Partant pour la Syrie
X
Faut-il partir, rester ?…
Il serait vain, il serait puéril de le nier : nous n’avons pas réussi en Syrie. Après six années de tutelle, nous ne sommes arrivés ni à nous faire craindre, — ce qui est un moyen de gouvernement, — ni à nous faire aimer, — ce qui en est un meilleur, — ni à gagner l’estime de nos pupilles sur le compte desquels, de notre côté, nous avons perdu bien des illusions.
Nous les avons déçus. Ils nous ont lassés.
Mélancolique bilan !
La charge que nous avons assumée devant la Société des Nations et qui consiste à assister les Syriens, à les conseiller, à les conduire jusqu’à leur majorité était-elle aisée ?
Certes non. En ce pays d’embûches et de chausse-trappes, dont les fils, si turbulents, si divisés, sont plus épris encore de discussion et d’agitation que de bonheur, en ce pays où naissent et se développent tant d’ambitions, où les partis, comme les religions, se désagrègent et se décomposent sans cesse pour se reconstituer sous d’autres formes, où, enfin, le Sage, le Juste, le Très Bon lui-même — l’expérience est faite depuis des siècles — se heurtent à l’incompréhension des hommes et ne sont payés que par leur ingratitude, toute tâche est difficile.
Surtout quand elle est de la nature de celle qui nous échéait.
Oh ! sans doute, une autre nation que la nôtre, si elle se fût trouvée à notre place, eût connu les mêmes soucis, soulevé les mêmes mécontentements, donné aux populations les mêmes motifs ou les mêmes prétextes de se plaindre. Car on n’imagine pas très bien les Syriens se déclarant satisfaits de la loi qu’on leur impose et de ceux qui l’appliquent.
Et, sans doute, cette puissance eût-elle été combattue, à l’intérieur et de l’extérieur par les mêmes hommes, les mêmes organisations que nous voyons aujourd’hui dressés devant nous.
Mais cette constatation ne peut que nous consoler — très faiblement — de nos déboires dans l’accomplissement d’une mission qui, ne nous ayant rien rapporté, nous a coûté tant d’argent, tant de précieuses vies humaines et tant de prestige.
Un ancien président du Conseil, à qui un témoin de ce qui se passe au Levant exposait la situation, s’écriait en prenant dans ses mains sa tête lourde de science :
— Ah ! si nous pouvions nous retirer de la Syrie sur la pointe des pieds et sans que personne ne le sût !…
Ce ministre exprimait, dans le privé, l’opinion de beaucoup de Français — peut-être même de la majorité des Français.
Eh bien, cette politique de renoncement, d’abdication, il n’est plus de notre dignité d’y consentir.
Quelle serait notre situation dans la Méditerranée, et sur la route des Indes si nous abandonnions la Syrie avant d’avoir signé avec elle certains traités, certaines conventions ?…
Outre que, en nous rembarquant nous avouerions notre échec, notre impuissance, nous ruinerions notre influence dans le Proche-Orient. Du même coup, nous accroîtrions celle de l’Angleterre et de l’Italie qui ne manqueraient pas, au lendemain du jour où nous aurions résigné notre mandat, de se présenter devant la Société des Nations pour recueillir notre succession.
Or, l’Angleterre est installée à Gibraltar, à Chypre, à Malte, à Alexandrie, sur le canal de Suez, en Mésopotamie, en Palestine, en Irak.
Et l’Italie, dont nous connaissons le robuste appétit, qui escompte bien que le statut du Dodécanèse sera réglé en sa faveur, et qui se livre, dans toute l’étendue des territoires placés sous notre mandat, à une active propagande, l’Italie convoite déjà Smyrne !…
Mais, si nous voulons demeurer, il nous faut, de bonne foi, reconnaître nos erreurs et réparer celles qui peuvent l’être encore.
Jusqu’ici, nous avons fait la politique de la minorité. Elle nous a rapporté la révolte, la guerre. Inaugurons la politique de la majorité, une politique musulmane. C’est à ce prix, à ce prix seulement, que nous rétablirons la paix et recouvrerons notre prestige perdu.
Certes, il ne saurait être question de renier nos traditions dans le Levant, de n’y plus être, pour le chrétien, l’ami que nous fûmes pendant des siècles[29]. Mais s’il continue de mériter notre sollicitude, rien ne justifie les faveurs dont nous l’avons si imprudemment comblé, le jour que, pour satisfaire à son orgueil, nous avons intégré à son patrimoine des terres arrachées au patrimoine d’autrui.
[29] Comment pourrions-nous oublier l’œuvre admirable de nos religieuses et de nos religieux, des Lazaristes, notamment, qui, au prix d’immenses efforts, avec un dévouement et une abnégation auxquels on ne rendra jamais assez hommage, ont répandu notre langue dans tout le bassin de la Méditerranée orientale.
Ce ne serait point le molester que de donner à son domaine des limites raisonnables, réparant ainsi une injustice dont nous portons la responsabilité et qui est à l’origine de nos malheurs.
Cette mesure, strictement équitable, qui serait un acheminement vers l’unité syrienne, qu’on nous réclame avec tant de force, calmerait les esprits, ramènerait à nous les éléments sérieux et sains du pays. Au lieu de continuer à pactiser avec les professionnels de l’intrigue et de l’agitation, les aventuriers, les ambitieux et tous nos ennemis de l’extérieur, dont ils sont devenus, artificiellement et poussés par le désespoir, les alliés temporaires, ils se rallieraient à nous, travailleraient à nos côtés pour le bien de la Syrie.
Les chrétiens libanais, leurs pasteurs-politiciens, surtout, protesteraient.
Il faudrait les laisser protester et, pour soustraire le Haut-Commissariat à leurs récriminations, à leur influence, à leurs intrigues, le transférer de Beyrouth à Damas, au cœur même de la Syrie. Car Beyrouth cache le Liban et le Liban cache la Syrie.
Si nous avons essuyé un si grand nombre d’échecs dans ce pays, c’est que nous ne l’avons pas compris, c’est que, jamais, nous n’avons entendu sa voix, ni perçu les pulsations de son sang.
C’est seulement à Damas que nous y parviendrons.
Ayant restitué à la vraie Syrie les casas et les régions côtières dont nous l’avons amputée, ayant mis notre administration centrale en mesure de la comprendre enfin, nous n’aurons pas accompli encore toute notre tâche.
Il nous restera à réformer un système monétaire désastreux, interdisant aux Syriens toute transaction commerciale avec leurs voisins et à les débarrasser de l’armée des fonctionnaires de tous ordres que nous avons installés chez eux. Médiocres en général, ces commis qui, en France, occuperaient des postes infimes, reçoivent en Syrie des émoluments considérables et y font figure de potentats !
Les Syriens, à qui, je l’ai dit sans ambages et parfois même avec verdeur, certains graves défauts n’ont pas été épargnés par les dieux, sont gens évolués. Ils apprécient à leur juste valeur, qui est mince, ces instituteurs, ces sous-préfets, ces agents subalternes de différents ministères que nous leur avons donnés pour maîtres. Les plus indulgents en sourient. Les plus ardents se sont révoltés contre eux. Tous en sont las et demandent leur départ.
Par contre, ils entourent de considération, de respect, d’admiration ceux des nôtres chez qui ils reconnaissent une supériorité. Certains les ont parfois traités durement, très durement même. Deux ou trois leur furent impitoyables. Mais ils ont réalisé. Ils ont fait œuvre utile. Leur réputation s’est répandue jusqu’au désert sous la tente rapiécée du Bédouin. On les craint, mais on les estime. C’est le secret de l’autorité en Orient.
— Donnez-nous des hommes de cette classe, de cette valeur et qui seront nos conseillers, pour nous enseigner ce que nous ignorons, pour nous aider à nous administrer, à nous gouverner, nous disent les Syriens.
« Mais rapatriez tous ces petits fonctionnaires dont il semble que vous ayez voulu vous débarrasser en nous les imposant. Nous n’aurons aucune peine à les remplacer. Ce dont nous sommes certains, c’est que nous ne trouverons pas plus mal chez nous. Et, du moins, leurs successeurs auront, à nos yeux, trois avantages : ils ne nous témoigneront pas leur mépris, ils parleront notre langue et nous les paierons moins cher. »
* *
Tels Français, militaires et civils, sont arrivés dans le Levant avec la conception que nous devions nous y appuyer sur le chrétien. A leurs yeux, les autres éléments de la population ne constituaient qu’une masse négligeable, une masse amorphe, que nous pouvions traiter à notre gré, sans nous soucier de son opinion, de ses susceptibilités, de ses aspirations.
C’était une illusion. La dangereuse illusion. Nous savons ce qu’elle nous a coûté.
D’autres, dans ce pays de grande propriété, où, même chez les chrétiens, subsiste le régime féodal, d’autres ont voulu instituer brutalement une sorte de régime démocratique.
Ce fut une erreur encore. La Syrie n’est point mûre, elle ne sera pas mûre avant un siècle peut-être pour la démocratie.
Davantage, l’immense majorité de ses habitants, majorité où se confondent les élites et les masses, aspire à vivre sous un prince qui régnerait à Damas et, sous notre égide, de concert avec nos représentants, assisté de nos conseillers techniques, gouvernerait le pays, exception faite du Liban qui jouirait d’un statut particulier.
Profondément hiérarchisés, très impressionnés par certains titres, certaines dignités, les Syriens seraient flattés de devenir les sujets d’un personnage jouissant du double prestige que confèrent la naissance et la richesse. Ils se soumettraient avec d’autant plus d’enthousiasme à sa loi, à son autorité qu’ils ne ressentiraient plus l’humiliation d’être colonisés par l’étranger.
Aurions-nous licence de souscrire à ce vœu s’il était reconnu qu’en agissant ainsi nous pourrions remplir notre mission, être enfin dédommagés de nos soucis, de nos déboires et remboursés de nos pertes ?
Rien ne s’y oppose. Et, d’ailleurs, l’Angleterre, à qui cette politique n’a pas si mal réussi, l’Angleterre dont le prestige s’accrut alors que la nôtre diminuait, n’a-t-elle pas créé un précédent en installant des rois dans les États, commis à son mandat et dont les Syriens envient le sort ?…
Est-ce parce que nous sommes en République que nous aurions scrupule à créer un royaume dans un pays qui ne nous appartient point, sur lequel nous n’avons reçu qu’une mission temporaire et dont il semble bien que les habitants réclament cette forme de gouvernement ?
Est-ce qu’après avoir rendu les Syriens témoins et victimes de nos discussions intestines nous allons continuer à exporter chez eux, contre leur gré, nos conceptions sociales ? Est-ce que nous allons, parce que c’est un régime qui nous est cher, leur imposer la République et, ainsi que Sarrail en avait le dessein, créer dans leurs principales villes des sections de la Ligue des Droits de l’Homme ?
Ils veulent un prince ? Donnons-leur un prince après avoir, comme il se doit, pris nos précautions et obtenu toutes garanties du personnage sur le front duquel descendra la couronne des rois de Syrie.
Beaucoup sont ou seraient candidats. Je crois savoir que certain duc français lorgne du côté du pays, où ses pères, les Croisés, se couvrirent d’une gloire immortelle et vers lequel l’une de ses parentes cingle, périodiquement, pour mener en sa faveur une active propagande.
Je n’ignore pas qu’à Damas deux notables, dont l’un d’origine algérienne, n’attendent qu’un signe pour se mettre sur les rangs et qu’à Beyrouth le fils d’un très haut dignitaire de l’Islam est leur compétiteur. Et je ne vous ai point celé qu’en son palais somptueux de Gezireh, au bord du Nil, le président du Comité syro-palestinien, l’émir Michel Lotfallah, puisque, une fois encore, il faut l’appeler par son nom et lui donner son titre de pacotille, s’abandonne avec délices au rêve de fonder une dynastie — la dynastie des Lotfallah de Fagallah — et de régner sur un pays qu’il a si grandement contribué, par ses intrigues, par son argent, à mettre à feu et à sang et dont il n’a peut-être pas perdu l’espérance de nous voir chasser par les bandes à sa solde.
Mais le duc français est catholique. Le pseudo-émir cairote est Grec orthodoxe. Les deux éventuels prétendants de Damas et celui de Beyrouth, s’ils sont, comme je n’ai aucune raison d’en douter, bons musulmans, ont-ils trouvé dans leurs berceaux assez de dinars d’or pour espérer tenir honorablement rang de monarques au pays des Mille et une Nuits, au pays où l’autorité sans le faste n’est qu’un leurre, une dérision et n’impressionne personne, ni le grand seigneur, ni le chef religieux, ni le lettré, ni même le bonhomme qui, son outre de peau de mouton ruisselante et gonflée sur les reins, parcourt les rues pour y vendre de l’eau ?
Si vraiment, après examen, nous décidons d’installer un roi à Damas, un roi musulman, bien entendu, choisissons-le doué d’un exceptionnel prestige : qu’il soit riche, très riche, moderne en ses conceptions et, s’il se peut, rompu aux affaires telles qu’on les pratique en Occident afin que, sous son règne, le pays prenne son essor économique.
Le portrait est composite. Il est séduisant. L’original doit pouvoir se découvrir. Peut-être n’est-il que de le chercher.
Six années durant, poursuivant une politique de mirage et d’illusions, nous avons erré, en Syrie, dans le Liban, en quête d’une vérité qui, toujours fuyante, nous entraînait sur des chemins où, nous blessant cruellement à toutes les pierres, à toutes les épines, nous n’avons trouvé que déboires et deuils.
La preuve est faite que nous nous sommes égarés. Revenons sur nos pas. Prenons d’autres voies. Sinon, si vraiment nous ne croyons pas pouvoir changer de conception et de méthode, n’allons pas plus avant. Nous avons versé assez de notre sang, dépensé assez de milliards dans cette aventure. Abandonnons Syriens et Libanais à leur sort, ou, du moins, à qui voudra assumer la charge de leur tutelle.
Et rentrons chez nous.