Partant pour la Syrie
III
Une leçon de Politique orientale
Pour saluer M. Henry de Jouvenel, M. Gaillard, ministre de France au Caire, est monté ce soir à bord du Sphinx. Il était suivi, ainsi l’exige le protocole, d’un cawas vêtu d’une jolie veste de drap fin bleu de roi brodé d’argent, d’un pantalon bouffant et coiffé d’un tarbouche écarlate. Une longue canne-fouet, un sabre recourbé, des poignards damasquinés, des pistolets albanais complétaient l’équipage de ce garde du corps.
Le ministre, qui faisait une entrée si impressionnante, encore que, peut-être, un tantinet fête de Neuilly, a une bonne tête. Une bonne tête de brave homme, de gros yeux ingénus, de courtes jambes, un ventre de commerçant détaillant sexagénaire (mercier ou herboriste) dont les affaires ont assez bien marché pour qu’il songe se retirer. Il a aussi une élocution défectueuse.
Lors d’un voyage antérieur, on m’avait assuré, au Caire, que si M. Gaillard chuinte et bégaie, c’est volontairement. Ainsi, se donne-t-il le temps de peser longuement chacune de ses paroles. Ainsi ne livre-t-il de sa pensée que ce qu’il veut.
Il paraît qu’un diplomate digne de ce nom doit avoir plusieurs petits tours du même genre dans son sac à malices — sac que, soit dit incidemment, le représentant de la République sur l’ancienne terre des Pharaons dissimule avec bien de l’habileté !
On prétend également, dans la colonie française d’Égypte, que notre excellent ministre appartient à cette catégorie de fonctionnaires du Quai d’Orsay qui entrèrent dans la Carrière au cri de : « Pas d’histoires ! Pas d’histoires ! »
Sobre et naïf homme de bien, « aimant fort le repos, la paix et la douceur », le défenseur officiel de nos droits, prérogatives et intérêts s’est fixé un programme : ne jamais soulever d’incident, pratiquer résolument, et quelles que soient les circonstances, la politique des concessions intégrales, mériter enfin la confiance, les bonnes grâces du Roi Fouad et de la Résidence Britannique.
Pour l’heure, dans un coin du salon, M. Gaillard entretient M. Henry de Jouvenel.
Un peu rouge, un peu ému sans doute, il est obligé de lever la tête pour regarder son interlocuteur qui, gentiment, courbe sa haute taille afin de ne point imposer gymnastique trop fatigante au diplomate de format réduit venu pour le visiter et qui, selon toute vraisemblance, lui communique de très précieuses informations.
Sur quoi roule la conversation ? C’est ce que, naturellement, je ne saurais vous dire. Mais quand, à petits pas et suivi de son cawas, le ministre a quitté le bord, j’apprends qu’après-demain matin M. Henry de Jouvenel aura, au Caire, une entrevue avec les membres directeurs du Comité syro-palestinien et que la paix immédiate peut sortir de cette conférence.
Est-ce M. Gaillard qui a arrangé cette rencontre ? Est-ce à ses bons offices que nous devrons la fin du cauchemar syrien ? Je veux le croire. Je le crois. Et déjà je suis prêt à témoigner que, cette fois, notre ministre en Égypte a bien mérité de la France.
Mais qu’est donc ce Comité syro-palestinien avec lequel le Haut-Commissaire de la République dans le Levant va se rencontrer, traiter presque de puissance à puissance ?
Ah ! comme il est malaisé de l’expliquer succinctement et avec une suffisante clarté !
J’y tâcherai pourtant.
Au cours de la lutte menée par les Alliés contre l’Empire ottoman, lutte à laquelle participèrent assez mollement, il faut le dire, et sans déployer beaucoup de courage, les Arabes syriens et palestiniens qui, depuis des siècles, nourrissaient l’espérance de s’affranchir du joug turc, on laissa entendre à ces auxiliaires que, la paix signée, ils pourraient constituer un vaste royaume arabe autonome s’étendant du canal de Suez au Taurus et de la Méditerranée à la Perse.
Cet État aurait pour suzerain le grand chérif Hussein, descendant du Prophète, qui régnerait à la Mecque et à Médine, avec le titre de roi du Hedjaz, cependant que trois de ses fils gouverneraient en son nom à Bagdad, Damas et Jérusalem.
Jusqu’à quel point la France souscrivit-elle ces demi-engagements ? Jusqu’à quel point même les connut-elle ? Furent-ils pris par la seule Angleterre ou, du moins, par tels de ces agents officieux, tels de ces aventuriers qu’en certaines circonstances elle emploie préférablement à ses diplomates afin que, l’heure venue de s’exécuter, elle puisse, sans forfaiture, prétendre ignorer de quoi il s’agit ?
Un grand mystère plane sur ce point. Nous ne savons pas et sans doute ne saurons-nous jamais dans quelle mesure notre pays flatta, encouragea les aspirations nationalistes des Arabes, ni quelles promesses plus ou moins précises leur furent faites en son nom…
Vint la défaite turque, la suspension des hostilités. Puis une longue période s’écoula durant laquelle on ne savait si la paix était descendue ou si la guerre sévissait encore du Tigre à la Méditerranée et à la presqu’île arabique. L’Angleterre commençait à comprendre que c’est surtout en Orient que l’action n’est point la sœur du rêve. Elle s’avisa que le royaume arabe, ce fameux royaume sur lequel eût régné, en la personne d’Hussein, un pantin articulé dont elle eût tiré les ficelles, était difficilement réalisable.
Alors, puisqu’elle ne pouvait plus espérer recevoir la totalité du gâteau qu’elle avait convoité, elle s’ingénia à empoisonner les morceaux qui, inévitablement, allaient lui échapper et sur lesquels, son alliée et associée, la France, s’apprêtait à étendre la main.
Elle s’engagea dans une politique assez confuse, assez trouble et — pourquoi ne pas l’écrire ? — tout à fait perfide à notre égard…
Elle nous créa les plus graves difficultés jusqu’au jour où ses attributions et les nôtres furent enfin définies dans le Proche-Orient : elle recevait le mandat sur la Palestine et l’Irak, nous le recevions sur la Syrie.
Alors, tout ce pays qui avait été soulevé d’un espoir immense, encouragé sinon entièrement suscité par les Alliés, frémit, s’indigna.
On s’était joué de l’Arabe. On l’avait trompé. On lui avait promis l’indépendance et l’on refusait de la lui donner.
Mieux, dans cette Palestine, l’une des régions les plus riches en traditions musulmanes, on attirait, on installait systématiquement par dizaine de milliers, des juifs prolifiques et industrieux qui, bientôt, submergeraient l’autochtone et l’évinceraient.
En Syrie, en Palestine, en Irak, au Hedjaz, du Taurus au canal de Suez et de la côte au désert, les vieillards qui avaient espéré assister, avant la fin de leur saison, à l’avènement de ce qu’avait rêvé leur jeunesse, les intellectuels, les mystiques de l’idée arabe poussèrent une clameur de désespoir et de colère.
Dans leurs âmes farouches et simples, mais droites, ces hommes qui constituaient l’élément le plus sain, le plus probe, le plus courageux de la Syro-Palestine, conçurent, à notre égard, un amer ressentiment.
Ils étaient donc préparés à subir l’influence d’une propagande antianglaise et antifrançaise.
Tous les agitateurs professionnels qui pullulent dans le Proche-Orient, tous les ambitieux qui avaient espéré jouer un rôle dans l’État, obtenir places, honneurs, titres, prébendes, riches domaines, fonctions plus ou moins honorifiques à la cour de la Mecque ou dans ses succursales de Damas, Bagdad et Jérusalem, vinrent leur prêcher la révolte contre les deux grandes nations occidentales qui, après s’être servies du peuple arabe pour détruire l’Empire ottoman, s’étaient partagé sans vergogne un immense territoire auquel elles s’étaient engagées à donner l’autonomie.
Ces prédicateurs, dont beaucoup n’étaient, au demeurant, que d’assez tièdes patriotes et quelques-uns de francs aventuriers, constituèrent une organisation protestataire dans laquelle ils n’eurent point de peine faire entrer les hommes dont j’ai parlé plus haut.
Ce fut l’embryon du Comité syro-palestinien, qui, peu à peu, se développa, accueillit en son sein des gens de toutes origines, de toutes confessions (parmi lesquels l’Arabe pur fut très vite noyé), et qui se donna pour programme de chasser l’Angleterre et la France des territoires sur lesquels elles exerçaient leur mandat.
A ce mouvement il fallait un président. On le chercha. Il devait être paré de quelque prestige, comblé jusqu’à l’excès des dons de la fortune (on allait avoir besoin de fonds considérables), assez faible d’esprit pour qu’on le pût aisément manœuvrer et suffisamment vain pour se croire destiné à ceindre une couronne royale : celle de Syrie — en attendant mieux — c’est-à-dire la couronne jadis promise au grand chérif Hussein !
Après quelques hésitations, le choix des membres du Comité s’arrêta sur un certain Michel Lotfallah, Grec orthodoxe, d’origine syrienne et établi au Caire.
Des quatre conditions requises, il remplissait entièrement, magnifiquement, les trois dernières. Il jouissait de revenus fabuleux. Son intelligence était médiocre et son ambition démesurée.
A vrai dire, il manquait un peu de prestige. Encore qu’en Orient on ne soit pas très exigeant quant à l’origine des fortunes, la façon dont les Lotfallah avaient acquis la leur gênait même les moins délicats. Au surplus, un temps bien court s’était écoulé depuis le moment qu’ils s’étaient évadés de la misère.
Au demeurant, voici l’histoire de cette famille telle qu’elle me fut contée par de très vieux Syriens. C’est une histoire des Mille et Une Nuits, une histoire colorée, pittoresque et parfaitement édifiante.
* *
Vers 1860, trois jeunes Grecs orthodoxes, Samaan, Habib et Tannous Lotfallah, arrivaient à Beyrouth, venant d’Akkar, et, dénués de tout, trouvaient asile dans un misérable taudis, sur le toit de l’église caucase-syrienne-arménienne.
Peu après, Samaan ayant « fait un malheur » comme on dit dans notre Midi, dut prendre le large. Il gagna Khartoum à pied. Tannous disparut de façon assez mystérieuse et Habib s’empressa prudemment de rejoindre son aîné…
Quelques années plus tard, Samaan mourait. Il laissait un petit pécule à Habib. Celui-ci se rendit au Caire, s’installa dans le quartier Fagallah et y ouvrit un office de prêteur à la petite semaine. Le métier est lucratif, chacun sait cela. Habib prospéra. C’était au temps que le Khédive Ismaïl Pacha distribuait à qui pouvait effectuer un dépôt d’argent, même faible, de grandes étendues cultivables dans le Delta et, à proximité des villes, d’immenses lots incultes, mais propres à la construction. Habib put ainsi acquérir de la terre. Puis, continuant d’appliquer les méthodes d’usure qui lui avaient si bien réussi à Fagallah, il devint progressivement banquier des moyens, puis des gros propriétaires qu’il exécutait impitoyablement lorsqu’ils ne remplissaient point leurs engagements et dont, en sous-main, il rachetait les terres afin d’arrondir les siennes.
En 1887, lorsque fut lancé l’emprunt abyssin, garanti par l’Angleterre, il le couvrit presque totalement. Il fit de même pour l’emprunt turc de 1888, ce qui lui valut le titre de Pacha.
Dès 1895, il était l’homme le plus riche d’Égypte. Plus riche que les Suarez, les Saab, les Cattaüi, plus riche que tous ceux dont, en quelques années, le limon du Nil et le coton avaient fait des millionnaires. A sa mort survenue en 1921, il possédait une fortune évaluée à six millions de livres égyptiennes[2].
[2] La livre égyptienne vaut un shilling de plus que la livre anglaise.
Ce self-made man avait eu le loisir, en dépit de ses multiples activités, d’accorder quelques heures à l’amour. Au temps où il n’était encore que le tout petit, le très humble prêteur de Fagallah, il avait distingué, dans la domesticité d’une riche famille, une veuve, servante ou laveuse, à qui il fit trois fils, trois fils dont il ne se soucia point et que la mère dut élever seule, comme elle put.
Mais les prêtres orthodoxes s’émurent. Ils obligèrent le séducteur à épouser la partenaire de ses ébats.
Cependant Habib Lotfallah faisait déjà figure de personnage. Celle à qui il avait été contraint de donner son nom était d’origine bien plébéienne pour lui, qui, bientôt, serait si riche et Pacha de surcroît ! Aussi, jusqu’au jour où Dieu la rappela à lui, ne reçut-elle jamais l’autorisation de s’asseoir à la table familiale où trônait son mari, entouré de ses trois fils légitimés, Michel, Georges et Habib qui, peu d’années plus tard, allaient devenir émirs, c’est-à-dire princes et accepter — exiger — que chacun leur donne de l’Altesse !
Car les fils d’Habib sont devenus émirs !
Eh oui ! Un jour que le grand chérif Hussein était désargenté, ce qui lui arrivait, il n’eut aucun scrupule à nommer princes ces trois chrétiens disposés à payer très cher un titre qui, au demeurant, ne serait jamais reconnu que par la valetaille, la clientèle des nouveaux promus, les portiers des palaces où ils descendraient et les carrossiers de leurs autos !
Or, c’est, vous l’avez deviné, l’aîné de ces émirs d’usure et d’opérette que le Comité syro-palestinien mit à sa tête.
Voilà donc le Comité pourvu d’un président ami de l’ostentation et prêt à débourser des sommes considérables avec l’espoir de troquer sa couronne princière contre une couronne royale.
A partir de ce moment, les Arabes patriotes sont discrédités aux yeux du monde. Ils ont accepté de se laisser manœuvrer par des intrigants, étrangers à la cause, étrangers même au pays, dont ils seront les porte-parole et qui, par la perfidie, la maladresse de leurs démarches, empêcheront que ce qu’il peut y avoir de juste dans les revendications syro-palestiniennes soit entendu en Europe.
Car il y a de tout dans ce Comité, où musulmans, chrétiens et druses fraternisent : des politiciens, des avocats, des médecins et des journalistes damascènes, des étudiants — dont beaucoup terminèrent leurs études en Europe et même à Paris — des anciens généraux de l’armée turque, des ex-ministres de Fayçal, des agents de propagande panarabe et panislamique. Une espèce de trêve, une manière d’union sacrée règne entre tous ces hommes que divisent la race, la condition, la religion, qui se déchiraient hier, qui se déchireront demain, mais qui, aujourd’hui, ont réalisé le front unique.
S’étant donné un chef aussi pompeux, le Comité allait-il lutter ouvertement contre les deux plus formidables puissances militaires qui subsistent en Europe ? Point. Il agirait sourdement et selon une méthode bien connue qui, depuis longtemps, a fait ses preuves, il s’attaquerait d’abord à celle qui lui paraissait la plus vulnérable.
C’était la France, la France affaiblie et ruinée par une guerre dans laquelle elle avait jeté « jusqu’à son dernier homme, jusqu’à son dernier sou » pendant que ses Alliés économisaient leurs forces vives et leurs moyens d’action.
Quelle fut l’attitude de l’Angleterre vis-à-vis du Comité ? Comprenant très vite que le danger qu’il présentait était pour elle, sinon chimérique, du moins fort éloigné dans le temps, elle résolut d’user de lui.
Ne renonçant pas complètement au projet d’étendre un jour son hégémonie sur l’intégralité des provinces détachées de l’Empire ottoman, elle considéra que le Comité pouvait lui rendre d’appréciables services puisqu’il entendait nous faire la guerre, soulever contre nous les populations, nous dégoûter de la Syrie, nous obliger à en partir par la force ou nous y créer de telles difficultés que, lassés, écœurés, nous rembarquions nos troupes et que nous renoncions à notre mandat.
On imagine la suite : l’Angleterre se fût présentée devant le Parlement International de Genève afin de recueillir notre succession, dans toutes les formes juridiques, cela va de soi.
Ce programme est-il abandonné ? Je ne saurais le prétendre. Mais j’ai acquis la certitude que, malgré les déclarations de ses organes officiels, l’Angleterre continue de témoigner la plus grande bienveillance au Comité et à encourager en sous-main toutes les actions que celui-ci entreprend contre nous.
C’est dans cette officine que fut organisé le mouvement antifrançais, par ces ambitieux, ces agitateurs, ces brouillons, ces fanatiques, ces aventuriers qui, trop pusillanimes pour nous combattre eux-mêmes par les armes, chargèrent le peuple druse, le seul du pays aimant la guerre, de nous attaquer.
Connaissant ce peuple de longue date, sachant qu’il obéit aveuglément aux grandes familles féodales régnant despotiquement sur lui, il suffit à nos ennemis de gagner les chefs. Comblés de promesses, pourvus de subsides, d’armes, de munitions, ceux-ci entrèrent en dissidence, levèrent des bandes, se livrèrent aux exploits que l’on sait.
C’est le Comité qui donne des ordres aux insurgés près desquels, le fait est établi, plusieurs de ses membres sont installés en permanence. C’est lui qui organise la propagande à l’étranger[3], envoie à Genève ou à Rome ces « délégués syriens » qui multiplient les intrigues, tâchent à se faire recevoir par les représentants des puissances à la Société des Nations, à leur remettre pétitions, mémoires et rapports. C’est en son sein, enfin, que sont rédigées, d’une encre qui ne varie point, les proclamations et les lettres adressées périodiquement, au nom du peuple druse, au Haut-Commissaire de la République pour lui signifier à quelles conditions les rebelles consentiraient à faire la paix !
[3] Il a installé au Caire un « Bureau syrien d’informations » qui fournit articles et dépêches à deux cent onze journaux paraissant en langue arabe, latine ou hindoue. Il fait même paraître à New-York un organe de langue turque : le Bariek.
Ses frais journaliers de correspondance oscillent entre deux cents et trois cents piastres égyptiennes.
Il dispose de vingt-cinq correspondants recevant chacun un traitement mensuel de trente livres sterling et qui, depuis le début de l’insurrection jusqu’au 15 février dernier, ont dépensé, en télégrammes, plus de quatre cents cinquante mille francs.
Ainsi, par ces moyens, à l’abri de tous risques, de toutes représailles, les membres du Comité syro-palestinien continuent de tramer leurs intrigues contre la France, de la calomnier aux yeux du monde, de prolonger la révolte artificielle des Druses égarés, leurs mercenaires.
Tels sont les hommes, les ennemis que, en dépit de ses répugnances, M. Henry de Jouvenel, dont on ne saurait trop louer la volonté pacifique et qui affirme hautement son désir de réaliser, s’il se peut, une paix sans victoire, a accepté de rencontrer au Caire.
* *
La capitale de S. M. Fouad Ier n’est pas seulement une ville de tourisme et d’élégance.
C’est aussi un centre politique fort important. C’est au Caire que sont publiés les journaux arabes les plus considérables quant au tirage et à l’influence. C’est au Caire que, des points les plus lointains du monde musulman, des centaines de jeunes gens viennent, chaque année, étudier les lettres, les sciences, la théologie à la très ancienne Université d’El Azar, où professent les cheiks les plus vénérés et les plus savants. C’est au Caire que tous les nationalismes, tous les particularismes orientaux s’entretiennent et se développent. C’est au Caire enfin que d’innombrables organisations de propagande fonctionnent, que des Comités politiques ou religieux intriguent, que chaque jour se fondent des sociétés plus ou moins secrètes : turques, arabes, bédouines, syriennes, druses, etc.
Ai-je besoin de vous dire que tout ce qui se passe actuellement en Syrie suscite en cette ville, étonnante à plus d’un titre, les commentaires et les mouvements d’opinion les plus passionnés et que, partant, l’arrivée de l’homme politique à qui incombe désormais la lourde charge de représenter notre pays dans les quatre États du Levant placés sous le mandat français, crée, ici, une émotion dont on ne saurait se faire une idée lorsqu’on ne connaît point l’Oriental, son goût de l’intrigue, l’empressement avec lequel il saisit toutes occasions de s’agiter.
* *
Depuis vingt-quatre heures que M. Henry de Jouvenel est au Caire, il n’est cheik, étudiant, journaliste, avocat, qui ne commente avec passion et volubilité la présence du Haut-Commissaire français sur la terre d’Égypte. Et presque tous se déclarent qualifiés pour être reçus par lui, pour lui faire une conférence sur la Syrie, le Grand-Liban, l’État des Alaouites, le Djebel-Druse, lui indiquer comment il doit concevoir son rôle s’il a quelque souci de sa gloire et lui offrir leur précieuse collaboration.
M. Henry de Jouvenel aime à répéter que, resté journaliste, il entend appliquer, en son nouvel état, les méthodes de la profession. « Je mène une enquête, un reportage », dit-il.
Aussi, que de monde a-t-il reçu déjà, que de discours écoutés, que de conseils lui furent-ils prodigués, et que de confidences — de fausses confidences — lui furent-elles faites !
Il a subi ces multiples assauts avec une parfaite sérénité. Mais j’ai l’idée que, dans le privé, lorsqu’il essaie de récapituler tout ce qu’il a entendu, de tamiser ses impressions pour essayer d’y trouver une parcelle de vérité, il doit se sentir un peu étourdi.
Un peu étourdi, mais prodigieusement amusé par tous ces fantoches, par tous ces malins, par tous ces aventuriers dont chacun se flatte de l’avoir convaincu, de lui avoir fait partager son point de vue.
Je pense à l’article qu’il câblerait si, au lieu d’être le personnage officiel qu’il est devenu, le très décoratif commissaire de la République, obligé, dès le matin, de porter l’écharpe tricolore, la redingote et le chapeau haut de forme, il se trouvait bonnement ici comme m’y voilà, afin d’écrire au jour le jour, ce que je vois, entends, crois comprendre d’une situation qui, à mesure que je m’approche du but de mon voyage, me paraît plus compliquée et confuse…
* *
J’ai usé plus haut à tort du mot « assaut ». J’eusse dû écrire « escarmouches ». L’assaut est pour tout à l’heure. C’est à une délégation du fameux Comité syro-palestinien qu’est réservé l’honneur de le donner et — involontairement — de faire à M. Henry de Jouvenel la plus profitable démonstration de ce qu’est l’âme orientale.
La délégation vient d’arriver. Elle attend, dans le hall de l’hôtel, le moment d’être reçue. Elle est composée d’une trentaine d’hommes : chrétiens, musulmans et druses. Presque tous sont vêtus à l’européenne et coiffés du tarbouche. Quelques-uns portent la robe et le turban.
Ils sont groupés autour d’un personnage de haute taille, d’une suprême élégance vestimentaire, au visage anguleux barré de fortes moustaches noires et dont, sous des paupières capotées, le regard surprend par son atonie.
C’est le chef de la délégation. C’est le président du Comité syro-palestinien. C’est l’un des candidats au trône de Syrie. Et, puisqu’il faut l’appeler par son nom, lui donner le titre de pacotille dont il s’affuble, c’est l’émir Michel Lotfallah.
Ces messieurs sont introduits dans un vaste salon contigu à l’appartement de M. Henry de Jouvenel. Le représentant de la France adresse quelques paroles de bienvenue à ses hôtes et leur désigne des sièges.
Encore que l’heure soit très matinale, le soleil est ardent, la chaleur déjà accablante. Aussi les volets sont-ils clos. Il règne dans la pièce une demi-obscurité bien propice aux réciproques confidences.
L’émir se tient sagement sur une chaise, à la droite du Haut-Commissaire. Les délégués font comme une guirlande le long des murs. Mais la place d’honneur, la présidence, si vous voulez, est occupée par le cheik Rachid Roda, de Damas, journaliste célèbre et poète réputé. C’est un homme corpulent, vêtu d’une robe gros vert, coiffé d’un turban blanc et qui, assis sur un divan, derrière une petite table, discourt longtemps en arabe.
Par le truchement d’un de ses amis, druse celui-là et qui parle le français le plus correct, le plus précis, le plus châtié même, nous apprenons que le cheik vient de juger assez sévèrement Gouraud, Weygand et Sarrail, ainsi que leurs collaborateurs. Il leur reproche surtout d’avoir voulu faire de la colonisation sur les territoires commis à notre mandat.
Mais nous apprenons aussi que le cheik et ses compagnons ne nous en veulent pas pour si peu, que leur francophilie est ardente et qu’ils nous offrent, en toute loyauté, de nous aider à mener à bien la tâche à nous confiée par la Société des Nations.
Touché par tant de magnanimité, de bonne volonté, de gentillesse, M. de Jouvenel remercie, déclare qu’il se dirige vers Beyrouth avec un très ardent désir de paix, lorsqu’un jeune homme, au beau visage ambré, aux yeux de flamme et qui, depuis un instant, donne des signes d’exaltation, réclame la parole. Il l’obtient.
— Je vois, dit-il, ce que nous apportons à la France. Je ne vois pas ce qu’elle nous apporte. Je le demande !
Ces mots, ces simples mots sont prononcés d’une voix frémissante, avec une indicible expression de colère contenue et de haine. L’émir prend un visage chagrin. Il tourne ses yeux morts vers l’éphèbe qui, sans doute, vient de révéler les sentiments véritables de la délégation à notre égard et à qui, de toutes parts, on adresse des gestes de la main pour l’inciter à se taire.
Mais lui, dont les lèvres sont agitées de tremblements, répète :
— Je demande ce que la France est venue faire chez nous et ce qu’elle nous apporte.
A son tour, M. Henry de Jouvenel regarde, avec quelque surprise, le jeune obstiné et, comprenant que la séance ne saurait désormais se prolonger sans incident, il décide de la clore aussi vite que possible dans le flou, le vague, l’imprécis…
Il affirme sa volonté de collaborer étroitement avec toutes les populations des territoires placés sous mandat, il déclare que son premier geste, dès son arrivée à Beyrouth, consistera à permettre aux États du Grand-Liban et des Alaouites, où règne le calme, de se donner une constitution. Les États de Syrie et du Djebel-Druse jouiront du même privilège immédiatement après qu’ils seront rentrés dans l’ordre.
Et c’est sur ces mots que l’entrevue se termine, sans que l’émir Lotfallah ait émis une syllabe, sans qu’une seule phrase significative ait été prononcée de part et d’autre !
Dans l’escalier, puis dans le hall de l’hôtel où de jolies Américaines, culottées de peau blanche, et qui, rentrant de leur matinale promenade à cheval, boivent du porto, les délégués tiennent un long conciliabule. Il n’est que de les observer pour comprendre à quel point ils sont agités, pour discerner qu’ils sont scindés en deux camps, l’un composé des hommes rassis et qui n’approuvent point l’algarade de l’éphèbe aux yeux de flamme, aux paroles prudentes, l’autre groupant les éléments plus jeunes et, partant, plus combatifs ou moins habiles.
Et que fait l’émir au milieu de ses troupes divisées ? Rien. Le visage et l’œil mornes, il semble s’ennuyer prodigieusement.
Enfin, les deux camps se rapprochent. De l’un à l’autre on se parle avec moins de vivacité. Les gestes sont plus amènes que tout à l’heure. Il est évident qu’on se met d’accord sur un plan d’action. Et quand, précédée de l’émir, la délégation quitte l’ombre douce et fraîche qui règne dans le hall de l’hôtel pour gagner la fournaise de la rue, j’ai la certitude qu’elle a décidé de faire quelque chose.
Quoi ? M. Henry de Jouvenel ne tardera pas à le savoir. Ayant consacré toute sa journée à des visites officielles, puis offert un grand dîner dans le cadre somptueux de « Mena House », au pied des Pyramides, il ne revint à l’hôtel qu’assez tard dans la nuit, quelques heures à peine avant le départ du train qui le devait ramener à Alexandrie où le Sphinx l’attendait pour le conduire à Beyrouth.
Encore tout ému, tout palpitant, gardant dans l’œil le souvenir du prodigieux spectacle qui, pour la première fois, venait de lui être offert au seuil du désert baigné de lune, enclin au lyrisme, à la rêverie, à la méditation, ayant sans doute oublié, pour un temps, ses préoccupations politiques, les visites reçues et aussi les discours subis, il fut replongé brusquement dans la réalité par une lettre qu’il trouva chez lui.
Elle émanait du Comité syro-palestinien.
A la fois impudents et ingénus, ses signataires prenaient acte de la conversation du matin, retenaient les « promesses » faites par S. E. M. le Haut-Commissaire, se disaient forts d’obtenir la soumission des druses et des bandits opérant dans les faubourgs de Damas si, en retour, et comme convenu, le représentant de la France renonçait au mandat et, dès son arrivée à Beyrouth, ordonnait l’immédiat embarquement de l’armée du Levant !
Tout simplement.
Ainsi, parce que la France avait décidé de remplacer en Syrie un général par un civil, parce que celui-ci, avant son départ de Paris, avait annoncé à la presse sa volonté pacificatrice, parce qu’on le savait tout imprégné de l’atmosphère régnant à Genève, parce que, surtout, il avait écouté avec calme, patience, courtoisie ses visiteurs, ceux-ci, le jugeant faible, n’avaient pas craint de tenter sur lui un chantage !
Ai-je besoin de vous dire de quelle encre, sur quel mode énergique et dédaigneux, M. Henry de Jouvenel répondit au dérisoire ultimatum de S. A. l’émir Michel Lotfallah et de ses gens ?
Mais je le soupçonne de n’avoir éprouvé contre eux qu’un assez léger ressentiment. Peut-être même leur accordait-il quelque reconnaissance. Au moment qu’il allait prendre possession de son poste, se trouver aux prises avec les mille difficultés qu’avec une belle crânerie il avait accepté d’affronter, ne venait-il de recevoir, à peu de frais somme toute, la plus profitable leçon de politique orientale ?
Et un peu de cette reconnaissance rejaillissait sans doute sur M. Gaillard à qui revenait l’honneur d’avoir préparé, négocié la rencontre du Haut-Commissaire de la République en Syrie et des pires ennemis du mandat…
* *
Depuis, j’ai eu le privilège de revenir au Caire, d’y rencontrer le ministre de France. Je lui ai parlé de l’entrevue historique de l’hôtel Continental et de ce qui en résulta.
Il leva vers moi les regards de ses gros yeux ingénus et me dit d’un ton chagrin :
— Est-ce que je savais ? Est-ce que je pouvais savoir ?…
Cher Monsieur Gaillard !
En vous écoutant, je pensais à cet autre diplomate, à cet autre excellent garçon, sobre et naïf homme de bien comme vous, lequel nous représentait à Sofia en 1914 et qui, dans chacun de ses rapports au Quai d’Orsay, affirmait avec force, avec la certitude d’exprimer une vérité absolue, que jamais la Bulgarie n’entrerait en guerre contre nous.
Est-ce qu’il savait ?
Est-ce qu’il pouvait savoir ?…