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Pages d'Islam

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CŒUR FAIBLE

Hâtif, le soir d’automne descendait sur la plaine ocreuse que fermaient les chaînes de collines arides.

La grande terrasse rectiligne et puissante du Djebel Antar se profilait tout en or, sur l’horizon rouge.

Pendant un court instant, une houle pourpre roula à travers le désert nu, et les dunes fauves de la Zousfana flambèrent, toutes roses.

Au loin, le siroco, qui s’apaisait, promenait encore quelques petits tourbillons de poussière blonde. Ils s’en allaient, solitaires, vers l’incendie du couchant.

Dans toute cette gloire quotidienne de lumière, la redoute, le camp et les vieux casernements en toub de Djenan-ed-Dar paraissaient petits et chétifs, timide essai de vie et de sécurité.

En l’immense stérilité d’alentour, seuls les quelques dattiers du cercle, en groupe serré, fraternel, dressaient leurs têtes échevelées, toutes noires, où les reflets du jour finissant jetaient des aigrettes d’or.


Stolz, seul, errait derrière les masures frustes et branlantes des mercantis. La grande capote des légionnaires alourdissait sa taille frêle, et la visière de son képi jetait une ombre bleue sur son visage jeune, desséché et bronzé, que coupait une moustache blonde.

Comme tous ses camarades de la Légion, Stolz avait une histoire, dont le drame l’avait amené là.

Fils naturel d’un industriel riche de Düsseldorf et d’une institutrice, Stolz avait, depuis son enfance, assisté à la douleur et à ce que tous deux croyaient être la honte de sa mère.

A l’école, il avait souffert du dédain méchant et de l’inconsciente cruauté de ses condisciples. Plus tard, devenu répétiteur dans un collège, il demeura timide et farouche. Son cœur endolori croyait découvrir du mépris ou une pitié insultante dans l’attitude de tous ceux qui l’approchaient.

Faible et doux, tout de tendresse, Stolz, n’était pas devenu le révolté que, fort, il eût dû être, sous l’injustice imbécile des hommes.

Son père ne l’avait pas abandonné matériellement. C’était lui qui avait pourvu aux frais de son instruction. Quand sa mère mourut, Stolz, de cette attitude quasi paternelle, conçut l’espoir de se faire adopter un jour pour avoir un nom honoré.

Aux avances passionnées de son fils, le vieillard demeura silencieux, impénétrable.

Alors Stolz pensa que s’il commettait un acte, désespéré, son père serait ému et, pour le sauver de la déchéance définitive, lui accorderait la grâce tant souhaitée.

Il gagna la France et s’engagea à la Légion étrangère. Dès son arrivée à Saïda, il avait écrit à son père, lui disant qu’il ne pouvait plus vivre en Allemagne, objet de dédain et d’éloignement pour tous.

C’étaient cinq ans de sa vie que Stolz sacrifiait ainsi. Il accepta avec courage son dur métier nouveau ; soldat modèle, d’un entrain et d’une patience rares, il vivait de toute l’ardeur de son espérance.

On envoya sa compagnie dans le Sud. Il s’en réjouit : on se battait, là-bas. Son père le saurait en danger. Il aurait pitié…

Et ainsi, pendant des mois, Stolz avait écrit des lettres où il avait mis tout son cœur, implorant cet homme qui, si loin, lui semblait disposer de sa vie.

Il avait eu quelques heures de découragement en ne voyant rien venir… ces heures étaient aussi les plus lucides ; mais Stolz s’obstinait dans son attente.

Et voilà que ce soir, le vaguemestre lui avait remis une lettre de son père, et tout s’était brusquement effondré : c’était un refus définitif, irrévocable. On lui défendait même d’écrire.

D’abord, une sorte de torpeur lourde avait envahi l’esprit de Stolz. Il avait erré, sans but, dans la cour de la vieille redoute. Puis, pris d’un immense besoin de solitude, il était sorti.

Toute la lucidité de son esprit lui était revenue. De par son éducation et ses convictions, son malheur était irréparable. Il le comprit.

Puisque le retour là-bas, au pays, était devenu inutile, puisqu’il ne serait jamais qu’un exclu de la société, un paria, autant valait rester là, disparaître pour toujours parmi les heimathlos[22] de la Légion.

[22] Heimathlos (sans-patrie), terme allemand usité à la Légion.

Mais alors, c’était un pacte conclu avec cette vie de soldat, avec cette terre âpre qu’il ne pouvait aimer, parce que sa nature trop faible et trop tendre n’en percevait pas la superbe mélancolie, la splendeur inouïe.

Et, tout à coup, comme le soir achevait de tomber, noyant le désert d’obscurité et de silence, il sentit pour la première fois le malaise lourd que causait ce pays à son âme d’homme du nord. Il perçut la menace qui planait dans ces horizons vides, sur la terre sans eau où aucune vie ne germerait jamais.

Sa détresse fut immense. Le voile des lendemains ignorés, qui, seul bienfaisant, nous fait vivre, s’était déchiré devant ses yeux. Il lui sembla embrasser d’un regard tout ce que serait sa vie : une morne succession de jours, d’années monotones, d’actes sans but ni intérêt !


La nuit tomba, lourde, obscure, sous le ciel violet. Les grandes étoiles claires versaient une lueur vague sur le désert noir, assoupi dans le silence menaçant.

Le rauquement sauvage des chameaux agenouillés devant les masures grises du bureau arabe se tut.

Stolz, son fusil sur l’épaule, déambulait lentement le long du mur ouest de la vieille redoute. Il se traînait péniblement. Une lassitude infinie brisait ses membres. Un dégoût immense des choses paralysait sa pensée.

… Les clairons égrenèrent dans la nuit la plainte lente, très douce, de l’extinction des feux. La sonnerie dernière sembla planer dans le silence, puis mourut…

Stolz s’arrêta.

Il était calme, maintenant, se résignant devant l’irréparable, courbant la tête.

Pas une seule fois, dans toute sa vie, il n’avait songé que ce qu’il croyait être un malheur immense n’était qu’une illusion, une convention stupidement cruelle et surannée. Pour toujours, l’idée qu’il était, de par sa naissance, un paria avait subjugué son esprit.

Maintenant, tout effort lui apparaissait inutile et il sentait qu’il ne saurait où puiser le courage de vivre dans l’obscurité noire où il était tombé.

Alors, une idée lui vint, tout à coup, très mélancolique et très douce : il y avait une issue, simple, immédiate, la fin de toute souffrance…

Stolz ne s’attendrit pas sur lui-même. Il ne se pencha pas, pitoyable, sur sa vie gâchée.

Un grand calme s’était fait en lui. Dans la tristesse infinie de cette heure solitaire, il se sentit fort.

Tout de suite, sans hésitation, sans crainte, sa résolution devint inébranlable.

Alors, comme il n’avait pas de hâte, comme il ne redoutait aucun revirement de sa volonté, il s’intéressa à des choses menues ; le reflet rouge d’une lanterne balancée qui suivait le mur de la nouvelle redoute, une flamme très haute et très blanche qui s’était allumée au loin, dans la dune.

Il songea : la nuit est belle… Demain, il n’y aura plus de vent…

Puis il sourit… Pour lui, demain ne viendrait jamais.

Méthodiquement, en bon soldat soigneux, il posa la crosse de son fusil à terre, appuyant le canon sur sa poitrine : c’était le moment, on allait venir le relever.

Avec la pointe de sa baïonnette, il appuya sur la détente. La détonation, sèche, brève, roula dans le silence, se tut.

Lentement, Stolz s’affaissa au pied du mur.


En groupe silencieux, les légionnaires, le visage assombri, les yeux secs, revenaient du petit cimetière perdu dans l’immensité pulvérulente. Ils rapportaient le brancard des morts.

Et le jour d’automne acheva de se lever, clair, radieux sur les montagnes lointaines aux arêtes arides, sur le désert noyé de limpidités roses et sur la petite tombe toute fraîche de Stolz, parmi les autres sépultures mélancoliques, esseulées dans le vide de la terre déshéritée.

Béni-Ounif, novembre 1903.

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