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Partant pour la Syrie

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VI
L’affaire Sarrail

Sarrail !

Il suffit de lancer ce nom dans la conversation pour qu’immédiatement les esprits se passionnent, pour que les hommes les plus pondérés, les plus réfléchis perdent toute mesure, tout esprit critique, toute objectivité.

Pour prononcer le panégyrique de celui qu’ils appellent « le général républicain », les uns vont jusqu’à l’hyperbole. Les autres chargent le « bas politicien » de tous les péchés, lui attribuent les actions les plus viles, nient même ses qualités et les magnifiques services rendus par lui à la patrie.

Ainsi, lorsque, de 1894 à 1899, l’on citait les noms de Zola, de Picquart, de Pressensé, de Mirbeau, de Gohier et que, selon le camp auquel on appartenait, on tenait ces hommes pour héros ou pour traîtres.

On ne sait, à vrai dire, pourquoi Sarrail symbolise aux yeux des républicains de gauche, l’armée et l’esprit démocratiques. La Ligue des Droits de l’Homme l’a appelé à siéger au sein de son Comité central. Maints groupements cartellistes lui ont conféré une manière de présidence d’honneur. Et les antimilitaristes eux-mêmes ne sont pas très éloignés de le réclamer comme l’un des leurs.

Ce qui est proprement bouffon.

Aussi bouffon que si l’on apprenait demain que Mgr l’Archevêque de Paris est devenu libre-penseur ou M. Jean Hennessy président d’une ligue antialcoolique !

Car, enfin, personne n’est contraint au généralat.

Pour recevoir les étoiles, il faut avoir donné un certain nombre de gages d’orthodoxie et je ne sache point que l’églantine rouge s’épanouisse parmi les feuilles du chêne !

Les réactionnaires haïssent Sarrail. Ils lui reprochent son goût pour la politique. Ils l’accusent de sectarisme, d’anticléricalisme et, usant d’un argument-massue, affirment qu’il appartient à la franc-maçonnerie — ce qui, d’ailleurs, est inexact.

Qu’un incident grave auquel le nom de Sarrail est mêlé se produise ? Les esprits s’échauffent. Selon leur nuance et sans se donner le souci d’examiner les faits, les journaux dressent des réquisitoires contre ce diable d’homme ou entonnent son los.

L’affaire vient-elle devant le Parlement ?

Celui-ci n’est plus composé de juges, mais de partisans. De partisans également aveuglés, également empressés, les uns à défendre leur idole, à n’admettre point qu’on y porte une main sacrilège, les autres à ruiner le prestige de celui qui, durant la guerre, fut l’un des plus éminents chefs de notre armée.

Bien entendu, une telle passion, une telle certitude d’exprimer la vérité animent seulement ceux-là qui ne connaissent point Sarrail ou le connaissent mal et qui ne le virent pas à l’œuvre.

Les renseignés observent plus de réserve. Eux seuls pourraient s’exprimer avec quelque pertinence sur le général, eux seuls pourraient montrer les lumières et les ombres de cette figure. Mais comment se faire entendre parmi tant de déments, tant de sourds bien décidés à le rester ? Comment, enfin — et pourquoi ? — passer pour thuriféraire aux yeux des uns, pour contempteur aux yeux des autres ?

J’irai allègrement au-devant de ces deux risques et, me tournant d’abord du côté des adversaires du général — c’est, à peu de chose près, ceux de la République — je leur dirai :

— Il est possible que Sarrail ait un goût prononcé — trop prononcé pour la politique. Mais les autres généraux sont-ils tous tellement neutres ? Et n’est-ce pas nourrir une grande illusion que de prétendre qu’on ne fait pas de politique dans l’armée ?

— Sarrail est sectaire, dites-vous. Ne trouvent grâce devant lui que les radicaux-socialistes, les francs-maçons. C’est aux officiers de cette nuance qu’il réserve ses faveurs, accorde avancement et décorations. Les autres, il les moleste et les brime.

Légende ! A Salonique, où trois années durant, je fus témoin de l’œuvre de Sarrail, celui-ci, qui avait appelé à son état-major des hommes comme le duc de Mouchy, comme M. de Villemorin, qui, je le crois du moins sont assez bien-pensants à tous les points de vue, comme feu Laurent-Vibert, réclamé par l’Action française pour l’un des siens, ne molesta jamais un subordonné à l’occasion de ses opinions ou de ses croyances.

Jamais Sarrail ne s’opposa à aucune manifestation du culte. Il entretenait les relations les meilleures, les plus cordiales avec certains ecclésiastiques, notamment avec le R. P. Lobry, visiteur général des Lazaristes, l’un des hommes qu’il consultait le plus volontiers sur les affaires macédoniennes.

Comment, d’ailleurs, s’il eût été le farouche anticlérical que l’on dit, eût-il sollicité les bons offices d’un Ministre de l’Église Réformée lorsqu’il se remaria ?

Mais ce sont là arguments misérables pour combattre un soldat qui se peut prévaloir des états de service les plus éclatants, l’un des artisans de la Victoire de la Marne, l’organisateur de la Victoire de Macédoine, victoire que Clemenceau fit remporter par un autre afin de frustrer de sa gloire l’homme de Verdun et de Salonique qu’il haïssait — peut-être parce qu’est affligé d’un aussi détestable caractère que lui-même !…

Et c’est une chose, une des choses, que le Vieux Vendéen ne saurait pardonner !

Car enfin, malgré les attaques dont, en France, il était l’objet de la part d’adversaires qui, en pleine guerre, en pleine union sacrée, ne rougissaient point de mener contre lui la campagne la plus perfide, bien qu’on lui refusât des effectifs et nonobstant son armée décimée par le paludisme, Sarrail a tenu le coup pendant trois ans en Macédoine.

Ayant à faire face à d’innombrables problèmes, des ordres les plus divers, il les résolut en grand soldat, en parfait administrateur et ceux qui ont visité le camp retranché de Salonique doivent rendre hommage à son œuvre vraiment admirable.

Alors que d’autres chefs attendaient, en dormant, que la victoire leur fût apportée par quelque puissance surnaturelle, Sarrail travaillait inlassablement.

Il travaillait à son plan. Et quand celui-ci fut prêt, que toutes les dispositions en furent arrêtées, on rappela brutalement son auteur. On lui donna Guillaumat pour successeur, puis Franchet d’Espérey. Les lauriers étaient coupés. Il ne s’agissait plus que de les ramasser.

C’est une grande honte pour la République : Sarrail ne fut point nommé maréchal de France et, seul de tous les généraux ayant commandé devant l’ennemi, il ne défila point sous l’Arc de Triomphe le 14 juillet 1919.

Clemenceau avait assouvi sa haine.

— Mais vous aussi, dira-t-on, vous prononcez le panégyrique de Sarrail. Vous aussi, vous êtes un de ses thuriféraires.

Qu’on ne se hâte donc point de conclure ! J’ai écrit que, comme toutes les figures de premier plan, celle de Sarrail comporte lumières et ombres. On a vu les premières, voici les secondes :

J’admets que Sarrail, comme Clemenceau, est attaché aux principes de 89.

Mais Sarrail démocrate ? Sarrail réclamé par la démocratie et se réclamant d’elle ? Sarrail adopté, choyé, défendu par les organisations et les groupements démocratiques ?

Ah ! non.

Violent et brutal, ne souffrant aucune contradiction, ayant plus qu’homme vivant le goût de l’autorité, persuadé de détenir en toutes choses la vérité, brisant qui lui résiste, fût-il son meilleur ami et le plus dévoué, ingrat de surcroît, Sarrail n’est pas un démocrate.

C’est un tyran, un despote !

Quant à sa présence au Comité Central de la Ligue des Droits de l’Homme, elle me confond. Elle confond tous ceux qui furent mes camarades de l’armée d’Orient et qui rassemblent leurs souvenirs. Car, enfin, quel général fut moins accessible à la pitié que Sarrail ? Quel prononça autant d’arrêts de déportation dans les camps ? Quel ordonna autant de fusillades sans jugement ? Quel enfin, pour éviter que des pourvois en grâce ou en cassation pussent être introduits, fit hâter des exécutions prononcées par le Conseil de Guerre ?

Qu’il me suffise ici de rappeler, à l’intention des initiés, l’aventure de Thémistocle, Préfet de Police de Koritza d’Albanie, comparaissant devant le Conseil de Guerre de Salonique, dans la même semaine où il avait reçu la croix de guerre, condamné à mort à six heures du soir et fusillé le lendemain, à l’aube au camp de Zeitenlick.

Sarrail démocrate ! Sarrail membre du Comité central de la Ligue des Droits de l’Homme et demandant la suppression des Conseils de Guerre ! On croit rêver[4].

[4] Il eut le dessein de fonder à Beyrouth une section de la Ligue des Droits de l’Homme. Un républicain de gauche, militant sincère, de la plus grande conscience et d’une parfaite probité, à qui il s’ouvrit de son projet lui dit :

— Mon général, vous n’en ferez pas partie ?

— Et pourquoi ?

— Parce que vous devriez être exclu de la Ligue non seulement comme membre du comité central, mais comme simple adhérent, N’avez-vous pas retiré aux Français de Syrie la liberté de réunion dont ils ont toujours joui et que tous vos prédécesseurs ont respectée ? N’avez-vous pas supprimé la liberté de la presse ?

Sarrail n’insista pas.

Il se peut qu’aux heures de non-activité, d’inaction, il tienne les mêmes discours que ses amis politiques, écrive de la même encre que celle dont ils usent. Mais, lui donne-t-on un nouveau commandement ? Lui accorde-t-on une autorité sans contrôle ? Il redevient Sarrail, c’est-à-dire un Galiffet — un Galiffet sans la fantaisie.

*
*  *

Depuis que je suis en Syrie, que j’essaie de m’informer de mon mieux de la situation politique et militaire, que je m’entretiens chaque jour avec de nombreux Syriens de toutes les confessions et quantité de Français appartenant à tous les partis, le nom de Sarrail est revenu sans cesse dans les propos qui m’ont été tenus.

Adversaires et partisans du général m’ont parlé de lui avec passion : ceux-ci, en petit nombre, pour le louer sans mesure ; ceux-là — ils représentent l’immense majorité — pour le rendre responsable de toutes les difficultés que nous avons rencontrées ici.

J’ai écouté les uns et les autres. J’ai confronté les affirmations, vérifié les faits et je dois assez bien situer la question en rapportant deux phrases qui, entre tant d’autres, me frappèrent.

La première fut prononcée par un officier qui est mon ami depuis de longues années. Il aime et admire Sarrail. Il l’a servi avec dévouement en France, en Macédoine, en Syrie. Il lui est resté inébranlablement fidèle pendant les heures de disgrâce.

— Quand j’ai appris, m’a-t-il dit, que le gouvernement envoyait Sarrail ici, j’ai pensé qu’il commettait une faute grave. Parce que je connais ce pays si plein de surprises et de pièges, ce pays où l’élément religieux chrétien, à qui Gouraud et Weygand donnèrent tant de gages, est puissant, actif et jaloux de ses prérogatives, j’ai dit : « Faire venir le Patron en Syrie, c’est vouloir qu’il s’y casse les reins. Il n’a rien pour y réussir. Il a tout pour y échouer. Tout, notamment son passé de libre-penseur. »

Voici la seconde phrase :

— Monsieur, m’a confié un fonctionnaire, je fus élevé chez les Jésuites. Mes parents, mes amis, et moi-même, sommes les adversaires politiques de Sarrail. Eh bien, lorsque j’ai vu quels procédés on employait pour le « torpiller », j’ai compris l’affaire Dreyfus !

Donc, tel partisan de Sarrail, exprimant non seulement son opinion, mais celle d’un grand nombre de ses camarades, estime qu’on se trompa en envoyant « le Patron » dans le Levant.

Donc tel adversaire, que l’esprit de parti n’aveugle point, déclare que le général fut victime d’une machination !

Pour autant qu’on se puisse flatter de découvrir la vérité, aux lieux où Renan apprit qu’elle diffère de l’erreur par des nuances aussi indiscernables que celles du cou de la colombe, on peut admettre qu’elle se dégage des deux phrases que je viens de citer.

*
*  *

Pourquoi fut-ce une bévue de nommer Sarrail Haut-Commissaire en Syrie ? D’abord parce que, de l’avis unanime, on considère que Weygand, excellent soldat, intelligent et pondéré, n’ayant commis d’autres fautes que celles reprochées à ses prédécesseurs, et que peut-être ses successeurs n’éviteront pas, rien ne justifiait son rappel.

Mais il y a plus. La réputation de Sarrail le précède ou qu’il aille. Elle ameute partout contre lui les milieux que vous savez. Connaissant Beyrouth, n’ignorant point combien l’élément religieux chrétien y est turbulent, et enclin à faire de la politique, on eût dû comprendre qu’inévitablement l’arrivée du général provoquerait des incidents.

Et puis, ce chef éminent est très éloigné d’être le politicien qu’il se croit. La diplomatie n’est vraiment pas son fort ! Tout d’une pièce, il manque de souplesse. Timide, médiocrement doué pour la discussion, il est porté à la violence et nul plus que lui n’ignore par quelle voie on peut revenir sur une erreur !

Enfin, partout où il passa, c’est un fait indéniable, « il eut des histoires ».

Lorsque, chez les chrétiens et surtout chez les ecclésiastiques, on apprit le rappel de Weygand et le nom de son successeur, en considéra la nomination de celui-ci comme une provocation et comme une calamité.

Quelques protestataires étaient sincères. La réputation que ses adversaires français avaient faite à Sarrail était venue jusqu’à eux. C’est de bonne foi, par conséquent, qu’ils résolurent de ne point collaborer avec celui en qui ils voyaient un farouche adversaire de leur foi.

Mais les autres, ceux pour qui la Croix n’est pas seulement un emblème religieux, mais une arme politique et guerrière, ceux qui, à force de démarches, d’intrigues, avaient fini par parler en maîtres au Grand Sérail, à installer des hommes à eux dans toute l’Administration, qui étaient devenus agressifs, intransigeants, réclamaient, exigeaient sans cesse des privilèges au nom des saintes traditions, aperçurent avec effroi et colère la fin de leur règne.

Ils se levèrent en masse pour combattre celui qui allait prétendre les soumettre à la loi commune, — c’est-à-dire les persécuter !

— Le malheur est arrivé, s’écriait le R. P. Remy, capucin, en se jetant dans les bras d’un du Paty de Clam, fonctionnaire au Petit-Sérail.

Alors, dût la France en être atteinte, on s’apprêta à lutter contre le sectaire, l’anticlérical, le pseudo franc-maçon Sarrail. On prépara les batteries pour le recevoir.

Et d’abord, on imposa aux enfants des écoles religieuses une minute de silence en signe de deuil.

Puis certain journal, organe des Jésuites, entra immédiatement en campagne.

Est-il vrai, comme on me l’affirma, qu’il reçut la forte somme d’une ligue présidée par le général de Castelnau pour faire la jolie besogne consistant à discréditer un soldat français aux yeux des populations qu’il allait administrer ? Je n’ai pu établir le fait. Mais avec quelle violence, ne reculant devant aucun procédé, il multiplia attaques et insinuations.

D’une autre feuille, maronite celle-là, où l’on put lire cette phrase qui sonne comme un ordre : « Le mandat doit s’appuyer sur la communauté maronite », prit aussi part à la furieuse offensive.

On fit l’appel des volontaires. Ils affluèrent. Des fonctionnaires du Haut-Commissariat, des officiers de terre et de mer se répandirent un peu partout en ville pour y colporter des calomnies sur la vie privée du général, lui prêter des actions que jamais il ne commit, raconter des anecdotes saloniciennes riches d’épisodes scandaleux.

Ah ! L’aventure de la princesse russe ! Ah ! les histoires d’infirmières ! Ah ! les orgies du Consulat de Bulgarie ! Comme tout Beyrouth s’en délecta !

On vit un chef de cabinet brûler publiquement le journal qui publiait la nouvelle de l’arrivée prochaine du Haut-Commissaire et l’on assista à ce spectacle dans les couloirs du Grand-Sérail où sont installés les Bureaux de l’État-Major :

Un lieutenant appartenant au service des renseignements, s’étant collé, en triangle, trois pains à cacheter sur le front (vous comprenez l’allusion), se promena une heure durant en multipliant des gestes empruntés au rituel maçonnique.

Citerai-je le nom de cet officier ? A quoi bon !

C’est dans cette atmosphère que débarqua le général. Quand, accompagné de Mme Sarrail et de ses deux enfants, il mit le pied sur le quai de Beyrouth, il était vaincu.

*
*  *

Se sachant peu désiré et prévoyant sans doute les attaques dont il allait être l’objet, fut-il du moins habile ? Adopta-t-il une attitude propre à lui conserver la sympathie de ses amis politiques, et lui attirer celle des neutres, à détruire certaines préventions ?

Point. Il fut cassant, provoquant, et lui, si dénué d’esprit, prétendit se montrer spirituel !

Dans l’heure qui suivit son arrivée, on lui présenta au Grand-Sérail tous les officiers de la garnison de Beyrouth. Il ne serra la main d’aucun et, prenant la parole, déclara sur ce ton amène qui lui est propre :

— Vous êtes beaucoup trop nombreux. Je vais procéder à d’énergiques compressions. Et, pour commencer, je donne l’ordre au général Naulin de prendre le premier bateau pour la France. (A ce moment, Mme Naulin ornait de fleurs la Résidence des Pins où Sarrail allait s’installer.)

« Maintenant, je voudrais vous inculquer un certain nombre de principes. Vous pouvez dire du mal de moi, mais que cela ne me revienne pas aux oreilles. Si vous avez une réclamation à présenter, je vous écouterai. Si je dis « non » je vous autorise à revenir. Si je dis encore « non » que je ne vous revoie pas !… Vous êtes ici pour servir la République. Rompez ! »

Les officiers rompirent, mais le ton sur lequel le nouveau chef venait de leur parler leur causa, on le conçoit, quelque surprise.

Quelques jours plus tard, Sarrail était reçu par l’« Union Française ». Il eut un mot aigre-doux pour chacun. A un médecin principal de l’Armée, directeur d’un hôpital fort important, il dit :

— Je vous connais !… Bon praticien, mauvais caractère.

Prenant la parole pour répondre à l’allocution du président, il déclara :

— Dans cette salle, il y a certainement des gens qui disent du mal de moi. A ceux-là je puis affirmer que je me moque de leurs appréciations.

Les Français à qui, en don de joyeux avènement, le Représentant de la République en Syrie adressait ces paroles, eurent-ils tout à fait tort de ne point les trouver du meilleur goût et de prétendre « qu’on les avait convoqués pour les faire engueuler ».

Autre réception. A la résidence d’Alep. Le général se tient debout sur le palier du grand escalier. Désignant les invités, et de la même voix qu’il prendrait pour commander la charge, il demande à son entourage :

— Y a-t-il des gens intéressants dans tout cela ?

Il passe la revue des boutonnières. Avisant un frère de la doctrine chrétienne qui porte le ruban vert et jaune, il l’interpelle :

— Où avez-vous attrapé ça ? J’ignorais que les religieux eussent droit à la Médaille Militaire.

— Aussi bien, mon général, n’est-ce pas en qualité de religieux que je l’ai gagnée, mais comme sergent mitrailleur, à Ourfa, en 1919.

A un chevalier de la Légion d’honneur :

— Et vous, c’est à titre militaire ?

— A titre civil, mon général.

— Ah ! que faisiez-vous donc dans le civil ?

— Sous-préfet des régions libérées où je dois avoir rendu quelques services.

— C’est possible, après tout !… Mais vous me paraissez bien jeune !…

Ce soir-là, les Français qui venaient saluer le Haut-Commissaire et que ces dialogues sur l’escalier avaient édifiés firent demi-tour.

Le lendemain, Sarrail était à Alexandrette. Le Président de la Chambre de Commerce offrit de lui faire visiter le port.

— Nous avons un certain nombre de souhaits à formuler, dit-il.

— Je ne veux pas que vous m’embêtiez avec vos histoires. Vous êtes des mercantis. Et les mercantis, je suis venu en Syrie pour les supprimer.

Je laisse à penser l’effet que produisirent ces boutades, ces gentillesses renouvelées de celles du Père Ubu et comment les adversaires de Sarrail les exploitèrent contre lui.


Pourtant, sur l’ordre d’un chef d’orchestre invisible, les hostilités furent suspendues.

On voulait mettre Sarrail à l’épreuve, savoir si, vraiment, il aurait le front de se comporter en libre-penseur dans un pays où Weygand lui-même qui, pourtant, ne peut être suspecté de tiédeur religieuse, s’écria un jour en parlant des jésuites : « Je suis las de leur tyrannie. »

On lui offrit les honneurs liturgiques. Il les refusa. C’était son droit. On le convia à des cérémonies dans des écoles confessionnelles. Il les éluda. C’était aussi son droit.

On l’avait attendu là. Il devenait évident que le « Général Rouge » ne faillirait point à ses principes. La trêve prit fin.

Les journaux des Jésuites et des Maronites publièrent articles et échos d’une insigne malveillance. Des lettres, des pétitions, des télégrammes furent adressés au président du Conseil et au président de la République, pour réclamer le rappel du Haut-Commissaire.

Des réunions clandestines se tinrent de nuit entre fonctionnaires et officiers. Chacun y apportait les renseignements, les petits papiers qu’il avait pu se procurer à l’occasion de ses fonctions. Et l’on rédigeait en collaboration des articles destinés aux journaux parisiens anticartellistes.

On souhaitait ouvertement que Sarrail « ramasse une belle bûche ». Ce vœu, qui attestait tant de patriotisme, ne devait pas être formulé en vain : quelques mois plus tard, la révolte des Druses éclatait.

*
*  *

Que n’a-t-on dit, écrit, sur la révolte druse ?

Les ennemis français de Sarrail, saisissant avec l’empressement que l’on sait toutes occasions de le combattre, même en attentant à la vérité, ont voulu lui attribuer l’entière responsabilité d’une situation extrêmement grave et confuse, d’événements qui se fussent passés même s’il ne fût jamais venu en Syrie puisque, dès longtemps, ils étaient préparés.

Non par les Druses eux-mêmes. Mais par les adversaires du mandat qui se sont servis de Soltan-el-Attrache et de ses hommes comme de mercenaires.

Car la rébellion n’a pas le caractère national que lui prêtèrent les auteurs d’une polémique dont on ne saura jamais combien elle nous fit de mal et diminua notre prestige aux yeux des populations syriennes.

Elle n’est qu’un épisode de la grande lutte entreprise contre nous et dont j’ai longuement parlé.

Quand on a rapproché certaines informations, établi un synchronisme parfait entre tels faits (attaques de nos postes de la frontière hauranaise, incursions de bandes dans les jardins de Damas, troubles dans la région de Homs-Hama, destructions de voies ferrées) on ne saurait douter, en effet, que ces diverses actions font partie d’un plan d’ensemble mûrement élaboré et dont les auteurs confient l’exécution à tous les auxiliaires qu’ils se peuvent procurer.

Et quand on a constaté que les gens du Haurran ne nous font la guerre que grâce aux armes qui leur viennent de Transjordanie et de Palestine, on comprend que notre alliée, continuant à considérer les Druses comme ses fidèles clients, n’entend point les priver des moyens de tuer nos soldats[5].

[5] Ce sont, bien entendu, des fabricants européens : anglais, allemands — peut-être d’autres encore ! — qui fournissent armes et munitions à Soltan-el-Attrache.

Partis de plusieurs ports occidentaux, Hambourg notamment, de petits bâtiments vont aborder sur des côtes qu’ils savent non surveillées : en Tripolitaine, près de la frontière égyptienne et aussi dans le golfe Persique.

Débarquées sans encombre, les armes sont ensuite acheminées à dos de chameaux à travers les déserts jusqu’en Transjordanie. Elles sont vendues à des trafiquants indigènes qui les cèdent à leur tour aux Druses.

Et tout le monde trouve son compte dans cet honnête commerce qui ne pourrait évidemment s’exercer sans certaines complicités…

Carbillet au Djebel

En dehors des militaires, combien de Français sont allés jusqu’à Soueïda-la-Noire ? Combien avaient entendu parler des Druses avant la défaite qu’ils infligèrent au général Michaud ?

Sur un massif[6] montagneux, tourmenté, volcanique, difficilement accessible, limité à l’est par le désert de Syrie et à l’ouest par la frontière de Transjordanie, vit une population primitive de pasteurs et de cultivateurs qui, au douzième siècle, se séparant de l’Islam, devinrent les sectateurs d’une religion singulière dont le fond est la métempsychose et dont on assure que nul chrétien, nul musulman, nul juif, n’a réussi, jusqu’ici, à pénétrer les arcanes.

[6] C’est le Haôuran qu’Ézéchiel donne comme frontière nord-est au pays partagé entre les douze tribus d’Israël (XLVII-18). Ce massif porte sur les cartes modernes le nom de Djebel Hauran ou Djebel Druse.

Sobres et travailleurs, mais fanatiques, les Druses haïssent tous ceux qui ne partagent point leurs croyances et contre lesquels, au cours des siècles, ils n’ont cessé de lutter de façon sauvage.

Jamais, lorsqu’ils étaient sujets de l’Empire ottoman, ils ne se sont soumis au joug des Turcs et, pour avoir raison d’eux, ceux-ci durent, à plusieurs reprises, ravager le pays, détruire les villages, exterminer les habitants, pendre en masse les notables[7]. Et toujours l’insurrection renaissait.

[7] En 1910, les Druses sollicitèrent l’aman seulement après que l’armée turque envoyée pour les réduire (10 régiments d’infanterie, 5 batteries dont quatre de montagne, 3 escadrons réguliers et de nombreux partisans) eut incendié plus de 150 villages, confisqué 30.000 armes, tué 6.000 combattants, pendu 30 chefs et traduit 80 autres en conseil de guerre !

En vérité, les Druses ne reconnaissent que l’autorité de leurs chefs religieux et celle des familles féodales. Encore celles-ci se déchirent entre elles et le Haouran est-il perpétuellement le théâtre de leurs luttes.

Quand l’Angleterre et la France se partagèrent les provinces détachées de l’Empire ottoman, le Haouran nous échut. Et, vraiment, lorsque, ayant consulté la carte, on constate que, pour nous laisser ce morceau, nos voisins donnèrent, à la frontière qui devait séparer notre domaine du leur, la forme d’une poche, d’une poche au fond de laquelle ils nous laissèrent les Druses dont, cependant, ils étaient les protecteurs depuis 1860, nous ne pouvons que leur savoir gré de leur générosité !

Dès qu’ils furent placés sous notre tutelle, les Druses nous créèrent des difficultés, comme ils en avaient créé aux Turcs, comme ils en créeront à toutes les autorités dont il leur faudra dépendre. Travaillés et largement pourvus d’or par nos adversaires de l’extérieur, convaincus par eux qu’ils seraient plus heureux, riches et puissants si le mandat sur la Syrie était exercé par l’Angleterre, les chefs féodaux organisèrent des troubles et, à plusieurs reprises, il fallut que nos troupes allassent réduire ces farouches montagnards.

Avant Sarrail, a-t-on écrit, le calme et la tranquillité régnaient chez les Druses.

Eh bien ! c’est une fable. Depuis que nous sommes en Syrie, nous n’avons cessé d’être obligés de multiplier les expéditions dans le Djebel ainsi que l’attestent les décrets des 13 avril et 27 octobre 1923 portant attribution de la médaille de Syrie aux militaires ayant pris part à diverses opérations.

Il serait hors de propos et fastidieux de donner ici le détail de ces répressions. Grâce à elles, tant bien que mal, nous parvînmes à ramener l’ordre dans le Haouran. Pour l’y maintenir, pour administrer ce pays si difficile, il fallait un homme énergique, actif, doué de qualités diverses et qui réussirait à calmer la turbulence des féodaux. Weygand y envoya certain capitaine Carbillet avec le titre de gouverneur.


Ah ! le singulier personnage ! Ah ! l’étonnante figure ! En dépit d’un physique qui, pourtant, paraît le mettre à l’abri de toutes les aventures et nonobstant un absolu dédain pour les soins qu’on doit accorder à sa guenille, Carbillet avait eu des aventures au Maroc.

Quelles ? Il suffit sans doute, pour qu’on en devine la nature, d’écrire qu’il est délicat de les définir et d’ajouter que celui qui en fut le héros usa, abusa, en ces occasions, de l’autorité que trois galons lui conféraient sur des légionnaires.

Mais, tel que le voici, Carbillet est un homme admirable. Je le dis sans ironie. Il se consacra avec passion, intelligence, générosité à la tâche qui lui était dévolue et qu’il remplit avec un parfait désintéressement[8].

[8] Jamais il ne consentit, bien qu’il fût pauvre, à toucher les indemnités afférentes à ses fonctions.

Il traça des routes, ouvrit des dispensaires, planta des arbres, construisit un aqueduc de dix-huit kilomètres pour amener à Soueïda l’eau de la montagne, réforma les finances, emplit les caisses de l’État, fit des fouilles, découvrit des trésors, fonda plusieurs musées lapidaires, créa des écoles. Et le Français qui parcourt aujourd’hui le Djebel et qui entend les petits Druses lui parler dans sa langue doit cette surprise, cette émotion à Carbillet !

Infatigable, doué d’une étonnante faculté de travail, s’étant donné tout entier à ce pays sur lequel, quand il en eut été éloigné, il devait écrire les lettres les plus belles, les plus émouvantes : « J’ai laissé mon cœur au Djebel, je l’aime comme ma seconde patrie. » Carbillet a tracé dans le Haouran une page lumineuse dont la France doit lui savoir gré.

Mais, le principal de sa mission ne consistait-il point à abattre la superbe, à ruiner les ambitions des seigneurs dont chacun revendiquait les prérogatives des émirs qui, jadis, régnaient sur la montagne ?

Carbillet fonça sur les maîtres du Djebel.

— Je suis une brute, dit-il de lui-même.

En vérité, il fut brutal. (Peut-être le fallait-il.) Il ne se soucia pas des privilèges anciens dont prétendait se prévaloir la caste féodale. Il voulut que celle-ci se soumît à la loi qu’il avait élaborée, aux règlements qu’il avait rédigés d’une plume militaire et auxquels il entendait que chacun obéît, sans discussion ni murmure, ainsi que l’exige le Règlement sur le service intérieur.

Il entreprit d’instaurer le régime démocratique dans le Djebel et ce fut une erreur. C’était vouloir qu’en quelques mois le peuple druse progressât d’un siècle et plus. Les féodaux à qui il eut tort de ne point témoigner ces égards extérieurs auxquels l’Oriental est d’autant plus sensible qu’il est moins évolué, et qui se sentaient humiliés qu’on leur eût donné pour maître — pour maître si dur ! — un officier subalterne, étaient prêts à participer aux entreprises des ennemis de la puissance mandataire.

Ceux-ci ne manquèrent point d’envoyer dans le Djebel des émissaires qui n’eurent pas grand’peine à décider ces mécontents à entrer en dissidence.

Il fallait une occasion. Elle se produisit. Carbillet avait droit à une permission. Il partit pour la France. Or le remplaça par le capitaine Renaud.

Le hasard qui donnait Renaud comme successeur intérimaire à Carbillet allait précipiter les événements. Il opérait un de ces rapprochements que nul auteur dramatique, nul romancier n’oserait se permettre tant il redouterait qu’on criât à l’invraisemblance.

Qui était donc ce Renaud ?

Un ancien officier du Maroc, naguère chargé d’instruire les affaires dont Carbillet avait été le héros. Carbillet n’avait pas de pire ennemi que l’homme qui allait occuper son poste.

Dès qu’il fut installé, Renaud prit le contre-pied de ce qu’avait fait Carbillet. Il détruisit ce qu’il put de son œuvre, inaugura une politique nouvelle, écouta avec complaisance ce qu’on vint lui raconter sur le maître si redouté lorsqu’il était présent et qu’on attaquait parce qu’il voguait vers la France. Peut-être même encouragea-t-il les féodaux à rédiger un cahier de revendications, d’accusations contre Carbillet et à l’aller présenter à Sarrail…

Les féodaux partirent pour Beyrouth.

Le rideau venait de se lever sur la tragédie.

Sarrail ne reçut point les délégués. Ce fut le prétexte que prirent nos ennemis pour déclencher leur attaque.

La Confidence de l’Émir

On m’avait dit :

— Il est un homme, en Syrie, qui pourrait, s’il le voulait, vous confier des choses bien intéressantes sur la révolte des Druses. C’est un Attrache, le propre cousin de Soltan, l’émir Saïd Fahrès-bey-el-Attrache. Ami de la France qu’il a toujours servie loyalement il a dû quitter Dibine, son village natal, au début de l’insurrection à laquelle il ne voulait point participer. Il vit, avec son fils, à Bosra-eski-Cham. Allez le voir.

« Homme sage et pondéré, il fut, de la part de Fayçal et de ses agents, l’objet de mille sollicitations qu’il repoussa, de mille tracasseries qu’il subit avec sérénité. Ni la prison, ni la spoliation de ses biens, ni les attentats dirigés contre lui n’eurent raison de sa fidélité à notre cause. Allez le voir.

« De Beyrouth à Bosra, en passant par Damas, vous ne mettrez guère que quatre ou cinq jours. »

L’évaluation était optimiste. J’ai dû consacrer une semaine à ce voyage. Qu’importe le temps, d’ailleurs, puisque me voici dans le Haouran, et si près de Soueïda-la-Noire que j’aperçois à l’œil nu ses jardins, ses maisons, sa citadelle.

L’Émir, prévenu de mon arrivée par le commandant militaire de Damas, a envoyé ses amis, les notables de Bosra, me chercher à la gare.

— Que le visiteur français soit le bienvenu autant qu’il a plu sur notre pays durant ces derniers jours !

C’est par ces paroles toutes bibliques qu’on me salue.

Je pense à la quantité d’eau tombée, depuis mon départ de Beyrouth, à l’immense lac boueux que j’ai dû traverser pour venir jusqu’ici. Et je me rends compte que le compliment n’est pas mince !

Montés sur de magnifiques chevaux aux harnachements brodés de laine, de soie, d’argent, d’or, ces hommes, dont la barbe et les longs cheveux flottant sur les épaules sont passés au henné, dont les mains paraissent gantées sous les tatouages, dont les paupières sont largement bleuies par le koheul et les joues rosies par le fard, se livrent en mon honneur à une ardente fantasia de l’autre côté de la voie.

Ils s’excitent en poussant de grands cris, puis reviennent au galop vers moi, qu’ils escortent au pas jusqu’à leur village situé à quelques centaines de mètres de la gare.

Comment dire la diversité et l’intensité des impressions ressenties durant cette marche ?

A chaque pas, je croise des hommes dont le visage est celui des Disciples et des Apôtres. Vingt fois je vois Jésus se dresser devant moi sous la coiffe bédouine, et vingt fois la Vierge, vêtue d’une longue robe de toile bleue, marchant à côté d’un petit âne chargé d’amphores.

Et puis, allant d’émotion en émotion, j’ai la surprise, en cheminant sous l’implacable pluie à travers les rues de cette pauvre ville, construite en lave noire, aux confins du désert, d’admirer des portiques pompeux, de fières colonnades aux chapiteaux corinthiens, un théâtre antique, des thermes, les ruines d’une mosquée édifiée par Omar et celle d’une église où Mahomet rencontra le moine chrétien Bahira qui l’initia à la vie mystique et fut, sinon l’auteur, du moins l’inspirateur du Coran.

Civilisation latine ! Christianisme ! Islam ! que de souvenirs !

Mais ce n’est pas de souvenirs, d’archéologie, d’histoire religieuse qu’il s’agit aujourd’hui, puisque c’est la guerre, puisque le canon tonne, puisque tout le long de la voie ferrée contournant le Djebel, j’ai pu voir nos soldats de France et d’Afrique, campés, prêts à l’action, sous le marabout, la guitoune, ou des abris construits, de leurs mains industrieuses, avec des pierres volcaniques ramassées dans la plaine et jointes, selon la mode du pays, avec de la terre gâchée…

Que suis-je venu chercher ici ? Une parcelle de vérité, s’il se peut, auprès d’un homme assez loyal pour que je lui accorde confiance, et dont on m’a affirmé qu’il est instruit des causes ayant amené ses frères à nous faire la guerre.

On me dit :

— L’Émir vous attend à la médafé[9].

[9] Maison commune.

J’arrive peu après devant une maison basse, construite en lave, à la porte de laquelle paraît un homme d’une cinquantaine d’années, aux fortes moustaches noires, portant sur sa robe la croix de la Légion d’honneur, et qu’accompagne un adolescent qui, à mon intention sans doute, s’est vêtu à l’Européenne : complet veston fantaisie, souliers vernis et mouchoir de soie !

Nous échangeons un salut avec l’Émir. Nos mains s’étreignent.

Il a un visage intelligent et réfléchi. Son regard est droit, son geste mesuré, son port digne.

Les cavaliers qui m’ont escorté sautent à terre. Nous pénétrons dans une grande et longue salle voûtée, sans fenêtre. Aussi, bien qu’il fasse grand jour au dehors, plusieurs lampes à pétrole sont-elles allumées.

Quel décor ! Imaginez une arcade de pierre noircie par les ans, murée au fond, qu’aucun meuble ne garnit et dont le sol est couvert de tapis.

Au centre, une fosse d’un mètre cube environ, pleine de braise en ignition et autour de quoi sont disposés des bouilloires de cuivre jaune, des mortiers de bois, des brûleurs, tous les ustensiles nécessaires à la préparation du café.

L’air glacé et la pluie m’ont transi. L’Émir me fait asseoir près du foyer, s’accroupit à mon côté, me sert le café de ses mains. Mes compagnons de tout à l’heure prennent place sur les matelas et les coussins disposés le long des parois de la salle. Bientôt, d’autres notables, vêtus de capes noires, blanches, rouannes, coiffés du voile maintenu sur la tête par le triple bourrelet, viennent les rejoindre. Ce sont les vieillards qui n’ont pu se rendre jusqu’à la gare. Tous ont de beaux visages de patriarches et leurs barbes sont d’argent comme celle de Booz. L’interprète me confie l’âge du doyen (quatre-vingt-huit ans) qui, arrivé si près du terme de sa vie, conserve encore la coquetterie de se faire les yeux !

Timidement, peureusement, des enfants que la présence d’un visiteur français intrigue fort pénètrent un à un dans la médafé. Ils sont bientôt plus de cinquante qui vont s’accroupir sur les tapis entre les pieds des hommes.

C’est une assistance bien nombreuse à mon gré. Encore que je ne regrette pas le spectacle qui m’est offert, j’aurais préféré voir l’Émir seul à seul.

Mais quoi ! C’est pour m’honorer qu’on a convoqué semblable assemblée. Me conformer aux traditions de mes hôtes est vraiment le moins que je puisse faire.

Je sais que maints discours vont être prononcés, que chacun des assistants va prendre la parole, me dire ce qu’il pense des événements actuels et de leur origine. C’est l’Orient ! Je suis prêt. Les harangues commencent.

Bien entendu, je reçois d’ardentes déclarations d’amour à l’adresse de ma patrie, et j’apprends que tous ces hommes faits, tous ces vieillards, tous ces enfants aussi attendent l’entrée de nos colonnes dans le Djebel. Ils l’attendent « comme la terre sèche attend l’eau du ciel ».

Que retenir de cette étrange confession collective ? Rien ou presque. Il n’en est pas de même de celle que l’Émir, m’accueillant dans sa maison, me fit le soir.

— On a dit, on a écrit que le capitaine Carbillet est cause de la révolte. C’est une légende. Cet officier qui, étant homme, ne manque certainement pas de défauts, a beaucoup fait pour mon pays qu’il aimait. Je le considère comme un excellent administrateur et comme le bienfaiteur du Djebel.

J’ai demandé :

— Comment expliquez-vous les plaintes formulées contre l’ancien gouverneur par les chefs druses, et singulièrement par les membres de votre famille ?

— Mes pairs reprochaient à Carbillet, dont l’administration était démocratique, d’avoir diminué leur influence personnelle et fait régner l’égalité dans la région.

« Tant qu’il fut à son poste, ils se courbèrent sous sa loi — peut-être un peu rude, à dire vrai. Mais, dès qu’il fut en permission, ils profitèrent de cette circonstance pour porter contre lui des accusations dont la plupart sont calomnieuses. C’est pour moi un devoir de le déclarer hautement à la Presse française, le jour que, pour la première fois de ma vie, je me trouve en sa présence.

L’Émir médita un assez long temps et poursuivit :

— Oui ! Les dissidents ont pris prétexte de l’administration de Carbillet et du fait que le général Sarrail refusa de les recevoir pour entrer en lutte contre la puissance mandataire. Mais ils y étaient décidés depuis longtemps.

« Deux mois avant la rébellion de Soltan, je fus avisé, par mes informateurs de Transjordanie, qu’un mouvement général contre la France était préparé sur la totalité des territoires commis à sa tutelle.

« J’en avertis immédiatement les autorités militaires de Damas. Elles ne tinrent aucun compte de ma communication[10].

[10] Comment ne pas s’étonner que nos services de renseignements n’aient pas fait état de l’information que leur donnait l’Émir Fahrès-bey-el-Attrache ? Et comment ne pas signaler que ce n’est pas la seule faute grave qu’on leur puisse reprocher ?

Le 10 décembre 1924, c’est-à-dire plus d’un an avant l’arrivée de Sarrail, ne recevaient-ils pas d’un de leurs agents, familier de Mustapha-el-Khalil, chef de bandes transjordaniennes, une confidence dont on trouve la trace dans leurs archives, mais que, sans doute, ils jugèrent négligeable puisque jamais ils ne la communiquèrent au commandement.

« J’avais assisté, déclara cet agent, à toutes les réunions qui se tinrent chez Mustapha en juin et juillet. Il avait à sa disposition plusieurs bandes dont une sous ses ordres directs.

« Le rôle de ces bandes était de jeter le trouble en Syrie. Il fut décidé que, dès leur entrée en action, les Druses se soulèveraient. Mustapha attaqua les Français vers Deraa. Il fit plusieurs opérations entre le 1er et le 10 août, puis attendit les renforts druses qu’on lui avait promis et que Soltan Attrache devait commander. Ils ne vinrent pas.

« Tout ce mouvement était organisé par Riza Pacha Rikabi. »

Qui est Riza Pacha Rikabi ?

Un ancien ministre de Fayçal actuellement premier ministre d’Abdhalah, roi de Transjordanie. Ennemi acharné de la France, en constantes relations avec le Comité syro-palestinien du Caire, disposant d’armes et de capitaux importants, on le trouve mêlé à tous les mouvements dirigés contre nous par les Arabes fanatiques de Damas et les Druses.

« Or, mon renseignement était sérieux, puisque, en octobre, à quelques jours d’intervalle, les événements du Djebel se produisaient ; puisque, à Hama, ville distante de Soueïda d’environ 500 kilomètres, et administrée par un officier d’élite, le commandant Coustillières, contre qui nul ne formula jamais de critiques, les musulmans fanatiques se soulevaient ; puisque, enfin, les bandes pillardes pénétraient dans Damas.

« Que l’on ne parle pas de coïncidences. Ces trois incendies n’éclatèrent pas spontanément.

« Des Damascènes, des Transjordaniens, des Syriens d’Égypte, encouragés, dans la sourde lutte qu’ils soutiennent contre votre pays, par les agents de la grande puissance étrangère que vous savez, les ont allumés. »

La Révolte druse

Sarrail a refusé de recevoir les délégués druses. Et même, il a fait arrêter plusieurs d’entre eux pour les envoyer en résidence forcée à Palmyre[11].

[11] Qui étaient ces délégués que, reprenant un passage d’une lettre de l’Émir Fouad Arslann, l’Écho de Paris présentait en ces termes à ses lecteurs : « Ils étaient quarante chefs et des plus grands, sauf le Sultan Pacha-el-Attrache qui n’accompagnait pas la délégation… Ce sont les amis de la France qui représentent l’élite de leur pays. »

Voici : sur ces quarante délégués qui, d’ailleurs, n’étaient que de trente et un, six seulement appartenaient au Conseil Représentatif. Aucun des quatre chefs religieux ne les accompagnait. On remarquait dans leurs rangs deux des assassins d’un lieutenant français attiré en 1922 dans un guet-apens et massacré, en même temps que deux sous-officiers, par Soltan-el-Attrache et ses hommes, trois francophobes notoires mis en résidence forcée par les précédents Hauts-Commissaires, deux représentants du peuple non réélus aux élections prescrites par Weygand, un voleur et trois fonctionnaires ou officiers révoqués.

Peut-être admettra-t-on que Sarrail avait quelque raison de ne témoigner qu’une estime assez limitée à « ces hommes d’élite, à ces véritables amis de la France » et de donner l’ordre d’en arrêter quelques-uns pour les envoyer en résidence forcée à Palmyre, lorsqu’il lui fut rendu compte que ces messieurs commençaient à s’agiter.

S’il est regrettable que, pour faire procéder à cette opération, il ait cru devoir recourir à une feinte assez inélégante, c’est montrer beaucoup de naïveté que d’avancer, ainsi que l’écrit M. de Kérilis : « Ce guet-apens est sans précédent dans notre histoire coloniale et même dans notre histoire. »

Rassemblons, je vous prie, quelques-uns de nos souvenirs de guerre sur les Théâtres Extérieurs et n’insistons pas.

Soltan-el-Attrache, qui s’est bien gardé de venir à Beyrouth, car il accorde tous ses soins à préparer l’insurrection, entre en action avec ses bandes. La garnison française de Soueïda est assiégée dans la citadelle. Déprimés, malades, décimés par le feu de l’ennemi, nos soldats ne sont ravitaillés que par avions.

Il faut aller les délivrer.

Sarrail charge de cette mission le général Michaud.

Celui-ci va écrire, dans les annales de nos expéditions lointaines, une page aussi sombre que celle qui perpétue le souvenir du désastre de Lang-Son.


Officiers dont j’ai lu les rapports, les lettres, écouté les récits. Soldats qui exhalez votre colère, votre dégoût, votre honte par de si violentes, de si pathétiques imprécations lorsque vous évoquez vos camarades mutilés, saignés comme bêtes de boucherie, arrosés de pétrole et brûlés vifs par le Druse, parce que le chef sous les ordres de qui l’on vous avait placés ignorait son métier, vous ne comprendriez point qu’après vous avoir posé tant de questions, vous avoir écoutés avec tant d’émotion, pris tant de notes sous vos yeux, j’aie tu ce que j’appris de vous.

Et quoi qu’il m’en coûte, car, en dépit de certaines réserves, j’ai de l’admiration pour le soldat, que, trois années durant, je vis, en Macédoine, faire face à des difficultés sans nombre et les surmonter toutes, je suis bien forcé d’écrire que, en définitive, la responsabilité du désastre de Soueïda incombe à Sarrail.

Qui a chargé le général Michaud d’aller délivrer ceux des nôtres demeurés captifs et harcelés par l’ennemi dans la vieille citadelle de Soueïda ?

Sarrail ! Or, il ne devait pas ignorer que son subordonné était incapable de remplir cette mission et, pour parler tout à fait net, que rien, dans sa carrière, si heureuse, si rapide, ne l’avait préparé à se voir confier tel commandement, conférer tel honneur.

Sarrail connaît Michaud. Il sait qui est Michaud. Il sait qu’en 1915, quand lui, Sarrail, partit pour la Macédoine, où il allait succéder au vieux père Bailloud, il emmenait avec lui, parmi d’autres officiers, certain petit chef de bataillon de chasseurs à pied qu’il aimait entre tous pour sa grande insignifiance, son manque de caractère et dont, par la suite, il fit successivement un lieutenant-colonel, un colonel, un général, un chef d’état-major, un chef d’état-major général des armées alliées en Orient.

Magnifique avancement ! Magnifique surtout si l’on considère que celui qui en bénéficia ne quitta pas une seule fois son bureau, toujours si méticuleusement tenu en ordre, de Salonique.

Sarrail sait — et il n’est pas le seul ! — que Michaud possède tout juste les qualités qu’on est en droit de réclamer d’un officier d’administration à quatre galons, qu’il est particulièrement idoine à manier gomme, grattoir et sandaraque et, comme pas un, à mouler la bâtarde.

Oui, Michaud est apte à tout cela et même à corriger les fautes d’orthographe d’un rapport de gendarme, mais pas à faire la guerre !

— Pardon ! dira-t-on. Quand Sarrail fut relevé de son commandement en Orient, Michaud, se rendant compte qu’il n’avait plus ni grades ni décorations à récolter à Salonique, se fit rapatrier. On lui confia alors une division sur le front de France. Et il ne la conduisit pas si mal !

Certes, mais il s’agissait d’une division encadrée, placée en sous-verge, et dont le chef n’avait strictement qu’à exécuter les ordres qu’on lui donnait.

D’ailleurs, en France, Michaud avait conservé ses habitudes bureaucratiques, ses petites manies d’Orient. S’il ne portait point de manches de lustrine, il ne manquait jamais, quand il arrivait au travail, de placer avec beaucoup de soin, sur son képi, une housse pare-poussière et il continuait à user de deux plumes : une dont il se servait pour rédiger et l’autre, sensiblement plus grosse, qu’il utilisait pour calligraphier sa signature.

Ah ! Michaud, Michaud, quel guerrier vous faites, et comme Sarrail fut mal inspiré le jour que, voulant vous donner l’occasion d’un nouvel avancement, il vous permit (vous alliez exercer pour la première fois votre métier de chef) de vous élancer sur la route de Soueïda, où vous deviez tout perdre, tout, fors la vie…

Quelle responsabilité votre bienfaiteur obstiné assuma, ce jour-là, devant le pays !

Une responsabilité égale à celle du gouvernement qui fit de Sarrail un Haut-Commissaire en Syrie.

J’entends encore le chant de triomphe lancé alors par tout le chœur des partisans.

On avait réparé une grande injustice ! On avait donné au général républicain la compensation que, par d’éclatants services, il méritait. Le Régime s’était réhabilité !

Les hommes qui connaissaient Sarrail autrement que pour l’avoir entendu en réunions publiques étaient sûrs qu’il allait à un échec. Dans ce nouveau poste, comme dans tous ceux qu’il avait occupés, il « aurait des histoires ». Sa présence en Syrie serait l’occasion de tels incidents qu’il faudrait le rappeler. Cette aventure, dans laquelle des amis inconsidérés le lançaient, serait sa dernière aventure. Elle marquerait tristement la fin d’une carrière cahotée, riche de pages magnifiquement éclairées, obscurcie de quelques ombres, mais, somme toute, glorieuse !

Que n’a-t-on laissé Sarrail jouir en paix d’un repos bien gagné ? Que n’a-t-on maintenu Weygand en place ?

Certes, la révolte des Druses eût éclaté. Certes, un détachement des nôtres eût été vraisemblablement investi dans la citadelle de Soueïda. Mais ce n’est point Michaud qu’on eût envoyé pour le délivrer !

La Formation de la colonne Michaud

Pourquoi faut-il qu’arrivé au terme de mon enquête sur les causes qui amenèrent les douloureux évènements du mois d’août 1925 et sur ces événements eux-mêmes, il me faille conclure par un réquisitoire ?

Pourquoi faut-il qu’après avoir étudié tant de pièces officielles, lu tant de rapports et de lettres émanant d’officiers ayant fait partie de la colonne envoyée pour délivrer Soueïda je sois forcé d’écrire : le général Michaud a été inférieur à sa tâche. Il n’a pas su monter l’opération dont il était chargé. A aucun moment il n’a commandé sa colonne. C’est lui qui, par son insuffisance, son ignorance des conditions dans lesquelles doit se comporter un groupe mobile, est responsable du désordre qui régna parmi ses troupes et de leur défaite.

Au moment où celle-ci se dessina, il n’eut aucune des qualités : stoïcisme, calme, générosité qu’on peut attendre d’un chef malheureux. Et quand il eut échappé au désastre où tant de ses officiers, tant de ses hommes avaient péri, il ne songea qu’à faire porter à autrui la responsabilité de son échec.

— On m’avait donné un bâton pourri, aurait-il dit en parlant de la troupe placée sous ses ordres.

A-t-il vraiment prononcé ces mots ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’il s’est plaint avec amertume de ce que les moyens mis à sa disposition aient été insuffisants pour lui permettre de remplir sa mission.

Pourquoi l’a-t-il acceptée ?

Est-ce pour obéir à son chef et ceci, en dépit de ce principe militaire intangible, principe reconnu par Napoléon lui-même, que nul n’est tenu d’entreprendre une action s’il juge ne point disposer des moyens nécessaires pour la mener à bien ?

N’est-ce pas, au contraire, pour trouver une étoile sur la route de Soueïda, comme on le dit ouvertement dans toute l’armée du Levant, où l’on parle de la nervosité qu’il laissait paraître depuis qu’il avait entrevu l’éventualité d’un nouvel avancement ?

Au surplus, c’est le général Michaud lui-même qui forma sa colonne. Tout ce qu’on put prélever sans danger sur la totalité des forces françaises en Syrie lui fut confié.

Savez-vous, par exemple, ce qui restait d’artillerie en dehors de la zone des opérations ? On peut l’écrire aujourd’hui sans inconvénient : une batterie de 65 à Deir-ez-Zor, face au désert, et une demi-batterie de 75 à Alep !

Le général Michaud voulut de l’artillerie lourde ? On improvisa pour lui une batterie de 105. Un officier d’état-major lui ayant demandé à quoi il envisageait de l’employer, il répondit :

— A pilonner, Monsieur !

A pilonner quoi ? L’ennemi ne dispose point d’artillerie. Ses organisations défensives sont inexistantes. Il abandonne avant le combat la plupart de ses villages et ceux-ci, faits de blocs de pierres, de dalles basaltiques, sont pratiquement indestructibles, l’expérience l’a démontré.

A la rigueur, on pouvait utiliser la portée du 105 pour l’interdiction des points d’eau. Or c’est le seul emploi qui n’en a pas été fait !

Donc, le général Michaud disposait de tout ce qu’il avait été possible de lui donner.

— Mais, dira-t-on peut-être, en reprenant les accusations portées contre Sarrail, qui, « pour faire sa cour au Gouvernement », aurait renvoyé volontairement des unités en France, à qui la faute si l’armée du Levant était si pauvre ?

Qu’il me suffise, pour répondre à l’objection de citer la note de service du ministère de la Guerre (No 9625/1, 20 septembre 1924) prescrivant de ramener l’effectif de l’armée du Levant à un chiffre voisin de 20.000 hommes. L’aménagement des effectifs résultant de ces prescriptions devait être et fut réalisée à la date du 25 décembre 1924.

En résumé, les réductions prévues étaient effectuées au départ de Weygand. Mais en juin 1925, sur la demande du ministère, Sarrail envoyait au Maroc un bataillon de tirailleurs qui fut remplacé par un bataillon de chasseurs-mitrailleurs non instruits (bataillon Aujac)[12].

[12] C’est à cette unité de laquelle, encore qu’il l’ait nié par la suite, il connaissait la faiblesse, que le général Michaud confia la garde de son convoi, c’est-à-dire de la partie centrale, de la partie vitale, essentielle de la colonne, celle autour de laquelle tous les éléments composant celle-ci devaient se grouper.

Ayant obtenu tout le monde, tout le matériel qu’il voulait et même cette artillerie lourde qui ne devait lui servir de rien, le général Michaud enrichit sa colonne de nombreux impedimenta : caisses d’archives, de comptabilité, machines à écrire, etc. Dix-huit mulets transportaient les bagages du Q. G. !

Mais jamais Michaud n’inspecta ses troupes.

La première fois qu’il prit contact avec elles, ce fut à Ezraa, le 1er août, à la veille de l’action.

Il arrivait de Damas en avion.

Il réunit les officiers qui allaient combattre et les passa en revue. Deux d’entre eux ne portaient pas d’éperons. Il leur en fit l’observation avec aigreur et donna, pour le lendemain, l’ordre du départ.

Certains éléments venaient de rester deux jours sans pain et sans vin. De même, les Malgaches n’avaient pas touché de riz.

Le Désastre de Soueïda

Le général Michaud a donné l’ordre du départ. Le plus grand désordre règne. Tout le monde commande. Personne ne sait le rôle qu’il doit jouer.

Le général Michaud a donné l’ordre du départ, Mais il n’a oublié qu’une chose : faire avertir le commandant Aujac, chargé du convoi — du cœur même de la colonne.

Je lis dans une lettre poignante d’un rescapé :

« A l’heure où les premiers éléments s’ébranlaient, le bataillon Aujac n’était pas informé de ce que le jour J (premier jour de l’opération) était fixé. Les officiers étaient en pyjama. »

Il est bon de noter que le mot « convoi », le seul qui, plus tard, sera employé sur le terrain par tout le monde (général compris) ne figure même pas dans l’ordre d’opérations.

Dans ce document, il est fait seulement mention (ordre J, plus I, première partie, § XI) de la « réserve » dont le mouvement est réglé comme celui d’une unité de manœuvre et avec laquelle doit progresser le poste de commandement, ce qui, d’ailleurs, ne se produisit point puisque, jamais, le général Michaud ne marcha avec cette « réserve » et que, nouveau Soubise, il la perdit !

Si le commandant au groupe d’artillerie est un peu mieux renseigné que son camarade, il a été averti si tard qu’il n’a pas eu le temps matériel de faire préparer son convoi de munitions !

Le général Michaud a donné l’ordre du départ !

Dans le plan qu’il a conçu, tout est prévu comme s’il était question d’une opération genre prise de Douaumont, à exécuter sur le front français, contre un ennemi fixe, par une unité encadrée. Or, il s’agit de la manœuvre d’un groupe mobile, manœuvre classique, pratiquée depuis Bugeaud sur tous les territoires d’opérations extérieures !

Qu’importe ! L’ordre de mouvement contient cette indication évidemment précieuse :

« Se reporter aux articles de X à Y du règlement de manœuvre 2e partie et à l’exercice sur la carte de Montdidier. »

Vous marquez quelque surprise à voir mentionner le nom de Montdidier à l’occasion d’une opération dans le Djebel, contre les Druses ? Apprenez donc que, pendant tout l’hiver 1924-1925, les officiers de l’armée du Levant, appelés à combattre dans le désert et dans la montagne, durent, par l’ordre du général Michaud, se livrer au Kriegesspiel sur la carte de la Somme !

La colonne avance.

Au nord de la route, de nombreuses crêtes offrent à l’ennemi des abris efficaces situés à 1.500 mètres, à 1.000 mètres même de l’axe de marche. Aucune mesure de sécurité n’est prévue de ce côté où, pourtant, l’aviation signale des rassemblements et d’où partira, plus tard, l’attaque contre le convoi.

Un officier d’état-major signale cette lacune au général.

— Les autos-mitrailleuses se chargeront de ça, dit-il.

Et comme il est pressé, il accélère le mouvement.

Enfin, l’on arrive à la première étape : Bos-el-Hariri. Le général Michaud se sépare de ses troupes, de son état-major. Il laisse tout son monde au bivouac. Il monte en avion. Il va coucher à Ezraa.

C’est là que se trouve la base. La confusion règne dans l’organisation du ravitaillement. Le commandant de cette unité, qui ne figure même pas parmi les destinataires des ordres d’opérations, ne sait ce qu’il doit faire.

Le général Michaud, que, à ce moment, on peut comparer au grand Condé, dort.

Le lendemain, lorsque le jour paraît, les troupes voudraient bien recevoir des instructions. Les officiers tentent vainement de découvrir le commandant de la colonne. Or, vous le savez, il n’est pas avec son état-major, et, bien entendu, celui-ci ne peut se substituer au chef absent.

Où est-il, le chef que chacun réclame ?

Un peu partout. Sauf à sa place. On l’aperçoit, vers 8 heures, perdant vingt minutes à chercher lui-même des attelages pour six arabas qui en sont privées. Vers midi, sur un autre point de la route, il fait arrêter son auto pour ramasser une caisse d’obus.

En réalité, la colonne n’est pas commandée.

Elle s’ébranle. Le convoi ne démarre pas. On y envoie des agents de liaison pour lui ordonner de suivre. Mais on ne s’assure pas que l’ordre est exécuté. Et l’on commet cette faute impardonnable de poursuivre la marche en avant. Le soir, vers 17 heures, les éléments avancés arrivent en vue de Soueïda dont on voit la citadelle se profiler au loin sur le ciel. Et l’on se félicite du succès tactique remporté. La manœuvre élaborée sur la carte de Montdidier a pleinement réussi !

Oui, mais, à 18 heures, un officier d’état-major survient. Il rend compte de l’attaque du convoi !

— La situation est tragique, dit-il.

Le général dépêche le colonel Raynal à l’arrière pour y recueillir des renseignements, Puis il tente d’y aller lui-même. Tous deux reviennent, peu après, atterrés.

On dresse le bivouac dans une sorte de cuvette dont on ne prend même pas la peine de faire occuper les crêtes. L’issue vers Soueïda, c’est-à-dire vers l’objectif à atteindre, c’est-à-dire vers l’ennemi, n’est pas gardée.

« C’est miracle, écrit l’officier rescapé dont j’ai cité la lettre que, cette nuit-là, toute la colonne n’ait pas été massacrée au bivouac. »

Vers minuit, le général Michaud décide d’accorder aux troupes une journée de repos, le lendemain. Puis il décide de laisser une garnison à Mezraa et de marcher sur Soueïda. Puis il décide de continuer avec tout son monde sur Soueïda. Mais, vers cinq heures, il se ravise, tient un conseil de guerre avec ses officiers et décide qu’on retournera sur Ezraa.

Un ordre est rédigé dans ce sens (on oublie d’y mentionner l’artillerie) puis on rapporte cet ordre pour le remplacer par un autre qui ne comporte d’ailleurs aucune prescription de détail.

Des coups de feu éclatent. Un grand nombre d’hommes et d’animaux sont blessés.

Il eût fallu, à ce moment, monter une manœuvre et assurer le débouché du défilé dans lequel on allait engager la colonne. On chercherait en vain, dans l’ordre ci-dessus mentionné, et qui figure dans le journal de marche, la moindre idée de manœuvre.

Une fois encore, la colonne s’ébranle dans le plus grand désordre. La route est vite embouteillée. La fusillade de l’ennemi arrête nos éléments de flanc-garde qui refluent en désordre sur la route ainsi que les Syriens et les Malgaches du convoi. C’est la panique.

Je cite toujours la lettre de l’officier rescapé :

« Conducteurs du convoi et de l’artillerie coupent les sangles et les traits pour enfourcher les mulets, s’enfuir. Les Druses tirent sans relâche. Ils montent sur les autos, les incendient, mutilent et achèvent les blessés. Le commandant Soudois, le capitaine Faur, les lieutenants Pelloux, Pegulu, Bestagne, Tchervre, et beaucoup d’autres sont tués. »

Où est le général Michaud ?

Dans une auto-mitrailleuse qui le ramène à Ezraa sain et sauf.

Et sans doute parfaitement calme, puisque, quelques jours plus tard, il prend le soin de dresser de sa main, qu’il a belle, l’état de ce que, personnellement, il a perdu dans la bagarre et que, dans ce document, il n’omet de faire figurer ni un paquet de bougies, ni une douzaine de boîtes d’allumettes, ni, pour cent francs, une cantine que, dit-on, il a fait confectionner quelque temps auparavant, à titre gratuit, par un des services de l’armée.

Dommages de guerre !

Décidément, le général Michaud excelle à dresser le compte des siens[13].

[13] On peut même le considérer comme un professionnel de ces travaux d’écriture.

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Sarrail a eu entre les mains les documents dont je me suis servi pour écrire ce qui précède. Il n’ignore rien des circonstances dans lesquelles se produisit le désastre du 3 août. Pourtant il s’irrite et tonne lorsqu’on ose, en sa présence, juger avec sévérité le vaincu de Soueïda. Il le couvre !

Il se solidarise avec Michaud.

Précisément parce qu’on ne l’assume pas volontiers dans le militaire, où la tradition exige que, par ricochet, toute faute tactique, stratégique, administrative, retombe sur la tête du dernier muletier, cette attitude force le respect.

Mais — Sarrail le sait-il ? — ce n’est pas ainsi que les soldats et les officiers de son ancienne armée espéraient le voir agir.

Conscients d’avoir été menés au combat par un chef dont le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’il fut insuffisant, ils estimaient que ce chef devait être déféré au Conseil de guerre et que si, par esprit de solidarité, ses pairs l’acquittaient, sa mise d’office à la retraite s’imposait.

Ainsi eût-il enfin été placé dans l’heureuse impuissance de nuire.

Ils attendaient que Sarrail prît l’initiative de demander lui-même des sanctions contre son subordonné.

Je ne saurais dire quelle fut leur douleur lorsqu’ils apprirent que Sarrail entendait couvrir Michaud, ni quelle fut leur indignation quand la nouvelle leur parvint que Michaud venait de recevoir un commandement.

— Le Patron n’a pas fait son devoir envers l’armée du Levant, m’ont dit maints officiers qui servirent sous lui à Verdun, en Albanie, en Macédoine, en Syrie.

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Et maintenant, il me reste à poser quelques questions :

Est-il vrai que le général Michaud excipe du fait que, par une omission du troisième bureau de l’état-major de Beyrouth, la transmission manuscrite du rapport Aujac n’a pas été enregistrée, pour prétendre que cette pièce ne lui est jamais parvenue ?

Est-il vrai qu’étant donné l’importance du document et l’urgence qu’il y avait à ce qu’il parvînt au commandant de colonne, un officier d’état-major[14], partant pour Damas, se le vit confier avec mission de le remettre aux mains du général ?

[14] Capitaine Georges Picot.

Cette mission fut-elle remplie ?

Si non, pourquoi ?

Y eut-il volonté, accident ou oubli ?

Est-il vrai que le général Michaud affirme n’avoir appris qu’après coup, c’est-à-dire sur le terrain, l’insuffisance combative des troupes constituant le bataillon Aujac ?

Est-il vrai qu’à Damas, dans la soirée du 29 juillet, au cours d’une réunion des officiers supérieurs et des chefs de service, le commandant Aujac répéta verbalement les termes de son rapport et qu’alors le général Michaud prononça ces mots : « Ne vous faites nul souci, votre unité n’aura pas à intervenir » ?

— Est-il vrai ?…

Mais à quoi bon allonger ce questionnaire ?

Concluons par cette phrase qui est sur les lèvres de tous les officiers et soldats du Levant dont les camarades sont tombés sur la route de Soueïda :

« Une enquête sur le rôle du général Michaud s’impose, c’est seulement lorsqu’elle sera ordonnée que nous retrouverons notre tranquillité d’esprit. »

Mais cette enquête devra être confiée à une Commission composée de civils, et ayant pleins pouvoirs pour se faire ouvrir les dossiers, tous les dossiers, procéder à tous les interrogatoires[15].

[15] L’enquête réclamée, avec tant de naïveté par l’armée du Levant, ne fut pas ordonnée. Le général Michaud, on l’a vu, reçut un nouvel avancement !

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