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Partant pour la Syrie

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Intermezzo
Monsieur Robert
Directeur des Maisons militaires

Vente, gresle, gelle, j’ay mon pain cuit !

François Villon

Hôtel de Derâa !…

S’il fallait qu’un jour je revienne vous voir, mes amis du bled, vous dont jamais je n’oublierai l’accueil, faites quelque chose pour moi.

Ne me laissez pas aller dormir à l’hôtel de Derâa.

Permettez que je partage la tente de « Monsieur Tiraillou ». Ou donnez-moi une couverture de troupe. J’irai m’étendre sur le ciment de la salle d’attente de la gare, parmi les Bédouins et Bédouines. Mes frères du désert sont sales, magnifiquement loqueteux, et toute la vermine connue les habite, je le sais.

Mais tout vaut mieux, oui, tout, que cette chambre gluante, empuantie, où j’ai passé la nuit, que ce lit sur lequel on ne me retirera pas de l’idée, qu’une heure avant mon arrivée, se liquéfiait un cadavre qu’on a enlevé et jeté à la voirie pour me donner sa place.

La nuit est encore close lorsque je quitte ce dépôt mortuaire. Il pleut. Il pleut comme il pleuvait hier, comme il pleuvra demain et tous les jours qui suivront. Je patauge dans un lac de boue glacée.

Dans le noir, une lueur soudaine d’incendie ou de volcan. Un bruit grondant. Des halètements. Le volcan lançant des fumées rousses, soufrées, verdegrisées se met en marche. Il vient sur moi : je me trouve sur la voie ferrée où manœuvre la locomotive du train qui doit m’emporter vers Bosra.

Des quinquets s’allument.

Le quai se peuple d’ombres mouvantes. Je distingue des visages basanés aux rudes moustaches, des fronts barrés par la triple couronne de poil de chameau, de fins mentons tatoués, de beaux yeux d’émail. Bédouins et Bédouines ont quitté la salle d’attente qui leur servit de dortoir. Ils traînent leurs paquets sur le quai, s’accroupissent avec leur marmaille dans la boue, sous l’inexorable pluie. Les mères étouffent, dans les plis de leurs robes, les cris de tout petits qui pleurent.

Le train se range le long du quai. On a accroché un wagon plat sur quoi s’empilent des sacs à terre. C’est le poste roulant pour la section d’infanterie de protection.

Les Bédouins se lèvent. Hommes, femmes, enfants, ballots s’entassent dans les compartiments.

Des bandes cuivrées et vert d’eau paraissent à l’horizon. Le jour va poindre sur le bled fangeux semé de pierres volcaniques.

Un cri, très long, lancé d’une voix de tête. Puis une mélopée désespérée qui semble ne devoir jamais finir. Ces accents me sont familiers. Que de fois, au petit matin, en Anatolie, en Égypte, en Macédoine, ils ont frappé mon oreille ! Mais toujours ils suscitent en moi la même émotion. Je lève les yeux. Dans l’aube incertaine, je cherche le minaret d’où tombe ce pathétique appel à la prière. A peine si son sommet, en forme de chapeau d’Annamite, dépasse le toit de la gare. Humble minaret de bois d’une misérable mosquée de village !

Penché sur la rampe, le muezzin continue de s’égosiller : « Allahou akbar… »

— Il en a de la santé, le frère, de gueuler comme ça sous une flotte pareille !

« Mouhammedour-rasoûlou-llâh… »

— Tu me la copieras !

Des rires : les hommes de la section de protection essaient d’oublier le froid cruel, la pluie, l’exil, les camarades morts, de ne pas penser aux colonnes prochaines dont ils feront partie.

— C’est vous qui en avez une santé de pouvoir rigoler, clame une voix impérieuse et terrible. Moi j’en ai marre !… J’étais le 3 août sur la route de Soueïda avec Michaud !… J’ai vu égorger et brûler les copains !… Depuis, je ne veux plus rien savoir… On ne m’aura plus !…

Ces accents aussi me sont familiers ! Accents du soldat exilé que le cafard tourmente !

Lancé à toute volée, un fusil tombe sur le quai. C’est celui de l’homme qui a été sur la route de Soueïda, avec le général Michaud et qui, depuis ce jour, n’a plus envie de rire…

Un de ses camarades saute du train, ramasse l’arme, enjambe à nouveau les sacs à terre. J’entends des objurgations :

— Tout le monde a le cafard. C’est pas une raison pour jouer à l’andouille… Tais-toi !… Tais-toi !… Veux-tu la fermer !…

Le muezzin continue d’appeler les fidèles à la prière du matin. Au ciel, les bandes alternées rouges et vertes sont plus longues, plus larges, plus brillantes. Au delà de la voie, sur le bled où règne maintenant une demi-clarté sale, où les flaques d’eau sont de cuivre recuit et de malachite, passent quatre chameaux attachés en file et conduits par un âne minuscule. Un enfant monte le bourriquot. Un homme est accroupi sur le col du premier chameau.

— Jolie carte postale !

C’est prononcé derrière moi sur le mode cordial, avec l’accent des gens de notre Midi. Je me retourne. Un quidam me salue. Il est vêtu d’un pardessus gris chiné à taille. Son col mou et sa cravate sont très fatigués.

Visiblement, le rasoir n’a point passé, de plusieurs jours, sur ses lèvres et ses joues. L’œil est petit, la paupière lourde, le regard vif. A Derâa, que peut faire ce civil français ?

Je croyais être le seul qui se fût aventuré dans ce bled, depuis une semaine à peine que la ligne Damas-Bosraa-eski-Cham est reconstruite.

Illusion ! Illusion perdue !

L’homme est de belle prestance. Entendez qu’il a le physique du cambusier, de l’hôtelier du vieux Toulon ou de l’accessoiriste-régisseur parlant au public d’une tournée de septième ordre.

— Jolie carte postale, répète-t-il. Il n’y a pas à dire, c’est bien couleur locale !

Et décidément très cordial :

— Vous allez sans doute à Bosraa ?

Je suis peu « liant ». Ni sur les paquebots, ni dans les trains, ni sur le quai des gares, ni dans les hôtels, je n’aime échanger ma carte avec un inconnu. Et puis — dois-je le dire ? — je fuis le Français exporté. Trop souvent il s’est montré à moi en de telles postures que, vraiment, il ne me plaît point d’être vu en sa compagnie — même par des Bédouins.

— Vous allez sans doute à Bosraa, répète l’homme. Moi aussi. Nous voyagerons donc ensemble. Car, comme de juste, je prends des premières.

Si je ne recherche point, si j’évite d’entrer en relations avec mes semblables rencontrés au loin, je n’ai jamais su, je ne saurais jamais tourner le dos à un importun, refuser la place qu’il m’offre à côté de lui, empêcher qu’il ne s’asseye auprès de moi. Que de fois, malgré mes principes, ma volonté, me suis-je laissé capter, annexer par des êtres ridicules ou odieux ! Et que de peine j’ai eue à me libérer d’eux !

Je sens que, ce matin encore, si les circonstances voulaient que je voyage seul je n’échapperais pas à mon destin. Mais je suis protégé contre les fâcheux et contre ma faiblesse. Je suis en tutelle. Deux officiers et leurs jeunes femmes doivent m’accompagner. Au moment que je cherche une formule pour gagner le large, ils paraissent. Je les rejoins, nous prenons place dans le train.

Mes compagnons sourient. Ils échangent des regards amusés. L’homme au pardessus gris chiné, suit le couloir devant notre compartiment. Il salue. Il est suivi de deux femmes : une musulmane dont le voile est relevé et une chrétienne.

Toutes deux ont les cheveux passés au henné roux, les paupières bleues, les joues enflammées par le fard. Elles fument. Derrière elles, un vieil homme coiffé d’un tarbouche porte une scie à bois et deux lourds filets de provisions.

— Vous connaissez ? me demande un des officiers.

— Non.

A son sourire, à l’expression de son regard, je sens qu’il est incrédule.

— Vous ne connaissez pas M. Robert, directeur des dix-huit maisons militaires[16] de l’Armée du Levant ? Vous savez que c’est un personnage considérable.

[16] Dans le civil nous disons « maison ».

— Je n’en doute point !… Et je constate qu’une fois encore j’ai laissé passer l’occasion de me créer une belle relation.

Le train s’ébranle. Il couvre trois kilomètres, s’arrête deux heures, repart, fait une nouvelle station plus longue que la première. Tout espoir d’arriver à Bosraa-eski-Cham pour le déjeuner est perdu. Et même, il n’est que Dieu pour savoir si nous passerons ou non la nuit dans ce wagon.

C’est le voyage ! Le voyage dans un pays en guerre, sur une voie que chaque jour l’Arabe et le Druse coupent et qu’il faut réparer.

Nous sommes patients, résignés plutôt. Nous avons perdu toute notion du temps. Nous regardons à travers les glaces ruisselantes le cloaque roux qui s’étend à l’infini. Personnellement je tâche à me convaincre que j’éprouve satisfaction et fierté à savoir que je traverse la plaine où Israël vainquit Og, roi de Baschan, tua ses sujets jusqu’au dernier et s’empara de son territoire.

M. Robert paraît à la porte de notre wagon. Il se découvre, s’incline. A ce moment je suis tout à fait certain qu’il a bien été régisseur parlant au public. Il est des gestes qui ne peuvent tromper.

— Messieurs et dames, dit-il, je vois avec peine que vous n’avez pas de provisions. Moi, je suis précautionneux de ma nature. C’est ce qui fait que j’ai apporté de quoi déjeuner. Si le cœur vous en dit…

Nous nous regardons, mes compagnons et moi. Ils ressemblent tous les quatre à Charlie Chaplin aux pires moments de disette de la Ruée vers l’or. Il est vraisemblable que l’expression de mon visage est identique à la leur…

— Allons, sans cérémonie, dit M. Robert. C’est offert de bon cœur…

Que celui qui n’a jamais eu faim entre Derâa et Bosraa-eski-Cham, par un après-midi de décembre, qui ne s’est jamais demandé quand sonnerait l’heure de son prochain repas, nous juge !

Nous sommes sans force pour résister à la douce voix, à la voix tentatrice du directeur des Maisons Militaires de l’Armée du Levant. Nous acceptons de ses mains le pain, les sardines, le thon mariné, la mortadelle, les œufs durs, le fromage, la bière, les oranges, les mandarines.

Et nous mangeons toutes ces denrées acquises, aucun doute ne nous est permis, avec l’argent du déshonneur.

Homme à principes ! comme tu t’es vite dégonflé !

Il ne te reste plus qu’à aller remercier en son wagon celui dont tu as accepté d’être l’hôte.

M. Robert lit. Il lit Yamilé sous les Cèdres, de M. Henry Bordeaux. L’homme à la scie dort. Les deux femmes aux visages enflammés par le fard chantonnent et fument. Chacune d’elles a, au bas mot, la valeur de trois livres turques or dans la bouche.

J’ai formulé mon remerciement.

— Voyons, voyons… C’est la moindre des choses entre Français, dit M. Robert.

Il pose son livre, se lève, me rejoint dans le couloir, me tend un étui d’argent :

— Une cigarette ? On les fabrique spécialement pour moi à Latakieh. Vous pensez bien qu’en toutes choses j’ai ce qu’il y a de meilleur en Syrie… Dans ma situation !

— C’est trop juste !

Le visage de M. Robert est rayonnant. Il a suffi que je prononce ces trois mots pour que M. Robert sache que je le connais, que sa réputation est venue jusqu’à moi. Maintenant, il peut me faire ses confidences, m’exposer ses états de services.

— Dix-huit maisons que je dirige, monsieur. Toutes celles de l’Armée du Levant ! J’ai le monopole. J’ai créé tout ça en quatre ans. J’ai débuté en 22. Avant, je tenais un petit café à Beyrouth. Un jour, le général Gouraud me convoque : « Robert, me dit-il, je vous connais. Vous êtes un débrouillard. Vous allez me monter une maison pour la troupe. J’ai réquisitionné un immeuble à cette intention. Allez me voir ça. Mettez-moi l’affaire sur pied en cinq sec. Je vous donne huit jours pour être prêt à fonctionner. Au revoir. »

« Je visite l’immeuble. Il peut convenir à la chose. Il me faut du personnel. Je fais une tournée dans les maisons du quartier qui est à côté de la place des Canons et j’engage dix femmes. Il me faut des tables, des chaises, un piano pour la salle du café, des meubles pour les chambres, de la boisson. Je n’ai pas d’argent. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, monsieur ? Moi je suis retourné voir le général. Je lui explique mon cas. Au premier mot il m’arrête. « Compris, Robert ! » Il appelle un officier : « Préparez-moi un bon de cent mille francs sur le Trésor. » L’officier obéit. Le général signe le bon. Je vais chez le payeur, j’encaisse les cent billets. J’achète tout le nécessaire. Et, au jour fixé, j’ouvre ma maison.

« C’était un samedi à six heures du soir. Le lendemain matin à sept heures on travaillait encore au café et dans les chambres. Quand le dernier client est parti, on avait fait deux cent trente-huit passes. Avec dix femmes, Monsieur ! On peut dire que c’est un chiffre !

« Et ça a continué. Et comme de juste, au bout de la semaine, je rendais les cent billets au général. Je n’avais plus besoin des avances de la France.

« Je pouvais marcher avec mes propres moyens.

«  — Robert, me dit le Général, vous êtes un as. Si je ne me retenais pas, je vous foutrais une citation.

« Seulement mon personnel a besoin d’être ménagé. Je rends compte au général. Il me comprend. Il appelle un officier. « Rédigez-moi un règlement pour la maison de Robert. Ouverture tous les soirs de 17 à 20 heures trente. Le dimanche, matinée de 19 heures à 16 heures et soirée prolongée pour les permissionnaires jusqu’à 22 h. 30. A afficher dans la maison de Robert et à insérer au rapport des corps de services. »

— Voilà, dis-je pour couper le monologue, un général comme il en faudrait beaucoup.

— C’est un fait, opine M. Robert… Alors, ma réputation se répand. On me demande à Alep, à Tripoli, à Homs, à Hama, à Damas. Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, je suis maintenant à la tête de dix-huit maisons et d’un effectif de deux cents femmes.

— Personnel sans doute assez difficile à mener ?

— Oui et non. Vous savez ce que c’est, il y a une façon de prendre le monde. Moi, je l’ai… « Sévère, mais juste », voilà ma devise. Les femmes aiment ça. Quand il y en a une qui fait une faute, je ne la manque pas : l’amende. Mais jamais de coups. Bref, sans vouloir me vanter, je suis bien estimé de toutes. Ainsi, il m’arrive de passer deux ou trois nuits dans une maison. Eh bien, monsieur, le matin, quand j’appelle, toutes les femmes arrivent dans ma chambre. Ça me baise la main, ça me sert mon café. Je voudrais que vous puissiez voir ça ! Mais, par exemple, il y a un ennui : l’amour !

— L’amour ?

— Oui. La femme de maison est sentimentale, Elle s’éprend facilement des gradés. Supposez que vous dirigez une affaire. Vous avez trois femmes. Bon. Une des trois tombe amoureuse d’un sous-officier. Qu’est-ce qui se passe ? L’amant est là tous les soirs. Naturellement, l’homme de troupe ne va pas demander à l’amie d’un sous-officier de monter avec lui. Il saurait ce que ça lui coûterait ! C’est donc une partie de votre effectif indisponible. C’est de la perte. Mais j’ai l’œil. Et, dès que je découvre quelque chose, je mute la femme. De Homs, je l’envoie à Damas ou de Merdjayoum, à Ezraa.

« Et puis, il y a aussi les gérants. Je ne peux pas être partout à la fois. Mme Robert dirige la maison de Tripoli. De ce côté-là, je suis tranquille. Mais, dans chacun des autres établissements, j’ai dû mettre un gérant. Généralement, c’est un ancien sous-officier qui, au moment de sa libération, a mieux aimé rester en Syrie que de se laisser rapatrier. Il m’a demandé une place. Je lui ai confié une maison. C’est bon parce que c’est énergique. Ça connaît la troupe. Ça sait se faire respecter.

« Seulement, dans le système D., ça va tout de même un peu fort. Alors, il y a du coulage. Pas sur les passes. C’est impossible. Les femmes ont des jetons à leur nom. Chaque fois qu’elles montent, elles doivent en donner à la caisse. Le contrôle de leur travail et de leurs encaissements est automatique, comme je dis.

« Le coulage est dans la boisson. Avec une bouteille de Dubonnet ou de Pipermint, le gérant en fait deux. Le client ne remarque pas ce qu’on lui sert. Ainsi, vous, monsieur, quand vous allez dans une maison de tolérance, ce n’est pas la qualité de la consommation qui vous intéresse. Le gérant le sait. Il en abuse. Et j’ai calculé, qu’en baptisant le liquide, chacun d’eux se fait dans les cinquante mille par an sur mon dos. C’est trop. Mais j’étudie un système de caisses enregistreuses. »

Le train stoppe devant la halte d’El-Moussefireh. Ici est cantonnée la Légion étrangère. Ce qui reste de la Légion étrangère dont les derniers faits d’armes à Hasbaya et Rachaya « égalent les plus beaux de l’histoire[17]. »

[17] Rapport du général Gamelin.

Tout le contingent est sur ce quai : officiers drapés dans leurs grands burnous blancs, sous-officiers en kaki, hommes de troupe en treillis. Beaucoup de Russes, de Polonais, de Tchèques, d’Allemands… et puis des gens de chez nous, des gens qui n’ont plus de nom…

Les uns sont venus dans ce corps pour essayer d’oublier un passé trop lourd ou douloureux. Les autres, pour se mettre à l’abri de toutes investigations. D’autres, encore, aiment la violence. Or, à la Légion, la violence sous toutes ses formes devient héroïsme.

Calot sur les sourcils, cigarette aux lèvres, battant ses houseaux de cuir d’une cravache en nerf de bœuf, un maréchal des logis surveille une corvée de viande. Il est petit, râblé, sanguin. Ses jambes sont arquées, ses mâchoires terrifiantes, ses grosses moustaches rousses cosmétiquées sont tordues comme des cornes de bélier. Ses yeux bleus, cruels, sont d’étroites boutonnières.

Il parle. Il parle comme on ne parle plus depuis vingt ans dans les pires endroits de Paris. Et sa gorge, ruinée par l’alcool, par la syphilis, n’émet plus — telles ces orgues de Barbarie fourbues — que quelques rauques sonorités.

Je vois ce fauve roux lancé dans le bled, entrant dans un village, pénétrant dans une maison arabe et y opérant ! Je vois tout !…

Peut-être ai-je tort décrire cela ? Peut-être cet homme trouvera-t-il demain la mort dans un engagement ? Alors, ce sera un héros…

M. Robert se penche à la portière. Les officiers le reconnaissent.

— Tiens, Robert ! Bonjour, Robert !

M. Robert salue militairement.

— Bonjour, mon capitaine. Bonjour, mon lieutenant.

Des mains se tendent vers lui. Il veut bien y mettre la sienne.

On peut donc serrer la main de M. Robert ? Sans doute, puisque, de cette main, l’on peut accepter le pain, la viande, le fromage et les fruits. Ce voyage m’aura encore appris des choses.

— Vous nous amenez du renfort, Robert ?

— Non, mon capitaine.

— Comment, non ? Et ces deux-là ? (le capitaine désigne la musulmane et la chrétienne qui, penchées à une autre portière, rient parce que les légionnaires leur adressent des gestes, sur la signification desquels on ne saurait se méprendre).

— Mon capitaine, ces deux dames sont pour Bosraa, où on m’a rendu compte qu’il y a en ce moment un peu de presse.

— Le coup de feu !

C’est un mot. M. Robert veut bien en sourire.

Des cris éraillés. Une ruée d’Amazones vêtues d’oripeaux. Un bruit de savates dans la boue. Des cheveux noirs, roux, blonds qu’on retient d’une main, et que la pluie plaque sur les crânes, en mèches raides. Des joues rubescentes. Des yeux cernés de bleu. Des bouches pavées d’or.

M. Robert est inondé de fierté. Il me dit :

— C’est mon personnel d’El-Moussefireh. J’ai télégraphié que je passerais en gare aujourd’hui. Il est venu me saluer. Ah c’est stylé !…

M. Robert tend la main aux Amazones. Elles la baisent tour à tour, puis, avec de nouveaux cris, de nouveaux rires, montent dans le wagon, embrassent leurs deux compagnes, qui vont compléter l’effectif insuffisant de Bosraa-eski-Cham.

Le train est reparti. M. Robert entend poursuivre mon éducation.

— Si on les écoutait, on leur enverrait tous les huit jours de nouvelles femmes. Ce n’est pas possible, monsieur. Vous le comprenez bien. Le voyage est cher. Ça ferait trop de frais. Et puis, vous voyez le temps qu’on perd ! Je suis bien forcé de tenir compte de tout cela pour l’utilisation de mes effectifs et de n’ordonner des déplacements qu’à bon escient. C’est pourquoi je laisse chaque équipe le plus longtemps possible dans une maison. Je la change seulement quand on l’a trop vue, qu’elle ne fait plus recette. Alors j’opère des mutations. Toujours par dépêches. Comme un général.

— Et votre service de recrutement ?

— J’allais y arriver. De temps en temps, je fais des tournées dans les maisons civiles et je passe des engagements. Et puis, comme j’ai ma réputation dans le pays, des parents m’amènent leurs filles. Mais j’ai fixé un âge minimum pour l’admission. On n’entre pas dans les Maisons Robert à moins de douze ans, monsieur !…

« Tout de même, il arrive que je sois trompé. Ainsi, le mois dernier, j’ai accepté une recrue trop jeune. Le croiriez-vous, monsieur ? Le major chargé de la visite ne peut même pas lui passer le spéculum.

Nous roulons devant un poste installé le long de la voie.

Une vingtaine de tentes sont groupées sur le sol liquéfié. Il en sort quelques malheureux vêtus de boue et qui agitent les bras vers ce train dont le passage quotidien est la seule distraction.

— Et ceux-là, monsieur ! qui vont rester ici peut-être plusieurs mois sans être relevés ? Est-ce que vous croyez qu’ils ne méritent pas qu’on pense à eux, qu’on soigne leur moral ? Pour tous les postes isolés dans le bled, j’ai constitué des équipes volantes : deux ou trois femmes qui vont vivre sous la tente quarante-huit heures avec la troupe. Comme de juste, je m’arrange toujours pour les envoyer le lendemain du prêt ! Et j’établis un roulement. Il faut de l’équité dans tout. C’est pourquoi ce ne sont pas toujours les mêmes qui sont de bled. Car, entre nous, ce n’est pas une existence. Et vous vous rendez compte que les femmes préfèrent vivre en maison… Mettez-vous à leur place, monsieur. Surtout que chez moi c’est le confort même. Vous en aurez une idée quand vous saurez que, dans chacun de mes établissements, j’ai installé un piano mécanique tout ce qu’il y a de beau.

— Dix-huit pianos mécaniques, M. Robert ?

— Oui, monsieur, dix-huit. Et que j’ai commandés d’un seul coup, par lettre, à la Maison Limonaire, 166, avenue Daumesnil, à Paris, XIIe arrondissement. Et que j’ai payés d’avance, recta, par un chèque. Je veux que le soldat français soit bien chez moi, monsieur. C’est ma fierté.

« Et puis je fais aussi le ravitaillement. Je suis de toutes les colonnes. Partout où il y a baroud, on me voit arriver avec mes camions-autos. J’apporte à manger et à boire aux combattants. Du vin, de la bière, de la limonade pour la troupe, du champagne pour les officiers. J’étais à Soueïda, monsieur. Ah ! monsieur !… Cette journée !… Qu’est-ce qu’ils seraient devenus sans moi ?

« Pensez-vous que le général Michaud n’avait même pas songé à leur faire apporter de l’eau. Et j’étais aussi à Rachaya, à Hasbaya, enfin partout.

« Bien sûr que ça rapporte, et pas seulement, comme vous pourriez croire, parce que la vente est bonne. Ça rapporte aussi en nature, vous allez comprendre. On entre dans un village. Bon. On ne va pas brûler les maisons avec tout ce qu’il y a dedans. On sort le meilleur. C’est la prise de guerre. Chacun se sert. Mais comment emporter tout ça ? Je passe avec mes camions. « Une bouteille de bière pour ton plateau de cuivre, mon petit gars. » Je donne la bouteille, j’emporte le plateau. « Une bouteille de champagne pour votre tapis, mon commandant. — Dix bouteilles. — Cinq.

« On s’arrange pour la demi-douzaine et je charge le tapis. Un jour, j’ai même emporté un lit magnifique, tout en nacre. Un lit historique. Le roi Fayçal avait couché dedans. C’est maintenant le mien, monsieur.

« Vous ne pouvez pas vous figurer tout ce que j’ai rapporté de mes colonnes. Des tapis, des étoffes, des cuivres. Une fortune, monsieur.

« Ah, la colonne a du bon pour moi ! Seulement, il y a le risque. Souvent, au retour, sur la route, les salopards tirent sur mes camions. Je fais le coup de feu. Mais comment voulez-vous que je me défende avec un mousqueton ? J’ai donc demandé au commandement de m’installer une mitrailleuse sur chacun de mes camions. La chose est à l’étude.

M. Robert touche sa boutonnière.

— Eh bien, monsieur vous n’allez pas me croire et pourtant je ne mens pas. Depuis quatre ans que je sers l’armée, on ne m’a pas donné ça !…

— De la patience, monsieur Robert !

— J’en ai, monsieur, j’en ai. Seulement il y a des jours où, sauf votre respect, je trouve qu’on se fout un peu de moi. Enfin, ce qui me console, c’est que, sous le rapport de l’argent, ma vie est faite. Avec ce que j’ai en banque, si je voulais vendre mes dix-huit maisons et mes prises de guerre, je réaliserais bien dans les sept à huit millions. Ce n’est pas gentil en quatre ans ?

« Mais vous comprenez bien que ce n’est pas au moment où il y a un coup de tabac que j’agirais comme ça. En somme, je dois tout à l’armée. C’est pourquoi j’attends que les affaires s’arrangent pour me retirer.

— En beauté.

— Dame, monsieur, on a le sentiment de son devoir.

— Sa conception de l’honneur.

— Bien sûr ! Que voulez-vous… on ne se refait pas. Et même, vous voyez que je continue à apporter des améliorations à mes services. Ce petit vieux qui dort avec sa scie entre les jambes, c’est mon menuisier. Je l’emmène à Bosraa pour qu’il aménage une salle spéciale destinée aux officiers. Jusqu’ici, ils étaient avec les hommes de troupe. Moi, je suis pour la hiérarchie ! »


Pourquoi, comment ai-je dit à M. Robert que l’hôtel de Derâa est un bouge infâme, une sentine et que jamais, jamais je n’y remettrai les pieds ? Je ne sais…

M. Robert m’a jeté un regard désolé.

— Ah ! monsieur ! Si j’avais su ! Vous pensez bien que je ne vous aurais pas laissé aller là ! Ce n’est pas un endroit pour vous ! Promettez-moi qu’à votre retour vous me ferez l’honneur d’accepter l’hospitalité dans ma maison…

Je ne suis pas repassé par Derâa…

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