Relation d'un voyage dans la Marmarique, la Cyrénaïque, et les oasis d'Audjelah et de Maradèh
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VOYAGE
DANS
LA MARMARIQUE ET LA CYRÉNAÏQUE.
IMPRIMERIE DE FIRMIN
DIDOT,
IMPRIMEUR DU ROI ET DE L’INSTITUT,
RUE JACOB, No 24.
RELATION
D’UN VOYAGE
DANS
LA MARMARIQUE, LA CYRÉNAÏQUE,
ET LES
OASIS D’AUDJELAH ET DE MARADÈH,
ACCOMPAGNÉE
DE CARTES GÉOGRAPHIQUES ET TOPOGRAPHIQUES,
ET DE PLANCHES
REPRÉSENTANT LES MONUMENTS DE CES
CONTRÉES.
Par M. J. R. Pacho.
Ouvrage publié sous les auspices de S. E. le Ministre de l’Intérieur.
Dédié au Roi.
PARIS.
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT PÈRE ET
FILS,
RUE JACOB, No 24.
MDCCCXXVII.
Au Roi.
Sire,
Parmi les contrées illustrées par d’antiques souvenirs, la Cyrénaïque, une des plus interessantes à connaître, restait néanmoins peu connue. La géographie et l’histoire demandaient dès long-tems un voyageur assez heureux, pour soulever le voile qui la dérobait à la curiosité européenne ; plusieurs l’avaient tenté, aucun n’y avait complétement réussi, j’osai à mon tour l’entreprendre. Sire, vous avez accueilli, avec votre royale et indulgente bienveillance, mes faibles travaux, et vous avez bien voulu leur accorder une brillante récompense, en agréant la Dédicace de l’ouvrage dans lequel j’ai réuni leurs résultats. Cette haute faveur est le plus puissant encouragement que j’aie pu ambitionner, et le gage le plus sûr du succès de mes efforts.
Daignez agréer, Sire, l’hommage de ma reconnaissance, et celui du profond respect avec lequel
Je suis,
Sire,
De Votre Majesté,
Le très-humble et très-obéissant Serviteur
et fidèle Sujet,
J. R. Pacho.
PREMIÈRE PARTIE.
MARMARIQUE.
CARTE
DE LA MARMARIQUE ET DE LA CYRÉNAÏQUE
COMPRENANT
les Oasis voisines de ces
Contrées ;
Dressée par M. J.R. PACHO, d’après ses
observations Astronomiques et ses Itinéraires,
et appuyée en plusieurs points, sur les Cartes et les observations
les plus récentes.
1826.
(T. grande : partie gauche, partie droite.)
NOTICE
SUR
LA VIE ET LES OUVRAGES
DE
M. PACHO ;
Par M. DE
LARENAUDIÈRE,
SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL DE LA COMMISSION CENTRALE
DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE.
Les dernières lignes du voyage dans la Cyrénaïque étaient tracées ; quelques jours encore, et M. Pacho allait jouir de toute sa gloire. Mais l’inflexible destin en avait autrement ordonné. Une mort déplorable dans l’âge où la mort est lointaine est venue tout à coup arrêter dans sa course ce voyageur accoutumé depuis long-temps à lutter contre les obstacles, à se roidir contre les difficultés et les mauvais jours. Il avait déja beaucoup fait pour captiver les suffrages de l’Europe éclairée, et son zèle promettait encore de nouvelles découvertes. Nous étions loin de nous attendre à faire précéder son premier ouvrage d’un tribut à sa mémoire.
Jean-Raimond Pacho naquit à Nice le 23 janvier 1794, de Joseph Pacho, négociant riche et estimé, dont les ancêtres étaient d’origine suisse. Orphelin à huit ans, dans l’âge où l’on a besoin des soins maternels et de la vigilante tendresse d’un père, il fut placé au collége de Tournon, département de l’Ardêche. Là, son goût pour le dessin et la botanique se développa tout à coup, et n’eut d’autre rival que son penchant pour la poésie. C’était d’assez mauvaises dispositions pour l’aride étude des lois à laquelle on le destinait. Le cours de droit qu’il suivit à Aix, en 1812, ne fut pas terminé ; il l’abandonna, en 1814, pour retourner dans sa patrie, où il recueillit la part qui lui revenait dans l’héritage de ses parents. Maître d’une fortune toute mobilière à cette époque de la vie où le soin de l’avenir n’occupe guère, où le besoin de conserver est le dernier de ceux qu’on éprouve, M. Pacho alla voyager en Italie et séjourna quelque temps à Turin. Ce voyage n’enrichit que son esprit, n’accrut que ses connaissances, et n’augmenta que son enthousiasme pour les beaux-arts et les monuments de l’antiquité. Sa fortune en souffrit. Il vint à Paris, en juillet 1817, dans le dessein de l’améliorer. Il crut que la peinture pouvait le conduire à l’aisance, et le genre d’Isabey fut celui qu’il adopta. Il s’essayait dans l’imitation périlleuse d’un grand modèle, lorsque son frère négociant à Alexandrie l’appela près de lui. Il s’y rendit avec toutes les illusions de l’espérance ; elles se dissipèrent promptement ; et, après une année de séjour sans résultat, il revint à Paris reprendre ses pinceaux. Quelques portraits faiblement payés, quelques articles de journaux moins lucratifs encore, étaient loin de suffire à son existence. Il s’inquiétait de son avenir lorsque son frère l’engagea à se rendre une seconde fois en Égypte. Il arriva au Caire le 12 février 1822. Pendant les premiers mois de son séjour, il s’occupa à dessiner quelques-uns des monuments de cette grande cité et des environs. Il soumit ses essais à M. Jumel, alors directeur d’une des filatures de coton du Pacha, qui s’engagea à lui fournir les fonds nécessaires pour explorer la Basse-Égypte. Il la parcourut depuis le mois de décembre 1822 jusqu’en avril 1823, époque à laquelle une disgrace essuyée par M. Jumel lui enleva les moyens de soutenir cette entreprise scientifique. Sa mort, arrivée peu de mois après, renversa toutes les espérances de M. Pacho, et l’obligea à garder en portefeuille un grand nombre de dessins, plus ou moins curieux, de sites, de monuments et d’objets d’histoire naturelle. A côté de ces stériles richesses, il languissait inoccupé et sans appui dans la ville du Caire ; les soucis de l’inaction, si puissants sur les imaginations ardentes, altéraient sa santé ; l’épuisement de ses forces amenait le découragement ; il allait y succomber, lorsqu’il eut le bonheur de rencontrer dans M. Célestin Guyenet du canton de Neuchatel en Suisse, fondateur et directeur de la manufacture d’indiennes du vice-roi, un protecteur et un ami. M. Pacho en lui peignant sa position précaire, l’intéressa vivement à ses projets d’exploration ; il obtint de ce négociant, ami des sciences, les fonds nécessaires pour continuer ses recherches et entreprendre le voyage des cinq Oasis. Parti du Caire le 17 novembre 1823, il visita successivement le Fayoum, les Oasis de Syouah, el Arachièh, et Faredghah. Il regretta que les circonstances ne lui permissent pas d’explorer trois villages isolés à quatre journées nord-ouest de Faredghah, qu’on lui annonçait comme devant renfermer de nombreuses ruines d’anciens édifices. Il revint de Faredghah à Syouah, à l’Oasis du Fayoum, au temple Keroum, puis se dirigea sur Béni-Hassan et Siout, et se rendit à Béni-Ali où il resta treize jours pour obtenir d’Hamed Bey, l’ancien Kiahya du Caire, quelques Arabes destinés à lui servir de guides. Il visita avec eux la vallée Ruinée ou des ruines, l’Oasis d’El Karghèh, Gainah, Boulac, Dakakim, Berys et leurs environs. Il revint sur ses pas, puis se porta à l’ouest et atteignit l’Oasis de Dhakel, en passant par Aïn Amour, Ballat et Themida ; il examina l’Ouadi El Gharb, qui contient neuf villages, et le Bahr Be-la-ma qui traverse l’Oasis. Il reprit la route du nord, qui le conduisit à Farafrah, puis à Siout, d’où il revint au Caire dans le courant d’août 1824. Cette exploration des Oasis de l’Égypte, résultat de neuf mois de peines et de fatigues, ne satisfit point l’active curiosité de M. Pacho. Depuis long-temps un projet d’une tout autre importance occupait sa pensée. Pendant son premier voyage à l’Oasis d’Ammon, les Arabes Aoulad-Aly l’avaient souvent entretenu du Djebel-Akhdar, nom moderne de la Pentapole Cyrénaïque. Les descriptions qu’ils lui firent de leur ancien domaine, de ses vertes collines, de la fraîcheur de ses sources et des merveilles de ses ruines ravit son imagination, et fit naître chez lui le plus vif désir d’explorer cette terre riche de vieux souvenirs et presque inconnue. Il fit part de son projet à M. Henry Salt, consul général d’Angleterre, qui, tout en ne lui laissant ignorer aucun des dangers qui l’attendaient dans cette périlleuse excursion, lui remit le programme de la société de géographie, relatif à un voyage dans la Cyrénaïque. Ce programme, fruit de la proposition de M. Alex. Barbié du Bocage, éclairait une partie des recherches de M. Pacho, comme il le dit lui-même. Son influence sur sa détermination fut décisive. Il traçait déja son itinéraire, lorsqu’il découvrit une difficulté de nature à modérer un peu les élans d’un premier enthousiasme. Il s’aperçut que le voyage serait fort cher et qu’il était sans argent. Ses démarches, pour s’en procurer, furent d’abord sans succès ; il obtint des éloges et rien de plus. Son inquiétude était grande ; elle fut heureusement de courte durée. M. Guyenet ne lui manqua pas, il fit tous les frais de l’entreprise avec ce désintéressement qui trouve plus d’approbateurs que d’imitateurs. Les consuls généraux de France et d’Angleterre, et même, ce qui est digne de remarque, celui des états Barbaresques, s’intéressèrent vivement au sort de ce voyage, et cherchèrent à en assurer le succès par des lettres de recommandation les plus pressantes. M. Müller, jeune orientaliste dont les connaissances dans la langue arabe avaient été déja fort utiles à M. Pacho dans les Oasis, et qui le servirent mieux encore dans la Cyrénaïque, voulut partager les périls et l’honneur de cette nouvelle exploration. Elle se présentait avec un attrait d’autant plus vif qu’elle avait en grande partie le caractère de la nouveauté. La Cyrénaïque n’avait pas encore été visitée dans son ensemble. Le Français Granger, sous la protection d’un chef de voleurs, avait pénétré jusqu’à Cyrène, et copié de nombreuses inscriptions antiques. Mais le récit de ses travaux avait disparu. Paul-Lucas et Bruce n’offrirent que des indications superficielles. Les notices recueillies et publiées par Della-Cella, se présentaient comme les premiers renseignements intéressants sur les monuments de l’ancienne Pentapole ; malheureusement le savant Italien ne les dessina pas, et ne soulevant qu’une partie du voile excita la curiosité sans la satisfaire entièrement. Le Père Pacifique avait ajouté peu de faits aux faits déja connus. Le général Minutoli s’était arrêté au pied du mont Catabathmus, et les grands travaux du capitaine Beechey, depuis Tripoli jusqu’à Derne, n’étaient pas alors connus. Le but de M. Pacho était d’examiner d’une manière complète toute la partie maritime comprise entre Alexandrie et les côtes de la grande Syrte. Nous allons essayer d’esquisser ici les principaux traits de cette longue exploration. Elle commence le 3 novembre 1824, par la vallée Maréotide, célèbre dans l’antiquité par ses vignobles. Le voyageur voit ensuite les ruines d’Abousir l’ancienne Taposiris, où il cherche en vain des vestiges de la Vieille-Égypte ; il s’arrête au château-fort de Lamaïd, construction des Sarrazins du moyen âge, de ceux qui se mesuraient avec les chevaliers de l’Occident. Il séjourne à Dresièh, visite les citernes de Djammernèh, et s’étonne de la solitude de ces lieux, jadis couverts de villages et d’habitants ; il franchit les collines de l’Akabah-El Soughaïer, premier échelon des hauteurs qui s’élèvent progressivement jusqu’aux montagnes de la Pentapole ; il aperçoit ici, pour la première fois, en grand nombre les tentes brunes des Arabes, et son pinceau trace le premier tableau général des mœurs de ces nomades. Il s’arrête aux ruines de Kassaba-Zarghah, puis au port de Berek, le célèbre Parætonium des anciens géographes, et l’entrepôt du commerce des Aoulad-Aly, avant qu’ils eussent cédé au génie entreprenant du vice-roi d’Égypte. Il traverse le retoutable Akabah-El-Soloum, gardé par des tribus indépendantes qui forcèrent le général Minutoli à s’arrêter au pied de ces hauteurs ; il parcourt le grand plateau de Za’rah et la célèbre et fertile vallée de Daphenèh, coupée de mille canaux et habitée par les Harâbi, guerriers courageux et cruels. Au sortir de l’Ouadi-El-Sedd, sa marche le conduit sur le rivage en face de l’île rocailleuse de Bomba, l’Aedonia de Scylax, voisine de la fameuse Platée d’Hérodote. L’aspect de l’Ouadi Temmimèh lui confirme la description que les anciens ont laissée d’Aziris. Après avoir franchi une lagune que forme le golfe de Bomba, il arrive sur les premiers échelons boisés des monts cyrénéens, et les Nubiens et les Égyptiens qui l’accompagnent, s’émerveillent de cette végétation si riche et si nouvelle pour leurs yeux habitués à la nudité du désert. Derne, tant désirée par les hommes de sa caravane et par lui-même, le reçoit enfin dans ses murs. Il y trouve d’abord un repos nécessaire, puis des contrariétés désespérantes. Il les surmonte, et reprend enfin sa route par le château de Zeïtoum, et les vallées profondes et pittoresques de Betkaât et de Tarakenet ; il se rend aux ruines de Massakhit (la ville des statues), ancien séjour des chrétiens. Il voit les débris imposants de Tammer, qui lui semblent les ruines mêmes du temple de Vénus, comme toutes celles de cette contrée lui indiquent qu’il se trouve dans l’un des cantons les plus florissants de la Pentapole. Il pénètre dans les grottes sepulcrales, et s’arrête sur le bord des réservoirs de Lameloudèh, peut-être l’ancienne Limniade. Il quitte le dromadaire pour le cheval de Barcah, et sur cette agile monture il se hasarde à parcourir les bords des sommités du plateau cyrénéen et les sentiers difficiles de ses pentes abruptes. Il va chercher les restes de Natroun, la ville de la mer des Arabes. Il reconnaît dans le Ras el Hal-al le célèbre Naustathmus de Strabon. Sans s’effrayer de la guerre qui règne alors entre les tribus de ces contrées, il multiplie ses recherches, il les poursuit dans la vallée des figuiers, séjour de paix et de bonheur, où l’attend l’accueil le plus hospitalier. Djaus, Téreth, Saffnèh, Ghernès le voient successivement explorer leurs sites agrestes et les restes d’une autre civilisation. Il fait halte au port de Sousa, aux ruines et aux grottes sépulcrales de Tolometa ou Ptolémaïs, de Tokrah ou Teuchira, et d’Adrianopolis ; il essaie de déterminer la position du jardin des Hespérides ; et, à la suite de cette intéressante excursion, il revient à Sousa, l’Apollonie de Strabon, l’ancien port de Cyrène. Il s’approche de la Grennah moderne, et se trouve enfin au milieu des ruines de la capitale de la Pentapole. Il les examine en détail, descend dans les tombeaux vides, dans les cavernes profondes, dessine les sarcophages et les bas-reliefs dégradés, les statues, les colonnes, les frises mutilées ; le désir de tout connaître le détermine à pénétrer dans l’aquéduc dont les eaux alimentaient jadis la fontaine d’Apollon, et dont les hyènes aujourd’hui gardent souvent l’entrée ; il cherche, à défaut de murailles conservées, dans le seul mouvement des ruines, le plan de Cyrène, sa forme et son étendue. Il l’exhume de ses décombres pour la montrer telle qu’elle fut aux jours de son orgueil. De retour à Ben-Ghazi, qui ne conserve plus rien de l’ancienne Bérénice, il descend au Sud, atteint Ladjedabiah, dépasse près de ce point les limites des terres fertiles, et s’enfonce dans le désert des Syrtes, ancienne patrie des Nasamons. Il entre dans l’Oasis de Maradèh, caché au milieu d’un labyrinthe de monticules de sables mouvants, et dont les eaux pures ou thermales, et la forêt de palmiers, font les délices du voyageur. Il visite Audjelah, Oasis plus stérile, dont l’aspect, la culture et les produits n’ont pas changé depuis les jours d’Hérodote, et à laquelle un destin bizarre a donné pour gouverneur un Français, qui suivit enfant l’expédition d’Égypte. Le voyageur n’oublie aucun des cantons habités dépendants de ces deux groupes ; il passe une troisième fois par l’Oasis d’Ammon, et revient au Caire, par la vallée du lac Natron. Il entre dans la capitale de l’Égypte, le 17 juillet 1825.
Une telle entreprise périlleuse et difficile ne peut être soutenue que par un vif amour de la science, et disons-le, par la légitime ambition des éloges des hommes éclairés. Ce sentiment naturel explique l’empressement que mit M. Pacho à réunir ses matériaux et à se rendre en France ; et la même année, qui l’avait vu sur les ruines de Cyrène, dans les sables du désert, et sous les tentes arabes, le vit au milieu de la capitale du monde civilisé. Il arriva à Paris, le 12 novembre 1825, et s’empressa de soumettre à la Société de géographie l’ensemble de ses travaux. Elle les fit examiner, et, sur le rapport de Malte-Brun, elle lui décerna le prix proposé. Cette honorable récompense avait été précédée des suffrages de l’Académie des inscriptions, accordés particulièrement à la partie archéologique du voyage. Cette compagnie avait pour interprète le savant M. Letronne. Les deux rapporteurs manifestèrent le vœu de la prompte publication du voyage de M. Pacho. Tous deux réclamèrent en sa faveur l’appui du gouvernement. Leurs voix furent entendues de quelques amis des sciences. M. le comte Chabrol de Volvic, préfet de la Seine, qui les protége comme un homme qui leur doit une partie de sa renommée, répondit à ce noble vœu, et MM. Firmin Didot se chargèrent avec empressement de cette publication dispendieuse. Elle parut sous les auspices de S. M., qui daigna en agréer la dédicace. L’ensemble de ce grand travail a été mis sous les yeux du public, et ce juge suprême a ratifié les décisions des Académies. Il a reconnu que le talent de l’observateur était de niveau avec la tâche qu’il s’était imposée, et digne de la célébrité des lieux parcourus. On a été frappé de l’importance des faits relatifs à la géographie physique et à la distribution des plantes, et, bien que ces faits soient peu nombreux, et n’embrassent pas toutes les localités, ils permettent déja de comparer la végétation de la Cyrénaïque avec celle des terres voisines ou des zones correspondantes. On suit avec un vif intérêt les détails topographiques et archéologiques nombreux, nouveaux et empreints du cachet de l’exactitude. Les dessins de ruines, les copies d’inscriptions antiques méritent les mêmes éloges. M. Pacho sait l’art de transporter son lecteur sur les sites mêmes, par des descriptions vivantes, et de l’initier aux mœurs des habitants, par des tableaux pleins de fraîcheur, de mouvement et de vérité. Tout ce qui tient à la géographie comparée décèle le savant consciencieux, lors même qu’il se trompe, et toujours l’implacable ennemi des systèmes. M. Pacho aime à peindre les masses, à grouper les objets analogues ou dissemblables, seul moyen de les faire bien connaître. Son style généralement nerveux et brillant, s’anime sous l’influence des lieux et des souvenirs. S’il manque quelquefois de souplesse, s’il n’a pas encore toute cette pureté classique, toute cette grace flexible, heureux présent de la nature, ou dernière conquête de l’étude, c’est que les travaux de l’érudition, auxquels M. Pacho soumettait comme par force sa poétique imagination, ne lui permettaient pas d’accorder d’assez longues heures aux méditations du littérateur. Difficile à l’excès, il traitait ses propres compositions avec une rigueur que les seuls gens de goût regardent comme un devoir ; et, bien qu’au début de sa carrière littéraire, on voyait déja son talent grandir avec rapidité. Depuis le jour de son arrivée à Paris, jusqu’au jour de sa mort, M. Pacho travailla sans relâche à la rédaction de son voyage. Vivant dans une retraite profonde, il consacrait toutes les heures du jour, et souvent celles de la nuit, à ce qu’il regardait comme son plus beau titre à l’estime du monde savant. Cette tension continuelle d’esprit, cet isolement complet de la société, cette absence de toute distraction, développèrent rapidement chez lui une misantropie d’autant plus funeste qu’elle se nourrissait à chaque instant de toutes les contrariétés inséparables d’une vie littéraire et d’une position incertaine. Le même M. Guyenet, qui avait fait les frais de ses voyages, lui continuait à Paris l’appui de ses moyens. Trop fier pour solliciter les dons du pouvoir, et se croyant en droit de les obtenir, M. Pacho s’indignait de n’être pas prévenu. Peut-être des récompenses, qui n’eussent pas été des faveurs, auraient-elles exercé une heureuse influence sur son moral, et triomphé de sa noire mélancolie. Il en vint bientôt à ce point déplorable de soupçonner la foi et l’attachement de ses amis, et d’en restreindre le cercle chaque jour. Il couvrait de nuages un avenir qui n’aurait eu rien d’inquiétant pour un tout autre caractère. En descendant en lui, il aurait vu qu’il n’avait besoin de personne pour assurer sa destinée. Toutefois, au milieu de laborieuses occupations, sa santé s’altérait, et le régime excitant qu’il avait adopté, en ranimant momentanément ses forces, le replongeait bientôt dans une faiblesse plus grande. Des pensées de mort vinrent enfin l’agiter. Celui qui écrit ces lignes eut quelquefois le bonheur de rendre des instants de calme à son esprit troublé. Mais le souvenir de telles consolations disparaissait rapidement, et le désespoir s’acharnait de nouveau sur sa victime. Dans cette lutte affreuse la raison de M. Pacho succomba. Il cessa de vivre, ou plutôt de souffrir, le 26 janvier 1829, à l’âge de 35 ans et trois jours.
Ce savant voyageur appartenait à la commission centrale de la Société de géographie. C’est là que sa perte, doublement sentie, devait inspirer de plus vifs regrets, ils n’ont pas manqué à sa mémoire. Une souscription proposée, et aussitôt remplie, a été destinée à élever sur sa tombe un modeste monument. Tous ceux qui ont vécu dans son intimité démêlaient facilement à travers quelques inégalités de caractère la bonté de son cœur, et son extrême obligeance. Les hommes du désert lui avaient fourni le modèle de l’homme indépendant, il avait bien profité à leur école. Toute réserve prudente lui semblait de la tyrannie, il la repoussait. Comme l’Arabe, dont il aimait les vertus, la reconnaissance était le seul pouvoir qui le rendit partial. Ce noble sentiment est empreint dans tous ses écrits. Quelques-uns d’entre eux n’ont pas vu le jour. Parmi ces derniers se trouve un tableau des tribus Nomades anciennes et modernes, dont il avait lu plusieurs fragments dans les séances générales de la Société de géographie. C’était son ouvrage de prédilection, celui qui lui souriait le plus. Ce qu’on en connaît a déja mérité de nombreux suffrages. Ils ont été donnés au caractère original de cette composition, à la nouveauté de ses points de vue, à la variété de ses détails, et surtout à l’alliance d’un style élégant et d’une consciencieuse érudition. M. Pacho laisse encore inédit le journal de son voyage dans les Oasis, ainsi qu’une collection de dessins recueillis sur les terres habitées du désert Lybique. Le travail de M. Pacho peut faire la matière d’une intéressante publication, et compléter l’ensemble des grands ouvrages qui nous ont fait connaître les monuments d’architecture de l’Égypte et des contrées environnantes.
AVANT-PROPOS.
Durant mon premier voyage à l’Oasis d’Ammon[1], les Arabes Aoulâd-Aly m’entretinrent souvent du Djebel-Akhdar, nom moderne de la Pentapole cyrénaïque. Les descriptions qu’ils me firent de leur ancien domaine[2], de ses vertes collines, de la fraîcheur de ses sources et du merveilleux de ses ruines, quoique je les supposasse exagérées, s’accordaient assez avec les traditions historiques et les récits des voyageurs, pour augmenter le désir que j’avais formé de parcourir cette contrée célèbre. Néanmoins, selon le plan que je m’étais fait, je voulus auparavant connaître les autres Oasis du désert libyque, et ce ne fut qu’à mon retour de Dakhel, que je songeai à mettre mon projet en exécution.
Ce nouveau voyage me parut d’autant plus attrayant, que, de toutes les personnes qui l’avaient entrepris, les unes ne l’avaient exécuté qu’en partie, et les autres y avaient complétement échoué.
En effet, vers l’an 1760, Granger, chirurgien français, connu par son voyage en Égypte, se rendit à Cyrène, conduit par un chef de voleurs, à qui il avait promis une haute récompense à son retour. Sous les seuls auspices de ce dangereux protecteur, l’intrépide voyageur put néanmoins visiter les ruines de Cyrène, et copier un grand nombre d’inscriptions. Mais ces peines, ces travaux devinrent infructueux ; le Mémoire de son voyage s’égara après être parvenu en France[3].
Je ne m’arrêterai point aux notions superficielles fournies sur ce pays par Paul Lucas et le fameux Bruce. En 1812, le pacha de Tripoli, voulant punir la révolte de son fils, gouverneur de Derne, envoya une armée dans cette province ; le médecin Cervelli accompagna cette expédition, et recueillit, en traversant la Pentapole, quelques notions intéressantes. Une seconde expédition du même pacha contre les Arabes de Barcah, faite en 1817, fournit à un autre Européen l’occasion de parcourir cette contrée ; M. Della Cella, personne fort instruite, publia la relation de son voyage, et eut la gloire d’avoir soulevé le premier une partie du voile qui nous dérobait Cyrène ; toutefois, ses nombreuses indications de monuments qu’il ne dessina point, ses aperçus ingénieux mais vagues, très-intéressants mais insuffisants, excitèrent bien plus qu’ils ne satisfirent la curiosité du monde savant[4].
Le voyage à Cyrène, fait en 1819 par le P. Pacifique, préfet apostolique à Tripoli, ajouta peu aux notions données par M. Della Cella. En général, ces voyageurs, dont la position personnelle avait limité les recherches, nous ont plutôt transmis leur admiration pour ce pays qu’ils ne nous l’ont fait connaître. Les monuments d’une contrée qui fut successivement occupée par des peuples de mœurs et d’origine différentes ne pouvaient être connus par de légères descriptions, il fallait les reproduire par le dessin ; les erreurs géologiques, de fausses notions accréditées, et surtout l’intérêt de la géographie, demandaient un long examen et des observations positives ; mais ce résultat exigeait une réunion d’hommes éclairés, et il allait être obtenu.
Le général Minutoli forma le projet, en 1820, de visiter complétement la Cyrénaïque et tous ses environs. Ce général était accompagné de savants et d’artistes qui assuraient à son entreprise des résultats de la plus haute importance. Malheureusement les vœux des amis de la science furent de nouveau déçus. A peine le général prussien fut-il arrivé au pied du mont Catabathmus, que, déplorant la perte de trois Européens parmi ceux qui l’avaient accompagné[5], et rebuté par les obstacles que lui opposèrent les Arabes, il se vit obligé de retourner à Alexandrie.
Tel était, à ma connaissance, l’état où se trouvaient les notions que l’on possédait sur la Cyrénaïque, lorsque je me proposai de contribuer à mon tour à en reculer les limites. Trop peu éclairé, je ne pouvais aspirer qu’à remplir une bien faible partie de la grande lacune laissée dans la connaissance des monuments, de l’histoire et de la géographie de cette contrée. Mais avec une volonté ferme d’opposer un examen réfléchi aux préventions de l’enthousiasme, et la patience aux obstacles, j’osai espérer que je parviendrais peut-être à jeter quelque lumière sur tant de faits laissés dans l’obscurité.
Avant mon départ, j’ignorais qu’un officier anglais, M. Beechey, eût exploré, en 1822, tout le littoral de la Pentapole libyque ; je ne l’appris qu’à Cyrène même, et j’ignore encore le résultat de ses travaux. Les talents distingués de M. Beechey m’étant particulièrement connus, j’aurais sans doute renoncé à mon projet, si j’eusse eu connaissance de son voyage. Toutefois je ne regrette point les peines que j’ai essuyées ; nos recherches pourront se compléter réciproquement, et seront surtout susceptibles d’offrir un avantage précieux pour le public, celui qui résulte du contrôle qu’il sera à même d’établir entre deux relations sur un pays aussi peu connu.
Affermi dans mon dessein, je le communiquai à M. Müller. Ce jeune Orientaliste, qui avait failli périr à Syouah, victime du fanatisme des habitants, désira néanmoins partager encore avec moi les chances de ce nouveau voyage ; ses connaissances dans la langue arabe m’avaient été très-utiles dans les Oasis, et elles le furent davantage dans la Cyrénaïque.
Plusieurs personnes voulurent bien s’intéresser au succès de mon entreprise.
M. C. Guyenet, habile mécanicien, résidant au Caire, m’offrit les dispositions les plus bienveillantes pour seconder l’exécution nécessairement très-dispendieuse de mon voyage.
M. Osman Nourreddin Effendi[6], qui propageait en Égypte les lumières qu’il avait acquises en Europe, s’intéressa vivement à mon projet, et il eut la bonté de le recommander à la protection du pacha.
Je trouvai chez les consuls-généraux de France et d’Angleterre ce zèle empressé à favoriser les entreprises hasardeuses pour lesquelles ils pouvaient m’offrir à-la-fois et l’exemple et d’utiles conseils. Ils essayèrent, par tous les moyens qui étaient en leur pouvoir, de me rendre plus praticable le rude sentier que j’allais suivre.
Eu égard aux démarches de M. Drovetti, j’obtins des lettres très-officieuses de Mohammed-el-Gharbi, personnage très-puissant dans la province de Ben-Ghazi, et consul-général des états barbaresques auprès du vice-roi d’Égypte.
M. Salt me recommanda avec chaleur à M. Waringhton, chargé d’affaires du roi d’Angleterre à Tripoli, et à M. Rossoni, vice-consul de la même puissance à Ben-Ghazi. Ce fut encore par les soins de M. Salt que j’eus connaissance d’un programme de la Société de Géographie de Paris, relatif à un voyage dans la Cyrénaïque : ce programme, fruit de la proposition de M. Alex. Barbié du Bocage[7], éclaira fort à propos une partie de mes recherches, et me fit même envisager l’espoir d’obtenir les suffrages de cette savante société.
Enfin, soutenu par l’appui de tant de personnes recommandables, j’entrai avec confiance dans la carrière que j’avais devant moi ; quelques dangers qu’elle présentât, j’ai eu le bonheur de les surmonter.
Guidé par les souvenirs de l’antiquité, j’espérais offrir au monde savant une abondante moisson de documents précieux ; j’espérais que le résultat de mes recherches parviendrait non seulement à intéresser les arts, mais à éclaircir quelques pages obscures de l’histoire. Le temps, le climat, et surtout la barbarie, ont en partie déçu mon attente : mais si je n’ai pu retracer les belles époques de Cyrène autonome, j’ai du moins essayé d’offrir l’image fidèle de ce qu’elle est de nos jours. J’ai eu l’avantage, n’importe par quelles chances, de séjourner long-temps dans la Pentapole, et j’ai pu mesurer, dessiner et décrire tout ce qui m’a paru digne d’intérêt.
C’est de la réunion de ces matériaux que se compose l’ouvrage que je livre au public : dire qu’il est le résultat des recherches d’un seul voyageur et de ses connaissances à peine élémentaires, c’est assez avouer sa faiblesse : cette faiblesse est d’autant plus grande qu’elle ne peut être rachetée, ni d’un côté, par ce haut degré d’intérêt que lui ont presque totalement enlevé et le temps et les hommes, ni de l’autre, par les prestiges du style qui peuvent faire valoir le sujet le moins important en le revêtant de formes agréables.
Ma relation est un canevas décousu dans lequel je passe brusquement d’un sujet à un autre, sans avoir mis entre eux d’autre accord que celui qui résulte des incidents fortuits de mon itinéraire. J’ai écrit comme j’ai voyagé : tantôt lisant, près d’une ruine, une page d’Hérodote ou de Strabon ; tantôt prenant un croquis ou herborisant, ou bien suivant avec un périple les contours de la côte, ou m’arrêtant dans une tente arabe.
Quant à la partie paléographique de cet ouvrage, quoique moins défectueuse peut-être que la première, elle lui ressemble néanmoins en ce qu’elle est inachevée. Dans l’intérêt d’une scrupuleuse fidélité, j’ai dressé moi-même les cartes géographiques et les plans, me faisant toutefois un plaisir de témoigner ma reconnaissance à M. le chevalier Lapie des conseils qu’il a bien voulu me donner. Mes autres dessins ne sont que des croquis ; mais ces croquis, je les crois fidèles ; la vérité du moins n’y a jamais été sacrifiée à des embellissements d’art et à l’effet pittoresque. Pris sur les lieux, à une très-grande échelle, ils ont été réduits avec pureté au format de la publication par un artiste distingué, M. Courtin. M. Adam fils, peintre avantageusement connu, les a ornés de figures que mon crayon inhabile n’avait indiquées que très-imparfaitement ; et M. Adam père a mis autant de soins que d’obligeance à les reproduire par son burin spirituel.
Que si, malgré toutes les imperfections de mes travaux, on les jugeait dignes de quelque attention, je devrais alors avouer que j’ai de grandes obligations à la protection que S. Exc. le Ministre de l’intérieur a bien voulu leur accorder pour en faciliter la publication. Dans cette même supposition, je ne pourrais passer sous silence l’appui que leur a offert M. le comte Chabrol de Volvic.
A ces encouragements je devrais joindre ceux que j’ai reçus de plusieurs de nos principaux savants.
J’ai trouvé chez M. Letronne, dont le nom seul rappelle la plus vaste érudition, ornée des dons brillants de l’esprit ; j’ai trouvé, dis-je, auprès de ce savant célèbre, appui, conseils et bienveillance. Ses doctes interprétations des inscriptions que contient cette relation, et les notes explicatives sur l’archéologie et l’histoire dont il l’enrichira[8], lui donneront, du moins sous ce rapport, un intérêt réel aux yeux des personnes instruites.
Que ne dois-je point aussi à MM. Champollion ! l’Europe connaît leurs importants ouvrages ; elle applaudit à cette haute découverte qui a pu dérober aux ruines de Thèbes et de Memphis les secrets si long-temps impénétrables des âges antiques : mais peu de personnes connaissent autant que moi leur caractère affable, et cette généreuse sollicitude qui prend sa source dans l’amour de la science et s’étend jusqu’à ceux qui ne lui rendent que de faibles services. Il est aussi flatteur qu’agréable pour moi de dire que, malgré les secours du ministère et les honorables rapports des académies, si mes travaux ne sont point restés enfouis dans un portefeuille, je dois cet avantage, en majeure partie, au savant auteur des Lagides. Grace à ses obligeantes démarches, à ses pressantes recommandations, M. A. Firmin Didot a consenti, dans le seul intérêt des arts qu’il cultive et propage à-la-fois, à se charger d’une publication très-dispendieuse.
Je m’honore de même des obligations que j’ai envers M. Eyriès. Ce profond et modeste géographe, par une inappréciable bonté, a bien voulu interrompre souvent ses doctes travaux pour faciliter mes essais, tant en m’indiquant des sources à consulter, qu’en m’expliquant des auteurs écrits en des langues modernes qui me sont étrangères.
Cette relation contient plusieurs inscriptions arabes traduites par M. A. Jaubert : ces services ne sont point les seuls que je dois à ce savant Orientaliste : ses utiles conseils sur tout ce qui concerne la langue arabe auraient amélioré mon ouvrage, si j’avais su en profiter.
Lecteur, si je me suis autant étendu sur des détails qui me sont personnels, vous ne vous tromperez point sur mon intention ; vous ne croirez point que j’aie voulu attacher à mes excursions une importance dont le premier je reconnaîtrais le peu de fondement ; mais j’ai dû d’abord offrir un tribut de gratitude aux personnes qui ont bien voulu aider à l’exécution de mon entreprise ; quel que soit le jugement que vous portiez sur son résultat, ce jugement peut annuler mon faible mérite, mais il ne saurait influer sur les devoirs de ma reconnaissance. Ensuite, autorisé par ma propre expérience, et pénétré de respect pour ces hommes éminents chez qui l’on trouve, dans le plus grand savoir la plus grande indulgence, et dans la plus haute célébrité l’appui le plus généreux ; j’ai désiré les signaler à ceux qui se dévouent isolément à la carrière pénible des voyages ; à cette carrière dans laquelle, luttant sans cesse contre les fatigues et les souffrances, on succomberait bientôt, si l’on n’était soutenu par l’imagination, et si l’imagination ne l’était elle-même par l’amour pur et désintéressé de la vérité.
[1]D’après l’accueil que l’on fera à mon ouvrage sur la Cyrénaïque, j’en publierai un second, sur les cinq Oasis de l’Égypte ; résultat de neuf mois de peines et de fatigues dans le désert libyque.
Le jugement favorable porté sur la partie paléographique de ce second ouvrage par un célèbre archéologue, par un savant, ami sincère et défenseur généreux de la vérité, par M. Letronne, en un mot ; ce jugement, publié en plusieurs occasions et sous diverses formes (voyez Journal des Savants, mars 1826 ; Bullet. des Scienc. histor., avril et novembre même année), prouve du moins mon exactitude scrupuleuse dans cette branche de mes recherches.
Quelque obscur que soit un pareil mérite, toutefois, si l’on songe à l’importance du sujet et au théâtre de l’exploration, il est susceptible d’acquérir de l’intérêt. J’ajouterai que, fruit de la persévérance, ce faible mérite ne peut l’être aussi que de cette époque de la vie où l’on a l’avantage de réunir la force physique à la force morale ; âge heureux de ces stimulantes illusions que la froide expérience décolore bientôt et dissipe sans retour.
[2]Les Aoulâd-Aly, avant d’être soumis par Mohammed-Aly, occupaient la majeure partie du Djebel-Akhdar, désert verdoyant, ainsi nommé à cause de sa belle végétation, comparée à l’aridité des lieux qui l’entourent.
[3]Hist. de l’Acad. des Inscript. t. XXXVII, p. 389.
[4]Viag. da Trip. di Barber. alle front. occi. del Egit. Genova, 1819.
Cette intéressante relation a été traduite en français par le savant M. Eyriès, et insérée dans les Nouvelles Annales des Voyages, t. XVII et XVIII.
[5]Ces accidents, qui en rappellent tant d’autres ayant la même cause, devraient servir d’exemple aux voyageurs européens. Plusieurs d’entre eux consultant plutôt l’impulsion de leurs généreux désirs que la juste mesure de leurs forces, entreprennent inconsidérément de longs voyages en Afrique avant de s’être graduellement habitués à son funeste climat, et surtout aux fatigues et aux privations que ses déserts occasionnent. Si ces Européens succombent alors, victimes d’une aussi brusque transition, ils accomplissent la prédiction d’un proverbe arabe : Le désert dévore les hommes qu’il ne connaît pas.
[6]Actuellement bey et major-général des armées du vice-roi d’Égypte.
[7]Voyez les Bulletins de la Société de Géogr. nos 6, 12.
INTRODUCTION HISTORIQUE.
Cette région, comprise entre les montagnes atlantiques et la vallée du Nil, forme une plaine immense et aride, affreux séjour, qui serait resté inconnu des hommes, ainsi qu’il fut oublié de la nature, si, parmi ces continuelles ondulations de rochers nus et de plaines de sables, l’on ne rencontrait de petits cantons fertiles où les habitants se trouvent sur la terre comme des insulaires au milieu des mers.
Mais si l’on se dirige vers la partie septentrionale de cette même région, là où la côte forme ce grand promontoire, l’on trouvera, par une espèce de prodige, ces tristes déserts changés tout-à-coup en montagnes boisées, en riantes prairies ; l’on verra des sources jaillir en nappe du sein des rochers moussus, serpenter en ruisseaux dans les plaines, et tomber en cascades dans les ravins. Pour achever ces contrastes, on verra les brises marines, en se jouant dans le feuillage des forêts ou bien en glissant sur les pelouses fleuries, venir protéger ces collines toujours vertes contre le souffle dévastateur des vents du désert.
Une contrée aussi favorisée par la nature ne pouvait échapper long-temps à l’investigation des peuples civilisés. Dès le sixième siècle avant notre ère, des colons grecs se rendirent sur ses bords et y élevèrent une ville.
Cyrène fut le berceau d’un état célèbre où fleurirent les arts, qu’illustrèrent de grands hommes. Fille de la Grèce, elle vit ses monts couronnés de temples magnifiques, ses fontaines et ses forêts furent peuplées de nymphes. Plus tard, l’austère morale du Christ vint éclairer la terre ; les rayons de sa lumière pénétrèrent à Cyrène, et la vérité succéda aux fictions aimables, mais trompeuses. Enfin l’islamisme envahit cette contrée ; l’étendard de Mahomet remplaça la croix ; signal de destruction, il flotta d’abord sur des forteresses, et bientôt sur des monceaux de ruines.
Ces révolutions religieuses furent nécessairement liées à des révolutions politiques. Cyrène, après avoir été gouvernée par des rois, fut long-temps indépendante. Elle eut la gloire d’être l’alliée d’Alexandre, et la honte d’être subjuguée par ses successeurs. Rome ne dédaigna point de la recevoir en testament ; elle la traita d’abord comme fille adoptive, et la réduisit ensuite au rang des provinces tributaires. Sous les Sarrasins, Cyrène n’existait plus ; et quelques bourgades arabes s’élevèrent sur les ruines de la Pentapole. Enfin, avili et dévasté, le sol qui avait été le théâtre d’une brillante civilisation fut abandonné à des hordes errantes qui, en l’occupant de nos jours, n’ont pas même conservé la mémoire de son ancienne splendeur. Mais ces différentes phases de prospérité et de décadence exigent quelque développement.
Nous ne chercherons point à reconnaître quels furent les habitants de la Cyrénaïque dans les temps antérieurs à l’histoire ; si des peuples de diverse origine, tels que les Berbères, les Phéniciens et les Libyens, y formèrent une association politique, ou s’ils y vécurent séparés de mœurs et de langage ; si le sol de la Pentapole avait des villes avant la fondation de Cyrène, et tant d’autres hypothèses que l’on ne peut d’ailleurs avancer avec assurance que sur une connaissance approfondie de l’histoire, et lorsqu’on est doué de ce tact qui seul peut faire jaillir la vérité du choc même d’une foule d’erreurs transmises par le temps, et par le temps accréditées. En nous bornant aux traditions qui dévoilent le berceau de cette colonie, on les trouve tellement liées à la fable, qu’il est difficile de distinguer la vérité des fictions qui l’entourent.
L’île de Théra était affligée de plusieurs années de sécheresse, et ses habitants languissaient dans la disette. L’oracle de Delphes, instruit peut-être par l’expédition des Argonautes de la grande fertilité d’un canton de Libye, ordonne à un de leurs descendants d’aller sur cette terre hospitalière jouir des biens que refusait le sol natal.
Après des tentatives infructueuses, Battus et ses colons arrivèrent dans un lieu dont le seul aspect surpasse les promesses de la Pythie. Ombragé par des forêts, arrosé par des sources, ce lieu s’étend d’un côté en plaine immense, et de l’autre descend en terrasses vers la mer. Les Libyens mêmes, secondant les intentions de l’oracle, engagèrent les Grecs à s’établir dans cet heureux canton : « Étrangers, leur dirent-ils, venez partager en paix les dons que nous accorde la nature ; ici la voûte du ciel est entr’ouverte ; ici tombent ces pluies bienfaisantes qui fertilisent nos terres et parent nos collines ; plus loin elle est d’airain, et l’on ne voit que de stériles solitudes. »
Tel est le lieu où s’arrêtèrent les colons de Théra ; bientôt les murs d’une grande ville couronnèrent la sommité de la montagne, et cette ville fut appelée Cyrène.
De même que dans toutes les traditions grecques, les historiens, rivalisant avec les poètes, ont entouré de gracieuses allégories l’origine de la ville aimée d’Apollon.
Une contrée aussi riante, environnée d’affreux déserts, devait avoir une nymphe pour protectrice ; l’eau limpide qui jaillissait au milieu de la ville du sein d’une grotte mystérieuse, devait être une divinité qui présidât aux destinées de Cyrène. Tel fut, sous différentes formes, le sujet des inventions de la fable. L’on pourrait même rapprocher de l’allégorie de Justin celle du poète de Mantoue : on pourrait supposer que la nymphe Cyrène, célébrée dans ses chants, en parcourant les côtes de son liquide empire, se serait arrêtée dans ce canton de Libye, charmée d’y respirer un air aussi pur que dans l’Attique ; et tandis qu’elle aurait pénétré dans les réduits secrets des vallons solitaires, Apollon l’eût aperçue du haut de son char, il l’eût surprise dans ces bocages, qui dès-lors auraient servi de retraite à leurs amours. Nous en retrouverions de même le fruit dans cet Aristée, l’objet de la tendresse de la nymphe Cyrène. Élevé dans ces forêts ombreuses, sur ces collines parfumées que fréquentent des essaims d’abeilles, Aristée eût ensuite enrichi l’Arcadie des merveilles qui entourèrent son enfance en Afrique.
Quoique ces agréables fictions se décolorent souvent à l’aspect des lieux qui en furent les objets, elles leur impriment néanmoins un intérêt qui croît encore, si ces contrées célèbres se trouvent maintenant abandonnées, ou bien en proie à de farouches habitants.
Le fondateur de la colonie, connaissant tout le pouvoir d’une religion séduisante sur l’imagination active du peuple dont il était le chef, donna dans son naissant royaume la plus grande majesté au culte des dieux : il fit planter, auprès de la ville, des bois qui leur furent consacrés ; un temple magnifique fut élevé devant la grotte de la nymphe Cyrène ; ce temple fut dédié à Apollon ; et tandis que l’on conservait dans l’intérieur le feu éternel, les ondes de la fontaine traversaient, en murmurant, son sanctuaire.
A ces pompes religieuses, Battus joignit de sages institutions politiques. Dans l’objet de cimenter l’union entre ses sujets, et de leur rappeler le souvenir de leur mère patrie, il établit à Cyrène les fêtes carnéennes que l’on célébrait à Sparte le septième du mois carneus. A cette époque mémorable, le peuple quittait ses travaux ; il sortait de ses foyers ; il se portait, sans distinction d’âge ni de sexe, dans une plaine spacieuse, à l’ombre des thyons odorants ou des noueux siliquiers ; et là, après avoir imploré la clémence des dieux par des sacrifices solennels, on se livrait à la joie qu’inspirent les repas publics, et l’on exécutait des danses militaires.
Reconnaissants de tant de bienfaits, les Cyrénéens, à la mort du premier de leurs rois, lui rendirent les honneurs héroïques, et cherchèrent même, par des emblèmes ingénieux, à perpétuer le souvenir de la paix intérieure, et de la prospérité au dehors dont la colonie avait joui sous son heureux gouvernement. Ils lui consacrèrent le sylphium, symbole de leurs richesses, et lui érigèrent un tombeau à l’extrémité du marché de la ville, afin que son ombre jouît du spectacle journalier des assemblées du peuple, et que le peuple eût toujours présent à la mémoire les vertus de ce bon roi.
Le règne du premier des Battus promettait à Cyrène de longues années de paix et de bonheur ; mais ses successeurs, loin de suivre des traces si sagement indiquées, furent tous, assure Pindare, tyrans, impies et malheureux ; les récits de l’histoire se trouvent en cela d’accord avec le poète.
En effet, quoique la colonie, peu d’années après son établissement, eût augmenté son territoire, repoussé les Libyens, et vaincu l’armée égyptienne qui était venue à leur secours, elle fut bientôt troublée par des dissensions causées par ses rois, qui ne surent pas mieux assurer leur bien-être que celui du peuple qu’ils étaient appelés à gouverner.
Les Cyrénéens, effrayés de ces désordres, s’adressèrent à un législateur de Mantinée, nommé Démonax. Celui-ci se rendit à leurs sollicitations ; il partagea le peuple en trois tribus, lui rendit toutes les prérogatives dont les rois avaient joui jusqu’alors, et ne réserva pour le souverain que le domaine royal et la dignité sacerdotale. Toutefois ces réglements, commencés sous la minorité de Battus III, ne subsistèrent que durant le règne de ce prince. Arcésilas III, son fils, jaloux de reprendre les droits de ses ancêtres, quoiqu’il se fût soumis à payer un tribut à Cambyse, s’efforça de détruire, à la faveur d’un parti, les populaires institutions de Démonax. Il échoua d’abord dans ce projet, et fut même obligé de s’enfuir à Samos ; là il réunit une armée, retourna avec elle à Cyrène, et parvint à ressaisir le pouvoir royal. Mais à peine en fut-il possesseur, qu’il s’en servit pour assouvir ses ressentiments, et bientôt après il périt victime de ses propres cruautés à Barcé. Cette mort occasionna une vengeance des plus éclatantes dont l’histoire ait fait mention.
La mère d’Arcésilas, sans être découragée par le dérisoire et allégorique présent d’un fuseau d’or, qu’elle avait reçu du roi de Salamine, au lieu d’une armée qu’elle lui avait demandée, parvint à intéresser à sa cause Aryandès, satrape du roi de Perse en Égypte. Mise à la tête de toutes les forces de ce pays, elle se dirigea sur Barcé ; et, après s’être emparée par la ruse, d’une place que les armes n’avaient pu réduire par la force, Phérétime, dans son aveugle vengeance, n’épargna pas même son sexe. Elle eut la cruauté de faire couper le sein aux femmes des principaux Barcéens, et fit suspendre ces honteux trophées autour des murs de la ville. Mais il est consolant de pouvoir ajouter qu’une pareille atrocité ne resta pas impunie : peu de temps après son glorieux triomphe, cette haineuse souveraine périt misérablement dévorée de vers, au milieu même de ceux qui, malgré leurs intentions secrètes, n’avaient retiré d’autre fruit d’une longue et dispendieuse expédition, que de servir d’instruments à la vengeance d’une femme.
Le règne des Battiades dura deux cents ans environ ; les Cyrénéens, fatigués des convulsions qui l’avaient agité, cherchèrent dans une autre forme de gouvernement, le bonheur et la tranquillité qui paraissaient les fuir. Ils crurent obtenir cette tranquillité, en se chargeant eux-mêmes du soin de la maintenir ; mais, quoique l’histoire n’ait laissé que fort peu de notions sur les événements qui se passèrent dans la colonie devenue république, néanmoins, le petit nombre de faits qu’elle éclaire, suffisent pour nous donner une idée de ceux qu’elle a laissés dans l’ombre.
Alexandre avait conquis l’Égypte et s’avançait dans la Libye pour visiter l’oracle d’Ammon. Les Cyrénéens envoyèrent au héros macédonien des ambassadeurs avec une couronne et des présents considérables. Alexandre ne dédaigna point ces égards d’un peuple libre ; il accepta ses présents, fit alliance avec lui, et suivit les ambassadeurs, qui l’accompagnèrent jusque dans le temple.
Les guerres que Cyrène eut avec Carthage au sujet des limites des deux états, relevèrent aussi son existence politique ; l’on sait que ces guerres furent terminées et illustrées par le patriotique dévouement des deux frères Philænes. Mais au dedans, elle fut plus que jamais en proie à des troubles qu’ils attribuaient aux vices de l’organisation du gouvernement.
En vain, dans cette persuasion, ils eurent recours à Platon pour le prier de leur donner de meilleures lois. « Leurs divisions provenaient de leurs richesses, et ils avaient besoin d’être préparés par l’adversité » : telle fut la réponse du philosophe[9].
Livrés à leurs propres institutions, les Cyrénéens tombèrent sous le joug de plusieurs tyrans. On peut en juger par la sédition excitée, vers l’an 400 environ avant notre ère, par Ariston, qui fit périr presque tout le parti aristocratique ; on peut citer le tyran Néocratis, qui, afin de satisfaire l’amour dont il était épris pour la femme de Ménalippe, prêtre d’Apollon, eut l’audace de faire égorger le ministre des autels, et de forcer sa veuve à passer dans ses bras. Les dieux outragés obtinrent, il est vrai, une prompte vengeance, et la même passion qui avait fait commettre le crime servit à le venger.
Ces usurpations du pouvoir, ces violences, entraînèrent des proscriptions ; vers la fin du règne d’Alexandre, un très-grand nombre de citoyens se trouvaient exilés de Cyrène ; ils se réunirent dans la Crète à Thimbron, qui, par le meurtre d’Harpalus, se trouvait possesseur des trésors d’Alexandre et d’une armée considérable. Thimbron entreprit de s’emparer de Cyrène ; il alla mettre le siége devant cette ville, alors très-opulente malgré ses divisions, puisqu’elle lui offrit cinq mille talents[10] pour l’engager à abandonner son entreprise.
Cependant le grand homme qui avait réuni à l’art brillant des conquêtes, celui bien plus utile d’une sage politique, Alexandre venait de mourir. Son vaste empire, dont lui seul pouvait supporter le poids, devait se dissoudre ; en vain ses généraux, réunis autour du trône du monde, voulurent y mettre un successeur ; ils ne purent y placer qu’un fantôme. Le fils de la danseuse Philline, l’inepte Aridée, frère du héros qui venait de s’éteindre, fut proclamé roi ; mais le gouvernement de l’empire que ses mains inhabiles n’auraient su diriger, fut partagé entre les compagnons d’armes d’Alexandre, et Ptolémée obtint la province d’Égypte. Quoique Ptolémée n’eût été envoyé dans cette partie des états macédoniens que sous le titre de satrape, ses vues étaient plus élevées ; et pour les remplir, il s’efforça de se concilier l’affection des Égyptiens par la douceur de son administration.
Cette adroite mais bienfaisante politique ne tarda pas à servir ses projets : plusieurs des principaux habitants de Cyrène, chassés de cette ville par une émeute populaire, pendant le siége de Thimbron, se réfugièrent à la cour d’Alexandrie. Ptolémée saisit avec empressement cette occasion pour étendre son pouvoir, et, sous le vain prétexte de rétablir les exilés dans leurs droits, il envoya contre la capitale de la Pentapole une armée considérable commandée par Ophella.
Divisés par leurs dissensions, les Cyrénéens ne purent à cette époque, ainsi que dans les premiers temps de la colonie, repousser avec triomphe cette nouvelle attaque, et Cyrène fut conquise.
Néanmoins, trop remuants pour supporter patiemment le joug qu’on leur avait imposé, les Cyrénéens essayèrent plusieurs fois de le secouer. Une première sédition fut apaisée par Agis, général de Ptolémée ; ils osèrent ensuite assiéger la garnison étrangère qui était dans leur capitale, et poussèrent la hardiesse jusqu’à se défaire des émissaires conciliateurs que leur avait envoyés le gouverneur d’Égypte. Ils furent un moment triomphants ; mais Ophella, révolté contre Ptolémée, et par cela même devenu leur chef, ayant fait alliance avec Agathoclès, alors en guerre avec les Carthaginois, devint la victime de la plus noire trahison. Il mit sur pied une armée considérable, et après deux mois de marche à travers les sables des Syrtes, dès qu’il eut rejoint le roi de Syracuse, au lieu d’un allié qu’il avait voulu servir, il trouva un ennemi qui l’attendait pour le surprendre. Ophella, soudainement attaqué, périt à la tête de son armée, qui éprouva une défaite totale.
Cet échec laissa Cyrène sans défense ; Ptolémée en profita pour la faire rentrer sous son pouvoir ; et afin de prévenir de nouvelles séditions, il en confia le gouvernement à Magas, son parent. Ce gouverneur resta fidèle à Soter ; mais sous Philadelphe il se révolta, prit le titre de roi, et entreprit même une expédition contre l’Égypte, dans laquelle il fut toutefois arrêté par un soulèvement de la Marmarique.
Après sa mort, la Pentapole continua à faire partie des états d’Égypte, dont le premier des Ptolémées avait été élu souverain dix-neuf ans après la mort d’Alexandre, jusqu’à ce que Phiscon Évergète, qui l’avait reçue en partage, l’eût transmise à son fils naturel Apion comme royaume indépendant.
De nouvelles destinées se préparaient pour Cyrène, et si l’expérience eût pu éclairer ses habitants, ils auraient enfin joui des bienfaits d’une indépendance, d’autant plus précieuse, qu’elle vint s’offrir à eux sous les auspices d’une nation alors grande et généreuse. Apion, se trouvant en mourant sans héritiers, dans la crainte que son royaume ne tombât de nouveau sous le pouvoir des Égyptiens qu’il n’aimait point, le légua au peuple romain vers l’an 96 avant notre ère.
Rome, en acceptant ce testament, laissa la liberté aux habitants de Cyrène, et ne se réserva, en qualité de protectrice, que les terres, très-considérables il est vrai, attachées au domaine royal.
Mais les Cyrénéens étaient destinés à ne point savoir jouir de leur indépendance ; des troubles intérieurs vinrent de nouveau les diviser ; en vain Sylla leur envoya Lucullus pour concilier leurs différends ; en vain ce général, en leur rappelant la réponse de Platon, opposa la sagesse de nouvelles lois au caractère turbulent des Cyrénéens, il ne put parvenir à assurer leur tranquillité, et à peine trente ans s’étaient écoulés depuis que Cyrène avait été affranchie de toute domination étrangère, que, dans l’intérêt même de ses habitants, Rome fut obligée de la réduire au rang de ses provinces.
Peu de temps après, elle fut jointe à la Crète, et gouvernée, comme province prétorienne, par un proconsul.
Vers l’an 37 avant notre ère, Antoine, qui exerçait alors une puissance suprême dans tout l’Orient, cédant aux désirs de Cléopâtre, sépara la Cyrénaïque de l’empire, et l’érigea en royaume en faveur de sa fille. Mais, après la défaite qu’il essuya à Actium, Cyrène reconnut Auguste pour souverain, avant même qu’il se fût rendu maître de l’Égypte, et devint, peu de temps après, une province du sénat, gouvernée par des préteurs.
Attachée dès-lors à la fortune de Rome, Cyrène en suivit les destinées. Avant de la voir s’écrouler avec cet empire, et tomber enfin au pouvoir de peuplades barbares, jetons un coup-d’œil sur son organisation intérieure, et recherchons, s’il se peut, quelles furent les causes de ses grandes richesses malgré ses dissensions, et celle de ses continuelles dissensions malgré sa prospérité ?
Peu d’années après la fondation de Cyrène, Barcé, bourgade libyenne, accueillit les princes de la famille royale révoltés contre Arcésilas, et devint une ville considérable. Quoique toujours gouvernée par ses propres rois, elle offrit dès-lors un mélange d’habitants grecs et libyens, jusqu’à l’époque où les Ptolémées firent élever une ville sur le littoral voisin, qui prit le nom de la dynastie de ses fondateurs.
Ptolémaïs attira dans ses murs les Grecs de Barcé, et celle-ci fut entièrement livrée à ses habitants indigènes, dont la plupart reprirent bientôt leur genre de vie nomade. Les Barcéens recommencèrent alors à inquiéter les villes de la Pentapole, et leurs courses dévastatrices leur acquirent une telle réputation, qu’au rapport de Virgile, le nom de cette peuplade s’étendit à toutes celles qui l’environnaient.
Cyrène, appelée racine des villes, avait fondé Apollonie et Teuchira ; la première ne fut pendant long-temps que le port de la métropole, et ne devint indépendante que sous les Ptolémées ; la seconde, nommée par la suite Arsinoé, fut changée en colonie romaine vers l’an 122 environ avant notre ère.
Hespéris, plus connue sous le nom de Bérénice, qu’elle reçut de la fille de Magas, femme du troisième Ptolémée, fut la cinquième ville qui forma la Pentapole libyque. D’autres, telles que Darnis, Adriane, Lamiane, et un grand nombre de bourgs et de villages, s’élevèrent dans la Cyrénaïque en des temps postérieurs et à diverses époques.
L’histoire, comme on l’a déja observé, s’est peu occupée de l’intimité des relations entre les peuples de l’antiquité ; loin de nous faire suivre la série de leurs actions, elle borne ces actions à des querelles, et si elle les fait mouvoir, c’est pour s’entr’égorger. Il résulte de ce faux système que les troubles intérieurs, et surtout les guerres éclatantes, ont exclusivement attiré son attention ; mais ces longues aimées de paix sont pour elle une stagnation stérile dont elle dédaigne d’éclairer le cours, et d’y puiser des faits instructifs.
C’eût été néanmoins pour nous bien intéressant de connaître les relations que les Cyrénéens durent conserver avec leur mère patrie ; un poète nous apprend toutefois qu’ils lui envoyaient annuellement des théores pour lui offrir les prémices de leurs fruits.
L’analogie de position et la réciprocité même d’intérêts ne durent-elles pas occasionner des liaisons entre les Cyrénéens et les autres Doriens, isolés comme eux sur des terres étrangères ? Il est remarquable que les noms de Cabales et d’Araraucèles se trouvent également dans la Cyrénaïque et dans l’Asie-Mineure ; et quoique, dans la première de ces contrées, ces noms désignent des tribus libyennes, et dans la seconde une ville et une région, cette identité de dénominations semble néanmoins indiquer un échange de rapports entre des peuples sortis d’une souche commune.
L’histoire aurait dû surtout nous donner quelques notions sur le commerce de Cyrène dans l’intérieur de l’Éthiopie. L’Oasis d’Ammon, cette colonie de prêtres-marchands, établie au milieu des déserts, présentait un point d’entrepôt très-avantageux pour ce commerce. Ses relations avec la Pentapole ne sont point douteuses ; les colonnes élevées en l’honneur des théores cyrénéens, et d’autres traditions historiques, en sont la preuve irrécusable.
Cyrène se serait-elle bornée à ce boulevart de la Libye intérieure ? Moins industrieuse que Carthage, n’aurait-elle pas fait pénétrer ses caravanes dans les régions plus lointaines ? Si les Nasamons servaient les intérêts de sa rivale, les Asbytes et les Auchises ne devaient-ils pas lui offrir le même secours ?
Ces dernières hypothèses seront d’autant plus probables si l’on considère que le commerce de Cyrène fut très-considérable, et que pour en seconder l’activité ils inventèrent le lembus[11]. Ce commerce était alimenté par une réunion de causes également puissantes : la grande fertilité du sol et son heureuse disposition y faisaient succéder les récoltes pendant huit mois de l’année, et des plantes précieuses qui lui étaient particulières ou bien qu’on y voyait répandues avec profusion, en augmentaient singulièrement les produits.
La campagne de Cyrène était divisée en trois parties, également fécondes dans une rare et précieuse succession. A peine avait-on fini la moisson et les vendanges sur les bords de la mer, que l’on passait aux collines, où les fruits se trouvaient en pleine maturité, et de là on arrivait sur le sommet des montagnes, où la nature présentait les mêmes avantages dans sa troisième phase de fertilité.
D’épaisses forêts de thyon, distribuées sur les flancs septentrionaux des monts de la Pentapole, offraient leur bois odorant pour les meubles des Cyrénéens, de même qu’elles servaient à former les tables vineuses consacrées aux fêtes de Bacchus ; tandis que le sylphium, dont la valeur égalait celle de l’argent, et que les Césars renfermaient dans leur trésor, croissait en abondance dans les lieux les plus incultes de cette heureuse contrée.
Tant de richesses prodiguées par la nature, dans un pays environné de déserts, devaient porter ses habitants à un haut degré de puissance, ou bien les plonger dans le luxe et la volupté : en premier lieu, ils auraient pu influer sur la civilisation de l’Afrique ; ils auraient pu faire pénétrer dans les régions de l’intérieur la lumière des arts, par de hardies expéditions et de philanthropiques desseins ; en second lieu, ils pouvaient jouir, sous l’ombrage de leurs forêts, des biens que leur assurait le sol, et se borner à repousser les hordes nomades de leur paisible séjour. Les Cyrénéens avaient à choisir entre une haute existence politique, et les douceurs d’une oisive retraite ; entre une gloire durable, et des jouissances passagères : et les Cyrénéens dédaignèrent la gloire et s’abandonnèrent aux plaisirs.
Les courses de chars, les repas somptueux, la mélodie des chants, les danses et les fêtes, remplirent le cours de leur molle existence ; Cyrène était déchirée par des factions, elle était envahie par des armées étrangères ; mais les cris joyeux des bacchantes étouffaient les clameurs politiques, et leurs danses lascives s’animaient au bruit des chaînes qui pesaient sur la patrie.
Le luxe et la volupté furent portés au comble : le luxe s’étendit jusqu’aux artistes, et principalement sur ceux qui exerçaient des arts frivoles ; la volupté reçut le nom spécial de cette contrée, et fut même érigée en secte par le philosophe Aristippe, qui, par un singulier contraste, était disciple de Socrate.
« Opposer une stoïque résignation aux rigueurs de l’infortune, et sacrifier son bien-être particulier au bien public, étaient des chimères que l’on a follement décorées du nom de vertus ; saisir avec empressement le plaisir fugitif, ne s’occuper que du moment présent sans s’inquiéter, ni de l’avenir, ni du passé ; en un mot, concentrer toutes les jouissances en l’amour de soi-même, et entourer la vie de roses, dont on devait respirer les parfums sans toucher aux épines, » tels étaient les préceptes fondamentaux de la secte cyrénaïque.
L’on conçoit que de pareilles idées répandues dans une société, étaient bien plus susceptibles d’en relâcher les liens, que propres à cimenter cette union qui fait la force des états ; et si elles convenaient peu à Cyrène gouvernée par des rois, elles devaient bien moins convenir à Cyrène république. Il est presque superflu d’ajouter que ce ne fut point par de pareils mobiles que Sparte et Rome acquirent ce haut degré de puissance qui les rendit maîtresses de tant de nations ; la pauvreté fit leur force, l’austérité de mœurs la cimenta, et leur union l’agrandit.
Des philosophes postérieurs à Aristippe, les Carnéade et les Ératosthène, firent entendre sous les portiques de Cyrène une morale plus pure ; mais quelle influence pouvaient exercer les hautes spéculations des sciences ou les sublimes préceptes de la philosophie sur des esprits énervés et sur des hommes avides de jouir ? L’impulsion était donnée, et ces sages illustrèrent leur patrie sans avoir influé sur ses mœurs.
Nous cesserons donc d’être surpris que les Cyrénéens, livrés à une morale voluptueuse et regorgeant de richesses, n’aient jamais pu supporter le poids de la liberté qui s’offrit si souvent à eux : pareils à des enfants capricieux, s’ils mordaient le frein qu’on leur imposait, c’était parce qu’il gênait leurs fantaisies, mais ils trébuchaient aussitôt qu’ils parvenaient à le rompre.
Cependant Cyrène, confondue parmi les nombreuses provinces de l’empire romain, avait perdu sa physionomie originelle ; et ses habitants, outre les peuplades libyennes des environs, offraient un mélange de Grecs, de Romains et d’Israélites.
Ces derniers avaient été envoyés en colonie dans la Pentapole par Ptolémée Soter, et leur nombre s’y était depuis considérablement multiplié. Liée avec les Juifs par d’anciens traités qu’elle renouvelait à chaque pontificat, Rome favorisa leur accroissement dans toutes ses provinces, et particulièrement dans celle de Cyrène. Sa protection était surtout nécessaire aux Israélites éloignés de la Judée. Le mépris qu’ils témoignaient pour les autres nations, et leur intolérance sur les croyances religieuses, les rendaient odieux à tous ceux au milieu desquels ils vivaient ; mais, habiles à caresser le pouvoir suprême, ils en obtinrent à plusieurs époques des décrets favorables. César, reconnaissant des services qu’il en avait reçus dans sa guerre d’Égypte, les confirma dans les priviléges qu’ils avaient obtenus du sénat, et leur en accorda de nouveaux. Toutefois ce décret, paralysé par la mort de César, n’obtint force de loi que sous Antoine, et à cette époque même, les Juifs de Cyrène, soumise à l’influence du parti de Cassius et de Brutus, ne purent jouir des droits qu’ils venaient d’acquérir en vertu du sénatus-consulte ; ce ne fut qu’après la bataille de Philippes, qu’un nouveau rescrit d’Antoine leur en assura le libre exercice.
Les priviléges des Juifs, sanctionnés par les lois, statuaient des exceptions qui leur étaient tout-à-fait particulières : les assemblées et l’exportation d’argent, défendues pour les autres sujets, leur étaient permises ; ces faveurs avaient pour objet de faciliter leurs réunions religieuses, le libre transport des sommes qu’ils envoyaient annuellement à Jérusalem, et les capitations qu’ils payaient au trésor du temple. Contrariés à Cyrène dans l’exécution de ces droits, ils trouvèrent un puissant appui auprès d’Agrippa, qui ordonna expressément au préteur de Libye de les faire indemniser des pertes qu’ils avaient essuyées.
Les Juifs de la Cyrénaïque paraissent d’abord avoir joui sagement de la protection de Rome : on apprend par un monument que, vers l’an 33 avant notre ère[12], traités très-favorablement (dans la Pentapole), ils habitaient presque exclusivement la ville de Bérénice, et qu’ils y formaient un corps politique gouverné par des Archontes. Ensuite, abusant de cette protection, et enhardis par leur nombre, ils cherchèrent à leur tour à s’emparer du pouvoir. Ils causèrent, sous les règnes de Trajan et d’Adrien, des maux effroyables ; et, si l’on en croit les inductions de l’histoire, ils dévastèrent tellement cette province par leurs massacres, qu’Adrien fut obligé d’y envoyer des colonies pour la repeupler.
Mais depuis long-temps avant cette époque, une nouvelle religion avait pris naissance en Orient, et dans le cours d’un siècle elle s’était prodigieusement répandue, et avait pénétré dans les provinces les plus reculées de l’empire romain.
Néron et ses successeurs voulurent en vain étouffer l’essor du christianisme ; les moyens qu’ils employèrent, servirent au contraire à le propager ; plus les persécutions se renouvelèrent, plus l’héroïsme des premiers apôtres de l’Évangile s’accrut ; les martyrs succombaient en foule, et de nouveaux martyrs, vrais protées, reparaissaient de toutes parts.
Cette religion obtint enfin un triomphe éclatant sous Constantin-le-Grand ; en embrassant la foi de vérité, cet empereur voulut donner à ses états une nouvelle capitale qui n’eût pas pour témoins les dieux du paganisme, et ce fut de Byzance que partirent dès-lors les décrets qui allaient régler le sort des nations.
Le christianisme avait pénétré, dès les premiers siècles, dans la Cyrénaïque ; plus tard, sous les auspices du pieux Justinien, la croix fut élevée dans cette province sur les autels mêmes de l’idolâtrie et du culte des Hébreux. La ville de Borium, située à l’extrémité occidentale de la Pentapole, avait un temple dont les Juifs faisaient remonter l’origine au règne de Salomon. Ce temple fut changé en église chrétienne, et les sectateurs de l’ancienne loi se convertirent à celle que l’Homme-Dieu avait lui-même apportée sur la terre.
De plus, s’il faut en croire l’historien de Justinien, on vit, à cette époque, la lumière de l’Évangile traverser les sables de la Libye, et pénétrer jusque dans le temple mystérieux d’Ammon ; à son aspect, le corps sacré des Hiérodules abjura ses erreurs ; l’oracle, qui avait déifié le conquérant du monde, se tut ; et l’enceinte que la flatterie avait élevée au même héros fut consacrée à la mère du Sauveur, et ne retentit plus dès-lors que des louanges adressées au seul et vrai Dieu de l’univers.
Mais, quelque grands que fussent ces triomphes de la religion chrétienne, une foule d’opinions différentes s’élevèrent, peu de temps après sa naissance, au sujet de son interprétation. Indépendamment de plusieurs schismes qui divisèrent les chrétiens sous diverses croyances, il naquit en outre une foule de sectes qui, dans le but de perfectionner le christianisme, en dénaturèrent à tel point l’esprit, qu’ils en firent rétrograder l’application jusqu’aux plus grands abus du polythéisme. Parmi ces sectes, aussi multipliées qu’elles sont restées obscures, était celle des Carpocratiens, fondée par Carpocrates, qui vivait à Alexandrie sous le règne d’Adrien[13].
Un grand nombre de ses disciples se dispersèrent dans la Cyrénaïque ; et, chose étonnante, la Pentapole chrétienne vit répandre dans ses champs des mœurs plus désordonnées, des préceptes plus libres, que ceux qu’y avait propagés autrefois le voluptueux Aristippe. L’austère morale de l’Évangile fut changée en un code monstrueux qui établit en dogme, comme seule source de paix et de bonheur, la libre communauté des femmes et de toutes sortes de propriétés.
De pareils préceptes furent même consacrés par des monuments, dans l’un desquels le nom révéré du Christ se voit à côté de ceux de Thot, de Saturne, de Zoroastre, de Pythagore, d’Épicure et de Masdacès. Selon ces mêmes monuments, les Carpocratiens se maintinrent dans la Cyrénaïque jusqu’au sixième siècle ; les usages qu’ils avaient adoptés firent perdre le trône et la vie à Cobad, roi de Perse, qui avait voulu les introduire dans ses états, à l’instigation du même Masdacès, placé par les Carpocratiens au nombre de leurs prophètes. On aurait droit par conséquent d’être surpris que ces usages eussent acquis un libre et honteux exercice dans une société policée, si l’on ne savait qu’ils existèrent chez les Nabatæens, sans troubler leur tranquillité intérieure, et que ce peuple fut au contraire cité comme exemple de concorde et d’union[14].
C’est ainsi que l’histoire des sociétés humaines offre quelquefois des problèmes qui mettent en doute jusqu’à l’universalité des principes de leurs plus chères affections.
La Cyrénaïque marchait rapidement vers une décadence totale ; elle avait été divisée en deux provinces, en Libye supérieure et inférieure, commandées chacune par un préfet et un duc. Dans le cinquième siècle, sous l’empereur Arcadius, la capitale n’existait plus, ou ce n’était plus que son ombre. Un évêque, disciple de la célèbre Hypatia d’Alexandrie, rappelait alors la mémoire des anciens philosophes ; témoin des catastrophes qui désolèrent cette province, Synésius éleva en vain sa figure imposante sur les ruines de Cyrène, pour implorer les secours du chef de l’empire ; que pouvait la voix d’un philosophe, dans ces temps où les descendants des Césars s’occupaient gravement de minuties religieuses, et où de pareilles querelles divisaient les nations ?
Les principaux fauteurs des malheurs de la Pentapole n’étaient cependant que des hordes barbares qu’il eût été facile de chasser dans l’intérieur des terres, puisque quarante Huns au service des Romains suffirent pour repousser une de leurs attaques, et les obligèrent à rentrer dans les déserts.
Telle fut néanmoins la négligence des empereurs romains envers la Pentapole, que dans le même siècle, nous apprend Synésius, des hordes de Libyens Ausuriens[15] l’infestèrent à tel point, « qu’il ne s’y trouva de montagne assez escarpée, de château assez fort qui pût opposer quelque obstacle à leurs courses dévastatrices. Tout devint leur proie : ils saccagèrent les villes, dépouillèrent les autels, et leur avidité ne respecta pas même l’asyle des tombeaux. Les femmes éplorées quittaient pendant la nuit leurs habitations ; elles se réfugiaient dans les forêts ; mais ni les ombres de la nuit, ni l’épaisseur des bois, ne pouvaient les soustraire à leur fureur. Les plus grandes richesses consistaient alors en troupeaux et dans les biens de la terre encore ornée de riantes campagnes ; et ces campagnes devinrent la proie des flammes ; et les troupeaux périrent, les uns dans ces vastes incendies, et les autres furent entraînés dans les solitudes, avec les habitants de tout sexe réduits en esclavage. »
A ces déprédations des barbares succédèrent, sous Théodose II, les concussions des gouverneurs, qui se hâtèrent de recueillir les derniers produits de la Pentapole expirante ; lorsque enfin, quelque temps après, une nouvelle et dernière invasion changea à jamais les destinées de la Cyrénaïque, et acheva l’œuvre de destruction que les Libyens avaient commencée.
Les Musulmans, dont les rapides conquêtes s’expliquent aisément par l’incertitude des conseils et la faiblesse qui caractérisaient alors les souverains de Byzance, commencèrent par envahir les provinces les plus reculées de l’empire.
Amrou-Ben-el-As, favorisé par les Coptes, s’empara de l’Égypte l’an 640 de Jésus-Christ. La Cyrénaïque chercha d’abord à se soustraire au joug musulman ; elle y réussit à cette époque par un traité qu’elle stipula avec le conquérant arabe : Amrou respecta les engagements qu’il avait pris avec les habitants de la Pentapole, et les distingua expressément de ceux de l’Égypte, dont la vie et les biens, disait-il, dépendaient du caprice de sa volonté.
Mais ces avantages furent de courte durée : six ans après la conquête de l’Égypte par Amrou, les fils d’Ommiah, ralliés sous l’étendard de Mahomet, pénétrèrent dans la Cyrénaïque et s’en emparèrent. L’ancienne Barcé, destinée à être dans tous les temps le siége de peuplades barbares, fut occupée par les Ommiades. A cette dynastie succéda celle des Abassides, et celle des Fathimites à cette dernière. Les Chrétiens, soufferts dans cette contrée jusqu’au neuvième siècle, furent obligés de l’abandonner sous les Fathimites. La Pentapole était alors complétement ruinée ; Barcah elle-même n’était plus qu’une petite bourgade ; Adjedabia et Sort, situées sur les bords de la grande Syrte, réunissaient dans leur enceinte la plupart des habitants de cette province.
Les Fathimites avaient été expulsés par les Aïoubites, lorsque ces descendants de l’ancienne Colchide, ces esclaves qui entouraient le faste des sultans, voulurent à leur tour exercer le pouvoir dont ils n’avaient été jusqu’alors que les instruments. Le calife Moaddham tomba sous leurs coups, et cette victime assura aux Mamelouks le pouvoir suprême en Égypte, durant deux siècles et demi environ. En 1517, les Ottomans, conduits par Sélim I, s’emparèrent de cet état et de ses dépendances ; trente-trois ans après cet événement, Tripoli d’Afrique ayant été conquise par un des généraux de Soliman II, la Cyrénaïque fut jointe à cette ville, et forma avec elle un seul royaume gouverné par des pachas.
Telles furent les principales phases de la civilisation de la Grèce africaine, et des catastrophes qui l’anéantirent.
Livrée à des hordes barbares, Cyrène gît maintenant ignorée. Le temps, qui rassembla tour à tour plusieurs peuples dans son enceinte, en a confondu les traces ; il en a dispersé les ruines. Les monuments des arts ont disparu ; témoins et asyles souillés des races passées, quelques tombeaux épars dans la plaine indiquent seuls au voyageur le lieu où s’élevait jadis la ville au trône d’or.
Mais si les travaux des hommes sont anéantis, la nature est restée la même. Le soleil n’éclaire plus que le deuil de l’antique cité ; les pluies bienfaisantes ne tombent plus que sur des déserts : mais ce soleil émaille encore des prairies toujours vertes, ces pluies fécondent des champs toujours fertiles ; les forêts sont toujours ombreuses, les bocages toujours riants, et les myrtes et les lauriers croissent dans les vallons solitaires, sans amants pour les cueillir, sans héros pour les recevoir. Cette fontaine qui vit élever autour d’elle les murs de Cyrène, jaillit encore dans toute sa force, elle coule encore dans toute sa fraîcheur ; et son onde seule interromprait le calme de ces solitudes, si la voix rauque des pâtres, ou le bêlement des troupeaux errante parmi les ruines, ne se confondaient parfois avec son murmure.
[9]Les habitants de la ville de Cyrène prièrent une fois Platon de leur donner par écrit de bonnes lois, et de leur tracer le plan d’un gouvernement nouveau ; ce qu’il refusa de faire, disant « qu’il estoit bien malaisé de donner loix aux Cyreniens qui estoient si riches et si opulents : car il n’est rien si hault à la main, si farouche, ne si malaisé à domter et manier, qu’un personnage qui s’est persuadé d’estre heureux. » (Plutarq. Vie de Lucullus, trad. d’Amyot, t. V, p. 59.)
[10]Environ 27 millions. Diod. Sic. l. XVIII.
[11]Vaisseau à seize rames. (Pline, l. VIII.)
[12]Cette date est celle que Fréret a assignée à l’inscription des Juifs de Bérénice ; toutefois, pour en vérifier l’exactitude, il faut attendre que le savant M. Champollion-Figeac donne, dans une nouvelle édition de Fréret (qu’il fera bientôt paraître, ainsi qu’il a eu la bonté de m’en informer), la vraie leçon de cette inscription et de cette date, d’après le monument original qu’il a eu en son pouvoir.
[13]Matter, Mémoire sur les Gnostiques.
[14]Strabon, l. XVI, c. 3.
[15]Ces Ausuriens, dont Synésius seul, à ma connaissance, fait mention (epist. 78, in Catast. 299-301. Interp. Dion. Peta.), ne rappelleraient-ils pas, par l’analogie du nom et la proximité du lieu, les Libyens Auséens, qui habitaient, selon Hérodote (l. IV, 180), les environs du lac Tritonis ? Les mœurs belliqueuses de cette peuplade, qui rendait un culte particulier à Minerve, donneraient un nouveau degré de probabilité à ce rapprochement. Selon le même historien, dans une fête que les Auséens célébraient tous les ans en l’honneur de cette déesse, leurs filles, partagées en deux troupes, se livraient un combat violent à coups de pierres et de bâtons ; celle qui s’était le plus distinguée pendant l’action recevait, pour prix de sa valeur, une armure complète à la grecque. Hérodote, en terminant ce récit, ajoute que ces Libyens, avant que des colonies grecques se fussent établies auprès de leur territoire, devaient tenir leurs armures des Égyptiens ; cette remarque, étrangère à mon rapprochement, peut néanmoins ne pas être sans intérêt, et me paraît susceptible d’en provoquer d’autres.
VOYAGE
DANS LA
MARMARIQUE ET LA CYRÉNAÏQUE.
CHAPITRE PREMIER.
Préparatifs du voyage. — Départ. — Abousir. — Vallée Maréotide. — Dresièh. — Maktaërai. — El Chammamèh. — Désert de Kourmah.
Les avis que l’on me donnait à Alexandrie sur mon voyage étaient peu encourageants ; les uns traitaient ma ferme résolution d’imprudence, et ma confiance d’aveuglement ; les autres m’engageaient à me rendre à Derne ou à Ben-Ghazi, par mer : il était à craindre, disaient-ils, que les Arabes limitrophes de la province de Barcah ne me prissent pour un espion de Mohammed-Aly, dont le caractère entreprenant et les vues ambitieuses portaient ombrage à tous ses voisins.
J’eusse volontiers cédé à ces objections, qui ne me paraissaient pas dénuées de fondement ; mais les différentes limites que les anciens géographes ont assignées à la Cyrénaïque rendaient intéressante, et même nécessaire, l’exploration de sa partie orientale : ce motif, qui fut peut-être celui du général Minutoli, me porta à donner à mon voyage toute l’étendue projetée par mon prédécesseur ; et pour obtenir un dénoûment plus heureux, je me fiai à mes habitudes des fatigues du désert, et à la connaissance que j’avais acquise des mœurs et du langage de ses habitants.
L’expérience a bien des fois prouvé qu’en Afrique une escorte est souvent plus nuisible qu’utile aux travaux du voyageur.
Dans les villes, les Arabes Bédouins, intimidés par la présence d’un pacha ou d’un bey, sont prodigues de promesses. Mais dès que ce frein imposé à l’avidité et à la mauvaise foi n’existe plus, dès que les Arabes sont entrés dans les solitudes du désert, alors se trouvant dans leur domaine, ils parlent en maîtres. En vain le voyageur rappelle les accords faits et les ordres reçus ; les accords deviennent illusoires, et les ordres sont aisément éludés ; et dans l’isolement où il se trouve alors, heureux encore si les mêmes hommes qu’il a pris pour faciliter ses projets, ne nuisent pas au contraire à leur exécution.
D’un autre côté, s’il est une cause qui rende moins fructueuses et qui entrave quelquefois les opérations du voyageur européen, c’est sans contredit le fanatisme des habitants.
En vain il étudie leur langage, il adopte leurs costumes et se fait à leurs usages ; il est chrétien, et ce titre suffit pour bannir la confiance, pour inspirer la réserve et souvent même la haine.
Avec l’or, il franchira bien des obstacles, il satisfera sa curiosité ; mais il n’obtiendra jamais cet échange intime de relations, si nécessaire néanmoins pour bien connaître les peuples qu’il visite. Ce fanatisme ne se borne point à tenir le voyageur dans un continuel isolement, il va quelquefois jusqu’à compromettre son existence ; et, s’il n’autorise pas le crime, il sait du moins le pallier. Aussi celui qui entreprend de pénétrer dans les contrées de l’Afrique, immédiatement soumises à l’influence de l’islamisme, se voit en butte à l’alternative d’un choix également embarrassant : s’il prend une nombreuse escorte, il garantit son existence de perfides tentatives ; mais il devient, pour ainsi dire, le sujet de ses protecteurs ; si, au contraire, il se hasarde seul ou avec les siens dans ces contrées sauvages, il reste libre de ses actions, mais il est sans cesse entouré de dangers.
Lors même que mes faibles ressources pécuniaires ne m’auraient pas interdit le choix entre ces deux manières d’exécuter mon voyage, j’ose assurer que, par goût, j’aurais adopté cette dernière.
Je me bornai donc à prendre deux guides pour m’indiquer le gisement des puits et des monuments dans les lieux que j’allais parcourir : Hadji-Saleh, marchand de Derne, et Makhrou, de la tribu des Aoulâd-Aly, me furent désignés à cet effet par Mohammed-el-Gharbi, qui m’en garantit la moralité.
La caravane, y compris M. Müller et moi, était composée de neuf personnes ; douze chameaux et quatre dromadaires dont j’étais propriétaire, d’après le système que j’avais adopté dans mes précédents voyages, étaient destinés, les premiers à transporter nos effets et à suivre toujours la route la plus courte, tandis que les seconds, plus sveltes, devaient servir à de rapides excursions toutes les fois que des ruines ou d’autres objets à examiner m’engageraient à m’écarter de la ligne suivie par ma caravane.
Telles étaient les forces et les ressources que je pouvais employer pour braver, durant plusieurs mois, les violentes intempéries de l’air dans un pays sans abri, et l’avidité plus redoutable encore de ses habitants.
Ayant enfin obtenu la lettre protectrice de Mohammed-Aly pour Iousouf, pacha de Tripoli, nous quittâmes Alexandrie le 3 novembre 1824. Les environs de cette ville sont tellement connus, qu’il me paraît superflu d’entrer dans de nouveaux détails sur les prétendus bains de Cléopâtre, sur les grottes de la Nécropolis, d’ailleurs peu remarquables, enfin sur la petite Chersonèse, que Strabon place à soixante-dix stades d’Alexandrie, et où nous arrivâmes, en effet, trois heures après notre départ.
Nous continuâmes ensuite à marcher entre le lac Maréotis et les bords de la mer ; la langue de terre qui les sépare n’a que trois quarts d’heure dans sa plus grande largeur. Une chaîne de collines peu élevées forme une digue au Maréotis, et se prolonge, ainsi que le lac, jusqu’à Abousir, située à onze heures au S. S. O. d’Alexandrie.
On rencontre fréquemment le long de cette colline d’anciennes carrières, quelquefois souterraines, et le plus souvent formant amphithéâtre ; elles contiennent ordinairement une végétation abondante : des touffes de figuiers sauvages sortent, pour ainsi dire, du sein des rochers, et remplissent une partie de ces excavations. Ces arbres, quoiqu’à demi cachés, délassent agréablement la vue dans ces lieux, où l’on n’aperçoit que çà et là quelques plantes marines.
Je remarquai aussi de petits bassins creusés dans la roche pour recueillir l’eau des pluies. Ils sont disposés sur des plans d’inégale hauteur, et de manière que l’inférieur seul est rempli par ceux qui se trouvent plus élevés.
Nous ne pûmes arriver à Abousir que le 6 vers le soir ; ce long retard fut occasionné par les fréquentes visites d’amis et de parents, que mes guides reçurent à diverses reprises, et qui me forcèrent, par respect pour les usages, d’interrompre souvent notre marche.
Les adieux chez les Arabes sont graves, et ont quelque chose de solennel : on dirait que ces hommes renouvellent alors les liens qui les attachent à leur tribu ; ils se prodiguent des témoignages d’affection, mais avec un calme et un sang-froid qui contrastent avec leurs vœux et leurs serments. Enfin ils sont séparés ; bientôt ils se distinguent à peine ; et le ihram[16] agité en l’air, signale leur dernier adieu ; et la force de leurs organes transmet encore à travers l’espace un échange de souhaits et de protestations amicales, toujours accompagnés d’expressions religieuses. Plusieurs amis de mes guides les avaient accompagnés jusqu’à Abousir ; nous fûmes tous ensemble nous mettre à l’abri de la pluie dans de vastes carrières situées à l’extrémité occidentale des ruines de la ville.
Ces carrières passent pour avoir recélé le fruit des rapines des Bédouins ; c’est là que ces nomades se seront partagé les dépouilles des nombreux navires naufragés sur la côte du golfe des Arabes. Je vis encore sur ses bords des tronçons de mâts, et d’autres débris de navires à demi enfouis dans le sable. Il serait assez remarquable que ce fût dans le lieu même dont je viens de parler, où la colline offre réellement des flancs escarpés, que les habitants de Taposiris se fussent réunis à certaines époques de l’année pour se divertir et faire bonne chère[17].
Quoi qu’il en soit, avant le règne de Mohammed-Aly, il eût été dangereux pour un Européen de s’arrêter dans un pareil endroit ; mais le gouvernement rigoureux de ce pacha a su inspirer une crainte salutaire même aux habitants des déserts qui avoisinent la vallée du Nil.
Néanmoins je fis allumer de grands feux pendant la nuit ; leur clarté ne tarda pas d’attirer une foule d’Arabes des environs ; la plupart étaient de la connaissance de mon guide Makhrou. De légers cadeaux excitèrent leur bonne humeur, et après un repas somptueux pour le désert, tous mes convives passèrent plusieurs heures à des exercices gymnastiques, que nous avons presque tous faits dans notre adolescence, sans nous douter que leur origine se perd dans la nuit des temps. J’avais vu ces jeux reproduits par des peintures dans les catacombes égyptiennes de Beny-Hassan, dans la Haute-Égypte ; et quoique leur objet fût d’une faible importance, ce ne fut pas sans surprise que je remarquai chez les Arabes la transmission fidèle de ces usages antiques.
J’employai la journée du lendemain, le 7, à visiter Abousir. Parmi les ruines de ses anciens monuments, les plus apparentes et les plus considérables sont celles d’un temple situé sur une élévation, à peu de distance des bords de la mer. Ses murs, disposés en talus, à la manière égyptienne, et construits en pierres de deux pieds de large sur dix pouces de hauteur, forment un carré dont chaque côté a quatre-vingts mètres. La partie supérieure manque ; mais au côté oriental du monument qui en était la façade, est un grand pylone quadrangulaire, engagé dans l’enceinte générale du temple dont il suit aussi le même degré d’inclinaison. Ce pylone contient intérieurement deux petites pièces latérales à la porte d’entrée, et sa face extérieure offre une analogie marquante avec les monuments de l’ancienne Égypte (Voy. pl. I.). On y voit en effet quatre rainures parfaitement semblables à celles qui sont devant la première cour du temple de Carnac, à Thèbes, et destinées sans doute ainsi que celles-là à contenir des mâts que l’on y plaçait lorsqu’on célébrait les grandes fêtes religieuses ou politiques. L’intérieur du temple est tellement détruit, qu’il me fut impossible de reconnaître les moindres traces de son ancienne distribution.
Parmi les amas de décombres, je ne pus distinguer que des tronçons de colonnes[18], un puits revêtu de belles assises situé au milieu du monument, et un souterrain presque totalement comblé qui conduisait au puits par un escalier.
D’après les observations que je viens de réunir, si l’inclinaison des murs, et principalement les détails architectoniques que l’on remarque sur la façade du pylone, donnent au temple d’Abousir une grande analogie avec les monuments de l’ancienne Égypte, la petite dimension des pierres qui forment ses assises, l’absence de tout symbole hiéroglyphique et de tout ornement qui s’y rapporte, j’ajouterai encore, l’aspect général de ce monument, indiquent son origine grecque.
Quant à son époque, on peut avec vraisemblance, et je dirai même avec certitude, la faire remonter à ces temps où l’Égypte, soumise aux Ptolémées, conserva néanmoins le caractère originel de son architecture, et fut en cela souvent imitée par ses nouveaux maîtres, qu’elle n’imita jamais.
A peu de distance des ruines de ce temple, sont les restes d’un autre édifice, connu par les marins sous le nom de Tour des Arabes. Il figure effectivement une tour posée sur un grand socle quadrangulaire, et divisée en deux étages, dont l’inférieur est octogone, et le supérieur rond et plus rétréci (Voyez pl. II, 2). A la partie sud du rocher sur lequel elle est bâtie on voit une grotte funéraire, divisée en deux pièces, où l’on remarque trois niches larges et peu profondes ; le tout est d’un travail peu soigné. M. de Chabrol et plusieurs autres membres de la commission d’Égypte ont présumé que cette tour avait été élevée par les anciens Grecs, pour servir de phare ou d’amers aux vaisseaux qui s’approchaient de cette côte dangereuse[19]. Les indices d’un escalier que l’on remarque sur la partie octogone de la tour confirment l’exactitude des observations des ingénieurs français, de même que l’aspect du monument rend leurs conjectures très-probables.
Les ruines d’Abousir sont, en majeure partie, situées sur le revers méridional de la colline ; une digue, allant de l’est à l’ouest, fut construite au sud de la ville, peut-être pour préserver ce côté des inondations du Maréotis. Parmi des monceaux de pierres on distingue les fondements d’une construction, subdivisée en plusieurs pièces, et revêtue de ciment ; ces ruines rappellent les bains dont Justinien, au rapport de Procope[20], orna la ville de Taposiris.
La colline forme en plusieurs endroits des grottes naturelles qui ont dû servir de tombeaux ; les anciens ont aidé ces accidents en élargissant les entrées, ou bien en ménageant des descentes par des escaliers taillés dans le roc. Leurs façades sont quelquefois ornées de corniches d’un travail grossier, mais ayant quelque analogie avec le style égyptien, sans être toutefois ornées du globe ailé, ni d’aucun hiéroglyphe. On voit aussi sur le penchant de cette colline plusieurs citernes avec des ouvertures échancrées pour recevoir des couvercles, et de petits bassins formant échelons ; ils étaient destinés à recueillir les eaux des pluies, qu’ils se transmettaient par des auges jusqu’à l’orifice des citernes.
Abousir me paraît être l’ancienne Taposiris, tant par l’analogie du nom que par sa situation à une journée de distance d’Alexandrie[21]. Strabon dit, il est vrai, que cette ville n’était point sur les bords de la mer, et il la distingue de Plinthine, que plusieurs géographes, anciens et modernes, placent en ce lieu. Cette contradiction s’explique facilement, si l’on considère que les ruines d’Abousir se trouvent, comme je l’ai dit, à une petite distance de la mer, et si l’on place Plinthine un peu plus à l’est, auprès d’un enfoncement insensible que forme la côte. Cette conjecture déja émise par le savant M. Champollion le jeune[22], me paraît aussi appuyée par le périple anonyme, qui seul nomme Posirion, ville sans port avec un temple d’Osiris, à sept stades de Plinthine[23].
Il faut sans doute ranger au nombre des traditions purement gratuites, celle que nous a transmise Procope[24] sur le prétendu tombeau d’Osiris, qui aurait été élevé à Taposiris, puisque, comme l’on sait, la mythologie égyptienne plaçait le tombeau de ce dieu à Philæ, et que les symboles de cette fable religieuse se trouvent encore de nos jours représentés sur les monuments de cette île.
Je dirai plus, j’ai vainement cherché parmi les ruines d’Abousir quelques vestiges des monuments de l’ancienne Égypte, je n’ai rien pu découvrir qui en eût le caractère propre, et tout-à-fait distinctif. Hors les ruines du temple, qui n’offrent que des rapprochements avec le style égyptien, et que l’on ne peut faire remonter, ainsi que je l’ai observé, au-delà des premiers Lagides, tout le reste est purement grec, romain ou arabe.
Je soupçonnai alors, et je me convainquis par la suite, que les Égyptiens n’avaient ni élevé des monuments, ni fondé aucune ville dans la Marmarique avant d’être soumis aux Grecs, et que dans les temps antérieurs à cette époque, ce pays ne devait être habité que par des hordes errantes, et peut-être aussi par des Berbères et des Libyens-Phéniciens.
L’histoire nous apprend que la Libye fut parcourue par Sésostris, et deux fois occupée par les Perses. Mais le voyage, d’ailleurs fort incertain, du héros égyptien, ne prouve l’établissement d’aucune colonie ; quant aux expéditions de Cambyse et d’Aryandès, l’une dans l’intérieur des terres, et l’autre dans le littoral, l’on connaît la fin malheureuse de la première, et le stérile résultat de la seconde, qui se borna à assouvir la vengeance de Phérétime.
Si les Égyptiens antérieurs à la conquête d’Alexandre eussent établi des colonies et élevé des monuments sur ce littoral, on devrait en apercevoir des traces ; la solidité extraordinaire de leur architecture porte à le croire, et les emblèmes hiéroglyphiques dont ils l’ornaient se trouveraient au moins empreints sur quelques débris.
On ne peut objecter que ces monuments soient tout-à-fait disparus ; quels que soient les matériaux dont ils aient été formés, quel que soit l’endroit où ils furent élevés, au milieu des déserts comme dans les lieux habités, partout on en aperçoit au moins quelques traces ; et si de nouveaux édifices eussent dévoré ceux des Égyptiens, la même raison existe encore ; ici comme ailleurs les vestiges antiques s’apercevraient sur les monuments plus modernes. Ces idées relatives aux monuments de l’Égypte ancienne en inspirent d’autres qui ont rapport au caractère général des ruines d’Abousir, caractère qui se reproduira constamment dans les contrées que nous allons parcourir.
En Égypte, parmi les ruines d’anciens bourgs, si l’on aperçoit des pierres, elles sont le plus souvent colossales ; la raison en est qu’elles sont les débris de temples ou d’édifices publics ; mais ce qui reste des simples habitations consiste toujours en massifs de briques crues[25].
A Abousir et dans toute la contrée qui suit à l’occident, les débris d’anciennes habitations, jusqu’à ceux du moindre hameau, sont toujours en pierres de taille, ordinairement de cinq à six décimètres d’épaisseur, et jamais en briques.
La différence des matériaux de ces ruines explique celle des contrées où elles se trouvent.
Les terres d’alluvion de la vallée du Nil, amollies annuellement par les débordements du fleuve, offraient aux habitants des matériaux peu coûteux et d’une exploitation bien facile pour élever leurs demeures. La nature dans cette heureuse contrée va au-devant des besoins de l’homme, lui prépare elle-même les choses les plus nécessaires à son existence, et ne lui laisse que la peine de les recueillir.
Le sol de la Marmarique, dépourvu de ces avantages, ne put offrir à ses habitants les mêmes facilités : ils durent extraire du flanc des collines ou du sein de la terre les matériaux nécessaires pour élever leurs habitations ; et en cela, comme en bien d’autres choses, l’industrie créa ce que le sol refusait. Aussi aurons-nous bientôt l’occasion de remarquer partout l’art empressé de seconder la nature ; nous verrons de nombreux canaux sillonner les plaines, suivre la pente des collines, et suppléer à l’absence des rivières en recueillant de tous côtés les eaux du ciel pour les diriger dans de vastes et nombreuses excavations souterraines.
Abousir fait partie de l’Ouadi-Mariout, ou vallée Maréotide, canton réputé dans l’antiquité par ses vignobles[26], et dont le territoire, au temps de Macrizy, était couvert de jardins et de maisons qui se prolongeaient jusqu’à la province de Barkah.
Dans l’espoir de découvrir dans cette vallée quelques vestiges de son ancienne splendeur, le 8, tandis que ma caravane se dirigea sur Bourden, puits situé à six heures à l’ouest d’Abousir, je la quittai avec M. Müller pour aller faire une excursion dans l’intérieur des terres.
Après cinq heures de marche, au sud-est, nous traversâmes les ruines d’un ancien bourg, nommé Boumnah, où, parmi des tas de pierres, je remarquai une construction ayant au fond une pièce cintrée, ornée de deux colonnes. Ce monument, que je crois romain, offre les mêmes détails que les nombreux sirèh, que l’on trouve si souvent et mieux conservés dans la Pentapole, et sur la destination desquels j’exposerai par la suite mes idées.
Entre Abousir et Boumnah sont encore d’autres vestiges d’anciens villages, et les restes bien conservés d’un canal large d’un mètre, formé de deux seules rangées de pierres revêtues intérieurement d’un ciment rougeâtre.
De Boumnah nous nous dirigeâmes vers le sud ; le pays que nous parcourions est légèrement ondulé, et couvert de terres argileuses partout susceptibles de produit : néanmoins une petite partie seulement est cultivée en céréales par les Arabes Sénenèh, un des quatre corps ou bednat, de la grande tribu des Aoulâd-Aly.
Les traces d’anciens bourgs, que nous rencontrions fréquemment, indiquent, il est vrai, que ce canton a été jadis très-habité ; mais leurs squelettes épars gisent sur des plaines immenses où règne une silencieuse et triste nudité.
De ces bosquets, de ces jardins, mentionnés par l’historien arabe, il ne reste pas le moindre indice ; bien plus, aucun arbre, même sauvage, n’ombrage cette contrée ; la végétation y est généralement ligneuse, mais jamais arborescente, même dans les enfoncements qui servent d’écoulement aux eaux des pluies.
Le Kassr-Ghettadjiah, situé à dix heures au sud de Boumnah, répond mal à la description pompeuse que les Arabes m’en avaient faite. C’est une petite mosquée isolée dans les sables, et construite avec les débris d’un ancien monument (Voy. pl. II, 1). Deux colonnes, l’une de porphyre bleu, l’autre de granit rose, sont renversées au milieu de son enceinte (Voy. pl. V, fig. 5). Au dehors on voit aussi d’autres tronçons de colonnes, mais calcaires ; et à quelque distance de la mosquée on aperçoit les traces d’un village arabe avec des restes de voûtes en ogive.
La situation de Ghettadjiah, au milieu des sables, prouve un empiétement du désert sur les terres cultivables. Cet empiétement provient sans doute de la nudité actuelle de ces lieux, jadis couverts d’arbres de toute espèce, et de l’absence de collines assez élevées pour opposer une barrière à l’invasion des sables. Il est probable qu’après quelques siècles encore, ces sables, poussés par les vents du midi, continuant leur envahissement, finiront par couvrir les terres de la vallée Maréotide pour aller s’unir aux flots de la mer[27].
Du Kassr-Ghettadjiah nous fûmes rejoindre la caravane à Bourden, où elle nous attendait ; en parcourant cette ligne, je vis encore d’autres ruines nommées Abdermaïn, et el Hammam, mais je n’y trouvai rien de remarquable.
Le 9, nous quittâmes Bourden, et allâmes camper dans la même journée à Lamaïd, château sarrasin, situé aux bords de la mer, à six heures de distance du lieu précédent.
J’ai été surpris, en lisant la relation du voyage de M. Scholz dans la Marmarique, d’y voir désigner Lamaïd sous le nom de Mosquée[28], d’autant plus que le style, la distribution de ce monument, et l’inscription arabe qu’on y remarque, prouvent irrévocablement sa vraie destination.
En effet, le Kassr-Lamaïd est divisé en deux étages ; il forme un grand carré, dont chaque côté est flanqué d’une tour également à angles droits : celle du sud donne entrée au château par une porte dont les montants et le linteau sont en grosses masses de granit rose.
Ainsi que les châteaux forts du moyen âge, celui de Lamaïd avait une seconde porte de clôture, immense dalle qu’on soulevait par des chaînes en fer, à travers une coulisse pratiquée au-dessus de l’entrée du château. Sur la façade étaient deux lions en ronde bosse posés sur une corniche ornée d’arabesques ; on n’en voit plus que les restes défigurés (Voyez pl. III). Mais ce qui rend les ruines de Lamaïd intéressantes pour l’histoire, c’est l’inscription suivante, sculptée en relief sur une frise en forme d’ogive, et ornée d’arabesques d’un travail très-soigné[29] :
بسم اللّه الرحمن الرحيم امر بابتنا هذه القلعة السعيد الولي السلطان الاعظم الملك الظاهر ملك العرب مالك رقاب الامم ركن الدنيا والدين ابو الفتح بيبرس قسيم امير المؤمنين اعزّ اللّه اثاره بيد العبد الفقير.... الغفور به احمد الطاهر اليغموري.
« Au nom de Dieu clément et miséricordieux : la construction de ce château a été ordonnée par le fortuné seigneur[30] le sultan très-grand, le roi éminent, roi des Arabes[31], maître souverain des nations, colonne du monde et de la religion, père de la victoire, Bibars, partisan (ou allié) du prince des fidèles (que Dieu glorifie son ouvrage), et exécuté par le pauvre serviteur[32] sur qui soit la miséricorde divine, Ahmed (ou Mohammed) el Taher, el Iaghmouri[33]. »
Ainsi que toutes les inscriptions musulmanes, celle-ci commence par le bismillah ; ce sont peut-être ces paroles religieuses qui auront induit M. Scholz en erreur.
Nous passâmes la journée du 10 auprès de Lamaïd. Le 11, après quatre heures et demie de marche au sud-ouest du château sarrasin, je trouvai les ruines d’un monument appelé Kassabah el Chammameh. J’y remarquai des détails architectoniques qui me firent vivement regretter sa grande destruction.
Cet édifice était carré, et pouvait avoir vingt mètres environ de longueur de chaque côté ; il paraît avoir été divisé en deux étages ; on voit encore dans l’intérieur, sous un amas de décombres, trois voûtes qui occupent toute la surface du monument, et s’élèvent à quatre ou cinq pieds au-dessus du niveau du sol. L’angle oriental de l’édifice est la seule partie encore debout ; sur une de ses faces extérieures le mur forme trois rentrées prises dans son épaisseur ; elles dessinent une porte, aux côtés de laquelle sont deux colonnes engagées, ornées de chapiteaux à fleur de lotus, imitation grossière du style égyptien (Voyez pl. V, fig. 4).
Ce monument était construit en grandes assises de grès, posées sans ciment, et l’épaisseur des murs était monolithe. Si à ces caractères, qui indiquent, ainsi que je l’exposerai plus tard, la date la plus reculée qu’ait eue l’architecture dans cette contrée, l’on joint les petites proportions de cette construction, les voûtes qu’elle renferme, et les détails architectoniques qu’elle offre, l’époque où elle fut élevée est certaine, et ces ruines pourront être classées au nombre des monuments Lagidéens, dont nous avons déja vu le plus remarquable à Abousir.
Selon les Arabes, on trouve à quelque distance plus à l’est d’autres ruines semblables à celles-ci ; ils les nomment aussi Chammameh. Les intempéries de la saison me forcèrent d’aller rejoindre ma caravane, et je ne pus les visiter ; mais s’il était permis de tirer des inductions d’un rapport fait par les Arabes, ces nouvelles ruines auraient des détails approchants de celles que j’ai décrites, puisque les unes et les autres, disent-ils, prennent leur nom de la ressemblance qu’offrent leurs petites colonnes engagées, avec des chandeliers, chammameh.
Je rejoignis ma caravane à Dresièh, ruines d’une ancienne ville située à peu de distance de la mer. Là, comme presque partout ailleurs sur ce littoral, les débris des constructions arabes se voient confondus avec ceux des monuments antérieurs ; mais nul édifice ancien ou moderne n’est encore debout.
Je ne trouvai de remarquable parmi ces ruines que des souterrains voûtés en ogive, revêtus d’une couche de plâtre et subdivisés en plusieurs pièces, restes sans doute d’un château sarrasin. Ces caveaux servent d’asile aux voyageurs dans la saison rigoureuse, et les Arabes des environs y déposent pendant l’été une partie de leurs récoltes.
Auprès de Dresièh[34] est un lac d’eau salée, qui s’étend sur un espace de deux heures, en suivant les bords de la mer, dont il n’est séparé que par une digue de sables ; ses bords sont couverts de sel d’une belle qualité, objet de peu de valeur dans un pays qui en offre surabondamment.
Nous quittâmes Dresièh le 12 ; ce lieu sert de limites à l’Ouadi-Mariout. Le désert qui suit s’appelle Djebel-Kourmah.
Depuis notre départ d’Alexandrie, rien dans notre voyage ne s’était offert qui mérite d’être cité ; aucune rencontre fâcheuse n’avait opposé des obstacles à mes excursions ; couverts du manteau arabe, à peine attirions-nous la curiosité des nomades que nous rencontrions. Le bruit de mon expédition s’était encore peu répandu parmi eux ; et lorsque des dessins à prendre ou des points géographiques à déterminer ne me forçaient pas à séjourner auprès de leurs camps, ils nous faisaient quelquefois l’honneur de nous prendre pour des marchands mograbins, ou pour des pélerins de retour de leur pieuse visite au tombeau du Prophète.
Notre manière de vivre était aussi simple que celle des habitants des lieux que nous parcourions : nous campions ordinairement au coucher du soleil ; un bas-fond, le mieux fourni en végétaux, était vers cette heure le principal objet de nos recherches ; une telle rencontre pouvait seule accélérer ou retarder le moment du repos journalier. Souvent nous faisions route, un ou plusieurs jours de suite, avec des Arabes de la contrée, qui allaient à la recherche d’une nouvelle demeure.
Je saisissais ces occasions avec empressement toutes les fois qu’elles se présentaient ; je descendais alors de mon dromadaire, je défendais à mes domestiques de me suivre, et, me confondant avec ces Arabes, je devançais avec eux nos chameaux pesamment chargés. Je cherchais à obtenir leur confiance par ma franchise et mes prévenances : bien des fois j’ai atteint mon but ; et ces hommes simples, oubliant alors ma religion et mes projets, me racontaient les affaires de leurs tribus, me parlaient de leurs récoltes, de leurs troupeaux ; mais le soir, lorsque nous nous arrêtions, la prière du moghreb les rappelait à leurs principes, à eux-mêmes. Ils posaient leur camp loin du mien : nous avions vécu ensemble pendant le jour, nous étions séparés pendant la nuit ; et si dans leur irréflexion et leur épanchement j’étais devenu quelques moments pasteur et nomade comme eux, je redevenais à leurs yeux chrétien et européen sous ma tente.
Ainsi, dans ces occasions et dans toutes les autres, si ces Arabes m’accordaient d’abord leur confiance comme hommes, ils la retiraient bientôt comme musulmans.
Ces voyages de compagnie avec les habitants de la contrée que je parcourais m’offraient un autre sujet d’observation moins affligeant. On ne saurait se faire une idée de l’inquiète sollicitude de l’Arabe voyageur, pour le chameau, cet animal patient qui seul peut l’aider à traverser le désert.
Reconnaissant des services qu’il lui doit, l’Arabe sacrifie ses goûts, et souvent même ses besoins, pour camper dans un lieu plus abondant en herbes ou en broussailles ; et si la nature du sol ne répond point à ses recherches, alors, ayant partagé les mêmes fatigues, il partage aussi avec le chameau la même nourriture : que de fois j’ai vu l’Arabe dans les déserts stériles se dépouiller le soir de son ihram, l’étendre devant le chameau accroupi, et répandre dessus quelques poignées de dattes, dont il avait soin d’ôter les pierres ou tout autre corps étranger !
Ce spectacle m’a toujours offert un nouvel intérêt ; et je n’ai jamais été tenté d’attribuer à la seule conservation de la propriété, des soins qui me paraissaient inspirés par une juste reconnaissance.
En contournant dans la direction nord-ouest la côte occidentale du golfe des Arabes, nous parvînmes, après sept heures de marche, de Dresièh dans un lieu nommé Maktaërai.
Les habitants donnent ce nom à un plateau en grès, où l’on voit environ deux cents ouvertures pratiquées dans la roche, qui servent d’entrée à des grottes, et distantes entre elles de trois ou quatre pas. Sur leurs bords sont encore entassés des blocs de pierre bruts que l’on a extraits du sein du plateau pour former ces excavations ; leur aspect fruste me fit présumer qu’ils devaient être là depuis une époque très-reculée.
Je pénétrai dans plusieurs de ces grottes, et je n’y trouvai qu’une petite meule à moudre le blé, et des instruments aratoires déposés sans doute par les Arabes des environs. Elles sont taillées très-grossièrement et n’ont aucune forme régulière ; dans toutes celles que je visitai, leur encombrement m’empêcha de vérifier si elles avaient eu des communications entre elles. Aucun indice ne me permit de croire qu’elles eussent été destinées à un objet sépulcral ; elles ne me parurent pas non plus creusées pour servir de citernes, puisque les entassements de pierres qui ceignent leurs orifices auraient empêché d’y conduire les eaux des pluies, et qu’il eût été d’ailleurs superflu de multiplier en si grand nombre des ouvertures si rapprochées, si toutes ces grottes n’eussent été que des bassins.
L’histoire ne fait mention d’aucune peuplade de Troglodytes, habitant la Marmarique ; Hérodote et Pomponius Mela les placent dans l’intérieur des terres vers le sud-ouest dans le pays des Garamantes. Néanmoins je ne pouvais m’expliquer un si grand nombre d’excavations souterraines qu’en supposant qu’elles avaient servi d’habitations.
Le 13, à une demi-heure de Maktaërai, nous passâmes auprès de Benaïèh-Abou-Sélim[35], ruines d’une enceinte quadrangulaire située sur une hauteur et contenant un puits.
A sept heures de distance de ce dernier lieu, nous franchîmes une chaîne de collines calcaires qui se prolonge par mamelons du nord au sud ; et de là nous arrivâmes par un chemin rocailleux au Kass-Djammernèh, autre mur d’enceinte couronnant également une élévation.
Des ruines semblables se trouvent fréquemment dans la Marmarique ; leur situation, l’épaisseur des murs, et les puits dont elles sont pourvues, m’ont fait supposer qu’elles pouvaient être les restes de postes militaires destinés, dans l’antiquité, à protéger les bourgs et la voie publique contre les incursions des anciens nomades. Ces conjectures acquerront plus de probabilité, si l’on se rappelle que les Romains furent souvent obligés de combattre les Marmarides, non point dans l’intention d’asservir ces peuplades, mais dans le seul objet d’assurer la libre communication entre l’Égypte et la Cyrénaïque[36].
Les citernes qui sont auprès de Djammernèh, et l’examen que j’en fis, m’offrent l’occasion d’entrer dans quelques détails sur la manière dont elles furent creusées.
Une d’entre elles présente un carré régulier dont chaque côté a vingt mètres de longueur ; et quoique en partie comblée de terre d’alluvion, déposée par les eaux qu’elle contenait autrefois, elle conserve encore quatre mètres de profondeur. La couche supérieure de la roche, épaisse de trois pieds, forme elle-même le plafond, auquel sont pratiquées trois ouvertures, et qui est soutenu intérieurement par deux piliers carrés, taillés aussi dans le roc. Un ciment rougeâtre composé de briques pilées, de cendres et de sable, sert de revêtement aux piliers et aux quatre côtés de la citerne, hors au plafond qui en est dépourvu.
Je remarquai qu’aux autres citernes voisines de celle-ci, l’épaisseur du plafond était inégale, et qu’elle était formée de deux et même trois couches de la roche ; cette différence dans l’épaisseur aura été nécessitée sans doute par celle de la solidité ou des accidents que le roc aura offerts dans les endroits où ces excavations furent faites.
A deux heures au nord de Djammernèh sont plusieurs puits, et des traces de fondations, non loin du cap qui forme l’extrémité occidentale du Golfe des Arabes. Ce promontoire nommé el Heyf[37] par les habitants actuels, est encore distant de douze heures de la petite Akabah ; en parcourant cet espace, je ne vis plus rien d’intéressant sous le rapport d’antiquités. Plusieurs lieux, entre autres Asambak, Ghefeirah, dont on peut voir la position sur la carte, ne présentent que de continuelles répétitions des ruines déja décrites.
Mais quelque peu fertile que paraisse maintenant ce canton, il dut être autrefois très-habité, puisqu’on n’y fait pas une demi-heure de chemin, sans y trouver quelques vestiges d’anciens villages, des réservoirs pour recueillir les eaux du ciel, et des canaux pour les diriger. Combien ces traces d’une nombreuse population, et ces témoignages de son industrieuse activité, contrastent avec la négligente indolence du sectateur de Mahomet ! Il préfère errer tristement dans cette contrée, cherchant quelques bandes de terre à cultiver, ou de mesquins pâturages pour ses troupeaux, plutôt que de rendre à ces terres leur fertilité primitive, en imitant l’exemple qu’il a sous les yeux.