », Fraugi accepta.
Au printemps, quand on apprit la mort à Djeddah d’Abdelkader, Fraugi racheta l’humble propriété, sans même songer que c’était la fin de ses rêves de jadis, un pacte éternel signé avec la terre âpre et resplendissante qui ne l’effrayait plus.
Fraugi se laissait si voluptueusement aller à la langueur des choses qu’il ne se rendait même plus à M’sila, se confinant à Aïn-Menedia.
Ses vêtements européens tombèrent en loques et, un jour, Seddik, devenu son ami, le costuma en Arabe. Cela lui sembla d’abord un déguisement, puis il trouva cela commode, et il s’y habitua.
Les jours et les années passèrent, monotones, dans la paix somnolente du douar. Au cœur de Fraugi, aucune nostalgie du Piémont natal ne restait plus. Pourquoi aller ailleurs, quand il était si bien à Aïn-Menedia ?
Il parlait arabe maintenant, sachant même quelques mélopées qui scandaient au travail ses gestes de plus en plus lents.
Un jour, en causant, il prit à témoin le Dieu en dehors de qui il n’est pas de divinité, Seddik s’écria : — Ya Roubert ! Pourquoi ne te fais-tu pas musulman ? Nous sommes déjà amis, nous serions frères. Je te donnerais ma sœur, et nous resterions ensemble, en louant Dieu !
Fraugi resta silencieux. Il ne savait pas analyser ses sensations, mais il sentit bien qu’il l’était déjà, musulman, puisqu’il trouvait l’Islam meilleur que la foi de ses pères… Et il resta songeur.
Quelques jours plus tard, devant des vieillards et Seddik, Fraugi attesta spontanément qu’il n’y a d’autre dieu que Dieu et que Mohammed est l’Envoyé de Dieu.
Les vieillards louèrent l’Éternel et Seddik, très ému sous ses dehors graves, embrassa le maçon.
Roberto Fraugi devint Mohammed Kasdallah.
La sœur de Seddik, Fathima Zohra, devint l’épouse du m’tourni. Sans exaltation religieuse, simplement, Mohammed Kasdallah s’acquitta de la prière et du jeûne.
* *
Roberto Fraugi ne revint jamais à Santa-Reparata de Novarre, où on l’attendit en vain…
Après trente années, Mohammed Kasdallah devenu un grand vieillard pieux et doux, louait souvent Dieu et la toute-puissance de son mektoub, car il était écrit que la maisonnette et le champ qu’il avait rêvé jadis d’acheter un jour à Santa-Reparata, il devait les trouver sous un autre ciel, sur une autre terre, dans le Hodna musulman, aux grands horizons mornes…