Pages d'Islam
CŒUR FAIBLE
Depuis la veille, le vent d’ouest avait soufflé en tempête, roulant à travers la plaine des vagues de poussière fauves. Maintenant le jour finissait et le vent s’était calmé. Seuls quelques petits tourbillons se jouaient encore, isolés, dans le rougeoiement du soir. Au nord, les monts de Figuig se voilaient d’ombre violette.
Vers l’ouest, au delà de la plaine nue, la silhouette rectiligne, puissante, du Djebel Antar se profilait, tout en or, sur la pourpre de l’horizon.
Et Djenan-ed-Dar, essai timide de vie, se tassait là, tout petit, dans la désolation et l’immense stérilité d’alentour.
A gauche, sur la hauteur, la nouvelle redoute, grise, morose, solitaire. Puis, les cônes blancs, rosés par le soleil couchant, des tentes où gîtent les tirailleurs et la légion étrangère… Plus bas, les bâtiments blanchis du cercle des officiers, accaparant la seule tache de verdure, quelques dattiers échevelés, groupés en une famille verte tranchant sur le fond rougeâtre du sol.
A droite, vers l’ouest, la vieille redoute et le « village », masures basses et frustes enfouie participant de la teinte ocreuse du décor.
Des chevaux, têtes basses, s’en allaient à l’abreuvoir, et quelques légionnaires, déjà ivres, tombaient, s’appelant de loin.
Pendant un instant, deux chameaux passèrent sur le feu de l’horizon, silhouettes noires et anguleuses.
Müller errait seul, désœuvré derrière les baraquements des mercantis, et l’odeur des alcools ne l’attirait pas. Sous la grande capote bleue, son corps maigre se voûtait. Visage mince, aux yeux caves, très bleus, sous l’auvent de la visière, il eût semblé jeune, sans la lassitude infinie qu’exprimait son regard.
Parfois, il crispait sa main rude et bronzée sur la poche de sa capote et y froissait une lettre ; il goûtait l’amertume de l’heure, quand tout espoir s’éteignait, avec le jour rouge.
Ses yeux d’homme du nord s’étaient ouverts sur les prairies grasses et les forêts noyées de brumes du Palatinat, et sa mémoire nostalgique évoquait des images d’abondance.
Parce qu’il souffrait, pour la première fois, depuis huit mois qu’il était dans le sud, il venait d’apercevoir toute l’âpreté sauvage, toute l’irrémédiable désolation de ce pays stérile depuis toujours et où aucune vie ne germerait jamais.
Pour la première fois, il percevait le mystère sombre planant sur les étendues vides.
Là-bas, dans les gorges déchiquetées des collines s’avançant en promontoires arides sur la plaine, les nomades en loques fauves, à profils de gerfaut, erraient, dès la tombée de la nuit, rampant, se glissant comme des ombres jusqu’aux sentinelles isolées, puis, d’un coup de fusil qui sonnait, lugubre, dans le silence écrasant, les abattaient.
Plusieurs fois, Müller avait accompagné des camarades tués ainsi au petit cimetière désolé.
Cela l’avait laissé froid et sans peur, lui qu’une autre idée absorbait.
Maintenant, il sentait la menace de la nuit qui tombait et la proximité de la mort qui, dès les premières heures des ténèbres, venait rôder autour d’eux.
Son cœur se serra, dans la détresse immense de sa solitude.
Près de lui, assis à terre au pied d’un mur en toub lézardé, un tirailleur et un légionnaire causaient en français.
Le tirailleur, qui revenait du sud, disait, avec son accent rauque :
— J’ai passé devant le champ d’El-Moungar, tu sais bien, où ils se sont battus le mois dernier. Eh bien, les cadavres des Arabes. Ils y sont encore, couchés tout nus, sur les pierres… Il y en a qu’ils ont encore de la viande après leurs os, et les autres, ils sont tout blancs, comme les carcasses des chameaux qu’on trouve sur la route. Dans le jour, les aigles ils se posent sur les pierres, et ils claquent du bec quand on passe. Et la nuit, c’est les chacals et les hyènes qu’elles hurlent… Va, c’est pas encore fini, pour les bêtes, de manger des hommes morts, dans ce pays.
Et Müller, silencieux, évoquait le lieu funèbre et les bêtes mangeuses de morts fouillant la sanie, entre les os blanchissants.
Et ce pays lui fit horreur.
Il se rappela qu’il en avait encore pour quatre ans, à la Légion, et qu’il les ferait peut-être dans le sud. Alors une rage lui vint contre lui-même…
Puis, tout à coup, avec un sursaut douloureux de tout son être, sa main se crispa de nouveau sur la lettre, dans la poche de sa capote.
Après cela, n’était-ce pas fini, irrémédiablement fini ? A la Légion, dans ce pays de mort ou ailleurs, n’était-ce pas égal, à présent que sa vie était détruite et qu’il ne lui restait plus rien à attendre ?
C’était son père, un riche industriel de Berlin, qui l’avait écrite, cette lettre.
Enfant naturel, né d’une longue liaison entre l’industriel et une pauvre institutrice, Marie Müller, le jeune homme avait, toute son enfance durant, eu sous les yeux la honte et les remords de sa mère. Par une maladresse de l’institutrice, l’enfant avait été placé, aux frais de son père, dans une école fréquentée par de petits bourgeois qui l’avaient accablé de leurs sarcasmes et de leur dédain. Avec une volonté forte et un tempérament de lutteur, Müller fût devenu un révolté. Faible et doux, Müller se pénétra, peu à peu, de la conviction douloureuse jusqu’au désespoir qu’il était un paria, un exclu de la société.
Devenu répétiteur dans l’école où il avait fait ses études, il continua de souffrir. Sa sensibilité exaspérée lui faisait croire à du mépris ou tout au moins à une condescendance insultante de la part des élèves eux-mêmes.
Alors, comme sa mère était morte, il entreprit de se faire reconnaître par son père, pour avoir un nom, pour dissiper enfin le cauchemar où il vivait depuis qu’il pensait.
Comme l’industriel refusait, Müller crut le toucher en commettant un acte de désespoir : il s’enfuit, quitta l’Allemagne et vint s’engager à la Légion.
De Saïda, il écrivit plusieurs lettres à son père, le suppliant de lui accorder la réparation qui changerait tout le cours de sa vie, qui le ferait entrer dans la société, la tête haute : après cinq ans, il retournerait au pays, avec un nom honoré, et il pourrait vivre, oubliant toutes ses souffrances passées.
Pendant des mois, Müller s’était grisé de cet espoir, soldat exemplaire, plein d’entrain et de courage dans la monotonie du métier.
La réponse tant attendue était enfin arrivée. Avec quelle angoisse délirante il avait déchiré l’enveloppe.
Et voilà que tout s’était brusquement écroulé : c’était un refus, définitif, inexorable. On lui défendait même d’écrire d’autres lettres…
Que faire, maintenant ? A quoi bon travailler, puisqu’il n’y avait plus rien à attendre, puisque le retour au pays était désormais inutile ?
C’était un pacte signé avec la Légion, pour les années de jeunesse qui lui restaient, un pacte avec cette terre d’Afrique âpre et menaçante qu’il ne comprenait pas, qui l’effrayait.
* *
La nuit sans lune était obscure et le désert dormait dans la lueur indécise des grandes étoiles.
Un silence absolu pesait sur le hameau et sur la plaine et, au loin, les montagnes s’estompaient dans l’ombre.
Müller, son fusil sur l’épaule, marchait par habitude, le long de la muraille.
Il songeait.
Depuis qu’il n’espérait plus, il avait conscience de toute la monotonie et de l’inutilité de son métier de mercenaire. Pourtant il rejetait avec horreur l’idée de rentrer dans la vie civile. Il lui semblait que c’était se replonger dans la honte et la constante humiliation des années écoulées…
Et, peu à peu, Müller sentit le vide se faire en lui et autour de lui.
Il perçut que tout lui était devenu égal, qu’il ne désirait plus rien.
Seul un immense besoin d’oubli et de repos lui restait.
Dans l’ombre et le silence, ce besoin s’exalta dès lors.
Et une idée lui vint, très simple, très claire : puisque sa vie était gâchée, puisque, dès les premiers pas, il s’était senti écrasé, puisque les hommes le reniaient, à quoi bon s’obstiner ?
Mourir. Il répéta le mot, tout bas, et il lui fut d’une infinie douceur.
Il s’arrêta, s’appuyant contre le mur. Un grand calme s’était fait en lui. Il ne s’attendrit pas sur lui-même, très simple et très sincère, comme il avait toujours été, dans sa détresse et dans son fol espoir des derniers mois.
Cela valait mieux ainsi. Il devait faire cela. Tout doucement, il posa la crosse de son fusil à terre, le canon contre sa poitrine. Puis, calmement, soigneusement, il chercha, de la pointe de sa baïonnette, la détente.
Le coup résonna, sec, froid, sans écho, dans le désert vide.
Müller, lentement, glissa le long du mur, s’affaissant.
* *
Le jour se levait. Tournant le dos aux quelques petites tombes perdues dans le sable rose, les légionnaires rentraient à la redoute, rapportant le brancard des morts.
Sérieux, leurs visages bronzés et maigres, coupés de moustaches blondes, célaient toutes les tristesses cachées, toutes les tares et tous les deuils qui les avaient amenés là et qu’avait évoqués la mort du petit Müller.
Le groupe silencieux des mercenaires en tenue sombre s’éloigna dans la gloire dorée du matin, tournant le coin des remparts lépreux, et le jour limpide d’automne acheva de se lever sur le désert pierreux et sur le tertre rouge qui marquait la place du légionnaire.