Partant pour la Syrie
II
Le Sphinx bousculé
ou
la Traversée des Dupes
Une fois encore je pars pour l’Orient méditerranéen vers lequel, à quatre reprises déjà, depuis la guerre, j’ai navigué. Comment, ayant quitté hier soir un Paris de novembre, ne m’exalterais-je pas à la pensée de traverser à nouveau la mer bénigne, à revoir les côtes de Corse et de Sardaigne, le détroit de Messine, Alexandrie, le Caire, d’aborder enfin à Beyrouth, porte de la Syrie, cette terre légendaire, berceau et sépulcre de tant de prophètes, de thaumaturges et de dieux ?
Délices attendues, délices escomptées d’une décade passée à bord du plus somptueux palais flottant des Messageries Maritimes ! Féeries des aubes et des couchants ! Longues stations d’après-midi sur la plage arrière annexe du bar ! Et le soir, la danse sous les étoiles !
Vie charmante, vie incomparable, faite de langueur, de loisirs goûtés sans remords et dont chaque heure apporte un nouvel enchantement !
Et ce voyage-ci offre un autre attrait. Un attrait exceptionnel. Presque une attraction. Le Sphinx conduit vers son poste M. Henry de Jouvenel, le nouveau Haut-Commissaire de la République dans le Levant.
Chacun, sur le bateau, connaît son nom, la dignité dont il est fraîchement investi et sa légende.
On sait qu’il jouit en France du prestige attaché aux hommes ayant mené à bien — même avec une apparente nonchalance — toutes les tâches qu’ils entreprirent. On sait que, par de beaux succès remportés à Genève, il a acquis ce lustre international qui lui manquait encore, à quoi il attachait du prix et qu’il conquit avec cette même aisance que toutes choses auxquelles tient sans le laisser paraître ; probablement pour que, si d’aventure elles lui échappent, il lui soit épargné de montrer à autrui un visage morose…
On sait… On sait… Que ne sait-on de lui ?
Étonnez-vous, dès lors, que sa présence suscite un peu de fièvre, de frémissement, d’excitation et tant de curiosité chez les passagers et surtout chez les passagères unanimement résolues à avoir pour lui les yeux de Chimène, à exhiber en son honneur toutes leurs robes, tous leurs joyaux, et, ainsi qu’il se doit, lorsqu’on a le privilège de naviguer au même bord qu’un homme dont la réputation est aussi solidement établie que la sienne, le plus possible de leur chair ?
Le voici qui arpente le pont. Mains au dos, il va d’une marche légèrement balancée sous les regards convergents.
— Justes dieux, qu’il a l’air oriental ! murmure-t-on sur son passage. Est-ce pour cela qu’on l’a choisi ?
— Il ressemble à Aadly-Yeghen-Pacha, ancien premier de chez nous, affirme une jeune Égyptienne.
Et, naturellement, les gens informés content des anecdotes à ceux qui le sont moins. M. Henry de Jouvenel sait bien lesquelles. Vous aussi, parbleu !
Mais il est certains voyageurs qui témoignent au représentant de la France en Syrie un intérêt plus vif encore que celui manifesté par nos officiers, nos fonctionnaires, les touristes français, anglais, américains en route pour l’Égypte et les enfants du Delta regagnant leur patrie.
Ce sont des quidams au teint de vieil ambre, d’olive ou de bronze, aux cheveux bleus, aux yeux couleur de café en poudre, assis, çà et là, sur des chaises de pont et qui, observant le promeneur avec insistance, essaient visiblement, par le seul examen de son visage, de deviner son caractère, ses pensées, ses desseins.
Qui sont-ils ?
Je ne tarde pas à l’apprendre de la bouche de l’un d’eux qui, se détachant d’un groupe, m’aborde en me déclarant qu’il m’a connu naguère à Constantinople, ce dont, d’ailleurs, je n’ai conservé aucun souvenir. Mais cela doit être vrai ! Non, certes, parce que le personnage le dit avec tant d’assurance ! Mais parce qu’il m’appelle fort correctement par mon nom et — voilà de quoi me flatter — me parle de mes livres.
Pourtant, comme je lui demande de vouloir bien me rappeler quelles circonstances nous nous rencontrâmes, il m’avoue ingénument ceci : il fut, il y a trois ans, une semaine durant, mon voisin d’étage au Péra-Palace. Il s’enquit alors de mon identité. Et c’est strictement à cela que se bornèrent nos relations, ces relations qu’il évoquait tout à l’heure, en me saluant avec tant de cordialité heureuse.
Excellents Orientaux ! Je vous retrouve tous en la personne de ce gaillard aux lourdes paupières bistre foncé, aux lèvres aubergine.
Vous conservez jusqu’à votre mort le souvenir du visage que vous vîtes un instant. Jamais vous n’oubliez un nom prononcé une fois devant vous, que vous lûtes sur une carte, une malle, une enveloppe, ou que vous vous fîtes communiquer par un portier d’hôtel.
Je dis :
— Vous êtes chrétien, n’est-ce pas ?
— Oui ! Mais comment l’avez-vous deviné ?
— Un air que vous avez et qui ne trompe pas !…
De quel front lui eussé-je avoué :
— Nous, Français quelque peu familiarisés avec l’Orient méditerranéen, nous reconnaissons au premier coup d’œil un chrétien né sur la terre levantine et si différent du chrétien de chez nous qu’il est difficile de concevoir qu’un même esprit les anime tous deux. Nous le reconnaissons à l’expression tour à tour arrogante et humiliée de son regard et de son sourire, à sa rouerie, à son impudeur, à son indiscrétion tranquille, à cent petites choses qui nous offensent et nous irritent.
Mais encore une fois, qui est mon ami ? Et qui sont ses compagnons ?
Des Syriens ou, si vous le voulez, des Libanais.
Agents plus ou moins mandatés de Comités, de groupements politiques ou religieux locaux, exerçant en outre les professions les plus diverses : avocats, banquiers, commissionnaires, courtiers, sous-courtiers, intermédiaires en tous genres, ils quittèrent Beyrouth lorsqu’ils apprirent le nom du successeur de Sarrail et la date de son embarquement.
Ils vinrent à Marseille où ils séjournèrent tout juste quarante-huit heures. Et les voici sur le Sphinx voguant de nouveau vers l’ancienne Phénicie.
Pourquoi ont-ils abandonné leurs parties d’échecs ou de baccara, leurs affaires, toutes leurs fructueuses petites combinaisons ?
Vous allez comprendre.
Dans l’Orient méditerranéen, la nomination d’un fonctionnaire important ne constitue pas seulement un événement politique et administratif. Elle représente un intérêt à la fois commercial et financier pour qui sait et peut l’exploiter à temps.
Chaque fois qu’un vali, un préfet, un Haut-Commissaire, prend possession de ses fonctions, tout ce qui vend, achète, prête, procure, plaide ou s’entremet, tient cabinet, office ou bureau, commence de s’agiter, dresse un plan d’action.
Il s’agit d’être bien en cour, ou, si l’on ne peut y parvenir, d’en donner les apparences aux amis, à la clientèle auprès desquels on trafiquera, en toute ingénuité et sans voir de mal à cela, de l’influence acquise — ou de celle dont on se targuera.
Aussi, dès que le nouveau maître est en place, se lance-t-on à l’assaut de sa personne. On gagne d’abord son entourage. Comme on sait multiplier les démarches, supporter avec patience les plus longues stations dans les couloirs, accepter en souriant les plus humiliantes rebuffades, comme dans tous les pays du monde et singulièrement en Orient, la résistance du sollicité cède devant l’obstination du solliciteur, lorsque celui-ci est doué d’une patience systématique et résolue, il arrive presque toujours qu’on se puisse prosterner devant le soleil levant et en recevoir les bienfaisants rayons.
Est-on vraiment si abandonné du ciel qu’on ne puisse obtenir au moins d’être reçu une fois ?
Chaque jour, l’heure des audiences, durant une semaine, deux semaines, tout le temps qu’il faudra, on se tiendra dans l’antichambre du dispensateur de tous emplois, de toutes faveurs, de tous avantages. Et, par le truchement des personnes qui, vous ayant rencontré, pensent tout naturellement que vous attendez votre tour, la ville entière apprendra que vous avez une conférence quotidienne avec le représentant du pouvoir, qu’il n’a rien à vous refuser, que, partant, vous êtes un homme à ménager !
Vous pourrez dès lors taxer comme vous l’entendrez vos consultations, vos conseils, vos interventions plus ou moins fictives et tous les petits services qu’on sollicitera de vous !…
Mais la grande tactique consiste à faire le siège du nouveau maître avant les confrères, les concurrents, les rivaux. C’est pourquoi, lorsque la chose est possible, on n’attend pas qu’il soit installé. On va à sa rencontre. Et quand, pour rejoindre son poste, il doit voyager longtemps — surtout par mer — alors, c’est vraiment une affaire !
La vie de paquebot est favorable aux rencontres, aux présentations. Elle permet certaines familiarités. A bord, on peut toujours se débrouiller !
Mon ami et les amis de mon ami (j’apprends que certains d’entre eux, des spécialistes, ont déjà pris passage à bord des bateaux qui conduisirent Gouraud, Weygand, Sarrail en Syrie) sont précisément sur le Sphinx pour se débrouiller…
Confiant en son industrie, en sa subtilité, prêt à ne reculer devant aucun moyen, chacun d’eux compte bien, en multipliant les mouvements de reptation et les bonds successifs, approcher un des collaborateurs du représentant de la puissance mandataire. Par fortune, plusieurs effectuent leur premier voyage au Levant. Ils sont donc sans défense contre certains procédés classiques auxquels un Européen inexpérimenté se laisse toujours prendre.
Déjà, on les a repérés.
Ce soir, demain matin au plus tard, les gentlemen au teint de vieil ambre, d’olive ou de bronze, « feront amis » avec ces lieutenants, leur déclareront qu’ils sont plus Français qu’eux-mêmes, leur poseront d’insidieuses questions, leur diront « la vérité vraie » sur la situation en Syrie, les inviteront à déjeuner, à dîner, à coucher, etc., chez eux à Beyrouth, mettront à leur disposition, pour l’été prochain, les maisons qu’ils possèdent dans la montagne libanaise.
— Tout ce qui m’appartient est à vous, mon cher !…
Et ils obtiendront, du moins en nourrissent-ils l’espoir, d’être présentés à M. Henry de Jouvenel.
Après avoir, selon les us, déclaré à celui-ci que « si l’on ouvrait leur cœur, on y verrait le nom de la chère France écrit en lettres d’or massif », après l’avoir, pour son bien et de façon tout à fait désintéressée — vous n’en pouvez douter — mis en garde contre ceux de leurs compatriotes qui, sous les régimes antérieurs, jouissaient d’un crédit vraiment immoral, vraiment scandaleux, ces beaux fils démasqueront enfin leur jeu.
Tel présentera une requête en son nom ou au nom d’un de ses gros clients. Celui-là proposera une combinaison commerciale, industrielle ou bancaire. Ce troisième sollicitera un monopole et ce dernier offrira d’aller traiter avec les rebelles pour le compte de cette France qu’il aime plus que sa mère.
Mais oui !
* *
M. Henry de Jouvenel cingle pour la première fois, lui aussi, vers les Échelles du Levant. Il ignore donc encore par quels moyens un peu rudes il importe, au-delà d’une certaine longitude, d’écarter l’engeance des quémandeurs.
Avec politesse, avec bonne grâce, en réussissant même assez bien à feindre qu’il y prend un très vif intérêt, il écoutera les discours qu’on lui tiendra.
Et, à l’instar de ses prédécesseurs, sollicités par les mêmes hommes, dans les mêmes conditions, il donnera des assurances de sa bonne volonté, promettra d’examiner personnellement les diverses questions qu’on lui aura soumises…
A partir de ce moment, ces messieurs de Beyrouth pourront prétendre appartenir à son intimité, être les confidents de sa pensée, les dépositaires de ses secrets, dire négligemment de lui, en débarquant : « Mon ami Henry de Jouvenel », ou plus gentiment encore : « Mon ami Henry », et, dès le lendemain de son installation au Grand Sérail, le harceler avec tant d’insistance que, pour avoir la paix, il finira bien par faire droit à quelques-unes de leurs requêtes !
Ainsi agirent Gouraud-le-Simple, Weygand-le-Pieux, Sarrail-le-Terrible.
Pourquoi Jouvenel-le-Magnifique ne les imiterait-il ? Pourquoi ne ferait-il certains dons de joyeux avènement aux fils du Liban qui s’imposèrent les frais et les fatigues d’une double traversée afin d’être les premiers à se prosterner devant lui, et qui, au nombre d’une bonne douzaine, continuent de l’épier, de se parler avec volubilité à l’oreille, de s’adresser clignements d’yeux et gestes discrets pour s’encourager l’attaque ?…
Allons, il y aura du sport à bord !
* *
Il y a eu du sport à bord !
Mais pas celui que j’attendais.
A peine le Sphinx eut-il quitté Marseille que le vent s’empara de lui pour s’en jouer comme d’une plume, comme d’un fétu. Six jours, six nuits durant, la tempête le fit rouler, tanguer, bondir, donner si furieusement de la bande que, plusieurs fois, le commandant se demanda si son bateau, dont toute l’armature craquait, allait pouvoir se redresser…
Au bar, dans les salons, la salle à manger, les meubles, arrachés ou descellés, bondissaient comme la caronade dont le père Hugo décrit la course dans Quatre-vingt-treize. Les cuisines étaient inondées. C’était un désastre.
Rêveries matinales sur le pont, longues stations d’après-midi sur la plage arrière, danses aux étoiles, expositions de toilettes, de joyaux et de chair ; comme vous pensiez peu à tout cela, fonctionnaires, richissimes enfants du Delta, touristes, belles exhibitionnistes !
Par quelles douleurs, par quelles affres les délices que vous attendiez de cette traversée à bord d’un des plus admirables paquebots du monde furent-elles remplacées, justes dieux !
Étendus sur les couchettes de vos cabines, vous gémissiez, vous râliez, vous appeliez la mort à votre secours et, révérence parler, vous vomissiez.
Quant à vous, subtils combinards beyrouthins, vous faisiez également bien triste figure. Et lorsque, entre deux coups de tangage, vous repreniez quelque peu vos sens, c’était pour déplorer — avec quelle amertume ! — d’avoir, peut-être pour la première fois de votre vie, déboursé de l’argent sans profit.
La mer avait saccagé rudement vos espoirs.
Elle ne cessa de vous tourmenter qu’en rade d’Alexandrie où, pour vous narguer, elle se fit soudain calme et douce comme un beau lac.
Mais il était trop tard. Vous aviez perdu votre chance puisque, sur les trois jours qui devaient s’écouler avant son arrivée à Beyrouth, le Sphinx faisait escale quarante-huit heures à Alexandrie pour permettre à M. Henry de Jouvenel de se rendre au Caire où, soit dit sans vouloir vous offenser, il aurait d’autres chiens que vous à peigner.
Et quels chiens !…