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Partant pour la Syrie

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VIII
Ce qu’on apprend à Damas

En dépit de ce que le voyage présente d’un peu hasardeux[18], c’est à Damas qu’il faut venir si l’on souhaite vraiment de se pencher sur l’âme syrienne et d’en suivre les palpitations.

[18] J’écrivais ces lignes en pleine insurrection (décembre 1925). Aujourd’hui, la situation est très améliorée. Le trajet de Beyrouth-Damas s’accomplit sans incident.

Alep, la véritable Alep, l’Alep musulmane qui, farouche et impénétrable, s’étend entre la citadelle et le désert, ne livre point son secret. Beyrouth, cosmopolite et corrompue, occupée du seul intérêt matériel, du seul lucre, pratique avec une habileté consommée l’art de dire exactement à ceux qui l’interrogent — et quels qu’ils soient — les paroles qu’ils espèrent entendre.

Pleine de mouvements et de clameurs, Damas se livre davantage. L’Arabe l’appelle Ech-Châm, du même nom qu’il donne au pays tout entier. Entourée de jardins enchantés, sans cesse irriguée par mille ruisseaux venus des montagnes, où croissent les plus beaux arbres fruitiers du monde et dont le Coran proclame qu’ils sont à l’image du paradis, elle est le cœur et le cerveau de la Syrie.

Dans les rues de cette immense cité, du caractère oriental le plus pur, riche de plusieurs centaines de mosquées, de palais, de ruines antiques endormies sous la poussière qu’y ont accumulée les siècles, grouille une population colorée, remuante que, parfois, son fanatisme et sa xénophobie incitent aux pires actions.

Jamais cette population ne put être exactement recensée et nul ne peut se flatter de connaître ses sentiments, ses aspirations, ni de prévoir ses éventuelles réactions dans une circonstance donnée.

Son fanatisme est entretenu par les ministres de la religion, par d’innombrables agitateurs-orateurs qui parcourent les quartiers populaires, les souks, les bazars, les caravansérails, les marchés, s’arrêtent dans les cours des mosquées et dans les petits cafés, où le Damascène passe tant d’heures à jouer aux dominos, au jacquet, ou, assis, jambes croisées sur un vieux canapé de bois, à rêver sans fin devant un narghilé.

Au nom du Prophète, s’appuyant sur tels passages du Coran qu’ils appliquent aux événements de l’heure, ces orateurs prêchent la haine de l’infidèle, de l’étranger, en ce moment, du Français, puisque c’est lui qu’il s’agit de combattre…

Et tout ce petit monde de la rue, tout ce petit monde si sensible et qui, si facilement, s’agite, d’entrer en ébullition, de penser à la Guerre Sainte.

La même agitation, plus raisonnée — est-il besoin de le dire ? — et plus redoutable aussi, règne parmi les étudiants des médrèsés, des écoles de médecine et de droit, chez les lettrés, dans les innombrables cercles politiques où se réunissent poètes, écrivains, médecins, avocats, pour écouter, applaudir avec frénésie des tribuns dont beaucoup sont doués d’un grand talent et dont l’éloquence enflammée transporte les auditoires.


Je suis arrivé à Damas au soir tombant, quelques instants à peine avant l’heure fixée par l’autorité militaire pour la fermeture de toutes les maisons et l’arrêt total de la circulation. Je vous laisse à penser quelle fut ma première impression : imaginez celle éprouvée par un voyageur à qui Paris eût été révélé durant une nuit d’hiver de la guerre.

Par fortune, j’étais pourvu d’un laissez-passer permanent. C’est pourquoi, ayant pris place dans une auto, sur le siège de laquelle deux soldats en armes étaient montés, je pus parcourir la ville en tous sens.

Chaque rue était barrée de réseaux mobiles de barbelés en chicane, bordée de défenses constituées par des monceaux de sacs à terre, de blockhaus bourrés de grenades et garnis de mitrailleuses.

Tous les cent mètres, une sentinelle, fantassin de chez nous, tirailleur algérien, spahi marocain, Sénégalais, gendarme français ou syrien sortait de l’ombre, croisait la baïonnette, criait : « Qui vive ? », et, ayant reçu le mot, déplaçait les réseaux mobiles pour nous permettre le passage.

L’auto faisait un nouveau bond. Ses phares projetaient un faisceau de lumière sur un groupe de petites maisons à encorbellement, un minaret, une fontaine, une colonnade romaine qui, aussitôt, s’évanouissaient dans la nuit. Parfois, au loin, des coups de feu éclataient.

C’est ainsi que je fis connaissance avec la « Perle de l’Orient ».

Le lendemain matin, très tôt, j’étais réveillé par le canon : une colonne en marche vers le nord-est nettoyait une région hantée par les bandes.

Le peuple de Damas n’était pas autrement troublé par le cri rageur de l’engin meurtrier que prolongeait l’écho des montagnes. Pas davantage par toutes les organisations défensives qui s’élevaient dans les rues et qu’il semblait ne point voir. Dans sa boutique, le commerçant attendait paisiblement qu’Allah, dispensateur de la subsistance, lui envoyât des pratiques. Les marchands de pistaches, de pois chiches grillés, de légumes et de fleurs criaient leurs denrées. Sur les canapés de bois des cafés, les fumeurs de narghilé commençaient de rêver. Les dominos claquaient sur les tables de marbre.

Dans les cours des mosquées, des hommes accroupis sur leurs talons, formaient cercle autour d’un lettré qui leur tenait un discours, leur lisait un journal venu du Caire publiant le récit d’une défaite française au Maroc ou accusant nos troupes de commettre en Syrie des atrocités sans nom.

Propagande !… Propagande !…

Elle s’exerce ici sans trêve, sous toutes les formes, dans tous les milieux.

*
*  *

Très loin du centre de la ville, dans un quartier aux étroites voies tortueuses, les émirs, les pachas et les cheiks vivent volontairement reclus en des maisons-forteresses aux façades nues, sans autre ouverture que des portes blindées percées d’étroits judas grillagés.

Une de ces portes s’ouvre-t-elle pour vous, comme elle s’ouvrit pour moi ? Vous pénétrez dans un décor des Mille et une Nuits. Un eunuque nègre vous conduit, à travers de longs couloirs obscurs, jusqu’à une large cour intérieure, dallée de marbres multicolores disposés en admirables mosaïques, au milieu de quoi, dans une vasque d’albâtre ouvragée comme une pièce d’orfèvrerie, l’eau fraîche chante sans arrêt.

Des citronniers, des orangers, un palmier géant dont les racines courent sous la précieuse mosaïque, versent leur ombre douce dans ce patio sur lequel s’ouvrent les pièces de la maison.

On vous introduit dans l’une d’elles. Elle est dallée de marbre comme la cour. Mais la mosaïque est couverte presque entièrement de tapis somptueux. Les murs, le plafond sont décorés de cuir repoussé, gaufré, ciselé où se jouent l’or éteint et mille couleurs patinées par les ans.

Plusieurs hommes sont assis sur des coussins richement brodés. Ils fument. Ils boivent le café dans de minuscules tasses. Ils se lèvent quand vous entrez, vous saluent, vous invitent à prendre place dans leur cercle, à fumer, à boire le breuvage odorant, dont ils font une si large consommation.

Ils ont généralement passé l’âge mûr. Quelques-uns sont très vieux. Les uns portent la redingote, le tarbouche rouge, les autres, la robe noire, le turban blanc ou vert. Deux ou trois restent fidèles au costume des Bédouins du désert.

Quand la très forte impression ressentie par vous qui venez, si brusquement, de pénétrer dans un cadre et dans un monde insoupçonnés s’est dissipée, vous découvrez la présence, parmi ces hommes si différents, si éloignés de vous, de quelques personnages très élégants aux costumes occidentaux, dont les regards se posent avec insistance sur votre visage.

Ce sont des avocats, des médecins, d’anciens ministres du roi Fayçal. Ils ont fait leurs études en Europe. Ils connaissent notre langue, notre personnel politique, lisent nos journaux et l’on comprend, dès leurs premiers mots, dès leurs premières questions, qu’ils sont chargés de tenir dans ces maisons princières exactement le rôle que jouent, dans les quartiers populaires, les orateurs-agitateurs dont j’ai parlé plus haut.

Ils ont assumé la tâche d’encourager le fanatisme des princes, des pachas et des cheiks, de les inciter à la résistance et de recueillir auprès d’eux, qui sont fort riches, des subsides qui serviront à la propagande et à l’achat d’armes…

C’est avec eux qu’il importe de converser. Ah ! les redoutables debaters ! Comme ils sont retors ! Comme, dans leurs discours, ils savent bien prononcer les formules en honneur à la Société des Nations et aussi celles dont usèrent les puissances alliées au cours de la grande guerre : « Principe des nationalités ! Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » !

Il faut les laisser parler. Et l’on apprend des choses bien intéressantes.

Singulièrement celle-ci : le problème syrien, déjà si irritant, si malaisé à exposer, se complique encore du fait que les organisations panislamiques collaborent avec les adversaires du mandat.

Sur toute l’étendue des pays d’Islam, les Musulmans fanatiques poursuivent le rêve de secouer la tutelle européenne qui leur est imposée. Songeant à la gloire des conquérants dont ils sont les fils déchus, mais non résignés, conservant l’illusion de pouvoir, un jour, reprendre leur marche vers l’ouest, de récupérer les immenses étendues jadis asservies qui vont de l’Adriatique à Constantinople et, d’autre part, comprennent toute cette Afrique du Nord (Égypte, Tripolitaine, Tunisie, Algérie, Maroc) où l’Angleterre, l’Italie, la France et l’Espagne se sont installées, les musulmans fanatiques ne sont pas très éloignés de croire que l’insurrection syrienne est le prélude du grand mouvement libérateur…

Si l’on pouvait douter de la solidarité existant entre Damas, Angora, les Riffains, les Égyptiens nationalistes, il suffirait, pour s’en convaincre, de constater qu’il n’est pas un petit café, pas une boutique de marchand ou d’artisans, pas une maison princière où l’on ne voit, à la meilleure place, de grossières enluminures ou de magnifiques photographies représentant Mustapha Kémal[19], Saad Zagloul, Abd-el-Krim, tous les héros de l’Islam dressés contre l’Occident !

[19] Mustapha Kemal, représentant l’idée turque et dont on est d’autant plus surpris de voir l’image honorée par l’Arabe qu’elle devrait rappeler à celui-ci le joug turc sous quoi il gémit de longs siècles durant.

Et, bien entendu, car nous sommes ici aux lieux où les hommes s’abandonnent avec délices à leurs songes, il n’est émir, cheik, militaire, avocat, journaliste, qui ne se croie promis à la fortune, à la gloire de Mustapha Kémal Pacha !

*
*  *

Pourtant, ces propagandistes de l’idée panislamique ne sont pas les auteurs responsables de nos difficultés, les instigateurs du mouvement insurrectionnel. Ils sont venus à lui lorsqu’il s’est déclenché, parce qu’ils ont cru, je l’ai écrit plus haut, qu’il était, pouvait être le premier épisode de la grande lutte à laquelle ils pensent.

Si les éléments nationalistes syriens, qui, encore un coup, appartiennent à toutes les confessions, ont accueilli, comme de précieux auxiliaires, les serviteurs d’une autre cause que la leur, c’est que ceux-ci sont capables et de fournir d’importants subsides à l’insurrection, et d’organiser, auprès des populations, une très ardente, une très utile propagande antieuropéenne, antifrançaise.

Mais ils ont conservé toute leur liberté d’action. Ils ne tendent que vers un but strictement national : donner au mandat les formes d’un traité qui, passé entre la France et la Syrie, fixerait pour trente ans les relations, les droits et les obligations réciproques des deux nations.

Ce traité, s’inspirant de celui conclu entre la Grande-Bretagne et l’Irak, réserverait à la France l’influence politique et la priorité économique sans porter atteinte à la souveraineté nationale de la Syrie.

Ils entendent réaliser l’unité syrienne, créer une armée nationale de façon à permettre aux troupes françaises l’évacuation progressive du pays et demander l’admission de celui-ci à la S. D. N. ainsi que le droit de représentation extérieure analogue à celui concédé à l’Irak[20].

[20] Après avoir étudié avec une parfaite lucidité et la plus honnête objectivité le problème syrien, M. Henry de Jouvenel, le premier de tous les Hauts-Commissaires, comprit quelle orientation il fallait donner à la politique française.

Mais son trop court séjour en Syrie (décembre 1925-mai 1926) ne lui permit pas de réaliser son programme qui se rapprochait sensiblement de celui que nous venons d’indiquer.

Le Quai d’Orsay a-t-il admis d’aussi sages conceptions ? M. Ponsot a-t-il été invité à réaliser ce que son prédécesseur avait si bien préparé ?

Ou, au contraire, lui a-t-on donné pour mission de revenir aux errements anciens ?

On le voudrait savoir.

Car, dans le premier cas, nous pourrions, sans abandonner aucune des prérogatives de la France, espérer la pacification de la Syrie. Dans le second, il nous faudrait nous préparer à poursuivre la guerre…

C’est pour nous faire admettre leurs revendications qu’ils combattent, acceptent toutes les collaborations qui s’offrent à eux, celle des panislamiques, du Comité syro-palestinien et des mercenaires que celui-ci a lancés contre nous : Druses de Soltan-el-Attrache et Arabes recrutés par les chefs de bandes professionnels.

Il sied de faire une place à part à ces Syriens qui admettent que nous soyons leurs alliés, leurs conseillers, mais ne veulent pas de nous comme maîtres. Il ne faut point les confondre avec les ambitieux, les aventuriers, les faméliques, les gens prêts à toutes besognes groupés autour de l’extravagant néo-prince du Caire et dont le patriotisme est aussi sujet à caution que la moralité. Antimandataires farouches, certes et capables d’employer contre nous les armes les plus redoutables, ils ne sont pas méprisables. Ils luttent pour une idée, l’Idée syrienne. Et si quelques-unes de leurs revendications sont excessives, mal justifiées, du moins en est-il dont nous ne saurions, sans mauvaise foi, contester la légitimité.

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