Relation d'un voyage dans la Marmarique, la Cyrénaïque, et les oasis d'Audjelah et de Maradèh
[141]Synesii epist. 67 ; ed. Pet. p. 212.
[142]Les chameaux ne mangent point le feuillage de l’arbousier.
[143]En parlant de mes dettes, je ne saurais passer sous silence les services que m’a rendus M. Guyenet pour ce dispendieux voyage. Ces services ont tellement aidé à son exécution, qu’en offrant à cet habile et si estimable mécanicien un nouveau témoignage de ma reconnaissance, je crois remplir un véritable devoir.
[144]Ed. Wesseling, p. 68.
[145]Orb. Rom. pars orientalis.
[146]Geogr. sacra, p. 283.
[147]Orien. Christ. t. II, p. 630.
[148]Epist. 67, ed. Pet. p. 215.
[149]Ut supra, p. 70.
[150]Mannert, Géogr. des Grecs et des Rom. t. X, part. II, p. 78.
[151]Nous avons déja fait remarquer dans la Marmarique un essai informe des mêmes dispositions (Descr. de la Marma. p. 3).
[152]On sait que les Limniades étaient les nymphes des lacs.
[153]De Inscrip. in Cyrenaïcâ nuper reperta ; Hale, 1824. Matter, Mémoire sur les Gnostiques.
[154]Id. ibid.
[155]Pococke, in Specimen Hist. arab. ed. White, p. 21. D’Herbelot, Bibli. Orient. mot Masdak. Inscription grecque dans l’ouvrage cité.
[156]Hérodote, l. I, c. 216 ; l. IV, c. 172, 180.
[157]Pomponius, l. I, c. 7. Cet auteur, d’accord avec Hérodote, dit que les enfants qui naissaient de ces mariages fortuits étaient adoptés par les hommes qui leur trouvaient quelque ressemblance avec eux.
[158]Strabon, l. XVI, c. 3.
CHAPITRE IX.
Région septentrionale de la Pentapole. — Sanctuaires. — Erythron. — Naustathmus. — Ghertapoulous. — Zaouani.
Fidèle à mon système, après avoir visité la partie méridionale de Lameloudèh, je m’avancerai dans le nord : des renseignements recueillis m’engageront cette fois à parcourir toute cette partie du littoral.
Jusqu’à présent nous avons vu dans la Pentapole des tableaux gracieux, mais non des images de grandeur ; nous avons vu des terres fertiles, d’agréables vallons, de limpides ruisseaux, et des bosquets plutôt que des forêts. Mais ces bruyantes cascades qui se précipitent du sommet des rochers ; ces épaisses lisières de hauts et majestueux cyprès qui couronnent les monts de leur teinte lugubre ; ces rocs caverneux qui s’entr’ouvrent pour découvrir à l’œil des tapis de verdure et de charmantes retraites ; ces épouvantables crevasses qui déchirent le sein de la terre, et la partagent en deux murs escarpés ; tous ces aspects imposants nous sont encore inconnus : tels sont néanmoins les magnifiques tableaux que va nous présenter la région septentrionale où nous allons pénétrer. Un site commode pour faire stationner ma caravane, me fut indiqué dans les gorges des montagnes au nord-ouest de Lameloudèh. A peine fûmes-nous éloignés de deux heures de ces ruines, que les vallées commencèrent à devenir plus profondes, les ravins plus escarpés, et que la végétation plus touffue se développa avec plus de force ; ensuite des gorges étroites succédèrent aux vallées, et nous arrivâmes au lieu désigné par les Arabes. Leurs rapports ne m’avaient point induit en erreur. La colline d’el-Hôch domine par son élévation les hauteurs qui l’entourent, et se trouve détachée des défilés qu’elles forment, par les ondulations plus unies du terrain. Cette situation fut appréciée par les anciens habitants. Ils bâtirent une forteresse sur le sommet de la colline, et immédiatement au-dessous ils creusèrent un bel hypogée, qui, en raison de ses grandes dimensions et de la régularité du travail, est nommé par les Arabes el-Hôch (l’habitation)[160]. Cet hypogée ne contient ni de subdivisions, ni de ces anfractuosités humides et sombres qui décorent aux yeux d’un Européen ces excavations antiques, mais en éloignent les Arabes par l’effet qu’elles produisent sur leur pusillanime imagination. Il présente une belle salle quadrangulaire, contenant dans le fond deux grandes niches, et ornée autrefois sur le devant de trois pilastres dont il ne reste plus que la base. La nature a réparé toutefois ces outrages du temps : elle a remplacé les pilastres abattus par une double rangée de cyprès, dont le faîte pyramidal et le tronc bronzé de mousse forment un péristyle majestueux et pittoresque.
C’est là que vint s’établir ma caravane. Peu d’endroits jusqu’alors lui avaient offert un gîte si bien abrité ; elle put l’apprécier d’autant mieux que les orages se renouvelèrent bientôt avec plus de force ; mais déja je parcourais les environs.
Dans la partie septentrionale de la Pentapole le dromadaire devient une monture incommode et même dangereuse. Cet animal, si agile dans les plaines, est uniquement fait pour elles. Voyez-le partir, la tête haute, le nez au vent ; voyez le mouvement cadencé de son corps, les ondulations régulières de ses pates ; et vous diriez d’un navire dont le vent propice commence d’enfler les voiles : bientôt le vent redouble ; la proue enfonce dans l’onde qui jaillit écumeuse autour de lui ; il fend majestueusement la plaine liquide ; mais si le port apparaît, le nautonier prudent diminue de voiles, et l’impulsion reçue suffit pour le faire arriver. Ainsi, le dromadaire, d’abord lent dans sa marche, s’anime insensiblement : son cou, naguère relevé, rase déja la terre ; il franchit légèrement l’espace ; le sable vole autour de ses flancs échauffés ; il suit toujours une ligne directe ; et dans la fougue qui l’entraîne, si l’on veut terminer sa course, il faut la ralentir long-temps avant qu’on puisse l’arrêter.
On conçoit qu’avec de pareilles qualités, le dromadaire ne soit point fait pour les régions montueuses. Ses longues pates et le volume de son corps le rendent aussi peu propre à gravir une montagne, qu’à la descendre ; à franchir un ravin, qu’à traverser un torrent. Aussi, cet animal, si apprécié dans l’Arabie et les vastes plaines de l’Afrique, est-il dédaigné par les habitants de Barcah. Ils n’estiment que les chevaux, et sans doute avec raison, puisque, quelque dégénérés que soient les leurs de la race antique célébrée par Pindare, ils ont peut-être gagné en utilité ce qu’ils ont perdu en grace et en légèreté. Monté sur son cheval, l’Arabe de Barcah parcourt tous les cantons de sa contrée ; il visite les lieux les plus escarpés, et côtoie sans crainte d’affreux précipices. On ne guide point le cheval, la bride tombe sur son cou ; il choisit lui-même ses pas : le sentier est presque perpendiculaire ; la pluie en rend la roche glissante ; mais l’adroit animal grimpe, saute, et ne s’abat jamais. Ce n’est point encore ici le lieu de traiter ce sujet ; j’y ai été entraîné malgré moi ; mon inexpérience en est la cause. Cette inexpérience me porta à conduire dans la Pentapole les mêmes dromadaires qui m’avaient servi dans les déserts des Oasis. Je ne présenterai point pour excuse mon affection pour ces anciens compagnons de voyage ; cette raison, peu goûtée de la plupart des lecteurs, entraînerait une digression fort inutile, après celle-ci qui ne l’est guère moins, et que je termine enfin par ce qui aurait dû la remplacer. Durant toutes mes courses dans la région septentrionale de la Pentapole, j’empruntais des chevaux de la tribu auprès de laquelle je me trouvais. Le propriétaire m’accompagnait et me servait aussi de guide. Ce fut ainsi que je quittai ma caravane pour me rendre dans le golfe Hal-al.
Désirant moins d’avancer rapidement dans ces cantons montueux, que d’en connaître les diverses parties, je me dirige vers le littoral, mais en rétrogradant de nouveau vers l’est. Cette direction, d’ailleurs motivée, prolonge mes plaisirs en variant à chaque pas les sites. Je croise les flancs inégaux et partout boisés des hautes terrasses qui longent le nord de la Pentapole. Ici point de plaines étendues, point de vallées légèrement ondulées : je me trouve alternativement, ou dans le fond d’un profond ravin, ou sur le sommet d’une haute colline : je parcours des sentiers ornés d’arbustes élégants, ou bien je traverse de noires forêts. Ajoutant la bizarrerie de mes goûts aux caprices de la nature, j’aime à franchir chaque obstacle, à atteindre à chaque lieu escarpé. Par la seule raison que tel endroit paraît inaccessible, il attire ma curiosité. Je passe indifférent devant mille excavations où je puis pénétrer sans difficulté ; mais il suffit que j’aperçoive au sommet d’un rocher abrupt une anfractuosité ténébreuse, offrant quelque indice des temps antiques, aussitôt mon imagination s’irrite ; ce lieu en devient plus intéressant à mes yeux. En vain un torrent se précipite en bouillonnant à ses pieds, l’agile cheval de Barcah le franchit aisément ; j’escalade ensuite le rocher : des touffes de térébinthes et de lentisques, les troncs noueux des genévriers m’aident à grimper, et j’arrive enfin à la grotte. Si rien de nouveau ne récompense mes peines, j’en suis dédommagé par l’aspect toujours varié que me présente la nature : les douces émotions qu’elle me cause valent bien les découvertes de l’art.
Dans l’inextricable labyrinthe de vallons sinueux et de gouffres profonds que je traversai durant cette promenade, les méprises de ce genre furent nombreuses. Le plus souvent, après avoir franchi bien des pas dangereux, je ne trouvais que les ruines du temps, au lieu des traces du séjour des hommes ; c’étaient des rocs bouleversés ou des cavernes tortueuses qui se perdaient dans la montagne. A mon approche de ces lieux, il en sortait l’aigle ou le vautour effrayés de mon apparition dans leur asile aérien. Mais une fois ce fut une petite niche creusée isolément dans la paroi d’une roche. Le fond en était tapissé de lierres rampants qui détachaient par leur teinte rembrunie des bouquets de giroflée d’un jaune d’or, des cystes à grande fleur rose, et les corymbes arrondis de blancs alyssons. Ces plantes saxatiles croissaient ensemble au milieu de la niche, comme dans un vase que l’on aurait dit placé par une combinaison de l’art pour orner la nudité de la roche, si l’art toutefois pouvait jamais imiter les graces de la nature.
Cependant, ces courses, toujours agréables par elles-mêmes, furent aussi quelquefois fructueuses pour la connaissance des usages antiques. Tantôt je rencontrai de petites excavations sépulcrales creusées isolément çà et là dans le flanc des ravins. Ces paisibles retraites, destinées à ne contenir que les restes d’une seule personne, se trouvent comme suspendues sur un torrent mugissant, ou voilées à demi par des rideaux de cyprès. Ces localités, bien appréciées sans doute par les anciens habitants, produisent un effet mélancolique et moral : elles présentent l’image du repos dominant les agitations de la vie ; et la froideur de la mort, sa morne insensibilité, que ne peuvent plus émouvoir les bruits ineffables des arbres des forêts, ni les secousses violentes des vents qui les agitent.
D’autres fois, je me suis trouvé tout-à-coup vis-à-vis d’un petit sanctuaire, placé de diverses manières, mais toujours taillé dans la montagne, et n’offrant point dans le voisinage des traces d’anciennes habitations. J’en ai vu s’élevant sur des terrasses de verdure qui les rendent accessibles de toutes parts, les exposent aux rayons du soleil, et les font contraster, par leurs teintes claires, avec leurs sombres environs. D’autres sont placés dans l’endroit le plus reculé d’un profond enfoncement : des rochers en désordre, de noires crevasses, et les lianes rampantes des ronces épineuses en forment le sauvage ornement.
Aucun de ces petits sanctuaires ne fut décoré par l’art ; on n’y voit ni colonnes, ni frises, ni le moindre détail d’une élégante architecture. Ce sont de petites salles carrées, de différentes grandeurs, où l’on arrive par deux ou trois degrés. Dans l’intérieur, un banc de roche règne tout autour ; au fond est un autel quadrangulaire au-dessus duquel est la niche réservée à la divinité qui présidait autrefois à ce lieu.
La simplicité de ces autels champêtres convenait parfaitement à leur situation : le paysage en faisait tout l’ornement ; et l’art, au lieu d’ajouter à ses charmes, les aurait sans doute déparés. Ses efforts ne peuvent plaire que dans le sein même des villes ; c’est là son séjour, c’est là qu’il triomphe. Mais qu’on l’isole au milieu des plus aimables sites que forme la nature, loin d’aider à leur effet, il en détruit l’harmonie.
Ce sentiment exquis des convenances locales me parait avoir été parfaitement connu des habitants de la Pentapole. En plaçant ces autels agrestes en des lieux isolés, ils choisirent des sites relativement convenables à leur objet ; ils eurent le dessein de fixer l’attention par les attributs d’un symbole, et ils en abandonnèrent l’effet au paysage. Cet effet inexprimable, cet heureux accord de teintes et d’aspect, d’ombres et de lumière, parlait bien plus à l’ame, la provoquait bien plus au recueillement, que les dehors pompeux d’une orgueilleuse architecture. Et maintenant même que ces lieux sont abandonnés, maintenant que l’autel antique n’offre plus qu’un roc équarri au milieu des rocs qui l’entourent ; maintenant que la divinité protectrice du lieu gît peut-être enfouie dans les champs, les environs du sanctuaire sont encore ornés de leurs dons primitifs, et, selon l’aspect qu’ils offrent, ils peuvent de même offrir l’idée de son antique destination. Serait-ce sans un choix déterminé, sans une intention réfléchie, que l’on aurait creusé ces grottes pieuses, les unes, dans un site gracieux, au milieu de bocages riants, de tapis de verdure et de sentiers fleuris ; et les autres, sur des rochers escarpés, remplis d’anfractuosités ténébreuses et exposés à la fureur des orages ? Des sites si différents auraient-ils eu une égale destination, auraient-ils inspiré les mêmes idées ? Les jeunes Grecques auraient-elles escaladé ces rocs en désordre pour déposer dans leurs noires cavernes de timides offrandes, et invoquer Aphrodite ou les nymphes des bois ? Les bergers, effrayés de la clameur des orages, auraient-ils été conjurer les dieux dans ce paisible vallon, où l’on ne voit que myrtes et cytises, où tout présente des images de paix et de repos ? Il suffit d’indiquer ces contrastes pour en prouver l’inconvenance, et rendre mes conjectures plus vraisemblables. Cependant, comme des conjectures ne sont point l’objet spécial de mes écrits, je quitte, quoiqu’à regret, les lieux pittoresques qui m’ont inspiré celles-ci, et j’arrive à des faits moins douteux.
Durant les promenades toujours irrégulières, et souvent rétrogrades, que je fis dans cette région montueuse de la Pentapole, je n’aperçus aucune ruine d’un bourg de quelque importance. Cependant, si l’inégalité du terrain rendit ce canton peu propre à y construire des villes, elle présenta du moins des boulevarts naturels pour la défense de la contrée ; les anciens habitants en connurent l’importance.
Deux grands châteaux, Lemschidi et Lemlez, se trouvent, à une heure de distance entre eux, situés à l’extrémité d’une terrasse escarpée qui longe le flanc de cette partie des montagnes. Leurs murailles ayant environ quarante mètres de chaque côté, sont formées d’énormes assises posées à sec. De même que ceux déja décrits, ils avaient deux étages ; l’intérieur en était également voûté, sans offrir toutefois la même distribution : on n’y remarque point la petite pièce cintrée ornée de deux colonnes, indice de l’époque chrétienne, et dont nous connaissons l’usage. Ces châteaux sont tous les deux construits en vue de la mer ; et il paraît certain que, n’importe dans quel temps, leur destination fut de prévenir ou d’arrêter des invasions maritimes, de même que ceux situés sur le sommet du plateau arrêtaient les invasions méridionales.
Je rencontrai encore plusieurs ruines de tours et de villages, entre autres Kssariaden, Tegheigh, Agthas et Tebelbèh. Aucune de ces ruines ne contient rien de remarquable, si ce n’est la dernière, peu distante d’el-Hôch. Sur une colline isolée on voit un grand nombre de sarcophages en pierre calcaire ; ils sont placés sur les côtés d’un chemin en spirale encore profondément sillonné par les chariots grecs ou romains qui servirent à transporter ces masses monolithes. La tour de Tebelbèh domine ce lieu ; elle conserve un pan de mur orné au sommet d’une frise en triglyphes : cette particularité non encore rencontrée auprès d’édifices pareils à celui-ci, prouverait qu’ils ne furent point dépourvus d’élégance. De plus, au pied du rocher sur lequel fut bâtie la tour, on voit un souterrain avec des dispositions nouvelles pour nous. Deux rangs de pilastres bien équarris sortent du sein d’une source, et se terminent en voûtes qui se prolongent fort avant dans la montagne. La transparence de la source invite à y pénétrer, malgré l’obscurité qui règne dans le fond. On enfonce d’abord dans l’eau jusqu’à la ceinture, et lorsqu’on est parvenu à une certaine distance de l’entrée, la profondeur devient plus considérable ; mais on aperçoit alors au plafond une large ouverture cylindrique faite avec le ciseau, et correspondant en ligne droite à la tour qui se trouve à cent pieds environ au-dessus de la source. Cette découverte suffit à l’observateur. Il sort du souterrain en réfléchissant sur les grands travaux qu’entreprirent les anciens habitants pour établir des communications entre leurs postes fortifiés et les bassins naturels ou artificiels, et sur les précautions qu’ils eurent d’assurer aux sources une libre circulation. Cependant, comme ces soins et ces travaux peuvent provenir de diverses époques, attendons, pour les déterminer, le résultat d’observations ultérieures.
Nous voici arrivés sur la sommité des immenses contre-forts qui forment le soubassement du grand plateau cyrénéen. Nulle autre part dans la Pentapole je n’ai vu ces contre-forts si abrupts que dans cette partie du littoral. Il faut avoir une entière confiance dans les chevaux de Barcah pour parcourir sans crainte les sentiers étroits et rocailleux qui longent la cime de ces crêtes aiguës. Latéralement sont de profonds précipices dont les talus, quoique escarpés, sont couverts de toutes parts d’une végétation aussi belle que variée. La sauge, le romarin, diverses espèces de cystes, le serpolet et une foule d’autres plantes aromatiques croissent, dans une agréable confusion, au milieu de forêts d’arbres et d’arbustes communs à toute la Pentapole septentrionale, et d’autres que je n’ai trouvés qu’ici, tels que le pin blanc et le cyprès toujours vert.
S’il est difficile de parcourir la sommité de ces contre-forts, il n’est pas plus aisé de les descendre. Lorsque nous fûmes enfin arrivés à leur base, nous nous trouvâmes sur une étroite lisière de terre qui sépare les montagnes des bords de la mer. Les ruines d’une ville nommée Natroun étaient devant nous.
Les Arabes, ainsi que les enfants, envisagent rarement les objets sous leur aspect réel : ordinairement ils les confondent, le plus souvent ils les grossissent, et aperçoivent mille formes capricieuses dans les plus simples accidents de la nature. De là dérivent leurs rapports exagérés et tous les contes bleus qu’ils font aux voyageurs. Cependant par la même raison qu’il ne les faut jamais croire sur parole, il est toujours utile de vérifier leurs assertions. D’après leur fantasque imagination, ils m’avaient fait des descriptions bizarres de la ville dans la mer, car c’est ainsi qu’ils désignent les ruines de Natroun. La cause de cette dénomination, comme je m’y attendais, est fort simple. Cette ancienne ville fut bâtie sur une couche de terre de douze à quinze pieds d’épaisseur, au-dessous de laquelle se trouve une roche, tantôt de grès friable, et tantôt de brèche mal liée. Des fondements aussi peu solides n’ont pu résister aux efforts des vagues. Aussi ont-elles occasionné de tous côtés de grands éboulements : elles se sont avancées dans les ruines mêmes de la ville ; elles en ont fait crouler une partie dans leur sein ; ont divisé l’autre en petits îlots ; et formé enfin de ce qui tenait encore au continent un promontoire dont les molles falaises, sans cesse battues par les flots, ne tarderont pas à devenir leur proie. Ce petit promontoire est totalement couvert de débris amoncelés dans le plus grand désordre. Des pans de murailles, des arcs détachés d’anciennes voûtes, des angles d’édifices, sortent çà et là du sein de la couche de terre que la mer a fait ébouler tout autour, et forment ensemble un aspect étrange, cause des récits merveilleux des Arabes.
Telles sont les ruines de la ville ; ses environs, quoique sans édifices remarquables, sont plus intéressants. Les nombreux ravins qui avoisinent les bords de la mer sont remplis de grottes petites et sans ornements d’architecture, mais agréablement situées. Un chemin sillonné par les roues des chars antiques, et un aqueduc, suivent ensemble les contours de la montagne. L’eau qui coulait autrefois dans l’aqueduc n’est point tarie ; mais de même que les anciens habitants ont abandonné ces lieux, elle a abandonné le lit qu’ils lui avaient tracé. On la voit se précipiter en cascade du sommet des rochers dans le fond d’un vallon voisin : elle y serpente dans toutes les saisons ; s’y ramifie en plusieurs ruisseaux ; et y entretient des prairies resserrées, mais herbeuses, séjour, depuis un temps immémorial, d’une famille arabe, Bou-Chafèh, qui a donné son nom à ce vallon.
La beauté sauvage de ce lieu, et surtout l’abondance d’eau, cause de sa fraîcheur continuelle, attirèrent l’attention des Cyrénéens. De vieux ceps de vigne, des troncs de mûriers et de grenadiers, restes d’anciennes cultures qu’on remarque à Bou-Chafèh, indiquent qu’il fut de tout temps habité. Il est même vraisemblable qu’il le fut avant qu’on eût élevé la ville dont nous avons vu les ruines ; les inductions suivantes portent du moins à le croire. Cette ville est l’ancienne Erythron, placée par le Périple anonyme à soixante-seize stades de Zephirium[161]. Cette distance est peut-être un peu courte, mais, jointe à l’analogie du nom et à la proximité de Natroun du cap Erythra[162] qui s’avance dans l’est, elle ne nous laisse aucun doute sur ce sujet. Remarquons maintenant en faveur de l’opinion émise, qu’Erythron, du temps de Ptolémée, n’était encore qu’un simple lieu dans le littoral de la Cyrénaïque[163], tandis qu’il en est fait mention comme ville chez les écrivains postérieurs. C’est sous ce titre qu’Étienne de Byzance[164], la Géographie sacrée[165] et Synésius en parlent ; de plus, suivant ce dernier, Erythra était, comme nous l’avons déja dit, métropole d’Hydrax et de Palæbisca. Il faut ajouter que ce philosophe chrétien, dont les écrits sont une mine féconde en précieux renseignements sur la Pentapole, a eu le soin de nous faire l’éloge de la source dont je viens de parler. La limpidité de ses eaux, et leur saveur plus douce que le lait, étaient tellement appréciées à son époque, que dans un voyage maritime il aborda exprès à Erythra, pour en approvisionner le navire[166].
Le Stadiasme anonyme et Ptolémée s’accordent à placer à peu de distance[167], et à l’est d’Erythra, Chersis, que ce dernier auteur appelle un village[168]. Il me paraît surprenant que, malgré les renseignements pris à Natroun même, les Arabes ne m’aient rien indiqué dans cette partie du littoral. Toutefois, comme je ne l’ai point visitée, je laisse à des voyageurs plus scrupuleux le soin de vérifier ce point de géographie ancienne ; d’autres plus intéressants réclament mon attention.
De Natroun on aperçoit à l’ouest le cap Hal-al, banc de terre peu élevé qui s’avance dans la mer, et forme à son côté oriental un golfe spacieux et très-ouvert. Je me dirigeai vers ce cap en côtoyant le rivage, qui continue d’être séparé des montagnes par une petite plaine étroite et unie. Cette plaine devient plus spacieuse vers le centre du golfe ; là on rencontre les ruines d’un village et de petites flaques d’eau dans le sable. Ces choses sont peu remarquables par elles-mêmes, mais elles servent à prouver la grande fidélité des détails transmis par le Périple anonyme, fidélité que nous nous plaisons à constater si souvent[169].
J’arrivai à Ras-el-Hal-al après trois heures et demie de marche de Natroun. D’après cette distance, qui coïncide avec celle donnée par le même Périple[170], et mieux encore d’après sa position relativement à Apollonie, ce lieu est incontestablement l’ancien Naustathmus, cité par les uns comme un promontoire[171] ; comme un port par les autres[172] ; et enfin par Strabon comme un lieu des plus renommés du littoral de la Cyrénaïque[173].
La belle situation du cap, et surtout la jolie baie qu’il forme, dont le fond est de sable couvert d’algue sans écueils du moins apparents, durent offrir dans l’antiquité une bonne station navale, de même que la côte, par son étendue, me parut avoir été favorable à l’établissement d’une ville. Cependant, hors le village dont j’ai fait mention, je n’aperçus d’autres traces d’habitations que celles d’un château situé à l’extrémité du cap. Encore appartient-il à l’époque romaine ; son architecture, et sa distribution intérieure, sont les mêmes que celles de Chenedirèh ; et les débris d’une frise ornée de triglyphes et de gouttières se trouvent parmi ses ruines, ainsi qu’à Tebelbèh.
Quoique l’aspect de ces lieux s’accordât avec le silence de l’histoire, il me semblait néanmoins peu probable qu’un tel canton fût resté presque abandonné des Cyrénéens. Fondé sur l’autorité de plusieurs exemples analogues, je soupçonnai que c’était sur les montagnes voisines, et non immédiatement sur le rivage, qu’il fallait chercher les vestiges d’une ville antique. Des indications m’étaient cependant indispensables pour entreprendre cette recherche. Je questionnai d’abord inutilement tous les pâtres que je rencontrai, je n’en obtenais que de vagues renseignements ; lorsque enfin un vieillard me fit comprendre qu’il en savait plus que les autres. Une récompense devait être le prix de ses révélations ; ce prix lui fut donné d’avance, et ma confiance provoqua la sienne. De grandes ruines, de superbes édifices se trouvaient, me dit-il, sur les premières terrasses de la montagne, vis-à-vis du cap ; il ne pouvait m’y conduire lui-même, à cause des guerres violentes qui existaient dans ce moment de tribu à tribu, et lui interdisaient l’accès de ce canton. La sincérité se lit sur la physionomie ; le mensonge ne saurait en prendre les traits. J’ajoutai une foi entière aux paroles du vieillard, et combinant avec mon guide les renseignements obtenus, nous allâmes à la recherche des ruines, d’autant plus intéressantes pour moi, qu’elles paraissaient peu connues même par les habitants.
La montagne que nous avons vue former à Natroun d’immenses contre-forts escarpés, est ici d’une disposition différente. Elle présente d’abord une montée rapide, à laquelle succède une plaine vaste et inégale, tantôt boisée, tantôt nue ; croisée par de petites hauteurs, sillonnée par de profondes vallées ; ici rocailleuse, plus loin fertile ; et se terminant enfin à une seconde chaîne de collines qui se dégradent en petites terrasses au-dessus desquelles s’étend le vaste plateau Cyrénéen. Cette disposition géologique continue d’être à peu près la même jusqu’au Phycus ; en descendant de nouveau ces montagnes nous aurons lieu de nous en convaincre.
Selon les indications du pasteur, la ville antique devait se trouver au sud-ouest du cap, après avoir franchi la grande montée : une partie des ruines était cachée dans un bois, et l’autre s’étendait au loin dans la plaine. Ces renseignements, quoique positifs, faillirent cependant nous être insuffisants. Dès le matin nous étions arrivés sur la montagne. Nous errions çà et là, visitant toutes les hauteurs pour découvrir quelques apparences de ruines ; et tantôt dépassant le lieu indiqué, tantôt rétrogradant vers ce lieu, la journée s’écoula ainsi sans avoir rien aperçu. Le lendemain, fatigué des courses infructueuses de la veille, et rebuté plus encore par les divisions des Arabes qui les rendaient inhospitaliers par crainte et soupçonneux par nécessité, je décidai d’abandonner cette recherche, si une nouvelle tentative devenait également infructueuse. Nous voilà donc de nouveau en campagne.
Des taches bleuâtres ayant de loin l’apparence de rochers isolés au milieu d’un bosquet touffu provoquèrent vaguement ma curiosité. Je me dirigeai vers ce côté, bien plus pour la satisfaire au moins en quelque chose, que dans l’espoir d’y trouver l’objet de mes recherches. Aucun sentier n’y conduisait : il fallut s’en frayer un à travers une épaisse forêt d’arbousiers, de manière que je ne pus être rendu auprès des prétendus rochers qu’en les voyant tout-à-coup métamorphosés en édifices dont l’étonnante conservation, l’élégance des formes, et les détails d’architecture s’accordaient pour les faire paraître au milieu de la forêt d’arbustes comme par enchantement. Il est des sensations que les voyages seuls peuvent procurer : l’aspect de belles ruines restées inconnues durant plusieurs siècles n’en est pas une des plus faibles. Essayer de la reproduire, ce serait une tentative inutile. La contrée, le site, les circonstances, ajoutent à ces découvertes mille impressions différentes que l’on sent vivement, et que l’on ne saurait rendre. Je n’avais vu jusqu’alors rien de semblable dans les champs désolés de la Pentapole, et je n’y vis par la suite rien de plus beau que ces petits monuments. Les Arabes les nomment Zaouani, et le lieu où ils sont situés Menakhiet. Ce lieu correspond parfaitement à l’indication du pasteur du cap ; mais la variété des sites, qui fait le charme de cette contrée, en rend les localités difficiles à trouver, lorsqu’on n’y est point conduit par un habitant du canton : encore faut-il que cet habitant y ait résidé depuis le bas âge ; sinon, l’on s’expose à perdre beaucoup de temps dans les courses, et à barbouiller beaucoup de papier dans le récit, comme je viens de le faire, ce dont je demande toutefois excuse en faveur de l’utilité de l’avis.
Cependant, l’agréable effet que produisent, au premier aspect, ces édifices placés dans une riante solitude, change bientôt de nature. A peine a-t-on jeté un coup-d’œil dans l’intérieur que le prestige disparaît : ces jolis monuments sont encore des tombeaux.
Le plus considérable contient une cloison longitudinale qui le divise en deux pièces, séparées elles-mêmes dans leur hauteur par trois rangées de dalles, formant autant de caveaux funéraires de toute la longueur du monument. Une belle frise dorique en contourne le sommet ; et de riches sculptures ornent les côtés de la double entrée. De grands blocs monolithes le couvrent ; ils décrivent un triangle aplati, style gracieux que nous verrons très-souvent reproduit dans les tombeaux de la métropole. Tout le corps de l’édifice est élevé sur quatre rangées de larges assises disposées en escalier quadrilatère. Enfin, un antique olivier est placé au devant, et il en ombrage le faîte d’une manière aussi religieuse que pittoresque (Voyez pl. XVI et XIX, fig. 1 et ses détails).
A quelques pas de ce magnifique mausolée on en voit un second moins grand, mais mieux conservé, et n’ayant qu’une seule pièce (Voyez pl. XVII et XIX, fig. 2 et ses détails). Deux autres se trouvent à une portée de fusil de ceux-ci : l’un, semblable au dernier, est enfoui dans le bosquet ; l’autre diffère tout-à-fait des précédents. A ses petites dimensions, à sa forme de carré parfait, et surtout à sa surface plane, on dirait d’un autel antique élevé dans ces lieux en l’honneur de quelque divinité champêtre (Voyez pl. XVII et XIX, fig. 3). Aucune entrée n’y fut ménagée ; après quelques efforts, ayant réussi à extraire une pierre de ses assises, je le trouvai divisé en trois cloisons, et totalement rempli de têtes d’enfant.
Des monuments construits avec tant de soins, et un grand nombre de grottes sépulcrales ornées aussi de façades doriques que l’on voit auprès d’eux, indiquaient le voisinage d’une ancienne ville. J’en cherchai les vestiges dans les environs. Des traces de chars, dans la partie de la plaine où la roche est dépouillée de terre, frappèrent mes regards ; j’en suivis la direction, et elle me conduisit, non sans interruptions, durant un quart d’heure de marche dans l’est, auprès d’une forêt d’oliviers, où je trouvai enfin les ruines de la ville antique. Les incidents de cette excursion devaient m’offrir chacun des résultats nouveaux. Par leur singulière localité, ces ruines sont à la fois les mieux conservées et les plus bouleversées de toutes celles dont j’ai parlé jusqu’ici. Un mur d’enceinte les entoure de toutes parts ; selon les irrégularités du sol, il atteint trente pieds environ de hauteur, ou cinq à six seulement. Une grande porte cintrée est à son côté occidental. Dès qu’on l’a franchie, on se trouve dans un immense labyrinthe de pans de murs encore debout, de fûts de colonnes renversés, et de blocs de pierre entassés pêle-mêle, et entourant ensemble les troncs énormes d’un bois épais d’oliviers. Les divers étages que forme le feuillage de ces arbres majestueux ne laissent échapper çà et là que des rayons inégaux de lumière, et répandent un demi-jour vénérable sur ce vaste tableau d’un poétique désordre.
Cependant je m’aperçus que le plan général des ruines décrivait une pente insensible vers l’est. Je me rendis de ce côté, où un nouveau spectacle m’attendait. J’étais loin en effet de me croire sur la sommité d’un profond vallon dont les rives abruptes sont pittoresquement bariolées de rubans de roche de diverses couleurs. Sur une pelouse voisine se trouvait un enfant gardien d’un troupeau de chèvres. Ce jeune pâtre m’apprit que ces ruines se nomment Ghertapoulous, et que le vallon que nous avions sous les yeux porte le même nom ; un ruisseau, ajouta-t-il, y coule dans toutes les saisons, et se rend dans le port[174].
En résumant les observations que ces lieux nous ont offertes, il paraîtra surprenant que les anciens géographes n’aient point fait mention de cette ville dans le voisinage du Naustathmus, d’autant plus que ses ruines attestent qu’elle dut être très-florissante dans l’antiquité. L’épithète de très-renommé, donnée par Strabon au Naustathmus, est un indice, il est vrai, de son ancienne splendeur ; ces ruines la justifient complètement, mais elles n’en sont point l’objet ni l’induction directs. Toutefois, au défaut de renseignements précis, une tradition arabe n’est point à dédaigner. Le nom d’Hiarah[175], que les habitants donnent à un groupe de collines, au sud de Zaouani, ne porterait-il point à croire que ces lieux intéressants auraient formé dans l’antiquité le canton Hieræa, qui, suivant Étienne de Byzance, était compris dans le pays de Cyrène[176] ?
Plus irrégulier encore dans le récit de cette excursion qu’elle ne le fut par elle-même, je n’ai point craint d’interrompre la série locale des endroits observés pour les réunir en groupes analogues, et les présenter séparément.
Cette méthode est sans doute très-peu géographique ; mais je l’ai préférée pour d’autres sujets, et je la préfère encore pour ceux-ci. Une carte d’ailleurs peut suppléer à ce qu’elle a de défectueux ; et j’aime mieux y renvoyer mon lecteur, plutôt que de m’asservir à ne point faire un seul pas sans indiquer dans quel rhumb de vent.
[160]Golius interprète ce mot bien différemment : suivant cet auteur, il signifierait terre inculte, région habitée par des démons (Voyez son Dictionnaire, mot Hôch). Néanmoins dans la province de Barcah, et dans tout le désert libyque, on ne s’en sert jamais, du moins actuellement, dans une pareille signification. Les Arabes donnent même quelquefois par analogie ce nom à leurs tentes.
[161]Iriarte, Bibli. Matrit. v. I, p. 486.
[162]Artémidore, Geogr. l. VII, fait mention d’un promontoire Erythra en Libye.
[163]Ptolémée, l. IV, c. 4.
[164]Voce Erythra.
[165]Geogr. sacra, p. 284.
[166]Synes. Epist. 51. Je lis dans cette épître, le golfe d’Erythra, au lieu du détroit de la mer Rouge, comme traduit le P. Pétau. Synésius part au point du jour du port Phycus, et arrive le soir à Erythra ; rien de plus vraisemblable. Mais le faire arriver, dans une journée de navigation, du Phycus au détroit de la mer Rouge, c’est commettre une faute de bon sens inexplicable.
[167]Six stades, d’après ce Périple (Iriarte, p. 486).
[168]Ptolémée, l. IV, c. 4.
[169]Entre Erythron et Naustathmus est un village, dit le Stadiasme ; le golfe est très-ouvert ; on y trouve de l’eau dans le sable (Iriarte, ibid).
[170]Soixante-dix stades d’Erythron (Iriarte, Bibli. Matrit. v. I, p. 486).
[171]Pomp. Mela, l. I, c. 8.
[172]Ptolémée, l. IV, c. 4. Scylax, ed. Gronov. p. 109.
[173]Cellarius interprète ce passage de Strabon (l. XVII, c. 2) par nobilioribus locis Cyreneorum (Geog. ant. t. II, p. 71) ; et M. Letronne, par un des plus renommés parmi les ports, les mouillages, les lieux habités, etc. (trad. franç. p. 487, 488).
[174]Ce ruisseau est apparemment le même qui forme sur les bords du golfe les flaques d’eau que le Stadiasme paraît avoir connues.
[175]M. Smith a indiqué le nom de ce lieu dans sa carte, mais il le place trop à l’orient.
[176]Voce Hieræa.
CHAPITRE X.
Guerres entre les Arabes. — Vallée des Figuiers.
Cependant de grands désordres troublaient la paix des solitudes de Barcah. Le départ du bey Moukhni avait délivré les Arabes du faible respect qu’ils accordent au gouvernement de Tripoli, bien plus par l’effet de l’habitude que par celui du pouvoir. Libre de toute contrainte, la haine héréditaire qui divise les différentes tribus s’était éveillée plus cruelle et plus sanglante que jamais.
Les travaux agricoles étaient partout suspendus ou négligés ; les uns n’osaient franchir les limites de leur territoire ; les autres, plus hardis, allaient épier d’aventureuses et nocturnes vengeances ; et la plupart, se réunissant en petits corps de cavalerie, faisaient d’audacieuses incursions, attaquaient leurs ennemis jusque dans les camps, ou bien en étaient attaqués à leur tour. Sur un sol dévasté par la Barbarie, la Barbarie cette fois se détruisait elle-même : chaque jour une mère ou une épouse pleuraient un fils ou un époux ; leurs cris plaintifs retentissaient dans les vallées, ils étaient répétés par les échos des montagnes ; et les mêmes échos répétaient à la fois des chants de guerre, signal de nouvelles douleurs, objet de veuvages nouveaux. Aux vengeances transmises par le temps, aux cruels effets de la loi du sang, se joignaient d’autres meurtres encore : les bandits chassés des tribus, et exilés dans les cantons méridionaux de Barcah, reparaissaient ici de toutes parts. Les forêts étaient leur séjour, l’endroit où ils épiaient leurs victimes ; les cavernes en étouffaient les cris et servaient à cacher ces forfaits.
Vous demanderez peut-être, ô lecteur ! comment un Européen, parcourant isolé ce théâtre de haineuses passions, pouvait en éviter le choc, et se livrer à des travaux qui exigent la paix et la sécurité ? En satisfaisant à cette curiosité, je parviendrais peut-être à vous apitoyer sur mon sort. Mais, sur un pareil sujet, la vérité la plus naïve peut prendre aux yeux d’autrui le masque du mensonge : tel se défie à bon droit des récits dont le narrateur est le héros ; tel autre, plus rusé, feignant de les croire, paie ces véridiques mais ridicules aveux d’une épithète oiseuse : il a l’air de distribuer l’avoine à un coursier haletant.
Je renonce donc volontiers à de semblables épisodes. Je détournerai même pour le moment les yeux du spectacle affligeant qu’offraient presque en tous lieux les montagnes de Barcah, pour les porter vers une scène bien différente. Essayer de la retracer, c’est à la fois me livrer à un agréable délassement, et rendre un service à l’humanité.
Les hommes sont méchants, mais l’homme est bon, a dit le philosophe de Genève. Ce mot peut convenir à ces peuplades sauvages, ainsi qu’il convient aux peuples policés. Lorsque l’homme se replie sur lui-même, il retrouve plus facilement ses vertus primitives, qu’use insensiblement le frottement des sociétés ; et ces vertus paraissent d’autant plus aimables alors, qu’elles contrastent avec les vices de ceux qui l’entourent. C’est ainsi que parmi ces hordes altérées de sang et de pillage, on rencontre des familles amies de l’ordre et du repos, vivant retirées en des lieux solitaires, et jouissant en paix des précieux avantages que procure cette fertile contrée.
Des incidents nous avaient forcés de quitter précipitamment Zaouani. Vers le soir, une grotte nous offrit un asile qu’il n’était ni prudent ni facile d’obtenir dans les camps tumultueux des Arabes. Là nous entendîmes toute la nuit le tonnerre gronder, et la pluie tomber par torrents. La violence du vent était telle, que, pénétrant par les fentes de la roche, elle nous permettait à peine d’entretenir le feu de broussailles auprès duquel nous cherchions en vain à sécher nos vêtements. Les premiers rayons du jour vinrent enfin éclairer notre retraite, et nous firent apercevoir à peu de distance un enfoncement qui paraissait entouré d’une ceinture de gros rochers. Ce lieu, nous dit le guide, s’appelle la Vallée des Figuiers ; c’est le séjour du cheik Azis, connu dans toute la contrée par la simplicité de ses mœurs et la douceur de son caractère ; il faut y aller, et nous y trouverons l’hospitalité.
Nous nous mîmes aussitôt en route, et nous arrivâmes auprès de la vallée, lorsque les feux de l’aurore coloraient la sommité des montagnes, et commençaient à se répandre en longs rayons dorés sur les vertes pelouses qui tapissaient le penchant des coteaux. Le spectacle qui s’offrit en cet instant à mes yeux était ravissant : la Vallée des Figuiers est bornée au nord par un long mur de rochers taillés à pic, mais sillonnés en tous sens de profondes crevasses d’où sortent des touffes épaisses de figuiers sauvages, parmi lesquelles on entrevoit des coronilles flexibles, des genêts épineux, et une foule d’arbustes et de plantes saxatiles. Du côté opposé, un bois de caroubiers s’élève sur une molle pelouse, et décrit une pente insensible qui atteint le sommet de la vallée couronnée de toutes parts d’un rideau de cyprès. La tempête avait cessé sur la terre, mais elle régnait encore sur la mer : les échos des rochers répétaient le bruit rauque des vagues irritées que j’apercevais au loin. Cette rumeur confuse, et cet aspect, ajoutaient à l’air de sécurité que présentait le fond de la vallée. On y voyait serpenter un ruisseau dont le faible murmure ne pouvait s’entendre que par intervalles ; on y voyait le blanc ornithogale et la mauve fleurie relever leurs débiles corolles échappées aux coups de l’orage qui avaient abattu de grands arbres dans les environs.
Déja nous avions pénétré assez avant dans cet agréable séjour, lorsque le guide nous fit signe de nous arrêter. J’aperçus alors dans un enfoncement du bosquet une tente devant laquelle était un vieillard qui faisait la prière du matin. L’air calme du solitaire durant son pieux exercice annonçait sa confiance dans la divinité ; et cette confiance, de quelque manière qu’elle se manifeste, quel que soit le langage qui l’exprime, prouve du moins dans l’homme cette précieuse bonne foi, don ineffable des ames simples et vraies. Ce vieillard était le cheik Azis. Dès qu’il eut achevé sa prière, il vint aussitôt à nous ; et, contre l’usage admis dans le désert, avant de nous demander qui nous étions et où nous allions, il nous proposa de nous arrêter un instant dans sa tente. Je fus surpris en y entrant de la propreté et de l’ordre qui y régnaient ; cet ordre était tel, qu’en jetant les yeux dans la pièce réservée aux femmes, on aurait dit qu’elle était préparée pour les recevoir, mais non encore habitée. Cependant, dès que le cheik eut étendu le tapis sur la natte journalière, et qu’il nous eut installés commodément dans la tente, il fit quelques pas dehors, et se mit à crier d’une voix que l’âge n’avait point encore affaiblie. Ce cri d’appel, et quelquefois d’alarme, ce cri qui avait plus d’une fois troublé notre repos, n’avait rien d’hostile dans ce moment ; les échos le répétèrent au loin, et bientôt les mêmes échos rendirent celui d’une voix argentine. « Saïdah va arriver, nous dit le cheik en rentrant ; l’hospitalité embellit le désert ; c’est une fleur que l’on cueille sur son chemin : comme elle, son parfum est aussi agréable à celui qui l’accepte, qu’à celui qui la donne. Étrangers, qui que vous soyez, vous resterez quelques instants avec nous. »
Peu après nous vîmes à travers le bosquet une jeune fille, portant d’une main une faucille, et de l’autre soutenant sur la tête un gros fagot de broussailles. A la délicatesse des formes et aux mouvements délicieux de la taille, on l’eût prise pour une nymphe accourant dans la forêt à la voix de Diane ; mais à la rapidité de la course et au volume du fardeau, on eût cru voir un jeune homme couvert des habits d’une fille. Enfin elle arrive à l’entrée de la tente, y dépose ses broussailles, nous aperçoit, et soudain disparaissant, elle revient un instant après, conduisant ou plutôt traînant une chèvre, qu’elle se met aussitôt à traire. En un clin d’œil le feu est allumé ; et tandis que la flamme pétille, Saïdah, toujours vive, toujours légère, dispose tout, arrange tout, avec une grace d’autant plus piquante, qu’elle naît de sa gaucherie même ; et elle plaît d’autant plus, que son aimable ingénuité donne un air d’abandon à la brusque volubilité de ses manières. En effet, à voir cette jeune fille, se confiant dans la présence de son père, ne mettre aucun soin à cacher ses charmes naissants ; à la voir à demi couverte d’une draperie qui semble n’en voiler une partie que pour mieux séduire la pensée ; à voir ses regards assurés sans effronterie, ses poses voluptueuses sans impudeur, ses gestes libres mais innocents ; ne dirait-on point de cette plante qui, forte de sa faiblesse, croît à l’abri de l’arbre de la forêt : elle abandonne au gré d’une sève capricieuse ses rameaux errants au hasard ; et irrégulière dans ses détails, mais harmonieuse dans son ensemble, elle plaît d’autant plus qu’elle paraît plus sauvage ?
Cependant le repas était prêt, et nous nous assîmes à l’entrée de la tente autour de la table hospitalière. Du point où nous étions placés, nos regards portaient sur toute l’étendue de la vallée. La matinée était belle comme le lendemain d’un orage ; et cette retraite nous paraissait plus paisible en songeant aux dangers de la veille. Le bon vieillard se prit alors à nous parler de son domaine. Cette vallée, dit-il, avait été habitée par ses pères ; lui-même y était né, et n’en était que rarement sorti. Jamais ses courses ne s’étaient prolongées jusqu’à Derne ou à Ben-Ghazi ; il ne connaissait d’autres habitations que les tentes, et d’autres jardins que les champs. Ensuite il nous indiqua les arbres où il recueillait le miel, la grotte où il renfermait la paille, le lieu qui servait d’aire pour ses blés ; et nommant ainsi tous les endroits de la vallée, il assignait à chacun ses productions ou son utilité. Puis il ajouta : « Ne soyez pas surpris de cette rangée de sacs qui nous entourent ; des richesses n’y sont point enfouies, ils ne contiennent que les présents de la terre, de l’orge et du blé ; une petite partie suffit à moi et à ma fille, et le reste est pour les passants. Ces ihrams sont le travail de Saïdah pendant l’été ; ils servent à vêtir les pauvres dans la saison rigoureuse. Nous faisons tout le bien qui dépend de nous, aussi les hommes ne nous font point de mal. Notre vie, exempte de craintes et de soucis, est paisible comme cette vallée, elle s’écoule doucement comme ce ruisseau, à l’abri des tourments que donnent les désirs, hors de l’atteinte des méchants qui se déchirent loin de nous. Étrangers, croyez-en mon expérience, faites le bien si vous voulez être heureux ! Cette sérénité de mon ame, ce charme de ma vie, je les dois à la bien-faisance. De même que la brise légère ranime les forces défaillantes du voyageur errant dans le Saharah[177], de même la bienfaisance arrive au cœur de l’homme pour le soulager : elle rend le bienfaiteur plus heureux que celui qui reçoit le bienfait ; elle fut le secret de ma vie, elle en a fait la félicité. »
Durant ce discours j’examinais la physionomie de ce philanthrope du désert : l’expression en était, comme ses paroles, pleine de candeur et de simplicité ; et ses regards, à la fois animés et tranquilles, semblaient dire que de douces émotions agitaient momentanément une ame toujours paisible. Mais les instants donnés au plaisir s’écoulent rapidement : l’heure avancée de la journée m’avertit qu’il était temps d’aller rejoindre ma caravane. Ce ne fut point sans regrets, comme on n’en peut douter, que je quittai de pareils hôtes ; et long-temps après cette heureuse rencontre, j’eus souvent présents à la pensée le bon vieillard et la jeune fille de la Vallée des Figuiers.
[177]Grand désert de l’intérieur de l’Afrique.
CHAPITRE XI.
Djaus. — Téreth. — Djoubrah. — Diounis. — Station et départ de ma caravane. — Ghernès. — Apollonie.
La description d’une contrée quelconque d’Afrique présente un inconvénient inévitable. Cet inconvénient résulte de la barbarie des dénominations locales dont chaque page doit offrir, au moins, un ou deux échantillons. Passe encore pour la plupart des régions de l’intérieur : leurs noms rauques et secs y prennent une couleur locale ; semblables aux rocs pelés qui hérissent ces plaines arides, ils en hérissent de même harmonieusement la description. Mais n’est-il point choquant de devoir semer dans la narration des termes également durs et sauvages, soit que l’on parcoure d’affreux déserts, soit que l’on se promène au milieu des sites les plus agréablement ornés par la nature ? Ces réflexions, que mon lecteur aura déja faites, me furent particulièrement inspirées en arrivant dans un lieu des plus agréables de la Pentapole. Ce lieu est à l’ouest, et à une heure d’el-Hôch. Que l’on se représente une colline couronnée d’un bois de caroubiers, au milieu duquel sont les ruines d’un bourg antique et des grottes pittoresquement situées. Au devant du bois s’étend en amphithéâtre une belle prairie émaillée de lamiums à fleur rose, de stéchas pourprés, de seneçons et de renoncules dorés, de mauves et de géraniums rampants, parmi lesquels s’élèvent çà et là les grandes ombelles du sauvage derias, emblème aujourd’hui de la fertilité du sol, comme il l’était autrefois de sa richesse. Sous les touffes épaisses de cette riche végétation serpente un ruisseau, dont le murmure accroît, et produit des sons divers, en raison de la pente, et des accidents de la colline. Pareil au gazouillement d’un oiseau caché sous la feuillée, son bruit frappe agréablement l’oreille sans que l’on puisse en apercevoir la cause. Pour achever ce tableau, une lisière de noirs cyprès ceint la partie méridionale de la prairie ; elle en détache les teintes claires et brillantes, par ses masses d’ombre et la couleur lugubre de son feuillage. Ce contraste est souvent répété dans cette contrée, mais il ne cesse point de plaire ; il a l’air d’ajouter une idée mélancolique aux sites les plus riants de la nature.
Je reviens à mon idée. Est-il une personne d’un esprit assez sec, d’une imagination assez froide, qui n’éprouve une impression désagréable en entendant désigner un site si aimable par le nom barbare de Djaus ? Cette sèche dénomination ne semble-t-elle point désenchanter le paysage ? Si du moins elle offrait quelque légère tradition des temps antiques, on pourrait, avec ce secours, restituer à ce lieu le nom harmonieux qu’il dut avoir autrefois, d’autant plus que de belles ruines attestent qu’il fut de quelque importance dans les phases les plus brillantes de la Pentapole. A l’extrémité occidentale du bourg on voit en effet les ruines d’un grand édifice, dont il n’existe plus qu’une seule pièce construite en grandes assises, et couverte à la manière égyptienne (Voyez pl. XX) ; dans les environs sont dispersés de grands blocs de marbre, restes défigurés de statues, parmi lesquels on ne peut distinguer que le torse gracieux d’une femme.
De plus, de tels monuments, auprès d’un si petit bourg, annoncent le voisinage d’une ville de quelque importance, ou du moins d’un canton anciennement très-habité. A peine s’est-on avancé de quelques minutes dans le sud, que l’une et l’autre conjecture se réalisent.
D’après la formation géologique de cette contrée, dont nous avons déja une idée, nous voyons la plaine succéder de nouveau aux escarpements des montagnes et aux profondes vallées. Cette plaine, que nous avons nommée plateau cyrénéen, présente ici à peu près le même aspect que dans les autres parties visitées, mais avec des témoignages d’une plus nombreuse population. Les ruines d’une ville, nommée actuellement Téreth, s’y trouvent entourées de traces de bourgs et de villages, dont le plus septentrional, situé à une heure de distance, est celui que nous venons de décrire. Sept pilastres, soutenant un entablement uni, restes d’un grand édifice ; deux châteaux et plusieurs bassins ; ajoutons, quelques pans de murs et des voûtes ; le tout construit ou creusé sur une petite élévation en forme de plateau : et l’on aura une idée des tristes débris de cette ville, à peu près semblables, comme on voit, à ceux de Lameloudèh.
Cependant un bas-fond qui s’étend à l’ouest de la ville offre un aspect plus remarquable. On y voit un grand nombre de sarcophages monolithes sans chaussée, les uns debout, les autres renversés, et la plupart à demi enfouis dans la terre : spectacle assez étrange dans une contrée où les tombeaux furent placés, ou isolément sur des élévations, ou alignés avec soin aux bords des chemins, ou bien ensevelis dans les entrailles de la terre. Il n’est point vraisemblable que des masses aussi lourdes, formées de roche grossière et sans aucune espèce d’ornement, aient été extraites des souterrains lors de l’envahissement de la Pentapole par des hordes barbares. Il me parut plus naturel de croire que cette prodigieuse quantité de sarcophages, épars maintenant sur la terre, bordaient autrefois les avenues de la ville ; cet usage antique nous est déja connu, et des exemples plus frappants le confirmeront. Attribuons, si l’on veut, cet étonnant désordre à des efforts dévastateurs ; mais ces efforts auront seulement interrompu la série des tombeaux ; le temps, auxiliaire puissant, les aura secondés ; et ces deux causes auront successivement changé en un champ bouleversé, ces pieux et réguliers sentiers qui familiarisaient les anciens avec l’aspect hideux de la mort.
Les ruines de Téreth ont un caractère plus antique que celles de Lameloudèh. Cette raison, et une légère analogie de nom, me firent soupçonner qu’elles pouvaient correspondre à Thintis, lieu placé par Ptolémée dans l’intérieur de la Cyrénaïque[178] ; cité comme ville, et sous une double dénomination, par Étienne de Byzance[179] ; et mieux connu enfin comme évêché de la Pentapole chrétienne sous le nom de Disthis[180]. Cependant, quelque vraisemblance que puissent acquérir de tels rapprochements, comme ils ne reposent que sur des renseignements très-vagues, il me suffit de les indiquer en passant sans trop m’y arrêter ; d’autres plus hardis pourront les développer.
Au nord, et à demi-heure de Téreth, sont d’autres ruines nommées Djaborah. Ici nous trouvons encore des tombeaux à côté des vestiges d’un petit bourg ; mais ces tombeaux, quoique sans riches détails architectoniques, imitent par leur forme et par leur disposition les élégants mausolées de Zaouani. Comme eux, ils sont placés sur un grand piédestal à gradins, et couverts de grands blocs triangulaires. Il est remarquable que presque tous ces tombeaux sont taillés entièrement dans la roche, de telle manière, que la place qu’ils occupent, et les intervalles qui les séparent, devaient former auparavant une colline dans laquelle on a creusé pour ménager çà et là des masses isolées que l’on a façonnées ensuite en tombeaux (Voyez pl. XXII). A côté de ces monuments on voit un grand édifice, dont il ne reste, malheureusement, qu’un angle de conservé. Dans l’intérieur, à quelques pieds au-dessus du sol, règne une frise saillante dont la surface présente, à des distances inégales, de petits creux elliptiques placés vis-à-vis de niches peu profondes, et taillées dans la paroi du mur (Voyez même planche). Au milieu de l’édifice se trouvent deux pilastres doriques, et plusieurs bassins circulaires semblables à ceux que j’ai fait remarquer dans les excavations sépulcrales. Ces indices me portèrent à croire que ce monument était consacré à des usages funèbres. Les creux, faits évidemment à diverses époques dans la frise, peuvent avoir servi à y placer une série d’urnes qui auraient contenu les cendres de quelque illustre famille, ou d’une caste privilégiée : l’orgueil humain ne voulut-il point dans tous les temps, durant la vie comme après la mort, être distingué de la foule des hommes ?
Au sud, et à une heure de ces ruines, il en existe d’autres qui attirent par leur nom notre attention. Nous y trouvons un grand château grossièrement construit, et nommé par les Arabes Ghabou-Diounis (Voyez pl. XXI). Cette tradition est remarquable en ce qu’elle rappelle d’une manière frappante ce que nous apprend Synésius sur la tyrannie qu’exercèrent dans cette contrée Agathocle et Dionysius[181].
On voit encore, dans les environs de ce lieu, un beau tombeau circulaire situé sur un monticule ; les vestiges de deux villages, Bou-Ébeilah et Ghaouafel ; et enfin, en s’avançant davantage dans les terres, on rencontre un immense château, entouré de larges fossés creusés dans la roche. Thaoughat est le nom que lui donnent les habitants. Éloigné d’une demi-heure, au sud-est, de Téreth, il occupe la position la plus méridionale de ce groupe de ruines. Cette position relativement semblable à celle de Boumnah, confirme les conjectures que nous avons émises sur le système de défense des Cyrénéens contre les incursions des hordes indigènes. Leur intention n’est-elle point positivement démontrée en voyant ces deux grands postes fortifiés placés à peu près sur la même ligne, isolés chacun dans l’intérieur des terres, et servir ainsi de boulevarts à leurs cantons respectifs ?
Je retourne à Djaus, lieu où j’ai laissé ma caravane abritée dans de petites mais fort belles cavernes. Nous allons repartir ensemble, et, nous avançant dans l’ouest, nous irons à la recherche d’une nouvelle habitation, mes compagnons de voyage pour y séjourner, et moi pour fureter dans tous les lieux qui l’avoisinent.
Ces déplacements ne plaisent pas beaucoup à mes domestiques : enveloppés dans leurs sayes, ils se blottissent dans les grottes autour d’un bon feu ; là ils se consolent, en humant la douce fumée du tabac, de la folie du chrétien qui les a conduits dans un pays si froid. Tandis que la pluie ruisselle devant l’entrée de la grotte, et que la grêle en frappe les parois extérieures, ils rient, peut-être avec raison, de le voir sans cesse courir par monts et par vallées, et revenir ensuite auprès d’eux, le plus souvent trempé jusqu’aux os. L’indolent Abd-el-Azis, fatigué parfois de lire le Coran, et de répéter la litanie des innombrables épithètes si gratuitement accordées au prophète, déroge à sa dignité d’osmanli : il vient s’unir au conciliabule des domestiques, et ne manque pas d’ajouter quelques sarcasmes aux réflexions de la société. Pendant ce temps-là M. Müller, tourmenté par les souffrances, jette néanmoins du fond de son asile des regards inquiets sur la belle contrée qu’il ne peut parcourir ; son impatience augmente son mal.
Aussi choisissons-nous pour ces déplacements une belle journée ; mais les préparatifs sont si longs, et nulle part je n’ai trouvé le climat aussi inconstant que dans la Pentapole. La partie la plus précieuse de mes bagages est ma bibliothèque : la traduction de Strabon de M. Letronne, les Lagides de M. Champollion, Hérodote, Pline, Diodore, Solin, Synésius, et divers Périples, la composent. Ces ouvrages ne sont point la plupart d’un format très-portatif ; mais les précieux documents qu’ils renferment sur cette contrée, me les rendent indispensables. Des pieux en fer pour remuer de gros blocs de pierre, des bêches pour faire des fouilles, de longues cordes pour descendre dans les puits, des caisses, des tentes et des tapis, composent le reste de mon équipage. Ces objets doivent passer, pièce à pièce, du fond des grottes sur le dos des chameaux. Quelquefois la charge est à peine à demi faite, qu’une forte pluie survient ; on se hâte de replacer le tout dans la caverne, et l’on attend le beau temps. D’autres fois on est en marche ; l’orage survient encore, mais alors on doit l’essuyer. Je me moque un peu à mon tour des grimaces de mes domestiques ; il faut entendre leurs exclamations ; il faut voir le brave Abd-el-Azis se taire, et n’en penser pas moins. Mais terminons ces frivoles récits, et arrivons, par la pluie ou par le beau temps, il n’importe, à Saffnèh, situé à une heure et demie à l’ouest de Djaus.
Un édifice élevé a attiré de loin mon attention ; je m’en approche, et je trouve encore les restes d’une tour antique ; les ruines du village ne m’offrent non plus rien que je n’aie déja vu ; toutefois des excavations d’une disposition nouvelle me dédommagent en partie de ces tristes et continuelles répétitions. J’ai déja fait remarquer autre part de petits monticules percés horizontalement ; ils m’ont paru former de cette manière des mausolées populaires, humbles mais indestructibles et derniers asiles pour la classe la moins aisée des Cyrénéens. Je retrouve ici, dans un sens inverse, au lieu de ces monticules qui s’aperçoivent de loin, des creux irréguliers faits dans la plaine à quinze ou vingt pieds de profondeur. De petits tombeaux sont taillés dans leurs parois circulaires ; au milieu est un tapis de verdure, et des degrés ménagés çà et là aident à y descendre.
Au-dessus de ces excavations sont d’autres emplacements sépulcraux destinés à des funérailles plus somptueuses. On y voit, tantôt un sarcophage placé isolément dans une enceinte découverte ; et tantôt, avec les mêmes détails, on y remarque des voûtes qui, malgré leur forme en ogive, n’ont cependant nullement le caractère sarrasin (Voyez pl. XV, 2).
L’examen de ces restes d’antiquité ne nous retient pas long-temps à Saffnèh, et nous poursuivons notre route dans l’ouest, nous détournant toutefois de quelques degrés vers le sud. Des renseignements nous ont engagés à prendre cette direction, qui doit nous conduire auprès de ruines plus importantes. La plaine que nous parcourons est partout dépouillée de forêts ; les lentisques et les térébinthes sont les plus grands arbustes que nous y rencontrons ; le derias bisannuel continue d’élever çà et là, au milieu de ses larges feuilles luisantes et découpées, de longues tiges où brillent des capsules argentées, dont nous détournons toujours attentivement nos chameaux étrangers à ce sol.
Après une heure et demie de marche nous arrivons au lieu indiqué, à Ghernès, petite ville antique dont le grand nombre d’édifices encore debout frappent notre vue habituée à ne rencontrer le plus souvent à leur place que des pierres éparses.
On aperçoit d’abord sur une colline deux élégants mausolées construits immédiatement au-dessus d’une grotte sépulcrale (Voyez pl. XXIV et XXV, fig. 2 et ses détails). Plus loin, auprès des traces d’un grand monument, est une porte, dont l’architrave est ornée d’un vase en relief (Voyez pl. XXV, fig. 3). Plus loin encore, dans un bas-fond, on voit un château entouré d’un large fossé ; et, à quelques pas de distance, les ruines assez bien conservées d’anciens bains. Ces bains sont remarquables par des voûtes semi-sphériques qui terminent, tant horizontalement qu’au sommet, de petites pièces carrées enduites de ciment à citerne intérieurement, et de plâtre extérieurement. Cette disposition et ces détails, et surtout de petits soupiraux pratiqués dans la partie supérieure des voûtes, offrent une ressemblance frappante avec les bains que l’on voit dans l’Orient (Voyez pl. XXIII et XXV, fig. 1), et portent à croire que ces ruines appartiennent à la période arabe, d’autant plus que celles de la ville même ont des caractères qui sont relatifs à la même période. Les maisons bâties en belles assises ont conservé presque toute leur hauteur, et ne sont distantes entre elles que de deux ou trois mètres. De cette proximité des domiciles, et de leur élévation très-grande en raison de leur peu de superficie, il résulte qu’ils ne peuvent remonter à une époque bien reculée. L’usage des chars, anciennement répandu dans toute la contrée, aurait empêché les Cyrénéens de construire leurs villes dans le système oriental actuel. Ce système ne peut donc avoir été introduit dans la Cyrénaïque que par les Sarrasins. Ces peuples, tant anciens que modernes, n’ayant d’autre monture que les chevaux, et habitant un sol brûlant en été, adoptèrent dans la construction de leurs villes un usage qui s’est perpétué jusqu’à nos jours : ils ne laissèrent entre les maisons que des sentiers étroits, et en élevèrent le faîte, pour augmenter les masses d’ombre et faciliter les courants d’air. Ces précautions durent être nécessaires chez les Sarrasins de la Cyrénaïque, bien plus pour les villes bâties un peu avant dans le plateau, que pour celles situées aux bords de la mer, ou sur les terrasses boisées, sans cesse rafraîchies par les brises marines.
Après avoir erré si long-temps parmi de tristes squelettes de bourgs et de villages, il serait temps d’arriver à la capitale, à l’illustre Cyrène, dont nous ne sommes plus éloignés que de quelques lieues. La renommée de ses merveilles, grossie par une imagination de feu, mais confuse et fantasque, traverse les sables du Saharah ; elle fournit aux entretiens des nègres du Soudan, et des paisibles habitants de la poudreuse Tombouctou. Cette renommée, accréditée en Europe sous d’autres couleurs, doit irriter la curiosité de mon lecteur ; et, fatigué sans doute de mes prolixes digressions, il me demande avec raison à la satisfaire. Mon désir ne serait pas moins vif que le sien. Mais en raison même de cette grande célébrité, et des découvertes qu’elle nous promet, je craindrais de négliger les petits objets, dont la connaissance est quelquefois très-utile, après avoir vu les grands qui quelquefois aussi le sont moins. Peu de ruines restent d’ailleurs à voir dans la Pentapole ; je préfère continuer l’exploration de quelques faits isolés, et conduire ensuite mon lecteur dans la capitale, plutôt que de recommencer cette exploration qui lui paraîtrait, en sortant de Cyrène, plus minutieuse, et tout-à-fait sans intérêt.
Ainsi, je quitte Ghernès avec la caravane, prenant la direction nord-ouest ; elle doit nous conduire, à travers les montagnes, auprès d’un port célèbre encore chez les habitants actuels. Contre mon espérance, dans les diverses parties des terrasses que je parcours, je ne trouve aucune ruine remarquable, ni la moindre trace d’un ancien chemin. La ligne que je suis est même peu fréquentée par les Arabes ; à chaque instant il faut s’arrêter pour abattre les branches des arbres, et se frayer, par ce moyen, un passage à travers les épaisses forêts de cyprès et de genévriers. Ces fréquents obstacles rendent notre marche lente et irrégulière, et son estime inexacte ; nous sommes partis dès le lever du soleil de Ghernès, et nous n’arrivons au port de Sousa qu’à deux heures après midi.
Ici, comme auprès du Naustathmus, une petite plaine sépare les bords de la mer, des escarpements abrupts de la montagne ; mais à peine s’est-on approché du rivage, que la vue est aussitôt frappée des nombreux restes d’antiquité qu’on y aperçoit. Un banc de roche, formé en majeure partie d’une espèce de brèche encore mal liée, suit parallèlement les bords de la mer, et sert de base aux ruines d’une ancienne ville. Cette ville était entourée d’un mur construit en grandes assises sur le même massif de roche ; il n’en reste plus que le côté méridional flanqué par intervalles de petites tours carrées. Du côté opposé, les flots de la mer, frappant immédiatement ces bases peu solides, sont parvenus à y faire, de même qu’à Erythron, de nombreuses échancrures, et ont formé çà et là de petits promontoires couronnés de débris.
Dans le vaste amas de pierres qui couvre l’emplacement de cette ancienne ville, je ne pus distinguer que les ruines de deux temples, contenant l’un dix, et l’autre six colonnes de marbre blanc, bariolé de longues veines bleuâtres, connu, je crois, sous le nom de pentélique.
Ces deux temples étaient chrétiens ; indépendamment du style des chapiteaux, indice certain du moyen âge (Voyez pl. XXVII, fig. 1, 2), on remarque sur les fûts des croix taillées en relief, et surmontées d’un globe pouvant représenter l’anse égyptienne, qui, dans d’autres cantons de l’Afrique septentrionale, accompagne toujours le symbole du christianisme (Voyez même planche, fig. 2)[182]. Cette particularité porterait à croire que les premiers chrétiens de la Pentapole[183] usèrent des mêmes précautions que ceux des Oasis. Il est certain, d’après les monuments encore existants, que ces derniers adoptèrent la croix ansée des anciens Égyptiens, dans l’intention peut-être de déguiser par ce symbole antique de la régénération physique[184], une régénération morale, foi naissante qu’on n’osait alors professer ouvertement.
On voit aussi, dans le fond de ces deux temples, une grande pièce cintrée semblable à celles que j’ai fait remarquer dans les tours et les châteaux romains ; j’ai indiqué la cause de cette analogie de dispositions architectoniques entre des édifices d’une destination si différente.
L’intérieur des ruines de la ville n’offre rien autre de reconnaissable. Hors de l’enceinte, et à son extrémité orientale, on voit un quai magnifique composé de trente à quarante degrés, et disposé en amphithéâtre (Voyez pl. XXVIII). Du côté opposé sont les traces d’anciens bains taillés dans le roc, et se trouvant maintenant dans les eaux. Le port, plus intéressant, et objet spécial de cette excursion, malgré les envahissements de la mer, peut néanmoins donner encore une idée de son ancien état. Deux gros rochers, peu écartés l’un de l’autre, et couronnés de ruines, paraissent en avoir formé l’entrée. Plusieurs écueils font suite à ces rochers dans l’ouest, et l’abritent parfaitement, de ce côté, des efforts des vagues, dont l’impétuosité n’aurait point été suffisamment ralentie par un promontoire rocailleux qui s’avance à quelque distance dans l’occident. Ce port, quoique infailliblement changé, par les éboulements, de son ancienne forme, semble susceptible d’offrir encore une bonne station aux navires, et confirme ce qu’ont dit les anciens auteurs, et particulièrement Scylax, de sa situation, qui le rendait sûr et accessible par tous les temps[185].
Nous ne pouvons douter en effet que les ruines que nous venons de décrire ne soient, d’après leur position relativement au Naustathmus[186], celles d’Apollonie, et que ce port n’ait été, par conséquent, celui de Cyrène dans les premiers âges de la colonisation grecque.
Strabon, comme l’a fait observer M. Letronne[187], est le seul auteur qui nous ait conservé le nom du port de Cyrène, qu’il nomme Apollonie. Les autres géographes font en effet mention, les uns de ce port sans lui donner aucun nom, et les autres d’Apollonie sans la citer comme port de Cyrène.
Ceci peut s’expliquer, en admettant que ce port n’eut pas de nom particulier, jusqu’à ce que les habitants de Cyrène y eussent fondé une ville qu’ils nommèrent Apollonie[188] en l’honneur du dieu protecteur de la contrée. Cette ville resta long-temps dépendante de Cyrène, et ne servit d’abord, pour ainsi dire, que d’entrepôt pour son commerce[189] ; on pourrait peut-être attribuer à cette dépendance la tradition d’Étienne de Byzance, qui seul nous apprend qu’Apollonie se nommait aussi Cyrène[190]. Quoi qu’il en soit, elle devint autonome sous les Ptolémées ; ces rois la placèrent au nombre des cinq principales villes formant la Pentapole libyque[191]. C’est probablement dès cette dernière époque que le Phycus, quoique plus éloigné de la métropole, et dans une position peu favorable pour elle, succéda néanmoins à Apollonie comme port de Cyrène[192] ; ce qui arriva incontestablement par la suite, au rapport de Synésius[193].
Cependant, par une de ces chances subversives attachées aux destinées des villes et des empires, l’ancienne vassale de Cyrène devint à son tour, sous le nom de Sozysa, conservé jusqu’à nos jours, la capitale de la Pentapole, alors nommée Libye supérieure[194] ; tandis que la superbe Cyrène tombait en ruines, et ne jouait plus qu’un rôle secondaire dans cette contrée qu’elle avait illustrée.
J’ai déja dit que les bords de la mer, auprès d’Apollonie, sont en majeure partie formés de bancs de roche, prolongements aplatis des monts Cyrénéens. Dans les intervalles d’un banc à l’autre, on remarque du sable rougeâtre, couleur occasionnée par des productions marines, sur lesquelles M. Della-Cella a donné des renseignements curieux. On doit regretter que cet habile voyageur n’ait pas parcouru d’autres cantons littoraux de la Pentapole, particulièrement ceux du Naustathmus et d’Erythron. La science se serait enrichie de ses judicieuses observations, et les cabinets des collections que l’on peut faire sur ces rivages, où les débris de divers genres de zoophytes se trouvent confondus avec ceux de coquillages, et peuvent donner lieu à de singulières méprises aux yeux d’une personne peu exercée dans ces connaissances. Quant à moi, qui leur suis totalement étranger, au lieu de m’exposer à me charger indifféremment de reliques ou de sachets de sable, j’ai borné mon attention à des choses plus futiles, mais qui m’offraient du moins un certain intérêt. De ce nombre est l’observation que m’inspira la situation du port de Cyrène, et l’aridité de sa plage, dépourvue de toutes parts d’arbres et de sources. Les anciens habitants, pour suppléer à la sécheresse du sol, construisirent un aqueduc qui traversait la plaine, depuis la région boisée ou le pied des montagnes, jusqu’aux bords de la mer. Quelques restes de cet aqueduc existent encore : ils sont formés de grands blocs monolithes placés sur une chaussée dont l’élévation diffère selon l’inégalité du terrain ; on y voit des fragments d’inscriptions romaines, mais tellement frustes que je ne pus les déchiffrer.
En outre, les Apolloniens profitèrent des endroits où la roche est à nu, pour y attirer les eaux des pluies, et creusèrent de toutes parts de vastes citernes. Ces dernières précautions étaient de nature à durer plus que la première ; aussi leur utilité se fait-elle sentir encore de nos jours, puisque seules elles fournissent aux besoins des Scénites qui occupent cette plage déserte. D’après cette description, il est peu de personnes qui ne se rappellent aussitôt une des plus jolies scènes de la comédie antique, et qui ne soient portées à admirer la fidélité des peintures locales de l’auteur. L’aridité de la plage du port de Cyrène, la difficulté d’y trouver de l’eau, la peine qu’il faut prendre pour y creuser des puits, se trouvent en effet parfaitement peintes dans le Rudens de Plaute, où une cruche d’eau devient le prix des plus douces expressions, des plus aimables faveurs d’Ampelisque, même à l’égard d’un valet[195].
Cependant, si je reconnais avec plaisir que la fidélité locale a été bien observée dans cette scène de la comédie du poète romain, je dois de même signaler les erreurs qu’il a commises dans les autres, non point en décrivant le rivage, mais d’après sa situation relative à celle de Cyrène. Nous ne connaissons encore la place qu’occupait cette ville que par les notions de l’antiquité. Pline la met à onze milles des bords de la mer[196] ; Scylax et Strabon à quatre-vingts stades ; et ce dernier ajoute qu’elle se trouvait sur le sommet des montagnes, situation qui devait encore en augmenter la distance par la difficulté d’y arriver.
Comment concilier cet éloignement de Cyrène des bords de la mer, avec les voyages fréquents que Plaute fait faire à ses personnages d’un de ces deux lieux à l’autre, dans un intervalle de huit ou neuf heures[197] ? De plus, Apollonie n’est pas une seule fois nommée par Plaute, et cependant cette ville pourrait seule convenir à la disposition de l’action du Rudens. Étienne de Byzance, comme nous l’avons fait remarquer, dit qu’Apollonie se nommait aussi Cyrène ; mais cette raison, qui aurait tout l’air d’une excuse d’érudition, ne peut d’ailleurs être alléguée en faveur de Plaute, puisque, de même qu’Hérodote et Synésius, il fait mention du sénat de Cyrène.
Dans la crainte que ces remarques ne dégénèrent en prétentieux commentaire, je les terminerai par cette simple observation. En général, les anciens poètes, au lieu d’être infidèles à l’exactitude géographique, aident au contraire à l’expliquer, et parfois même à l’établir. Que si nous trouvons ici Plaute contraire à ce principe, il me paraît vraisemblable qu’ayant pris le sujet de sa pièce d’un auteur grec, Diphile, comme il l’indique dans le prologue, il aura, par une nouvelle disposition de scènes, altéré celle d’un lieu que nous trouverions sans doute fidèle dans l’original s’il était parvenu jusqu’à nous.
[178]Ptolem. Geogr. l. IV, c. 4.
[179]Voc. Thestis, Thyne.
[180]Oriens Christ. t. II, p. 630.
[181]Synes. epist. 6.
[182]La croix ansée des anciens Égyptiens fut adoptée par les chrétiens de l’Oasis de Thèbes. Dans les tombeaux de Ghabaouet, elle se trouve ainsi figurée à côté des scènes les plus connues de l’ancien Testament.
[183]L’Évangile fut prêché à Cyrène dès son apparition (Oriens Christ, t. II, p. 622).
[184]Jablonski, Pantheon ægypt. l. II, c. 7.
[185]Scylax, ed. Gronov. p. 109.
[186]Scylax et Strabon mettent cent stades du Naustathmus au port de Cyrène, et le Périple anonyme cent vingt. Cette différence, et d’autres analogues, autorisent à croire que les stades sont calculés, dans ce stadiasme, à sept cents au degré.
[187]Strabon, trad. franç. t. V, p. 485, note 6.
[188]Schol. de Pindare.
[189]Diodor. l. XVIII.
[190]Voce Apollonia. Dans le même paragraphe, Étienne de Byzance nomme deux Apollonies qu’il place dans la Libye. Où pouvait être la seconde ? c’est ce qu’aucun autre auteur ne nous aide à expliquer.
[191]Pline, l. IV, c. 5.
[192]Wesseling, in Itin. Roman. p. 732.
[193]Epist. 51, 100.
[194]Hierocles, ed. Wesseling, p. 732 ; Geogr. sacra, p. 56. Néanmoins, suivant d’autres, cette métropole était Ptolémaïs (ib. 283). Voyez le rôle que Sozysa a joué dans la Pentapole chrétienne, et les noms de ses évêques dans Le Quien (Oriens Christ. t. II, p. 618).
[195]Rudens, acte II, sc. 4.
[196]L. IV, c. 5.
[197]Le lieu de la scène est auprès du temple de Vénus, situé dans le voisinage du port de Cyrène. Des pêcheurs qui sont sortis le matin de cette ville, commencent le second acte. Dans le troisième, à la sixième scène, Pleusidippe traîne le marchand d’esclaves à Cyrène devant les juges. Dans le quatrième, Trachalion, valet de Pleusidippe, va le chercher, et est de retour avec lui de Cyrène à la scène première du cinquième acte.
CHAPITRE XII.
Camp d’Arabes.
J’ai déja parlé des guerres violentes qui divisaient les Arabes de Barcah ; j’ai esquissé le tableau d’un vieillard ami du bien, et de plus bienfaisant, vivant retiré dans une paisible vallée. Historien scrupuleux, non de mes personnelles et fort oiseuses aventures, mais de tous les faits qui peuvent servir à caractériser ces peuplades, je vais essayer d’en retracer un nouveau. Dans celui-ci, comme dans le précédent, la fidélité du récit suppléera peut-être au talent du narrateur.
J’étais parti dès le matin d’Apollonie, pour chercher dans les environs quelques vestiges de l’ancien chemin de Cyrène. Soit faute de renseignements suffisants, soit que ces vestiges aient tout-à-fait disparu, mes recherches furent infructueuses. Cependant elles m’avaient conduit fort loin de ma caravane, et, de ravin en ravin, j’étais arrivé sur les premières terrasses de la montagne. Un Arabe m’accompagnait dans cette recherche ; plusieurs fois il m’avait conseillé de retourner à Sousa, et je ne reconnus l’utilité de ses avis que lorsqu’il n’était plus temps d’en profiter. Le ciel, très-pur le matin, s’était insensiblement couvert de nuages. Les orages sont de courte durée dans la Pentapole, mais ils s’élèvent et éclatent subitement. La pluie, fouettée par le vent, nous obligea de nous réfugier dans le plus épais de la forêt. Cependant la nuit était survenue, et, contre notre attente, l’orage ne se calma un instant que pour recommencer avec plus de violence ; il fallut alors nous déterminer à chercher un gîte. Nous voilà donc marchant à travers la forêt, tantôt enfoncés dans les buissons, et tantôt heurtant contre les branches des cyprès, dont la teinte sombre augmentait l’épaisseur des ténèbres. Mais j’oublie que ce n’est point de moi-même que j’ai promis d’entretenir le lecteur ; je lui fais donc grace des accidents de cette malencontreuse promenade, et je le conduis de suite au milieu d’un camp que je trouvai, malgré le mauvais temps, dans la plus grande agitation. Mon guide était parent du cheik ; et cette parenté, sur laquelle il avait compté, me permit de prendre place dans la tente principale, sans attirer, comme à l’ordinaire, l’attention générale : de puissants intérêts occupaient les esprits.
Tandis que tout était en rumeur dans le camp, le plus grand calme régnait dans la tente où je me trouvais ; mais ce calme était plus terrible que l’agitation, il ressemblait à la fureur concentrée. La tête penchée sur la poitrine, une main posée sur la barbe et l’autre appuyée sur des armes, le cheik avait l’air d’être profondément affecté ; l’immobilité de son corps laissait apercevoir le moindre mouvement de ses yeux : l’expression en était si variée, elle en était si rapide, que le désespoir et la résignation, la colère et l’attendrissement, paraissaient lutter ensemble à la fois, et cependant être vainqueurs ou vaincus tour-à-tour.
Les principaux de la tribu étaient rangés en demi-cercle auprès de lui. Malgré la différence de leurs attitudes, on voyait qu’une même idée absorbait leurs pensées : chacun d’eux fixait tristement ses regards sur le sol, et les portait de temps en temps sur des draperies entassées au milieu de l’assemblée. Des flambeaux de bois résineux étaient placés à quelques pas de l’entrée de la tente ; selon que le vent s’apaisait ou qu’il redoublait, leur éclat pénétrait dans l’intérieur, faisait jaillir le poli des armes, et détachait des masses d’ombres les traits fortement prononcés des assistants ; ou bien leur pâle lueur ne répandait sur cette scène silencieuse qu’un demi-jour sépulcral plus pénible que l’obscurité parfaite.
N’osant interroger personne, j’attendais que quelqu’un prît la parole, pour connaître la cause de ce qui se passait dans le camp, lorsque j’aperçus dans la forêt voisine une troupe d’Arabes portant des torches allumées. Deux femmes les devancent ; elles se dirigent à la hâte vers nous ; enfin elles entrent ou plutôt se précipitent dans la tente. Aussitôt le cheik se lève, les traits de son visage se contractent, ses gestes paraissent convulsifs ; il porte la main sur le tas de draperies, en écarte une partie, et prononce ces paroles : « Zahrah, voilà ton fils ! Zelimèh, voilà ton époux ! » C’était le cadavre ensanglanté d’un jeune homme !... A cet aspect inattendu, je ne pus me défendre d’un sentiment d’horreur ; mais la scène avait tout-à-fait changé autour de moi. A la longue contrainte du cheik, avaient succédé des torrents de larmes ; au silence et à l’immobilité de l’assemblée, avaient succédé les imprécations de la fureur et l’impétuosité de ses mouvements. Et, malgré le grand tumulte qui régnait, malgré les éclats tonnants des rauques vociférations, les cris de désespoir de la mère retentissaient dans tout le camp ; sa voix couvrait toutes les voix, comme si les angoisses d’une mère avaient une force surnaturelle, comme si sa douleur devait surpasser toutes les douleurs.
Cette scène, déchirante par son objet, terrible par son expression, et accompagnée de l’obscurité de la nuit et des accès violents de l’orage, produisait un effet profond. La nature paraissait se prêter au désordre des passions humaines : le mugissement des vents dans la forêt se confondait avec la rumeur confuse du camp ; et de longs éclairs, en pénétrant dans la tente, répandaient leur éclat livide sur l’aspect hideux du tableau.
Cependant peu à peu l’orage se calma, et ce calme de la nature ne fit qu’accroître la fureur des hommes. Plus de vague courroux, plus de cris tumultueux ; mais les mots sang et vengeance étaient répétés de toutes parts. De toutes parts on sellait les juments, on entendait le cliquetis des armes. Les femmes seules exhalaient encore des plaintes : elles parcouraient ensemble le camp ; leurs cheveux dénoués flottaient sur leurs visages ; elles portaient leurs jeunes enfants, les pressaient contre leur sein, les montraient aux spectateurs ; et, poussant de longs gémissements que répétaient les échos des montagnes, elles provoquaient ainsi tous les guerriers au combat.
Déja un grand nombre d’Arabes étaient partis ; le cheik était à leur tête ; moi-même j’avais quitté sa tente, objet de deuil et d’horreur. Un groupe d’arbres voisin m’avait offert un gîte ; et là, quoique long-temps troublé par la rumeur expirante des voix, quoique mon esprit fût vivement frappé de tant d’objets affreux, je parvins enfin à goûter quelques moments de repos.
CHAPITRE XIII.
Promontoire Phycus. — Ville de Baâl. — Jardin des Hespérides. — Barcé. — Ptolémaïs.
Je quitte Apollonie, et laissant Cyrène à ma gauche, je continue mes excursions vers l’ouest. Je franchis de nouveau les hautes terrasses des montagnes qui, décrivant ici un grand coude vers le nord, vont former le promontoire brumeux du Phycus. Deux fois, dans mes traversées maritimes, je me suis approché de ses falaises ; et dans ces occasions, comme dans celle-ci, je n’ai pu les visiter. Cependant, au défaut de mes témoignages sur ce sujet, j’en puiserai dans l’antiquité. Strabon nous apprend que ce promontoire, le plus septentrional de la côte libyque, contenait une petite ville[198] ; Ptolémée, qu’il étoit défendu par un château[199] ; et Synésius, qu’il était dangereux à habiter à cause des eaux stagnantes, et des exhalaisons fétides qu’elles produisaient : un port, ajoute-t-il, se trouvait à son extrémité occidentale, ce qui est confirmé par le Périple anonyme, et les environs en étaient rocailleux, puisqu’un endroit seul y offrait de ces lits de sable, où, pour me servir des expressions de notre auteur, l’on trouve à reposer si agréablement[200]. Ce port qui devint celui de Cyrène lors de la décadence de la Pentapole, paraît avoir été fréquenté dès la plus haute antiquité, et particulièrement par les Phéniciens, d’où il prit même son nom[201]. D’après cette observation, on serait tenté de reconnaître les traces d’une colonie de ce peuple commerçant aux ruines considérables de Bénéghdem, que l’on rencontre sur le sommet de la montagne, à quelque distance du Phycus. Selon mes calculs, j’ai été porté à estimer la position de ces ruines à douze lieues à l’ouest de Cyrène ; mais cette estime, on ne peut pas plus incertaine à cause de l’irrégularité des lignes décrites dans ma marche sinueuse, ne m’empêche pas de faire correspondre Bénéghdem à l’ancienne Balacris, située sur la route qui conduisait à Ptolémaïs, à quinze milles de Cyrène selon Ptolémée, et à douze selon Peutinger : ce dernier auteur dit que cette ville contenait un temple d’Esculape. Mais ce rapprochement serait peu important, s’il n’en provoquait un autre sur lequel se fondent principalement mes conjectures. Le nom de Balacris rappelle, en effet, celui de Balis, ville de Libye, dont nous connaissons plusieurs homonymes en Judée, et qui, d’après Étienne de Bysance, était située auprès de Cyrène, et ainsi nommée à cause du dieu Baleus qui y avait un temple. Or, ce Baleus est évidemment le même que Baâl, divinité des Assyriens et des Phéniciens ; et le savant commentateur d’Étienne, à qui cette analogie n’a point échappé, en induit que Balis n’eut point d’autre origine[202]. On sait d’ailleurs que les Phéniciens bâtirent plusieurs villes sur le littoral d’Afrique, et leur donnèrent leurs noms, chose si connue dans l’histoire, qu’elle n’a pas besoin d’être appuyée d’aucune autre citation.
Si nous rapprochons ces diverses observations, nous serons portés à nous croire dans un lieu des plus intéressants de la Cyrénaïque, et dont les ruines appartiendraient originairement à une époque antérieure à la colonisation grecque. Toutefois, examinons ces ruines, et voyons si leur état actuel peut aider en quelque chose à ces suppositions.
Le site où elles se trouvent est un des plus âpres et des plus sauvages de la contrée de Barcah : de toutes parts on voit des vallées sinueuses et des gorges étroites. Vers le nord, la montagne s’incline graduellement jusqu’aux bords de la mer ; vers le sud, apparaissent plusieurs élévations sur les crêtes desquelles sont des restes d’anciens postes fortifiés. Quant aux ruines mêmes de Bénéghdem, elles sont éparses en partie au fond d’un vallon, et en partie sur des rochers abrupts. Là, comme ailleurs, on trouve de nombreuses excavations dans le roc ; mais leur aspect est tel qu’on ne saurait affirmer si elles servirent d’habitations ou de tombeaux. Point d’entrée régulière, point de voûte unie, point de salle rectangle : ce sont des cavernes la plupart naturelles, où l’on aperçoit toutefois çà et là quelques marques grossières du ciseau, et dont les seuls ornements consistent en touffes d’arum et de fétides aristoloches. Ainsi, quoique les ruines de Bénéghdem frappent l’imagination par je ne sais quoi d’antique et de mystérieux, elles ne donnent néanmoins aucun renseignement sur mes précédentes hypothèses : que les Phéniciens aient habité ou non ce canton, aucun témoignage ne le prouve, ni ne le contredit. Je ne prendrai point pour tels des signes bizarres gravés irrégulièrement sur les parois des grottes ; j’en ai donné ailleurs l’explication : je les trouve, il est vrai ici, dans un lieu que les Phéniciens probablement ont habité, mais les voilà de même sur un château sarrasin. Passons donc à un autre sujet.
Avant de nous éloigner davantage du promontoire Phycus, il convient d’examiner une question qui, selon mes conjectures, s’y rattache ; je veux parler du célèbre jardin des Hespérides.
Je suis porté à douter au moins de l’opinion des savants Mannert, Thrige et Malte-Brun, lesquels, embarrassés de la confusion qui règne dans les notions de l’antiquité sur le jardin des Hespérides, trouvent plus simple de placer ce jardin plutôt dans les idées populaires que dans la réalité ; et dans la fable bien plus que dans la géographie. Les idées mythologiques se trouvent, il est vrai, dans l’antiquité, le plus souvent unies à l’histoire, et tellement confondues avec elle, qu’il devient difficile de les distinguer, mais non invraisemblable ni impossible. De ce que nous voyons ce fameux jardin placé successivement, par des traditions diverses, d’abord dans une île de l’Océan, ensuite à l’extrémité occidentale de l’Afrique, et enfin dans la Cyrénaïque, il ne résulte point que ce jardin soit le même : cette conformité de dénomination me paraît représenter une même idée, mais non une même localité ; et rien n’empêche de croire qu’il ait existé différents jardins des Hespérides, qui auront successivement pris ce nom de leur position occidentale à différentes régions. Mais mon objet n’est point ici de traiter des jardins, ou plutôt des localités diverses connues sous le même nom ; je dois me borner exclusivement à celui que l’antiquité place dans la Cyrénaïque. Son existence dans cette contrée est prouvée par les témoignages de Scylax, Hérodote, Strabon, Théophraste, et autres.
Le premier de ces auteurs en a laissé une description si détaillée, qu’elle seule suffirait pour prouver que cette tradition avait pour base fondamentale la géographie, puisqu’elle s’accorde exactement avec l’aspect et les productions du lieu qu’elle désigne. Un témoin oculaire, le judicieux Della-Cella, a déja fait cette observation, mais il ne lui a pas donné assez de développement ; je vais chercher à suppléer, par quelques détails, à ses omissions, et je commencerai, comme lui, par citer le passage de Scylax.
« Le golfe formé par le promontoire Phycus est inabordable... C’est là que se trouve le jardin des Hespérides. C’est un lieu de dix-huit orgyes, ceint de toutes parts de précipices si escarpés, qu’ils ne sont accessibles d’aucun côté. Il a deux stades d’étendue en tous sens, sa longueur étant égale à sa largeur. Ce jardin est rempli d’arbres serrés les uns contre les autres, et dont les branches s’entrelacent. Ce sont des lotus, des pommiers de toutes les espèces, des grenadiers, poiriers, arbousiers, mûriers, myrtes, lauriers, lierres, oliviers domestiques et sauvages, amandiers et noyers[203]. »
Est-il nécessaire de dire qu’une description si détaillée n’est point le fruit d’une tradition fabuleuse ? N’est-ce pas là de la topographie proprement dite, qui n’a rien de commun, on l’avouera, avec l’imagination et la fable ? Ajoutons que, si l’on en excepte les noyers et les pommiers, tous les arbres nommés par Scylax se retrouvent encore de nos jours dans la région boisée de la Cyrénaïque. En admettant donc, ce qui me paraît prouvé, que cette description est locale et non pas fabuleuse, cherchons à reconnaître le lieu qui, dans cette contrée, peut le mieux lui convenir.
L’opinion générale des savants place ce jardin auprès de l’ancienne Bérénice, par la raison que cette ville appelée d’abord Hespéris donna ce nom au jardin des Hespérides, ou bien qu’elle l’en reçut. L’aspect et les productions des lieux comparés au témoignage de Scylax sont tout-à-fait contraires à cette opinion. Bérénice, actuellement Ben-Ghazi, située à l’extrémité occidentale de la Pentapole, se trouve séparée, par une plaine de six lieues environ, de la région boisée, c’est-à-dire des terrasses au-dessus desquelles s’étend le plateau cyrénéen. Une plage nue, aride, sablonneuse, généralement rocailleuse, mais plate, et parsemée seulement çà et là de quelques tiges de palmiers, tels sont le lieu même et les environs de l’ancienne Bérénice, surnommée avec raison la Brûlante par l’exact Lucain[204].
On conviendra que cette situation est on ne peut pas plus contraire à un lieu ceint de précipices et de toutes parts inabordable ; à un lieu qui offrait une si belle végétation, que sa description exacte a passé pour fabuleuse ; enfin à l’idée que les anciens ont donnée du jardin des Hespérides, et de la grande fertilité de son territoire qui passait pour le meilleur de la Cyrénaïque[205].
Je n’ignore point que des personnes, par respect pour des opinions accréditées, n’ont pas craint, naguère encore, d’être infidèles aux convenances locales, et qu’elles se sont obstinées à placer ce jardin auprès de Bérénice. Des figuiers sauvages et des caroubiers clair-semés dans un peu de terre d’alluvion, non loin de cette ancienne ville, leur ont paru convenir parfaitement aux descriptions des anciens. Quant à moi, dont l’opinion sur des sujets d’érudition est, sans doute, d’un bien faible poids, et qui par cette raison même ne crains pas de combattre ces sortes d’opinions lorsque je ne les trouve point d’accord avec les lieux que j’ai visités, je ne perdrai pas mon temps à réfuter plus longuement celle que je viens de rappeler. Au défaut d’un grand savoir, je me servirai de mes yeux et de mon bon sens, et je chercherai à reconnaître la vraie place du jardin des Hespérides de la Cyrénaïque.
Pourvu de ce modeste secours, je serai porté à persister dans mon idée ; je détournerai la vue de l’aride Bérénice, et grimpant au promontoire Phycus, me reposant près du port des Phéniciens, j’aurai la bonhomie de voir dans ce port celui où abordèrent les Argonautes, lorsque du cap Malée ils furent poussés en Libye par le vent du nord. Je mesurerai des yeux les hautes terrasses du promontoire ; je parcourrai les épaisses forêts, les bosquets dont elles sont couvertes ; je dénombrerai les espèces d’arbres et d’arbustes que j’y rencontrerai ; et me trouvant dans un lieu ceint de toutes parts de précipices, de toutes parts inabordable ; reconnaissant les mêmes plantes nommées par Scylax, je céderai à mon goût pour l’illusion, je me croirai dans l’ancien jardin des Hespérides. Je ferai plus, j’essaierai d’expliquer des allégories par des allégories : le terrible dragon qui gardait le jardin mystérieux déroulera sa croupe rocailleuse à ma vue ; il le ceindra de ses sinueuses aspérités, et en défendra encore l’accès de nos jours à nos Argonautes de Gênes ou de Provence, mais en ceci mon imagination fera peu de frais. Pline me suggérera littéralement mon allusion, puisqu’il l’a déja faite lui-même pour cet autre dragon de Lixos, qui, auprès des colonnes d’Hercule, comme le mien vis-à-vis de l’ancien Péloponèse, brave encore les efforts des tempêtes, et attend les interprétations des savants. La forme en promontoire de cet autre jardin des Hespérides, à-peu-prés semblable à celle du Phycus, les rochers dont il est hérissé, ou si l’on préfère, le bras de mer qui l’investit comme ferait une zône, ont suggéré aux Grecs, dit cet ancien naturaliste, de feindre qu’il était gardé par un dragon[206]. Cependant, quoiqu’il soit parfois utile que chacun cède à ses goûts, je m’arrêterai dans ce débordement d’hypothèses, et leur souhaitant un bon accueil chez les sévères critiques, je continuerai mes promenades, prêt à recommencer à rêver, si l’occasion s’en présente.
Ainsi je quitte Bénéghdem, et me dirigeant droit à l’ouest, à travers des vallées et des forêts qui offrent la plus piquante variété, j’arrive à l’extrémité de cette partie du plateau : j’en descends quelques marches et je me trouve auprès des ruines d’une ville distante de trois à quatre lieues de la mer, et située au milieu d’un groupe de collines dans une petite plaine très-fertile, nommée par les habitants Merdjèh, prairie. Des puits très-profonds, des tombeaux, et quelques pans de murailles, restes des temps antiques, peu intéressants par eux-mêmes, acquièrent néanmoins une grande importance, puisqu’ils servent à constater dans ce lieu l’ancienne existence d’une ville qui joua un rôle important dans l’histoire de la Cyrénaïque ; je veux parler de Barcé.
Il serait superflu d’exposer ici la méprise que plusieurs auteurs anciens et modernes ont faite en confondant cette ville avec Ptolémaïs, située vis-à-vis et aux bords de la mer. Mannert, Thrige et autres savants ont prouvé longuement cette erreur qu’il n’est plus permis de mettre en problème, après le témoignage oculaire de Della-Cella, et dont mon propre examen m’a tout-à-fait convaincu. Ainsi, nous récuserons les traditions de Strabon, Pline, Suidas, Servius, et même d’Étienne qui, pour trancher à sa manière les difficultés géographiques, donne à la première ville l’un et l’autre nom[207] ; et nous nous en rapporterons exclusivement aux renseignements donnés par Ptolémée[208], et antérieurement par Scylax qui distingue positivement ces deux villes, place l’une dans l’intérieur des terres à cent stades de la mer, et l’autre sur le littoral[209], ce qui est parfaitement conforme à la disposition géologique des lieux, et aux ruines que l’on y trouve. Ce point admis, jetons un coup d’œil sur les annales de cette ville célèbre dont l’histoire a conservé des traits intéressants.
Il me paraît permis de penser contre l’assertion positive d’Hérodote, mais par induction de ce qu’il avance dans plusieurs passages, que Barcé serait peut-être antérieure à l’établissement des Grecs en Libye, ou que du moins elle serait originairement indépendante de leur colonisation. Cet historien dit que cette ville fut bâtie par les frères d’Arcésilas, quatrième roi de Cyrène[210] ; et Étienne de Byzance, qu’elle fut construite en briques, et que ses fondateurs furent Persée, Zacynthe, Aristomédon et Lycus[211]. Ces deux traditions ne sont contradictoires qu’en apparence, puisque les fondateurs nommés par Étienne pourraient être les frères d’Arcésilas qu’Hérodote n’a point nommés : aussi n’est-ce pas de là que je tirerai mes inductions.
S. Jérôme affirme que Barcé était l’ancienne capitale d’une peuplade libyenne[212], et nous trouvons dans Hérodote plusieurs passages qui me paraissent favorables à cette opinion. Sous le troisième roi de Cyrène, à une époque par conséquent antérieure à la fondation présumée de Barcé, il est question d’Adicran, roi des Libyens, qui, outré des incursions que les Cyrénéens faisaient dans son territoire, implora le secours des Égyptiens pour les en chasser[213]. Plus tard nous voyons un Arcésilas s’allier avec Alazir, roi des Barcéens, et se réfugier ensuite auprès de ce prince[214]. Or, les noms de ces rois de Libye ne sont point grecs, comme l’a fait remarquer Mannert ; et cette succession de souverains indigènes traitant avec une grande puissance telle que l’Égypte, et s’alliant avec la famille royale de Cyrène, suppose nécessairement chez eux une filiation de pouvoir, et un point central de résidence, d’autant plus que les Barcéens étaient assez avancés en état social, pour que les traditions aient rapporté que Minerve leur avait enseigné à conduire les chars, et Neptune à dompter les chevaux[215].
Il paraît donc probable que Barcé ne fut pas fondée par les Grecs et à l’époque rapportée par Hérodote, mais seulement agrandie et reconstruite par eux à cette époque, et qu’elle dut être antérieurement en grand, ce que les bourgades méridionales de la Pentapole furent de tout temps en petit, c’est-à-dire, une enceinte spacieuse pour renfermer les troupeaux, et des tours élevées pour les défendre. Il résulte en outre des récits d’Hérodote, qu’après même que les Barcéens se furent mêlés dans leur ville avec les Grecs, ils continuèrent à être gouvernés par leurs propres rois. La vengeance qu’ils exercèrent sur Arcésilas, vengeance qui s’étendit à leur souverain Alazir, occasionna un événement assez connu, pour qu’il soit superflu de le répéter. Tout le monde se rappelle aussi l’expédition d’Ariandès, le stratagême d’Amasis, la prise de Barcé et la perfide cruauté de Phérétime. Cette catastrophe porta une atteinte irréparable à la ville de Barcé : la majeure partie de ses habitants, réduits en esclavage, furent envoyés en Égypte, et de là dans la Bactriane où ils fondèrent une bourgade qui porta le nom de leur ville natale. Aussi l’histoire se tait long-temps sur cette ville, et ne recommence à éclairer ses annales que pour indiquer un nouvel événement qui, quoique moins funeste que le premier, porta néanmoins un coup plus terrible encore à l’existence politique de Barcé. Les Ptolémées furent à peine maîtres de la Pentapole, qu’ils fondèrent une ville sur le littoral dans le lieu même qui avait servi jusqu’alors de port à Barcé, et de même que nous avons vu Apollonie succéder en puissance à Cyrène, de même, à mesure que la ville nouvelle s’agrandit, elle attira dans ses murs les habitants grecs de l’ancienne, et la fit peu-à-peu oublier à un tel point, que la plupart des géographes l’ont confondue avec elle. Néanmoins, l’ancienne Barcé continua d’être habitée par les Libyens, mais comme ville libyenne, et non comme ville grecque. Ses habitants reprirent leurs anciennes habitudes ; ils recommencèrent leurs excursions, et acquirent un si grand renom par leurs brigandages, que toutes les peuplades de la Libye cyrénaïque se réunirent à eux, et ils furent collectivement désignés par le nom de Barcéens.
En résumant les faits et les conjectures que je viens d’exposer sur la ville de Barcé, il ne faut point s’étonner des ténèbres dont elle est restée entourée dans l’histoire, et qu’Eutrope, Ammien, Synésius, Antonin, Hiéroclès et Procope ne l’aient pas même nommée. Toutefois il me paraît certain que cette ville, habitée avant la colonisation grecque, survécut à tous ses désastres ; qu’après avoir été occupée d’abord par des Libyens seuls, et ensuite par des Libyens conjointement avec des Grecs et des Romains, elle joua encore un rôle important à l’époque chrétienne, et eut des pontifes de cette religion ; que même dans ces derniers temps elle fut distinguée et indépendante de Ptolémaïs[216] ; enfin que, tombée au pouvoir des Musulmans, elle fut rendue, pour ainsi dire, à ses destinées primitives. Elle vit alors la barbarie reconstruire ses murs, relever ses tours antiques, répandre de leur sommet l’épouvante et la terreur, l’entourer comme autrefois de déserts ; enfin, pour comble de similitude, elle donna son nom à toute la contrée, de même que les Barcéens avaient donné le leur à toutes les peuplades qui les entouraient.
Rendons-nous maintenant à Ptolémaïs, dont j’ai déja indiqué la position. A peine avons-nous descendu les derniers contre-forts de la montagne, que nous nous trouvons en effet, comme le dit Scylax, à cent stades de Barcé et sur les bords de la mer, les ruines de la ville des Ptolémées, dont les habitants actuels ont conservé, aussi fidèlement que leur langage le permettait, l’ancien nom dans celui de Tolometa. De même que les autres ruines des villes littorales que nous avons visitées, celles de Ptolémaïs sont en grande partie envahies par la mer ; mais des débris précieux, tels que des colonnes, des blocs de marbre et de porphyre, se trouvent ici en si grand nombre, qu’on peut les distinguer fort loin à travers la transparence des eaux. D’après cette description, il serait difficile de juger de l’ancienne disposition du port de la ville. Si l’on s’en rapporte à l’aspect qu’il offre dans son état actuel, il ne parait pas avoir jamais été aussi sûr que celui d’Apollonie. Quoi qu’il en soit, un gros rocher isolé couronné de pans de murs que l’on voit au nord-est, et à un quart de lieue du port, est sans contredit le même que l’île fortifiée appelée Ilos par le Périple anonyme[217], Myrmex par Ptolémée[218] et Synésius, et offrant suivant ce dernier un phare aux navigateurs[219].
Quant aux monuments de Ptolémaïs, les seuls qui aient résisté aux outrages du temps se trouvent à quelque distance des bords de la mer, et sur les dernières ondulations de la montagne. Un des plus importants est une caserne romaine entourée d’un large fossé, et d’une double enceinte[220]. Dans l’intérieur, on trouve encore dans un état parfait de conservation les fourneaux qui servaient aux usages domestiques des soldats. Sur la façade de l’édifice on voit trois immenses blocs de grès intercalés dans ses assises, sur lesquels est une inscription grecque très-longue, mais tellement fruste, qu’un de nos plus célèbres philologues, M. Letronne, affirme que sa restitution complète est, sinon impossible, du moins très-difficile. Le peu qu’il nous en apprend augmente encore nos regrets, puisqu’elle contient un rescrit d’Anastase premier, relatif à divers sujets d’administration publique, et notamment au service militaire[221]. Non loin de cette caserne, et à-peu-près au centre de la ville, sont les ruines d’un pronaos avec trois colonnes debout, seuls restes d’un temple romain au-dessous duquel règne un grand souterrain, divisé en neuf corridors enduits de ciment, et destiné infailliblement à servir de réservoir. Enfin à l’extrémité occidentale des ruines, on voit deux grandes constructions massives, espèce de pylône à inclinaison égyptienne qui paraît avoir formé l’entrée de la ville[222].
Les autres monuments reconnaissables sont la plupart des grottes sépulcrales creusées dans les parois circulaires de cinq à six bassins qui bordent le rivage. Ces grottes intérieurement n’ont rien de remarquable ; et quant à l’extérieur elles ne sauraient, quoi qu’en ait dit Della-Cella, être comparées à celles de Cyrène dont elles diffèrent autant par l’aspect général que par les détails particuliers. En effet, au lieu de ces façades doriques, si variées par leurs styles, si élégantes par leurs proportions, qui décorent la nécropolis de la capitale, nous ne voyons dans celles de Ptolémaïs que de petites entrées grossièrement taillées dans le roc, mais couvertes d’inscriptions gravées irrégulièrement et à diverses époques[223]. Ces inscriptions se trouvent placées dans des encadrements qui figurent tantôt de simples carrés en relief ou en creux, tantôt des carrés oblongs surmontés d’un demi-cercle ou d’un triangle plus ou moins aigu, et tantôt une porte à deux colonnes couronnée d’une rosace. Quelle que soit la forme de ces encadrements, ils sont toujours accompagnés de deux espèces de tenons, comme s’ils étaient suspendus à la paroi de la grotte. Ces petits tableaux, sculptés çà et là sur la roche brute, offrent un attrait particulier : ils semblent témoigner qu’une pensée tumulaire fut le seul ornement dont les familles des défunts voulurent décorer ces asiles de deuil.
Cependant d’autres monuments funéraires présentent encore à Ptolémaïs un autre genre d’intérêt. Le système d’architecture que nous avons aperçu en petit auprès du village de Djaborah se retrouve ici avec plus de développement. Une colline, située à l’occident des ruines, fut profondément taillée pour ménager, à certains intervalles, des masses carrées de rocher creusées en tombeaux. Toutefois ce système ne put s’étendre jusqu’au plus considérable d’entre eux, dont la base seule est en massif de roche, et le reste en belles assises couronnées d’une frise en triglyphes. Ce mausolée contient deux étages : l’inférieur est divisé superficiellement en dix caveaux, et horizontalement en cinq cellules de chaque côté ; l’entrée en est triangulaire, et formée par l’avancement successif des assises qui finissent par se joindre. Cette dernière disposition est remarquable en ce qu’elle ne se trouve pas autre part dans la Cyrénaïque, et qu’elle est parfaitement conforme à l’entrée de la pyramide de Chéops, et à l’intérieur d’un des monuments lagidéens de la Marmarique[224]. D’après ces analogies égyptiennes, on est porté à attribuer cet édifice aux Ptolémées, et à adopter l’opinion de Della-Cella qui lui donne pour fondateur Ptolémée Physcon. On sait que ce prince obtint, en vertu d’un décret du sénat de Rome, le gouvernement de la Libye orientale et de la Cyrénaïque, et vint y résider pour terminer les dissensions qu’il avait avec son frère Philométor. Il est donc probable, dit Della-Cella, que ce mausolée n’a pas été élevé avant cette époque ; et il l’est bien moins qu’il l’ait été postérieurement ; car, d’après la jalousie connue des Égyptiens pour les honneurs de leur sépulture, on ne peut supposer que le premier roi égyptien de la Cyrénaïque n’ait pas cherché, dans la ville qu’il avait probablement fondée, à distinguer son tombeau de ceux de ses sujets.
Je cite d’autant plus volontiers cette opinion très-vraisemblable de Della-Cella, que je me vois obligé de le combattre sur une autre qu’il a émise au sujet des ruines de Ptolémaïs, et de laquelle il résulte que tout ce qui reste de cette ville est pur égyptien, et de ce style qui, bien que grossier, a quelque chose de grand qui frappe l’imagination et imprime le respect. Assurément Della-Cella n’a pu fonder un pareil jugement que sur les croquis informes de Paul-Lucas, Norden et Pococke ; car, s’il eût visité les monuments gigantesques de l’ancienne Égypte, il est hors de doute que cet habile voyageur, si judicieux sur tant d’autres points d’antiquité, n’aurait pas commis une erreur que j’aurais volontiers passée sous silence, selon mon habitude, mais dont la réfutation m’a paru trop importante pour l’histoire archéologique de la Cyrénaïque.
Les ruines de Ptolémaïs occupent environ quatre milles de circonférence. Cette grande étendue, et les beaux monuments que je viens d’indiquer, justifient les épithètes de très-remarquable et de très-grande ville que Ptolémée et le Périple anonyme donnent à cette ville, et même les expressions de Procope qui loue son ancienne splendeur et sa grande population[225]. Cependant hors le grand réservoir souterrain du temple, on ne trouve ni citerne ni source parmi ces ruines. Je fais cette observation, quoiqu’elle doive paraître d’une faible conséquence après la description d’Apollonie ; mais j’en prends acte parce qu’elle prouve l’exactitude rigoureuse des renseignements transmis à ce sujet par l’antiquité. A Ptolémaïs comme à Apollonie, on trouve les vestiges d’un aqueduc qui conduisait les eaux de pluie du pied de la montagne dans l’intérieur de la ville ; et l’on peut avancer que cet aqueduc fut la seule cause de sa prospérité et de sa décadence alternatives. En effet, par la négligence des préteurs romains, il tomba en ruines à une époque antérieure au règne de Justinien, ce qui occasionna parmi les habitants une telle pénurie d’eau, qu’ils se virent la plupart forcés de déserter la ville. Cependant, graces aux soins de cet empereur, l’aqueduc fut reconstruit ; et Ptolémaïs ne tarda pas à se repeupler et à reprendre son ancienne splendeur[226] ; mais il paraît que ce ne fut pas pour long-temps. Dans le cinquième siècle de notre ère, l’aqueduc était de nouveau détruit, ce que les incursions des Barbares expliquent suffisamment à cette époque, et l’infortuné évêque de Ptolémaïs, après avoir assuré qu’on ne trouvait point d’eau dans ses murs, dit qu’il fallait conquérir par les armes la faculté d’aller chercher aux puits et ruisseaux des environs, l’eau nécessaire aux besoins des habitants[227].