Partant pour la Syrie
V
La Surprise Alépine
ou
le Reclus qui voulut être Roi
el-Halebi Chelebi
L’Alépin est un faquin
(Proverbe arabe).
« La paix à tous ceux qui veulent la paix. La guerre à tous ceux qui veulent la guerre », a dit M. Henry de Jouvenel dans son discours au conseil représentatif du Grand Liban.
Et il a ajouté :
« Votre pays est pacifié. Je lui apporte la vie constitutionnelle, c’est-à-dire la possibilité de se donner les lois et la forme de gouvernement qu’il désire. L’État des Alaouites, pacifié également, jouira du même privilège. Si les autres États veulent participer aux bénéfices des institutions libres, ils savent désormais le moyen. »
Ainsi que l’orateur l’escomptait, ces paroles ont été répétées jusqu’à l’extrême limite des territoires placés sous mandat.
Il sied d’ailleurs de le reconnaître : elles n’ont produit nul effet sur les Druses de Soltan-el-Attrache ni sur les Arabes des environs de Damas. Aucun doute n’est permis. Ceux-ci et ceux-là préfèrent la guerre aux élections.
Mais on assure qu’emportées par le vent vers le septentrion, les périodes de M. Henry de Jouvenel ont fait frémir d’allégresse et Homs et Hama et la farouche Alep elle-même. Puissance de l’éloquence ! Un miracle s’est accompli. Sur cette région qui, depuis le début de l’occupation, n’a cessé de s’agiter, un vaste et tendre apaisement est descendu !
Elle aspire aux bienfaits de la vie constitutionnelle. Résolument partisane du mandat, elle montre une telle ardeur francophile qu’il ne faudrait point s’étonner si, demain, elle demandait purement et simplement à devenir colonie de la République.
Dans leur langage imagé, ses habitants disent : « La Syrie est une côtelette dont Alep est la noix et Damas l’os ; que l’on mette celui-ci d’un côté et la viande de l’autre. »
Bref, on peut être certain qu’ils ne veulent plus rien avoir de commun avec les ennemis du mandat, ils réclament, ils exigent qu’on les sépare des turbulents Damascènes, qu’on leur donne l’autonomie administrative et politique.
Les rapports envoyés par M. Reclus, au Haut-Commissariat sont formels sur ce point.
Qui est M. Reclus ?
M. Reclus est un Reclus. Il appartient à l’illustre famille. Délégué à Alep du Gouverneur de l’État de Syrie, lequel tient résidence à Damas, le descendant du grand Onésime ou du grand Élisée est en somme l’Œil de la France sur la Route des Caravanes de la Perse et de l’Inde.
M. Reclus est un homme sérieux, un peu taciturne même. Jamais la moindre parcelle de fantaisie ne se glissa en son âme administrative. Ce qu’il affirme avec tant de certitude est, à n’en pouvoir douter, l’expression même de la vérité.
Si — ce que je ne vous souhaite pas — vous aviez été Haut-Commissaire, qu’auriez-vous dit, après avoir lu des rapports aussi péremptoires que ceux de M. Reclus ? Mais ceci :
— Parfait !… Tout cela colle on ne peut mieux à ma politique qui consiste à isoler progressivement les régions insurgées et à combler de bienfaits celles dont les habitants affirment que la France est leur seconde mère. Je vais donc donner aux Alépins la possibilité de voter et d’élaborer leur constitution. Cela ne peut manquer de susciter une énorme émotion chez les gens de Damas et ceux du Djebel Druse.
Ayant ainsi parlé, qu’auriez-vous fait ?
A l’instar d’Haroun-al-Raschid qui ne dédaignait point de se rendre compte de toutes choses, vous fussiez parti incontinent pour Alep.
Henry de Jouvenel n’y manqua point.
Comment, artiste et nourri de lettres ainsi que vous le connaissez, ne conserverait-il un inoubliable souvenir de ce voyage accompli, mi-partie en auto, mi-partie dans un train protégé par une section d’infanterie et un char de combat, à travers l’un des pays les plus riches, sinon le plus riche au monde de légendes païennes, de légendes bibliques et d’histoire ?
Pays où se succédèrent les civilisations phénicienne, romaine, byzantine et arabe, qui subit les invasions assyriennes et mongoles, que les croisés jalonnèrent de châteaux-forts dont les ruines, comme celles du château de Tripoli où résidait la Princesse lointaine, entre les bras de qui Godefroy Rudel vint mourir, parlent avec tant d’éloquence à l’imagination.
Pays où tel village qu’on nomme Djebeil fut la Sainte Byblos d’Adonis et telle ville inscrite sur la carte sous le nom d’Hama, l’ancienne Emesse où naquit Héliogabale !
Déchu et connue épuisé par sa splendeur passée, mais susceptible, dit-on, de produire le blé en abondance si, quelque jour, on le peut cultiver selon les méthodes modernes, il n’est plus, au pied des montagnes qui le bornent, qu’une immense plaine rougeâtre, entièrement déboisée, semée de pierres, parcourue par de longues files de chameaux et où, de loin en loin s’élève un groupe de huttes pointues faites de terre battue et servant d’abris à de misérables familles de pasteurs.
De toutes les villes, de tous les villages située le long de la voie ferrée, les habitants, précédés de leurs mouktars, de leurs chefs religieux, de cavaliers montés sur de petits chevaux dont la queue et la crinière étaient passées au henné, de joueurs de tambour et de hautbois au son aigre, arrivaient en hâte pour saluer le représentant de la puissance mandataire, lui offrir des fleurs, lui apporter des vœux, parler de la chère France et de la côtelette syrienne, dont la noix voulait se séparer de l’os.
Le train stoppait.
« Sultan Jouvenel » écoutait les harangues qu’on lui traduisait phrase à phrase. Il y répondait. Et quand le train repartait, les cavaliers, dont quelques-uns étaient de très vieux hommes, se lançaient au galop et, dressés sur leurs étriers, suivaient le convoi pendant deux, trois, quatre kilomètres en criant des syllabes emportées par le vent, mais qui, nous n’en pouvions douter, étaient celles qui forment le nom de notre patrie lointaine.
A Alep, des drapeaux français frissonnaient aux fenêtres, d’admirables tapis pendaient aux balcons, les fanfares jouaient la Marseillaise. Mais, il faut bien le dire, et M. Henry de Jouvenel qui voit clair, vite et juste, ne manqua point de le remarquer, le musulman, le vrai, le seul Alépin était rare sur le chemin qui va de la gare aux salons de la Résidence.
M. Reclus était visiblement satisfait des choses, de la vie et de soi-même. Mme Reclus buvait la félicité à pleine coupe.
L’Œil de la France sur la Route des Caravanes de la Perse et de l’Inde, répéta de vive voix au Haut-Commissaire ce dont il lui avait rendu compte par lettres, télégrammes et messages téléphoniques, à savoir que le mouvement prenait d’heure en heure plus de force et qu’il n’était que temps d’ériger en État autonome la Syrie d’Alep, Homs, Hama et autres lieux.
Pour appuyer ses dires, il fit donner la garde !
En d’autres termes il prescrivit à son cawas d’ouvrir une porte. Parut alors un bon quarteron de magnifiques chefs arabes, coiffés de kéffiyé de soie bariolée retenu sur le front par la triple couronne d’or de l’agâl, et qui, par-dessus leurs robes blanches, avaient passé des abayes plus richement brodées que dalmatiques de cardinaux.
Ils avaient des visages de bronze, des yeux d’émail et rien n’égale la noblesse avec laquelle, s’inclinant devant le représentant de la puissance mandataire, ils décomposèrent, leur main ramant dans l’air, le salut oriental : « Je porte à mon cœur, à mes lèvres, à mon front, la poussière de tes chaussures. »
Ces seigneurs étaient les porte-voix de toute la Syrie septentrionale lasse d’être confondue avec celle de Damas, n’aspirant qu’à se séparer d’elle, à voter, à se donner une constitution et à montrer à la France quels sentiments elle nourrissait à son endroit.
Chacun d’eux prit la parole, prononça une harangue, heureusement assez courte mais énergique, et que traduisit l’interprète par le truchement duquel M. Henry de Jouvenel entendit vingt-cinq fois l’histoire de la côtelette.
Il l’écouta comme il sait écouter, en donnant toutes les apparences d’une inaltérable patience, en se caressant doucement les joues et le menton — et sans bailler.
Mais sur sort regard passait une ombre. Ainsi parfois, sur la surface ensoleillée d’un lac glisse le reflet d’un nuage errant.
Ennui ? Ou commencement de scepticisme ?
A mesure que se déroulait cette scène si bien réglée, trop bien réglée peut-être, les regards que M. Reclus lançait à son grand chef devenaient plus triomphants. Ils disaient, ces regards :
— Me suis-je trop avancé, Monsieur le Haut-Commissaire ?
« Ai-je pris mes désirs pour des réalités ? Après avoir entendu la Syrie du Nord tout entière parler par les voix de ces somptueux personnages des Mille et une Nuits, n’êtes-vous point convaincu que l’heure est venue de pratiquer un nouveau découpage dans les territoires placés sous mandat ? N’êtes-vous point convaincu que Gouraud eut bien raison quand, d’un sabre ignorant l’hésitation, il partagea ces territoires en cinq États et que ses successeurs furent vraiment coupables lorsqu’ils en réduisirent le nombre.
« Car, si l’État d’Alep subsistait, j’en serais nécessairement gouverneur, au lieu de n’être ici que le sous-fifre du Gouverneur de Damas.
« Croyez-moi, Monsieur le Haut-Commissaire, vous aussi, vous mériterez d’être appelé par l’Histoire : Jouvenel-al-Raschid, c’est-à-dire le Justicier, lorsque, d’un Reclus, vous aurez fait un roi. »
Et l’on voyait bien dans les yeux de Mme Reclus qu’elle pensait la même chose que son mari.
— Et maintenant, qu’on apporte les mazbattahs ! ordonna l’Œil de la France sur la Route des Caravanes de la Perse et de l’Inde :
Le cawas quitta le salon. Il y reparut peu après ployant sous le faix d’un demi-quintal de rouleaux de papier qu’il déchargea sur le tapis.
Alors on vit ceci : le candidat à la royauté d’Alep prit un des rouleaux qui, en ses mains diligentes, devint bande plane longue de quatre mètres au moins, décorée de belles signatures calligraphiées en noir et frappée de cachets violets.
Un autre rouleau, un autre, et puis un autre encore.
— Ce sont les mazbattahs, Monsieur le Haut-Commissaire, prononça M. Reclus.
— Bien, dit simplement M. Henry de Jouvenel.
— Les mazbattahs ou pétitions par lesquelles des milliers et des milliers d’habitants de la Syrie septentrionale demandent leur autonomie…
— Bien, dit encore M. Henry de Jouvenel.
* *
M. Henry de Jouvenel est resté trente-six heures à Alep. Lui seul et Dieu savent combien, au cours des thés et banquets qui lui furent, offerts, il entendit de harangues séparatistes, combien on lui présenta de mouktars et moutéssariffs, de muftis et d’imams qui lui racontèrent l’histoire de la côtelette !
Et voilà pour lui ! comme dit Shahrazade.
Pour ce qui est de moi, je fus visiter la Citadelle, prodigieuse masse de pierres noires et roses érigée par les Arabes conquérants au sommet d’une colline artificielle et dont la puissance farouche n’a d’égale que celle des tombeaux des Mamelouks au Caire.
Circulant parmi cet amas de mines et de décombres, j’étais confondu par l’épaisseur de ces murailles, la hauteur de ces tours, la hardiesse de ces ponts. J’admirais ces portes de fer et de bronze, ces vestiges de palais, de Mosquées et de bains construits par les émirs, ces escaliers en pente douce que vingt chevaux montés par des hommes en armes pouvaient gravir de front.
Pourtant je conservais assez de liberté d’esprit pour me féliciter de la situation politique dont, grâces en soient rendues à l’Œil de la France sur la Route des Caravanes de la Perse et de l’Inde, j’avais eu la révélation, lorsque je me trouvais devant une large brèche pratiquée dans la muraille d’enceinte par le temps, les tremblements de terre ou les hommes dont la démence destructive s’affirme sous tous les ciels avec une fureur égale.
A travers cette brèche, j’aperçus une ville qui s’étendait jusqu’aux confins du désert brillant au loin comme une fournaise sous le soleil. Coupée de jardins et de vastes cimetières plantés de cyprès, elle était composée d’innombrables petites maisons cubiques. Çà et là, des minarets se dressaient, des coupoles s’arrondissaient.
Je crus être le jouet du mirage qui, bien des fois, déjà, m’avait fait voir des cités sur la mer, des montagnes sur la plaine, des côtes battues par le flot au milieu des terres.
Je demandai néanmoins à l’officier du génie qui m’accompagnait :
— Qu’est-ce ?
— La ville indigène. La ville purement arabe. Elle est construite au-dessus d’un inextricable méandre de souterrains aboutissant à cette citadelle et qui, jadis, pendant les longs sièges qu’elle eut à soutenir, permettaient son ravitaillement. J’ai exploré une très faible partie de ces souterrains pour essayer de leur arracher leur secret, d’en dresser un plan. A chaque pas j’ai trouvé des squelettes de gens qui s’y étaient égarés. Moi-même, lorsque je m’y rends, toujours accompagné d’une dizaine de soldats du génie, j’emploie tous les moyens d’orientation et de repérage connus. Pourtant, si mes hommes et moi n’étions liés les uns aux autres par des cordes, ainsi que font les alpinistes, nous nous égarerions infailliblement et subirions le sort de ceux dont nous retrouvons les restes.
Hier encore, il m’est arrivé ceci : je m’étais engagé seul dans un couloir en labyrinthe. J’étais muni d’un téléphone portatif relié par un long fil souple à un appareil qu’un de mes hommes demeuré à l’entrée tenait en main. Je marchais lentement en relevant avec soin le plan du couloir, toutes ses cotes, tous ses angles. Brusquement j’eus une surprise. Je constatai que mon fil, qui traînait derrière moi, était croisé sur le sol. J’étais revenu sur mes pas. Sans la précaution que j’avais prise, je me serais perdu. Mon plan n’aurait pu me permettre de retrouver mon chemin. Je n’ai pas encore compris ce qui m’est arrivé…
L’officier étendit la main dans la direction de la vieille ville.
— Cent mille personnes, plus peut-être, vivent là isolées, sans état civil, sans avoir été recensées. Elles ne viennent presque jamais dans la cité que vous connaissez. Et nul ne saurait dire, bien entendu, ce qu’elles pensent, ce qu’elles désirent. Vous avez devant vous le mystère asiatique et islamique.
* *
Trois heures plus tard, je rentrais dans l’Alep moderne, officielle, celle dont l’âme, le cœur et les reins furent sondés par M. Reclus, l’Alep des larges voies, du commerce, de la banque, des hôtels dits à l’européenne, et même des dancings et des cafés chantants-variétés : je venais de visiter la ville arabe.
Escorté par deux chaouichs en armes, qui m’ayant vu m’engager en ces lieux, où peu d’Européens s’aventurent, et concevant sans doute quelque crainte pour ma sécurité, m’avaient spontanément suivi, J’avais parcouru d’étroites rues en chicane, bordées de maisons aux portes blindées, aux fenêtres grillées de fer par-dessus les moucharabiehs de bois et dans lesquelles vit cloîtrée, invisible, impénétrable, la population sédentaire.
Sur les places, dans les souks, aux portes des grands caravansérails hantés par le bédouin du désert, sur les canapés de bois des cafés, j’avais vu, drapés dans leurs beaux manteaux de poil de chameau ou de soie, ces nomades orgueilleux, de magnifique prestance, dont nous connaissons la richesse, la puissance, la valeur guerrière, dont nous savons qu’ils sont pourvus en abondance d’armes de munitions, mais dont nous ignorons si profondément les sentiments !…
Méditant sur ce que je venais de voir, pensant à l’ardente curiosité, pour ne point écrire à l’émotion que j’avais soulevée en errant à travers la vieille ville, me rappelant l’expression de certains regards, je pensais aux paroles si optimistes, si péremptoires aussi du descendant de l’illustre famille, aux protestations des personnages des Mille et une Nuits présentés par lui à M. Henry de Jouvenel, aux banquets, aux thés, aux discours officiels, aux confidences privés, aux mazbattahs bariolées déroulées sur le tapis de la Résidence et à l’histoire tant de fois répétées de la côtelette.
Et je me permettais d’estimer en mon for :
— Je crains bien que ce Reclus, qui voudrait si ardemment être roi, ne se fasse des illusions. Avant de s’engager et d’engager le Haut-Commissaire, c’est-à-dire la République, dans cette aventure, que n’a-t-il fait seulement la courte tournée dont j’arrive ?
« Pourquoi, oui, pourquoi, l’Œil de la France sur la Route des Caravanes de la Perse et de l’Inde, n’a-t-il abaissé son regard sur l’agglomération de petites maisons aux toits plats qui s’étend entre la vieille citadelle des Émirs et le désert ? »
* *
Quinze jours ont passé.
Les élections ont eu lieu dans tout le vilayet d’Alep.
L’Assemblée constituante s’est réunie.
Au cours de la première heure de sa première séance, elle a émis un vote à l’unanimité.
Pour affirmer son inaltérable attachement à Damas.
Pour protester contre toute tentative qui pourrait être faite de procéder à un nouveau morcellement des territoires placés sous mandat.
Pour se proclamer fidèle à l’idée de l’unité syrienne.
Afin de montrer que, par ce vote, elle exprime les sentiments de la population, elle a fait parvenir au Haut-Commissariat un demi-quintal de mazbattahs décorées de belles signatures calligraphiées en noir, et frappées de cachets violets, aux termes desquelles tout ce qui compte en Syrie septentrionale déclare qu’Alep et Damas ne font qu’un seul corps ayant même cerveau, même cœur, mêmes entrailles.
La noix de la côtelette ne veut pas être séparée de son os.
Dans l’aventure, M. Reclus, n’a perdu qu’une chance de recevoir de l’avancement.
La France a perdu un peu de son prestige.
C’est plus grave.