Relation d'un voyage dans la Marmarique, la Cyrénaïque, et les oasis d'Audjelah et de Maradèh
[265]Traduction de M. Letronne, d’après une copie rapportée par Della-Cella (Annales des Voyag. par Eyriès et Malte-Brun, t. XVII, p. 337).
[266]Pind. Pyth. IV.
[267]Callim. Lavacr. Pallad.
[268]Idem, Hymn. in Apoll.
[269]Hérod. l. IV, 158.
[270]Diod. l. IV, c. 4.
[271]Je suis ici, comme dans l’Introduction historique, la tradition d’Hérodote préférablement à celle de Callimaque, pour ce qui concerne la cause et les circonstances de l’arrivée de Battus à la fontaine d’Apollon. Selon Callimaque, ce fut un corbeau qui conduisit les colons de Théra auprès de cette fontaine ; et il n’est pas inutile de dire que cette tradition, comme la plupart de celles des anciens, est fondée sur une observation locale. Le corbeau est le seul oiseau que l’on rencontre partout en Libye, et particulièrement dans les zônes de sable. Or, cette remarque, qui me paraît propre à expliquer la tradition de Callimaque, peut expliquer aussi la raison pourquoi le corbeau, malgré son croassement et son noir plumage, fut par la suite consacré au dieu de l’harmonie, à Apollon, amant de la nymphe Cyrène.
[272]Callim. Hymn. in Apoll.
[273]Pindare, Pyth. V.
[274]Id. ibid.
[276]Hérodote affirme que les Grecs ont emprunté des Libyens l’égide de Minerve, originairement déesse de la peuplade des Auséens qui habitait les bords de la grande Syrte. Les femmes de ces Libyens, dit-il, et cette assertion est confirmée par Hippocrate et Apollonius de Rhodes, s’habillaient de peaux de chèvres, dont une partie, coupée en petites bandes, pendait sur leurs genoux en guise de franges, ce dont les Grecs ont fait des serpents. Le père de l’histoire a pris même le soin de faire remarquer que le nom grec Égide, vient de ces vêtements libyens (l. IV, 189).
[278]C’est le jugement qu’en a porté M. Letronne ; voyez Nouv. Annal. des Voyages, t. XVII, p. 343.
[279]Ouvrage cité, p. 340.
[280]Voyez au surplus, pour ce qui concerne le château de Cyrène, Diodore, l. XIX, c. 79 ; Polyen, l. II, c. 28.
[281]Pindare, Pyth. IV.
[282]Dans Paul-Lucas, t. II, p. 90.
[283]Thrige, Hist. Cyren. p. 268, 277.
[284]Pindare, loc. cit. v. 124.
[285]Catulle, Od. VI, v. 6.
[287]Pindare, Pyth. V.
[288]Frisch. in Annotat. ad. Callim. Hymn. in Apoll. v. 88.
[289]Schneid. ad. Pind. p. 134.
[290]Histor. Cyren. p. 113.
[291]Pindare, Pyth. V.
[292]Hérod. l. IV, 203.
[293]Dans celui de Jupiter Olympien, selon Pausanias (l. VI, c. 19) ; ou dans celui d’Esculape, selon Tacite. Thrige, Hist. Cyren., p. 218.
[294]Thrige, Hist. Cyren., p. 218.
[295]Theophr. Hist. plant. l. V, c. 5.
CHAPITRE XVII.
Campagne et animaux domestiques de la Cyrénaïque.
Nous savons par l’antiquité que la ville de Cyrène était entourée de campagnes fécondes[296] ; et mes propres observations me portent à ajouter que, soit que l’on veuille désigner par ces campagnes les plaines qui s’étendent aux environs de Cyrène, soit les collines littorales, elles ne le cèdent en rien aux plus beaux cantons de la Pentapole. Leur fertilité prodigieuse explique même l’accroissement rapide que prit la ville de Battus, et le grand nombre d’étrangers qui y affluèrent de diverses parties de la Grèce peu après l’établissement de la colonie, pour envahir et se partager les terres voisines occupées par les Libyens. Quoique j’aie précédemment donné l’espèce d’échelle agricole de la campagne de Cyrène, transmise par le père de l’histoire, je répéterai ici cette précieuse tradition, parce que je pourrai ici mieux en prouver l’exactitude, et l’accompagner d’autres renseignements de l’antiquité qui y sont relatifs.
Les champs de Cyrène se divisaient donc en trois parties, dont chacune avait une époque de fécondité qui succédait à l’autre, formant ensemble trois saisons distinctes qui occupaient les Cyrénéens pendant huit mois de l’année. On commençait par faire la moisson et les vendanges sur la plaine qui borde la mer ; on montait ensuite à la région moyenne qu’Hérodote appelle celle des Bunes, c’est-à-dire, des collines, où les fruits se trouvaient en pleine maturité ; et pendant qu’on recueillait ceux-ci, d’autres fruits mûrissaient sur le sommet des montagnes, et préparaient la troisième récolte.
L’heureuse disposition de cette partie de la Libye qui s’avance en promontoire semi-circulaire dans la méditerranée ; la graduation de ses terrasses boisées, et leur situation variée qui les fait alterner ici avec des plaines, plus loin avec des vallées, expose la plupart d’entre elles aux brises rafraîchissantes de la mer, et les abrite toutes contre le souffle brûlant des vents du Saharah, présentent autant de conditions favorables à cette fécondité successive, et mettent, on peut le dire, la merveilleuse tradition d’Hérodote hors de tout soupçon d’exagération. Il ne manque même à cette description, pour être complètement topographique, que l’indication des distances ; mais Strabon et Pline ont suppléé à cette omission, en disant que les terres dans l’espace de cent stades du rivage sont couvertes d’arbres, et que durant cent stades plus au sud elles ne produisent que des moissons[297]. Si l’on confronte cette nouvelle indication avec l’état actuel de la Cyrénaïque, on la trouve en effet non moins exacte que la première. Les forêts qui couvrent toute la partie septentrionale des montagnes de Barcah, ne s’étendent pas au-delà de quatre lieues des bords de la mer, ce qui correspond parfaitement avec les cent stades indiqués. Quant à l’espace donné pour la partie des terres couvertes de moissons, mais dépourvues d’arbres, il paraît d’abord moins conforme avec l’aspect de cette contrée, puisque les terres cultivées de nos jours en céréales se prolongent au moins à six cents stades de distance au-delà du sommet des montagnes, c’est-à-dire à vingt-cinq lieues environ vers le sud. Cependant, quelque grande que soit cette différence, elle peut provenir, à mon avis, plutôt d’une réticence d’énonciation que d’une erreur locale. Strabon et Pline ne veulent parler sans doute que des champs appartenant en propre aux Cyrénéens ; et dans cette supposition leur indication deviendrait on ne peut pas plus exacte ; car la partie la plus méridionale des terres cultivables dut être de tout temps au pouvoir des Libyens : ceci toutefois a besoin d’explication.
Si l’on quitte les terrasses maritimes auprès desquelles furent fondées les cinq villes principales, désignées collectivement sous le nom de Pentapole ; et si l’on s’avance dans l’intérieur des terres, mais à travers la région élevée, le plateau cyrénéen, dont l’étendue, je le répète, du nord au sud, est de vingt-cinq à trente lieues, on marche continuellement sur des plaines sans cesse ondulées de vallées peu profondes, susceptibles partout de culture, et en grande partie cultivées, couvertes çà et là d’une végétation ligneuse, mais dépourvues de toutes parts de forêts. Durant la saison des pluies, cette immense plaine se reverdit ; des ruisseaux nombreux, quoique momentanés, circulent dans les bas-fonds, et les Arabes désertent les forêts pluvieuses pour venir animer ces solitudes de leurs joyeux campements. En été, c’est tout autre chose : le soleil darde ses rayons brûlants sur ce vaste espace nu ; il change les prairies de l’hiver en terres pelées et grisâtres, et dépouille les arbrisseaux de leur feuillage que l’on voit épars autour des troncs desséchés. Le silence succède alors au tumulte des camps, et l’Européen peut parcourir en sureté, mais non sans tristesse, ces plaines alors qu’elles sont devenues désertes. Toutefois un petit nombre de sources très-distantes l’une de l’autre arrosent encore dans cette saison quelques vallées privilégiées, et attirent auprès d’elles les Nomades les plus pauvres de la contrée, ou ceux qui sont en guerre avec les autres tribus.
Là se trouvent aussi des témoignages des temps antiques ; mais loin d’être ceux de la civilisation, ils rappellent au contraire les hordes de Barbares qui la reléguèrent au littoral. Des tours isolées, massives, de forme pyramidale, construites en briques, et entourées quelquefois d’enceintes spacieuses, tels sont les restes des campements des Libyens qui occupèrent ces plaines durant les phases les plus brillantes de l’Autonomie de Cyrène, comme dans les temps de sa décadence. On ne peut douter que ces habitations, ou, pour mieux dire, ces repaires, n’aient appartenu aux anciennes peuplades indigènes ; non seulement leur architecture informe n’a aucun rapport avec les monuments grecs et romains de la région littorale, mais elle s’accorde parfaitement avec ce que dit Diodore à ce sujet, d’après lequel nous savons que les plus puissants parmi les corps de Libyens de la Cyrénaïque n’habitaient point des villes, mais qu’ils possédaient des tours situées auprès des sources, où ils enfermaient tout ce qui servait à leurs usages[298].
Ces campements stationnaires des anciens Libyens, dont le nombre égale celui des sources de la partie méridionale du plateau, peuvent expliquer aussi une importante question géographique, qui se rattache à ces mêmes cantons de la Cyrénaïque, et qui a induit en erreur un grand nombre d’érudits, dont il faut toutefois excepter le profond et judicieux Mannert. Il me paraît probable que les lieux placés, dans les tables de Ptolémée, au midi de Cyrène, tels que Maranthis, Andan, Achabis, Echinos, Philaus, Arimanthos et autres, au lieu d’avoir été des villes ou des villages habités par les Cyrénéens, ne peuvent se rapporter qu’aux campements libyens, que j’ai décrits ; et que les plus méridionaux des bourgs occupés par la civilisation grecque ou romaine furent Hydrax et Palæbisca, placés à si juste titre par Synésius aux confins de la Libye aride, et dont j’ai précédemment indiqué la situation exacte. Cette solution, qui d’ailleurs n’est que le développement d’une idée émise à ce sujet par Mannert[299], dispensera peut-être quelque systématique géographe, ou du moins me dispensera certainement moi-même de chercher parmi les noms plaqués par les Grecs sur ces tours libyennes, des traces de villes berbères, ou bien de faire à ce sujet toute autre conjecture de cette nature, en dépit même des ressources que présentent leurs noms modernes, Tkassis, Thégarebou et autres, étrangers, ce me semble, à la langue arabe, et surtout malgré l’encourageant rapprochement qu’offre un d’entre eux, Maraouèh, avec le Maranthis de Ptolémée. Mais en voilà assez sur les champs arides de la Libye Cyrénaïque, dernier asile de ses habitants indigènes : retournons à ses vertes campagnes, à ses ombreuses forêts ; c’est retourner au sol de la civilisation.
Les poètes de la haute antiquité se sont plu à faire l’éloge de cette belle région. Homère en a vanté la riante et riche fertilité ; Pindare l’a appelée la Frugifère, le Jardin de Jupiter, le Jardin de Vénus ; et le poète du sang royal de Cyrène s’est servi à-peu-près des mêmes expressions. Mais, quoique ces désignations poétiques soient plus que suffisamment justifiées par l’agréable aspect que les champs de Barcah offrent encore de nos jours, elles nous intéressent moins toutefois, pour le moment, que d’autres traditions plus arides, mais relatives à leurs productions. Selon Théophraste, les terres de la Cyrénaïque étaient légères, point trop fermentables, et vivifiées par un air pur et sec ; l’olivier et le cyprès, ajoute-t-il, y parvenaient à une rare beauté[300]. Diodore dit que non seulement ces terres étaient on ne peut pas plus fertiles ; mais il cite entre autres leurs vignobles, leurs oliviers, leurs pâturages et leurs sources[301]. Enfin, Arrien rapporte aussi qu’elles étaient très-herbeuses, abondamment arrosées, entrecoupées d’un grand nombre de belles prairies, et qu’elles produisaient toutes sortes de fruits[302]. Parmi ses arbres fruitiers je nommerai, d’après l’énumération de Scylax déja citée, les pommiers de toutes les espèces, les grenadiers, poiriers, arbousiers, mûriers, oliviers, amandiers et noyers. Il est presque superflu que je fasse remarquer que les pommiers et les noyers, étrangers au sol africain, furent nécessairement apportés en Libye par les Grecs ; ce qui peut, mieux que mes témoignages, donner une juste idée de l’heureuse situation des collines maritimes de Cyrène, par laquelle elles sont propres non seulement à la végétation de la plupart des plantes indigènes de l’Afrique, mais de toutes celles qui parent et enrichissent les plus beaux cantons de l’Italie. Au nombre de ces dernières, il y en a même plusieurs oubliées par Scylax, et qui dans l’antiquité étaient, ou cultivées dans les jardins de Cyrène, ou croissaient naturellement dans ses champs, comme elles les couvrent encore de nos jours, et comme j’en ai bien des fois couvert mes pages descriptives : ce sont le figuier, le cornouiller et le lentisque. Si l’on désirait à ce sujet des preuves historiques, je pourrais citer ce passage de Plaute, où il est dit qu’un valet ne se nourrissait à Cyrène que de figues[303], et cet autre de Pline, d’après lequel nous apprenons que les cornouilles et les fruits du lentisque servaient dans la Cyrénaïque à la préparation de certains aliments[304].
Après ce coup d’œil général sur la campagne de Cyrène, je désirerais pouvoir donner quelques notions sur les districts dont elle devait être infailliblement subdivisée dans l’antiquité ; mais mes recherches, peut-être trop superficielles, n’ont offert à ma connaissance que le canton maritime d’Hieræa, que j’ai placé aux environs du golfe Naustathmus, d’après l’homonymie que son nom m’a présentée avec une tradition arabe, et ceux de Battia et d’Aprosylis dont parle Synésius. Je ne saurais même déterminer exactement les localités qu’occupèrent ces deux derniers cantons. Il me semble toutefois permis de croire que celui de Battia devait être le plus méridional de la contrée, puisque, lors du saccage de la Pentapole par les Libyens, ce fut dans celui-là qu’ils pénétrèrent d’abord, pour se rendre ensuite à celui d’Aprosylis, et de là dans le reste de la Pentapole[305].
Quant aux usages agricoles de cette contrée, il est probable que pendant l’Autonomie ils y furent les mêmes que dans la Grèce. On sait positivement que, dans l’un et l’autre pays, on plantait et greffait les arbres lorsque les vents étésiens soufflaient, c’est-à-dire dès le commencement du mois d’août[306] ; et qu’après même que Cyrène fut tombée au pouvoir de Rome, les terres continuèrent à être mesurées avec le stade grec, et non avec le pied romain. Il faut ajouter qu’à cette époque la plus grande partie des terres de la Cyrénaïque était du domaine public, qu’elle s’affermait au profit de la république romaine, et que les adjudications s’en faisaient à Rome par les censeurs en présence du peuple[307] ; ce qui, soit dit en passant, doit un peu refroidir notre enthousiasme pour la générosité de Rome, qui voulut bien laisser pendant quelque temps aux Cyrénéens leur liberté fortement compromise par le testament d’Apion, mais en se réservant toutefois les domaines publics, c’est-à-dire en les soumettant à verser dans ses trésors une bonne part de leurs richesses.
Au défaut de plus amples renseignements sur les districts qui divisaient la campagne de Cyrène, et sur les lois et usages agraires qui en durent régir la culture, je recourrai aux animaux domestiques qu’on y trouvait.
Les chevaux de Cyrène sont assez connus par les chants immortels de Pindare, pour qu’il soit superflu de rappeler ici les éloges que d’autres auteurs en ont faits. Il paraît même que leur nombre égalait leur célébrité, puisqu’on les transportait en quantité dans les divers cantons de la Grèce[308]. Mais quelque grande qu’ait été la renommée des chevaux de Cyrène, j’ai peine à croire qu’elle soit provenue plutôt de la légéreté et de la grace de leurs proportions, que de leur force et de leur adresse. La continuelle inégalité du terrain, les profondes ravines, les escarpements abrupts de la partie la plus habitée anciennemment de la Pentapole, me paraissent des conditions locales, plus propres à dresser des chevaux forts et adroits que rapides et sveltes. La passion des Arabes pour les chevaux est assez connue : c’est là l’objet de leur luxe et de leur orgueil ; c’est aussi celui de tous leurs soins. Or, il n’est pas vraisemblable que les peuplades à demi-équestres qui habitent la moderne Cyrénaïque, eussent laissé dégénérer en leurs mains une race de chevaux remarquables par leur vîtesse et la grace de leurs formes, au point de pouvoir être comparés, de nos jours, plutôt à des chèvres agiles et adroites qu’à d’élégants et rapides coursiers[309]. De plus, ces caractères qui distinguent aujourd’hui les chevaux de Barcah, et les font en ce sens apprécier dans toute la Barbarie, existaient identiquement en eux dès le quatrième ou le cinquième siècle de notre ère. On louait à ces époques les qualités des chevaux de la Pentapole ; mais ces qualités consistaient à les rendre également propres à la chasse, à la guerre, à traîner un char ; et si les chevaux de la Grèce et de Rome surpassaient ceux de Cyrène par l’embonpoint, ceux-ci surpassaient les autres par la force : tel est du moins ce qu’en dit Synésius[310].
Dès la plus haute antiquité, les Libyens de la Cyrénaïque, et notamment les Barcéens, firent un grand usage de chevaux. J’ai cité à ce sujet la tradition d’Étienne de Bysance ; et l’on connaît l’interprétation que plusieurs savants ont donnée à cette tradition. Ils ont supposé que les chevaux, n’étant point indigènes en Grèce, y auraient été transportés de l’Afrique par les Phéniciens, d’où serait dérivée la fable du présent d’un cheval que Neptune fit à Athènes. Quoi qu’il en puisse être de ces ingénieuses hypothèses, il me paraît certain que les Libyens littoraux de même que les Cyrénéens, avant la domination de Rome en Afrique, se servirent exclusivement de chevaux, et ne firent aucun usage de chameaux, soit pour les travaux agricoles, soit pour le transport. Ce ne fut que sous la période romaine que ce précieux animal fut introduit par les Libyens, des provinces intérieures de l’Afrique, dans les champs de la Pentapole cyrénaïque. Nous savons positivement que ceux-ci se servaient de chameaux dans leurs courses dévastatrices[311] ; et l’on peut ajouter que ces chameaux devaient être de cette espèce aux formes déliées, connue sous le nom de dromadaires[312] ; ce qui me semble d’autant plus probable que les Touariks, nomades qui habitent l’intérieur de la Libye au sud de la Cyrénaïque, ne se servent aujourd’hui que de dromadaires, réputés les plus sveltes et les plus rapides de toute l’Afrique.
Cette cause de la propagation du sobre habitant des sables, dans les champs fertiles de la Libye septentrionale, est la seule explication que je trouve de ces nombreux troupeaux de chameaux qui couvraient, du temps de Synésius, la campagne de Cyrène[313], quoique les auteurs antérieurs à l’évêque de Ptolémaïs n’aient jamais fait mention de ce quadrupède parmi ceux de la Cyrénaïque. Quant aux mulets et aux ânes dont les Cyrénéens faisaient aussi usage aux mêmes époques[314], leur utilité dut les faire apprécier dans un pays montueux ; mais il est douteux que les Cyrénéens des âges plus reculés s’en soient servis.
Il n’en est pas de même des grands troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres, principal objet de tout temps, des richesses des habitants de cette partie de la Libye, Grecs et Romains, Libyens et Arabes. Le nombre de bœufs dut être si considérable dans cette contrée dès la plus haute antiquité, que les peaux en étaient employées dans le commerce, et transportées à cet effet à l’étranger[315]. En outre, la femelle de cet animal était en Égypte, comme on sait, le symbole de la déesse Isis ; et cette allégorie religieuse sous laquelle la terre et ses productions étaient adorées, se retrouve à Cyrène et dans les cantons environnants consacrée par un usage qui avait le même but. Hérodote dit, en effet, que les femmes de Cyrène et les Libyens voisins s’abstenaient de manger de la chair de vache par respect pour la déesse Isis[316]. Le changement même de gouvernement et de religion ne put détruire dans ce pays cette tradition antique ; elle y existait et y était pratiquée à l’époque chrétienne[317] ; et, chose plus surprenante, elle y existe encore de nos jours, puisque les Arabes de Barcah s’abstiennent de boire le lait de vache, tandis qu’ils font un grand usage de celui des autres bestiaux.
Le bétail à laine de la Cyrénaïque fut connu des Grecs, sans doute par l’expédition des Argonautes, avant l’établissement de la colonie de Théra sur le sol d’Afrique, témoin l’ordre qu’elle reçut de l’oracle de Delphes, et les promesses réalisées qui en furent l’objet[318]. Néanmoins, il est à présumer que les chèvres durent y être de tous temps plus nombreuses que les moutons, d’autant plus qu’en ceci encore des traditions antiques s’accordent avec le climat de cette contrée qui n’est point le même, comme je l’ai indiqué plus haut, dans la région boisée et dans les plaines méridionales. Remarquons d’abord que, selon Diodore, tous les Libyens de la Cyrénaïque[319], et selon d’autres leurs femmes seulement[320], s’habillaient de peaux de chèvres ; d’où il suit incontestablement que les chèvres devaient former la majeure partie des troupeaux de menu bétail de ces anciens nomades, ainsi qu’elles la forment parmi ceux des modernes ; et ajoutons ensuite que le ciel de la Libye est beaucoup plus favorable aux chèvres qu’aux moutons. Ces derniers ne peuvent, en général, habiter la région boisée qu’en été seulement ; en hiver les pasteurs arabes sont forcés de les conduire dans les plaines du sud, qui, dépourvues de haute végétation, et entrecoupées alors de vallées herbeuses, leur offrent des pâturages abondants, sans les exposer aux violents orages qui règnent dans cette saison auprès des terrasses maritimes, et qu’ils ne peuvent aisément endurer. Les chèvres au contraire n’en souffrent nullement, et se plaisent à grimper à leurs escarpements abrupts ; aussi s’y trouvent-elles en nombre prodigieux dans toutes les saisons : tout porte à croire qu’il en fut de même dans l’antiquité.
Un autre animal domestique qui existait dans la campagne de Cyrène, et qui en est exilé maintenant par les lois de Mahomet, nous offre une observation curieuse sur l’hygiène des anciens Libyens ; on se doute bien que je veux parler du porc.
Cet animal, dans son état sauvage, se trouve dans toute la partie de la Libye septentrionale occupée par les sables ; il semble donc que les habitants indigènes de cette contrée auraient dû profiter de ce présent que leur offrait la nature, pour subvenir à leur existence au milieu de plaines arides. Néanmoins, les traditions les plus reculées rapportent que les Libyens s’abstenaient de manger de la viande de cet animal domestique ou sauvage, contrairement aux Cyrénéens qui en étaient gourmands[321]. La même abstinence était observée par les habitants de Barcé ; ce qui, soit dit en passant, confirme les conjectures que j’ai émises ailleurs sur l’origine libyenne des Barcéens. De tous les usages prescrits par le législateur arabe, il n’en est aucun sans doute de plus conforme au climat chaud de l’Orient, que celui de s’abstenir de la chair lourde et indigeste du porc, et il me paraît hors de doute que c’est au pernicieux effet de cette nourriture qu’il faut attribuer la sobriété des Libyens à ce sujet ; sobriété d’autant plus remarquable qu’ils s’étudiaient la plupart à imiter les usages des Cyrénéens[322]. Aussi on n’est pas surpris, d’après de telles précautions, qu’Hérodote ait dit que de tous les peuples connus à son époque, aucun ne jouissait d’une aussi forte santé que les Libyens[323].
Cependant, parmi les grands avantages dont la nature avait doué la campagne de Cyrène, il s’y mêlait aussi quelques inconvénients, accidentels, il est vrai, mais qui n’en étaient pas moins graves. Les champs comme les bestiaux, et même les hommes, furent continuellement exposés à des invasions pestilentielles de nuages de sauterelles. Les Cyrénéens des premiers âges de la colonie cherchèrent à prévenir les dangereux effets de la pullulation de cet insecte dans la Pentapole, par une loi qui ordonnait aux habitants de détruire chaque année, sous peine d’amende, la race de cet insecte dans les différentes phases de sa génération et de son développement[324].
Ces précautions paraissent avoir eu d’heureux résultats pendant l’Autonomie ; et ce ne fut que lorsqu’on les eut abandonnées par la négligence des préteurs romains, que les sauterelles exercèrent de cruels ravages dans la Cyrénaïque. L’histoire a principalement signalé une de leurs effroyables invasions dans cette contrée, sous les consulats de Plaute Hypsée et de Fulvius Flaccus. Ces insectes y arrivèrent en si grand nombre de l’intérieur de l’Afrique, que poussés par les vents dans la mer, et par la mer sur le rivage, ils occasionèrent par leur corruption une épidémie qui fit périr huit mille Cyrénéens et la majeure partie de leurs troupeaux[325]. Ces surprenantes invasions se renouvelèrent dans le cinquième siècle ; et dans ces temps désastreux, à ce fléau se joignirent les tremblements de terre, la peste, les incendies, la guerre, qui désolèrent tour-à-tour l’infortunée Pentapole[326].
Toutefois il suffisait de quelques intervalles de paix, et de l’équilibre rétabli parmi les éléments, pour que la campagne de cette belle partie de la Libye pût, même à ces époques, reprendre tout son éclat, témoin les aimables couleurs dont nous la voyons parée dans les tableaux que Synésius en a diverses fois tracés. Il est vrai qu’un philosophe livré à un épicuréisme moral, et qui, malgré son titre d’évêque, n’en était pas moins resté attaché aux idées platoniques, a dû nécessairement un peu embellir des peintures qui avaient pour objet les champs et les douces rêveries qu’ils inspirent. Écoutons-le ; il ne peut rester froid à l’aspect de ces verdoyantes campagnes colorées du soleil africain : il lui faut des comparaisons, il faut qu’il célèbre leurs charmes au détriment des plus belles contrées. Qu’on lui vante, dit-il, Chypre, Hymette, ou la Phénicie ; que chacun célèbre sa patrie ; selon lui rien n’égale les champs de la Pentapole ; ils n’ont aucune production qui ne soit préférable aux productions des autres pays. Est-ce du vin que l’on parle ? Où le trouver plus léger qu’à Cyrène ? Est-ce du miel ? celui d’Hymette ne saurait lui être comparé : nulle part le miel n’est plus épais, l’huile plus douce, et le blé plus pesant. Qui pourrait, ajoute-t-il ailleurs, voir d’un œil indifférent ces vertes collines, ces gracieuses vallées de Cyrène ? Qui pourrait décrire ces frais asiles, ces grottes délicieuses où l’on rève si agréablement sur des lits de mousse ? Qui pourrait surtout assister sans émotion au spectacle d’une belle matinée de la Pentapole, alors que les premiers rayons du soleil raniment la terre, portent l’espérance dans le cœur de l’homme, et inspirent la joie même aux animaux ; alors qu’on entend de toutes parts le hennissement des chevaux, le bêlement des brebis et des chèvres, et le murmure confus des abeilles qui se mettent en quête de leur riche butin, et vont errer de fleurs en fleurs ? Non, il n’y a pas de musique plus harmonieuse que celle produite par ces cris de la nature ; il n’en est pas qui porte à l’ame une plus douce volupté !
[296]Pind. Pyth. IV, v. 14. Pyth. V, v. 94. Hérod. l. IV, 158.
[297]Strabon, l. XVII, c. 3. Pline, l. V, c. 5.
[298]Diod. Sicul. l. IV, c. 4. Ed. Basileæ, per Henr. Petri, p. 84.
[299]Géogr. des Grecs et des Romains, t. II, p. 2, p. 105.
[300]Theophr. l. VI, c. 27 ; l. IV, c. 3.
[301]Diod. Sicul. l. IV, c. 4.
[302]Arrian. de exped. Alex. c. 28.
[303]Plaut. Rudens, act. III, sc. 4.
[304]Pline, l. XV.
[305]Synes. epist. 125.
[306]Pline, l. XVII.
[307]Cicéron, Harangue contre Rullus, au sujet des lois agraires.
[308]Thrige, Hist. Cyren. p. 257.
[309]Malgré l’assertion du botaniste Tournefort, qui vante la grace et la beauté des chevaux de Barcah (Tournef. Voyage du Levant, t. I, p. 313).
[310]Synes. Epist. 40.
[311]Synes. Epist. 113, ed. Petav. p. 254.
[312]Je ferai remarquer, en faveur de mon opinion, que les peuples nomades de l’antiquité se sont servis de dromadaires, même dans les expéditions militaires régulières. Je n’ai qu’à rappeler ces Arabes de l’armée de Xerxès, qui, au rapport d’Hérodote, étaient montés sur des chameaux dont la vîtesse égalait celle des chevaux (Hérod. l. VII, 86).
[313]Synes. Epist. 129, p. 265.
[314]Id. Epist. 109, p. 252.
[315]Thrige, Hist. Cyren. p. 257.
[316]Hérod. l. IV, 186.
[317]Synes. Epist. 147, p. 257.
[318]Hérod. l. IV, 155.
[319]Diod. l. IV, c. 4.
[320]Hérod. l. IV, 189.
[321]Hérod. l. IV, 186.
[322]Hérod. l. IV, 170.
[323]Id. ib. 187.
[324]Pline, Hist. natur. l. XI, c. 29.
[325]Julius Obsequens, de Prod. c. 90. Orose, l. V, c. 11.
[326]Synes. Epist. 58.
CHAPITRE XVIII.
Du silphium, et de quelques autres plantes de la Cyrénaïque connues dans l’antiquité.
J’ai exposé les principales notions laissées par l’antiquité sur la campagne de Cyrène, il me reste à parler de quelques plantes connues dans l’histoire par l’utilité qu’elles ont offerte aux anciens habitants de cette contrée : dans ce nombre il faut sans contredit mettre au premier rang le silphium.
L’imagination exerça une grande influence sur les croyances des âges antiques. Non seulement elle se plaisait à entourer de ses fictions le berceau des hommes célèbres ; elle répandait aussi du merveilleux sur l’origine d’un bois, d’une colline, d’un jardin, et même d’une plante, dont l’attrait ou l’utilité les accréditait parmi les hommes. C’est ainsi que le silphium de la Cyrénaïque, devenu célèbre par les propriétés qu’on lui reconnut, ne put, dans les croyances populaires, partager l’humble destinée des autres herbes des champs. Il lui fallut créer une origine spontanée ; il fallut faire opérer en sa faveur un miracle céleste : ce miracle fut une pluie de poix, et son époque fut fixée à l’an quatre cent trente de Rome, sept ans avant la fondation de Cyrène[327]. Loin d’adopter pour ce prétendu phénomène la solution invraisemblable de l’abbé Belley[328], on se doute bien que sur ce sujet, comme sur tant d’autres, on s’est servi de l’apparence pour la convertir en réalité, et que le feuillage de notre plante doit percer annuellement le sol dès l’arrivée des premières pluies ; mais de telles explications ne peuvent être fondées que sur la confrontation des notions laissées par l’antiquité sur le silphium, avec une plante trouvée dans la Cyrénaïque, et qui en porte les caractères : je vais donc chercher à établir cette confrontation, et je recourrai d’abord aux anciens naturalistes.
En réunissant divers passages de Théophraste sur cette plante, il en résulte que sa racine était épaisse, charnue, vivace ; sa tige, de la même forme que celle du fenouil ; ses feuilles ressemblaient à celles du selinum ; et ses graines étaient larges et ailées, à-peu-près comme celles de la phyllis[329]. Pline diffère peu, à ce sujet, du naturaliste grec, qu’il paraît même avoir copié, mais en donnant quelques renseignements de plus. La racine du silphium avait, dit-il, une écorce noire, et plus d’une coudée de longueur : à l’endroit où elle sortait hors de terre était une grosse tubérosité, qui incisée produisait un suc laiteux. Ses graines étaient plates ; ses feuilles tombaient tous les ans, dès que soufflait le vent du midi ; à cette époque, ajoute-t-il, elles étaient de couleur d’or, métamorphose que subissent un grand nombre de végétaux qui prennent, comme on le sait, cette couleur en automne[330]. A ces renseignements il faut en joindre un autre non moins important, et qui aide à leur explication : c’est celui que nous fournissent les médailles de Cyrène.
Sur plusieurs d’entre elles on voit, d’un côté, la tête de Jupiter Ammon ou bien de Battus ; et de l’autre, la figure du silphium, que l’on reconnaît au premier coup d’œil pour une ombellifère. Les feuilles découpées et opposées, la large gaîne qui enchâsse les pédoncules, la forme globuleuse des fleurs, et surtout de l’ombelle générale qui couronne la tige, indiquent évidemment la famille de la plante décrite par Théophraste, avant que la floraison ait atteint son épanouissement. J’ajouterai que l’espèce de base sur laquelle porte la plante paraît représenter la tubérosité de la racine mentionnée par Pline, et qui n’est autre chose, sans doute, qu’un collet très-charnu.
Telle était la plante elle-même ; voyons quelle fut sa localité.
Selon Théophraste, le silphium croissait principalement aux environs du jardin des Hespérides[331] ; Scylax et Hérodote le placent très-distinctement dans la région littorale de la Pentapole libyque, depuis l’île Platée jusqu’à l’entrée de la grande Syrte[332] ; et Catulle, auprès de Cyrène[333]. Cependant plusieurs autres auteurs paraissent, au contraire, les uns, tels qu’Arrien et Pline, reléguer le silphium sur la lisière des terres fertiles[334] ; les autres, tels que Strabon et Ptolémée, dans les parties centrales du désert au sud de la Cyrénaïque[335]. Des savants ont trouvé un moyen fort simple de concilier ces opinions contradictoires, en adoptant pour la Cyrénaïque toute l’étendue que lui ont donnée quelques auteurs, c’est-à-dire, en y comprenant la région ammonienne. Partant ensuite de ce principe, ils ont cru approcher de la vérité, en supposant que le silphium croissait dans toute cette vaste contrée, et que par cette raison on l’avait placé indifféremment au nord et au sud ; de là ils ont justifié l’épithète de Cyrénaïque silphifère, de Libye silphifère, que l’on trouve fréquemment chez les écrivains de l’antiquité.
Malheureusement cette explication ne peut se concilier avec la nature du sol qui n’est point le même, il s’en faut beaucoup, dans la Libye septentrionale et méridionale. Il est de toute impossibilité que la région qui s’étend au sud de Cyrène, formée de plaines de sable et d’îles de terre salée, ait dans aucun temps produit une plante qui offrît la moindre ressemblance avec le silphium, tel que les anciens et leurs monuments le décrivent. Ainsi, renonçant pour mon compte à expliquer une contradiction qui me paraît inexplicable, je me bornerai à comparer mes observations avec celles des auteurs qui s’accordent avec la géologie de cette contrée, et qui réunissent en leur faveur deux considérations importantes : l’antériorité de l’époque où ils écrivaient, et la compétence de leurs traditions en pareille matière.
Depuis les sommités qui dominent l’ancienne Chersonèse cyrénaïque jusqu’à la côte orientale de la Syrte, limites assignées par Scylax et Hérodote au silphium, on trouve fréquemment dans la partie septentrionale de cette région, et dans un espace qui s’étend tout au plus, vers le sud, à huit ou dix lieues du rivage, une grande ombellifère nommée par les Arabes derias, et dont voici les principaux caractères : la racine fusiforme, charnue, très-longue, est de couleur brune à sa surface ; la tige striée atteint deux ou trois pieds de hauteur, et s’élève sur un collet épais, d’où jaillit, si on le casse, un suc laiteux abondant, et blanc comme celui des euphorbes. Les feuilles radicales sont nombreuses, luisantes, surcomposées ; les caulinaires ont des lobes plus linéaires ; les graines, terminant en petit paquet chaque ombellule, sont ovales, comprimées comme une feuille, entourées d’une membrane transparente, et colorées d’un vernis argenté. La fleur se développe en été ; je ne l’ai pas vue, mais selon divers renseignements que j’ai recueillis, elle est de couleur jaune, échancrée et très-ouverte.
D’après cette analyse, on conviendra que cette ombellifère participe également des genres ferula et laserpitium ; du premier, par la grande hauteur de la tige, et la forme ovale des semences ; et du second, par les membranes qui les accompagnent, et la forme échancrée et très-ouverte des corolles. Autorisé par ces derniers caractères, j’ai classé cette plante dans le genre laserpitium ; mais, ne pouvant lui trouver des détails absolument conformes à aucune des espèces de ce genre, je me suis décidé à la nommer laserpitium derias. Est-il nécessaire que j’insiste maintenant sur l’identité d’organisation extérieure qui existe entre mon laserpitium et le silphium des anciens ? On n’a qu’à comparer les analyses pour s’en convaincre ; je passe donc à des identités non moins frappantes provenant de leurs propriétés.
Les naturalistes cités disent que le silphium faisait endormir les brebis, et éternuer les chèvres, et qu’en général il faisait mourir tout à coup le bétail, ou bien qu’il le purgeait, et rendait sa chair meilleure. Mon laserpitium conserve encore l’une et l’autre propriétés, en faisant remarquer toutefois que la première n’agit que sur le bétail étranger à la Cyrénaïque. J’ai fait mention, dès mon arrivée sur les montagnes de Barcah, des précautions que je fus obligé de prendre, d’après les avis des Arabes, pour empêcher les chameaux de ma caravane de manger le derias, qui à cette époque commençait à couvrir le sol des touffes de son feuillage annuel. Ces précautions étaient d’autant plus indispensables, que mes chameaux, originaires d’Égypte, étaient en outre épuisés de fatigues ; car je sus bientôt par l’expérience que les plus faibles succombaient les premiers. C’est ce que Della-Cella d’ailleurs avait déja indiqué, en nous apprenant que les chameaux qui portaient les bagages de l’armée du Bey s’empoisonnaient en mangeant une ombellifère qui croît sur ces montagnes, et qu’une si grande mortalité éclata parmi eux, que l’armée fut menacée de les perdre tous. Cependant, grace aux prudents conseils de son habile médecin, le Bey put en sauver une partie, en la faisant passer dans des pâturages où l’on ne trouvait pas cette funeste plante. Il paraît en outre que sa vertu excessivement purgative a une action plus violente encore lorsqu’elle est sèche, que lorsqu’elle est verte, puisque quelques brins de derias, mêlés par hasard parmi la paille que l’on donne aux bestiaux, suffisent pour tuer le chameau le plus robuste, né sous un autre ciel que celui de Barcah.
Cette analogie de propriétés est frappante, il faut l’avouer ; mais de toutes celles que possédait le silphium, c’est la seule que nous puissions constater. Les plus précieuses, obtenues par le secours de l’art, quoique germant infailliblement de nos jours avec la plante, y germent infructueusement. Celles-ci dérivaient du suc que l’on obtenait par incision de la tige et de la racine : on appelait le premier Thysias, et le second Caulias ; quelques auteurs ont même donné indistinctement à l’un et à l’autre le nom de Larmes de la Cyrénaïque.
Il paraît bien prouvé que celui de la racine était préférable à celui de la tige, en ce qu’il se conservait plus long-temps. Pour empêcher qu’il ne se corrompît, et surtout afin qu’il pût supporter le transport on y mêlait de la farine ; invention que les Cyrénéens attribuaient à Aristée[336], à ce propagateur des arts agricoles, que la fable a placé au nombre de leurs ayeux. Cependant on conçoit qu’en attaquant la racine d’une plante on s’exposait à la détruire ; aussi une loi avait prévu cet inconvénient : elle fixait le temps et la manière de faire l’incision, et la quantité de suc que l’on devait en tirer pour ne pas faire périr la plante[337]. Si nous en croyons Pline, ce suc était une panacée universelle propre à guérir toutes sortes de maladies, à désinfecter les eaux corrompues et l’air mal-sain[338]. Quoiqu’il soit probable que ces qualités aient été exagérées, cette exagération même explique la célébrité du silphium, et la grande valeur qu’il eut dans l’antiquité.
Non seulement les Cyrénéens, comme je l’ai dit autre part, consacrèrent cette plante au plus vertueux de leurs rois, et la reproduisirent sur leurs médailles ; mais il est certain que son nom passa en proverbe comme symbole des richesses, et qu’elle fut le principal objet du commerce des Cyrénéens, surtout avec Carthage et Athènes ; enfin qu’une simple tige de silphium fut estimée comme un présent qui n’était point indigne des souverains et des dieux. On peut citer, entre autres preuves déja exposées par le savant Thrige, le témoignage d’Hermippe dans Athénée, d’après lequel le silphium était la plus précieuse marchandise des Cyrénéens ; ce sycophante d’Aristophane qui affirme qu’il ne changerait pas son genre de vie, lors même qu’on lui donnerait du silphium de Battus ; ces Ampéliotes[339], Libyens qui envoyèrent une tige de silphium au temple de Delphes, et un don semblable fait par les Cyrénéens à l’empereur Néron. Enfin on peut juger du cas que les Romains faisaient du silphium, et de la haute valeur qu’il eut dans le commerce, puisqu’il fut enfermé dans le trésor public de Rome, et que César, au commencement de la guerre civile, en retira mille et cinq cents marcs d’argent ; aussi ne devons-nous pas être surpris que les anciens aient appelé cette plante le trésor des Africains. Indépendamment de l’observation positive de Théophraste, ces différents passages historiques prouvent que, quoique une plante du même nom ait existé dans d’autres contrées, telles que la Syrie, l’Arach, l’Arménie, la Médie, au mont Parnasse, et sur les montagnes qui séparent l’Inde de la Perse ; néanmoins le silphium de la Cyrénaïque eut des qualités beaucoup supérieures a celui de ces contrées, qualités qu’il pouvait tenir du climat de la Libye, lors même que l’organisation des plantes connues sous le même nom aurait été parfaitement semblable ; ce que je ne saurais ni affirmer, ni contredire. Il paraît même que l’analogie la plus marquante de notre silphium avec celui de ces différents pays consistait dans l’emploi que l’on faisait de l’un et de l’autre comme comestible. A Cyrène on attendait que les feuilles fussent tombées pour en manger la tige après l’avoir corrigée par le feu[340], usage que les Grecs avaient pris des habitants indigènes[341] ; et l’on sait que dans la Bactriane les soldats d’Alexandre, se trouvant dans une disette de vivres, se nourrirent de silphium abondant dans cette contrée[342].
Il me reste encore à dire un mot de la disparition successive du silphium des montagnes de la Cyrénaïque, objet qui a provoqué les recherches d’une foule de savants, sans qu’ils lui aient trouvé une solution satisfaisante.
En suivant la série des traditions de l’antiquité à ce sujet, nous voyons le silphium recueilli avec soin, et très-abondant dans la Cyrénaïque, tant que cet état fut autonome, et diminuer de plus en plus depuis qu’il fut devenu province romaine. En effet, Plaute qui vivait environ un siècle avant cet évènement, nous apprend que l’on faisait encore de son temps d’abondantes récoltes de silphium[343]. Il commença à devenir rare à l’époque de Strabon[344] ; on n’en trouvait presque plus à celle de Pline[345] ; et enfin dans le cinquième siècle, temps où vivait Synésius, on en conservait comme une rareté une plante dans un jardin[346] ; et cependant on le retrouve fréquemment sur les montagnes de Cyrène.
L’histoire, si je ne me trompe, fournit des preuves suffisantes pour expliquer ces contradictions. Strabon attribue la cause de la rareté du silphium, de son temps, à une invasion de Barbares qui avaient cherché à le détruire par l’extirpation même des racines ; Solin, en répétant ce fait, ajoute que les Cyrénéens avaient contribué à détruire le silphium, pour se délivrer des impôts énormes dont il était l’objet ; et Pline, après avoir dit qu’il croissait dans les endroits âpres et incultes, assigne pour cause de sa disparition ses qualités morbifiques sur les troupeaux. Si l’on se rappelle maintenant ce que j’ai dit du funeste effet de cette plante sur le bétail étranger à la Cyrénaïque, et principalement sur les chameaux, on ne sera point surpris que les Libyens qui se servaient, d’après Synésius, de cet animal pour leurs incursions dans la Pentapole, aient cherché à détruire une herbe qui les exposait à perdre peut-être plus par la mort de leurs montures, qu’à gagner par leurs rapines. Si l’on ajoute à cette cause première les dilapidations des gouverneurs romains, dont le silphium était un des principaux objets ; si l’on se rappelle la manière dont on tirait le suc de la plante, manière tellement meurtrière pour elle que, dans l’Autonomie même, la prudence avait dicté des lois pour veiller à sa conservation ; en réunissant ces causes diverses, on ne sera certainement pas surpris que le silphium, limité à la lisière septentrionale de la Pentapole libyque, en butte à tant de vicissitudes, contrariant tant d’intérêts, ait fini par disparaître peu à peu de cette contrée, au point d’y en conserver une tige comme une rareté. Que si nous le trouvons de nouveau abondant de nos jours, la cause en est plus claire encore. La nature peut être, pendant quelque temps, contrariée par les hommes ; elle cède à leurs efforts persévérants ; mais, dès que ces efforts se ralentissent, elle ne tarde pas à reprendre ses droits. Le silphium fut déraciné par les Libyens étrangers, détruit par les Cyrénéens malheureux ; mais les Libyens et les Cyrénéens ayant disparu de ces montagnes, une plante qui y était indigène a dû peu à peu s’y reproduire. Un ou deux individus isolés ont suffi pour opérer le prodige ; les vents en ont dispersé les graines ailées dans les solitudes ; et le silphium de Battus a reparu de toutes parts dans sa patrie. C’est ainsi que je l’ai vu couvrir encore de nos jours les montagnes de la Libye : sa renommée ne s’étend plus chez les nations lointaines ; on ne l’enferme plus dans les trésors, on ne l’offre plus en présent aux rois et aux dieux. Singulière révolution des choses humaines ! Après que plusieurs siècles de civilisation ont passé sur le sol de Cyrène ; après que le plus beau présent que la nature y avait fait aux hommes, détruit par eux, en avait disparu avec eux ; aussi frais, aussi vigoureux que dans les âges antiques, le silphium, jeté sur des tisons ardents, sert aujourd’hui de nourriture à quelques pâtres désœuvrés, seul et même usage qu’en faisaient les Asbytes avant l’arrivée des Grecs en Libye.
D’autres plantes, quoique moins célèbres que le silphium, ont néanmoins contribué à l’illustration des champs de la Cyrénaïque.
Le thyon, appelé par les Latins citrus, était un arbre que les anciens employaient à différents usages, à cause de l’incorruptibilité de son bois, et du parfum qu’il répandait. Le tronc servait, je l’ai déja dit, à la construction des temples ; rien n’était mieux madré que la racine, et dont on fit de plus beaux ouvrages. C’est avec elle qu’on faisait les tables vineuses consacrées aux fêtes de Bacchus ; car les philologues ont prouvé que le nom de Thyades donné aux Bacchantes avait infailliblement rapport à ces tables de thyon, dont l’analogie avec le culte de Bacchus est d’ailleurs constatée par Pline. Le thyon doit, en outre, sa plus grande célébrité au prince des poètes : tout le monde se rappelle qu’Homère le place au nombre des bois odorants dont Circé parfumait sa grotte. Il croissait indubitablement, d’après le témoignage de Théophraste, dans la Cyrénaïque[347]. Parmi les arbres qu’on y trouve maintenant, il n’en est aucun, comme l’a dit Della-Cella, qui paraisse mieux convenir au thyon, soit par la grande hauteur et les fortes dimensions du tronc, soit par le parfum qu’exhale son bois et la beauté de la racine, que le genévrier de Phénicie dont j’ai si souvent fait mention. On peut aussi faire remarquer, en faveur de cette identité, et d’après une observation déja faite je crois autre part, qu’Homère, joignant dans le même vers le cèdre et le melèse avec le thyon, porte à présumer que ce dernier devait être également un conifère.
Si l’on parcourt au printemps ces forêts de thyon, qui du sommet des montagnes de Cyrène s’étendent jusqu’aux vallées maritimes, on rencontre fréquemment à leur pied une petite liliacée, qui jouit aussi par son utilité de quelque illustration dans l’histoire agricole de la Cyrénaïque ; c’est le safran. Quoique cette plante fût infiniment répandue dans plusieurs autres contrées, et qu’à Cyrène elle eût une couleur dont l’intensité s’approchait du noir[348] ; ce que le pollen très-obscur de ses étamines peut confirmer de nos jours, néanmoins la plupart des auteurs de l’antiquité s’accordent à louer la beauté du safran de la Cyrénaïque. Les divers usages que l’on faisait de cette plante expliquent sa renommée un peu éclipsée de nos jours. Non seulement on le mêlait comme nous dans la préparation des mets, des médicaments et des teintures ; mais on s’en servait aussi comme parfum ; et préparé avec de l’huile on en obtenait une essence très-estimée chez les Grecs et les Romains[349].
Toutefois cette essence ne pouvait être comparée à celle que l’on faisait dans la Cyrénaïque avec les roses, et dont l’antiquité a vanté la haute valeur, et assigné même l’époque de sa plus grande perfection, qu’elle a attribuée à Bérénice, fille de Magas. Indépendamment des usages d’une utilité réelle auxquels elle servait, employée tantôt comme antiseptique, à arrêter le progrès des blessures et à empêcher la putréfaction des cadavres ; et tantôt comme préservatif, à défendre les meubles précieux contre les injures de l’air ; on ne doit pas être surpris que les Cyrénéens aient apporté le plus grand soin à la confection de l’essence de rose, puisqu’elle servait principalement à parfumer les cheveux et le linge, et généralement tous les objets de luxe[350].
On ne doit pas l’être davantage que la plus belle comme la plus suave des fleurs ait eu dans cette riante Libye, dans ce jardin de Vénus, un parfum et un éclat qu’elle n’avait point dans les autres contrées[351]. Que si mon témoignage pouvait être utile en ceci, je répondrais que ces belles roses libyques vantées par l’antiquité, quoique de nulle valeur aux yeux des Arabes, font peut-être encore l’ornement des fraîches vallées. Du moins j’en ai rencontré fréquemment deux espèces à corolle blanche, qui m’ont paru s’accorder par leurs caractères à celles connues des botanistes sous les noms de Rosa silvestris et spinosissima ; n’osant toutefois affirmer que celles-ci, croissant spontanément parmi les autres plantes, soient les mêmes qui, transplantées autrefois dans les jardins, fournissaient l’essence dont je viens de parler.
Les anciens auteurs font encore mention de deux plantes de la Cyrénaïque qui acquirent quelque renommée ; ce sont le sphagnos ou bryon et le misy. La première qu’ils ont dépeinte comme une mousse odorante qui pendait aux arbres, ne me paraît pas facile à déterminer avec quelque certitude, puisque, malgré le grand nombre de cryptogames qui couvrent les forêts de la Cyrénaïque, il n’en est aucune dont l’odeur offre un caractère remarquable. Quant à la seconde le misy, c’était, selon Pline, une truffe d’un meilleur goût et d’un parfum plus agréable que les autres. Il est certain que l’on rencontre souvent dans les parties sablonneuses du littoral de la Libye une espèce de truffe de couleur blanche. Les Arabes m’ont affirmé qu’il en existait en quantité aux bords de la Syrte ; toutefois je ne répète qu’un oui-dire, et je ne saurais par conséquent rien avancer de positif à ce sujet.
[327]Theophr. de Causa plant. l. I, c. 5. Pline, l. XIX, c. 3.
[328]Belley suppose que les graines du silphium, portées par les vents de l’intérieur de l’Afrique au sol de Cyrène, y avaient germé et occasioné cette tradition (Mémoires de l’Académie, t. XXXVI, p. 22).
[329]Theophr. Hist. plant. l. VI, c. 3.
[330]Pline, l. XIX, c. 3.
[331]Loc. cit.
[332]Scylax, ed. Gronov. p. 108. Hérodote, l. IV, 169.
[333]Laserpiciferis jacet Cyrenis (Ode à Lesbie, v. 4).
[334]Arrian. de Exped. Alexand. l. III, c. 28. Pline, l. V, c. 5.
[335]Strabon, l. II, c. 5 ; l. VII, c. 3. Ptolémée, l. IV, c. 4.
[336]Thrige, Hist. Cyren. p. 244.
[337]Theophr. Hist. plant. l. VI, c. 3.
[338]Pline, l. XII, c. 23.
[339]Thrige pense que ces Ampéliotes, qui ne sont nommés, que je sache, par aucun autre auteur de l’antiquité que par Aristophane, habitaient quelque ville littorale de la Cyrénaïque (Historia Cyrenes, p. 242).
[340]Pline, l. XIX, c. 3.
[341]Solin. Polyhst. c. 14.
[342]Ælian. Varior. Hist. l. XII, 37.
[343]Plaute, Rudens, act. III sc. 2, v. 15, 16.
[344]Strabon, l. XVII, c. 3.
[345]Pline, l. XVIII, c. 3.
[346]Synes. Epist. 106.
[347]Theophr. Hist. plant. l. I, c. 16 ; l. V, c. 5. Ce naturaliste ajoute que le thyon croissait aussi aux environs d’Ammon ; et cette version a été adoptée par tous les traducteurs. Il y a, ce me semble, erreur, ou dans le texte grec de ce passage, ou dans les traditions qui l’ont dicté : le terrain salé de l’Oasis d’Ammon et de celles qui l’avoisinent, très-propre aux tamarix et aux palmiers, dont il est couvert, ne me paraît pas susceptible d’avoir produit, dans aucun temps, un arbre au bois odorant, et probablement un conifère, tel que doit être le thyon, en supposant même que ce ne soit pas le genévrier de Phénicie.
[348]Pline, l. XXI, c. 6.
[349]Thrige, Hist. Cyren. p. 252, 253.
[350]Id. ibid. p. 254, n. 35.
[351]Athen. l. XV, c. 29.
CHAPITRE XIX.
Des relations commerciales des Cyrénéens.
Après avoir exposé le plus succinctement qu’il m’a été possible l’état physique de la Cyrénaïque, tant par mes observations locales que par les documents de l’antiquité, il convient de jeter un coup d’œil sur ceux de ses habitants qui de la Grèce introduisirent la civilisation dans cette région de l’Afrique.
Il paraît que dans la haute antiquité, quoique la navigation peu hardie n’osât encore franchir l’immensité des mers, elle n’en était pas moins active sur les côtes, et qu’elle fournissait un nombre infini de pirates qui les infestaient. C’est ce que la position des principales villes, dans ces époques reculées, à quelque distance des bords de la mer, semble prouver ; et sans sortir mal à propos de mon sujet, c’est ce que l’on peut affirmer relativement à Cyrène, d’après les éloges qu’Isocrate donne aux Cyrénéens, pour avoir eu la prudence de construire leur ville dans un lieu qui la mettait hors de la portée des invasions des ennemis[352].
La même observation peut servir à expliquer la position méditerranée des villes de Barce, de Naustathmus et d’Aphrodisias, situées chacune sur le sommet de la montagne, vis-à-vis des ports naturels que formait le rivage auprès d’elles. D’autres villes de la Cyrénaïque furent construites, il est vrai, immédiatement sur la cote ; mais ces villes postérieures à Cyrène, furent entourées chacune d’enceintes fortifiées. D’ailleurs, l’étendue de la plaine qui séparait le meilleur port de ce littoral de la région élevée, occasiona la fondation de Bérénice. Quant à Apollonie et à Ptolémaïs, d’abord simples ports de villes méditerranées, elles ne durent la leur, l’une qu’au développement du commerce, et l’autre qu’au changement de dynastie, et ne devinrent apparemment villes considérables que lorsque la Pentapole plus puissante put repousser les pirates qui venaient infester ses côtes.
Ces idées me conduisent naturellement à établir que les Cyrénéens, durant les deux périodes successives de la splendeur de leur colonie, pendant qu’ils furent gouvernés par leurs propres rois, et qu’ils se gouvernèrent eux-mêmes en république, n’eurent rien à redouter des habitants indigènes qu’ils parvinrent au contraire à faire retirer pour la plupart vers la partie méridionale de la contrée. Mais, dès qu’ils furent tombés au pouvoir de Rome, soit par la négligence des préteurs, soit par la faiblesse qui suit ordinairement la perte de la liberté, ce ne fut plus les invasions maritimes qu’ils eurent davantage à craindre ; ils se virent contraints de chercher à se maintenir sur le territoire même où ils avaient précédemment triomphé. La civilisation dut alors se replier sur elle-même ; elle dut s’entourer de remparts : les plaines lui devinrent funestes ; il lui fallut de profonds ravins, des escarpements abrupts pour se garder, des châteaux pour se défendre. Ce fut alors que les Libyens, auparavant dépouillés, devinrent à leur tour spoliateurs : ils attaquèrent les Cyrénéens dans les enceintes mêmes de leurs villes, portèrent le fer et le feu dans les campagnes, en enlevèrent les récoltes et les troupeaux, et finirent par humilier à un tel point les usurpateurs du sol de leurs ayeux, que les misérables Cyrénéens, à leur approche, s’enfuyaient comme des troupeaux dans des chapelles fortifiées, et n’opposaient d’autres armes à leurs attaques que des larmes et de timides prières.
Indépendamment des preuves historiques qui attestent chez les Cyrénéens ces deux phases générales de splendeur et de décadence, de force et de faiblesse, les ruines elles-mêmes nous en ont offert de plus irrécusables encore. Tous les châteaux situés dans l’intérieur des terres portent sans exception le caractère romain, et les deux seuls construits en des temps antérieurs, ceux de Lemschidi et de Lemlez qui dominent le golfe Nausthamus, furent infailliblement destinés par leur position à défendre cette importante partie du littoral contre les invasions maritimes.
Ce n’est, en conséquence, que pendant les deux premières périodes de la colonie de Théra, que les Cyrénéens durent conserver le type de leur origine primitive, et présenter dans leur organisation politique ce caractère grandiose qui se dessine à nos yeux sous des traits d’autant plus majestueux, qu’ils appartiennent à ces temps reculés que nous apercevons bien plus par l’imagination que par la réalité. Quelque intéressant qu’il pourrait être d’examiner par des rapprochements historiques le développement de ces deux phases brillantes, de voir progressivement cet arbrisseau de l’Attique transplanté en Libye, germer, croître, et se couvrir de fleurs et de fruits, néanmoins le plan que j’ai suivi dans cet écrit ne me permet pas, sans former une trop grande disparate, de m’étendre pour le moment sur ce sujet. Je dois donc me contenter de donner, d’après des indications locales, une idée succincte des relations commerciales des Cyrénéens : ce sera respecter, comme je l’ai fait jusqu’à présent, le titre de ce livre ; ce sera ne point dépasser mal à propos les limites d’un voyage.
La position méditerranée de Cyrène indique, à elle seule, que l’agriculture dut être le premier objet des occupations de ses habitants : ce ne fut donc que lorsqu’ils se trouvèrent surchargés des biens que le sol leur offrait en profusion, qu’ils cherchèrent à les répandre au-dehors, et à les échanger contre des objets de luxe.
Ce développement de la prospérité sociale de la colonie de Théra ne fut pas tardif. Un demi-siècle s’était à peine écoulé depuis la fondation de Cyrène, que les richesses conventionnelles des Cyrénéens étaient très-considérables. C’est ce que l’on doit inférer du mécontentement du conquérant de l’Égypte, de Cambyse, qui se plaignit de la parcimonie des présents des Cyrénéens, montant toutefois à cinq cents mines d’argent, tandis qu’il reçut favorablement ceux beaucoup plus faibles des nations voisines[353]. Mais deux siècles après cette époque, les richesses des Cyrénéens avaient pris un accroissement bien autrement rapide, puisque le plus pauvre d’entre eux possédait des anneaux de la valeur de dix mines, et dont le travail était admirable[354].
On ne peut douter que ce ne soit de l’intérieur de l’Afrique que les Cyrénéens aient retiré les matériaux précieux, tels que l’or, l’argent et pierreries pour confectionner ces bijoux et les ouvrages numismatiques dans lesquels ils n’excellaient pas moins[355] : ce dont nous sommes d’ailleurs convaincus par les monuments parvenus jusqu’à nous. La position des Oasis d’Ammon et d’Augilles leur offrait des stations commodes pour ce commerce ; et les relations que les Cyrénéens eurent avec la première de ces Oasis, sont aussi irrécusables qu’elles semblent avoir été bien suivies de tout temps. Les colonnes votives ornées de dauphins que l’on rencontrait sur la route qui conduisait de Cyrène à Ammon, la similitude architectonique que l’on trouve entre les monuments de l’une et l’autre contrée, et le voyage des Cyrénéens qui servirent à Alexandre de guides et d’introducteurs, pour visiter le temple du dieu de la Libye, indiquent en effet que ces relations furent établies long-temps avant le règne du héros macédonien, puisqu’à cette époque les Cyrénéens paraissent déja avoir été les maîtres de cette Oasis. D’un autre côté, on sait que plus tard les Ptolémées s’en déclarèrent les protecteurs ; que sous les Romains elle fit partie du nome libyque, et qu’elle dépendait encore de ce nome à l’époque de Justinien. L’étendue de cette Oasis, la bonté de ses eaux thermales, la fertilité de son territoire, et, répétons-le, son heureuse situation commerciale au centre de la Libye, expliquent ce continuel intérêt qu’elle inspira aux peuples civilisés qui occupaient le littoral ; il en serait infailliblement de même de nos jours, si la civilisation retournait dans des régions qu’elle a trop long-temps délaissées.
Quant à l’Oasis d’Augilles, privée de la plupart des avantages de la première, elle ne dut servir en tout temps que de simple station aux caravanes. Plus rapprochée de Cyrène que celle d’Ammon, elle offrait aux Cyrénéens un point de communication directe avec le pays des Garamantes, communication qui semble avoir eu quelque activité a cause des grenats que l’on tirait du mont Atlas[356], et surtout à cause de ce grand commerce de peaux de bœufs et de chèvres qui existait autrefois[357], comme il existe encore aujourd’hui, entre les habitants du Phazan et ceux de la Cyrénaïque.
Charax, située sur les bords de la grande Syrte, était l’entrepôt du commerce de Cyrène avec Carthage : le silphium en fut le principal objet[358]. Il est plus que probable que Cyrène dut avoir aussi des relations commerciales très-actives avec l’Égypte, soit par Parætonium avec Alexandrie, soit par Ammon avec la Thébaïde : toutefois les renseignements de l’antiquité manquent totalement à ce sujet. Il me parait tout au plus permis d’affirmer que l’on transportait de Cyrène en Égypte le sel d’Ammon, que l’on trouvait, comme on le trouve fréquemment aujourd’hui, enfoui dans les sables de l’intérieur de la Libye. Ce sel, aussi agréable à la vue qu’au goût, dit Synésius, et l’expérience me permet de confirmer encore en ceci les traditions de l’évêque philosophe, était très-estimé à cause de sa pureté[359] ; on en faisait un grand usage en médecine, et on l’employait dans les sacrifices[360]. On peut ajouter que les Cyrénéens allaient chercher à Parætonium une craie blanche qu’on y fabriquait, et qui par cette raison portait le nom de cette ville. C’était une sorte de combinaison de l’écume de mer consolidée avec du limon, susceptible de prendre un grand poli, et précieuse pour les constructions à cause de sa ténacité[361]. Si je ne me trompe, c’est au ciment Parætonium que la majeure partie des citernes antiques de la Marmarique doivent leur conservation.
Le commerce maritime des Cyrénéens, outre le silphium, les chevaux et les peaux de bœufs et de chèvres, consista principalement dans l’exportation du vin et de l’huile. Hérodote et Diodore louent la bonté du vin de Cyrène que l’on transportait en Sicile et dans les diverses parties de la Grèce ; et l’on sait par Strabon que les Carthaginois venaient échanger sur les frontières de la Cyrénaïque leurs marchandises contre son vin. On peut en dire autant de l’huile dont la qualité a été louée par des écrivains différents, et à des époques bien éloignées entre elles ; et le grand nombre de forêts d’oliviers que l’on rencontre dans cette contrée, portent à croire que cette production du sol de Cyrène ne dut pas faiblement contribuer à l’accroissement des richesses de ses habitants.
En résumé, les Cyrénéens paraissent avoir eu des relations commerciales ou politiques avec les divers peuples qui entouraient le bassin de la méditerranée, et principalement avec les autres colonies grecques ; ce que l’on peut inférer de l’homonymie qui existe entre les noms de villes et de peuplades de ces différents pays.
Quant aux relations bien plus essentielles qu’ils étaient naturellement à portée d’établir avec les habitants indigènes, on peut avancer que les Cyrénéens, considérés comme peuple, ne s’allièrent dans aucun temps avec eux, qu’ils les traitèrent toujours de Barbares, et que ceux-ci, par résultat, vécurent indépendants des maîtres de la Pentapole, sans leur payer le moindre tribut. Les témoignages de l’histoire prouvent la première assertion, et la position retranchée des campements libyens dans la partie méridionale de la contrée prouve la seconde. Cette excessive réserve des Grecs conserva la pureté de leur sang européen, et leur valut l’épithète de blancs Cyrénéens[362] ; mais c’est là tout l’avantage qu’ils en retirèrent : avantage qui ne saurait, il faut l’avouer, compenser la série de fautes politiques qu’il occasiona, et que les Carthaginois plus sages s’étaient bien gardés de commettre. Si l’on examine, à cet égard, les intentions qui guidèrent ces deux peuples dans l’établissement de leur colonie respective aux rivages de l’Afrique, si l’on réfléchit aux mesures qu’ils prirent chacun pour sa stabilité et pour son développement, on les trouvera diamétralement opposées, et l’on sera forcé de reconnaître que les effets si contraires qu’elles eurent étaient dignes de répondre à des causes si différentes.
Les Cyrénéens, au lieu d’imiter les Carthaginois, au lieu de se concilier d’abord l’affection des indigènes en leur payant un tribut, pour les rendre ensuite eux-mêmes volontairement tributaires, envahirent leur territoire, puis ils les en chassèrent ; au lieu de provoquer des alliances avec les Libyens, et prendre ainsi racine sur un sol étranger, il les méprisèrent, en les croyant indignes de leur sang ; enfin, pour dernière et plus grande faute, au lieu de les incorporer comme les Carthaginois dans leurs armées, et de les employer à cultiver leurs champs, ils vécurent séparés d’eux, et presque toujours en hostilité : accumulation de négligences, ou pour mieux dire, défaut total de politique, qui fut peut-être la cause de l’instabilité du gouvernement de Cyrène même dans ses phases les plus brillantes, et qui occasiona certainement plus tard ces fréquentes invasions des Libyens dans les murs des cités de la Pentapole, et leur déplorable saccage.
Telles sont les notions que j’ai pu retirer de mes promenades dans les champs abandonnés de la célèbre Cyrénaïque, et les observations que mes faibles lumières m’ont permis d’émettre sur l’histoire et la géographie ancienne de cette intéressante contrée[363]. L’histoire de Cyrène ne devait pas être l’objet spécial de ce livre ; mais j’ai cru utile d’en exposer les traits les plus saillants dans une courte Introduction, afin de rappeler en peu de mots ce que l’on ne trouve qu’épars parmi beaucoup d’ouvrages. Il n’en était pas de même de la géographie ancienne de la Cyrénaïque. Mannert a manqué d’observations locales ; Ritter n’a fait à ce sujet que traduire la relation de Della-Cella ; et cette relation est assurément plus archéologique que géographique. C’est donc vers cette branche de la science que j’ai dû principalement diriger mes recherches dans les traditions de l’antiquité ; elle me promettait des rapprochements intéressants à confronter, des points réellement neufs à établir ou du moins à proposer : c’est aussi ce que j’ai assayé de faire. Puissent les juges de ces sortes de travaux me prouver par leur critique que je n’ai pas tout-à-fait perdu mon temps !
Ce qui me reste à dire sur ce voyage n’offre qu’un bien faible intérêt ; mais il accomplira la tâche que je me suis imposée pour le moment. Je vais donc parler des Oasis, voisines de la grande Syrte.
[352]Isocrat. in Orat. ad. Philipp.
[353]Hérod. l. III, 13.
[354]Eupole, dans Élien., l. XII, 30.
[355]Pollux, l. IX, c. 6.
[356]Strabon, l. XVII, c. 3 ; trad. franç. p. 479, n. 6.
[357]Thrige, Hist. Cyren., p. 257.
[358]Strab. l. XVII, c. 3.
[359]Synes. epist. 147.
[360]Arrian. de exped. Alex. l. III, c. 4.
[361]Pline, l. XXXV, c. 6.
[362]L’épithète de blancs, que Stratonicus le Rhodien donne aux Cyrénéens, me paraît convenir incontestablement à la couleur de la race grecque comparée à la libyenne, et ne saurait être interprétée, ce me semble, comme l’a fait Causabon, qui l’a attribuée à la mélodie de la musique des Cyrénéens (Causab. animadv. in Athen. l. III, c. 21, p. 198, 199).
[363]A ce sujet, je répéterai ici avec plus d’exactitude ce que j’ai dit ailleurs un peu vaguement : Je dois à l’obligeance du profond philologue M. Letronne l’explication verbale, et d’après le texte grec, de quelques passages obscurs des auteurs de l’antiquité, dont je n’ai consulté ordinairement que les traductions latines ; et à mon savant et respectable confrère M. Eyriès, l’avantage d’avoir pu profiter de plusieurs ouvrages en langue allemande que je ne connais pas.
CHAPITRE XX.
Voyage à Audjelah.
§ I.
Grande Syrte.
La ville de Bérénice, je le répète, a presque totalement disparu sous la moderne Ben-Ghazi, et, d’après les faibles indices qui en restent, on ne peut se faire une idée exacte de son ancienne étendue. Quant au port qui occasionna la fondation des deux villes ancienne et moderne, il est un peu rétréci par l’envahissement des sables, sans être pour cela moins sûr. Il présente encore une belle rade abritée par deux promontoires, dont le méridional est plat et couvert de palmiers, et le septentrional plus élevé, correspond au Pseudopenias de Strabon : un gros rocher que l’on aperçoit dans la mer à quelque distance de ce dernier promontoire, m’a paru être la petite île basse et noire servant dans l’antiquité à abriter les bateaux, ainsi que le rapporte le Périple anonyme[364].
Puisque je ne retrouve que de rares et insignifiants vestiges de l’ancienne Bérénice, m’arrêterai-je long-temps dans les murs de la ville moderne ? Dénombrerai-je ses maisons plates et bâties sur le sable ; ses habitants, Juifs, Mograbins et Arabes ? Parlerai-je de son commerce de bestiaux, de miel et de laine ? Ferai-je la description des jardins de la ville, de ces petits champs dans le sable, dont le pourpier et le poivre-long font ordinairement les honneurs, et qu’ombragent quelques palmiers aux maigres panaches battus par les vents ? Ou bien renonçant à ces vétilles, d’ailleurs à la connaissance d’une foule d’Européens qui visitent Ben-Ghazi, peindrai-je le souverain de la moderne Cyrénaïque, entouré de sa cour d’Arabes déserteurs, et tenant nonchalamment son divan dans une masure délabrée, décorée du nom de château ? A ce sujet, déroulerai-je la liste de ces seigneurs féodaux par la forme, et simples fermiers par le fait, qui, en vertu de pouvoirs accordés par le pacha Yousouf, viennent s’installer durant trois années consécutives à l’extrémité de la province de Barcah, et, n’osant pénétrer eux-mêmes dans ses forêts, y envoient de temps à autre des émissaires, pour retirer ou pour essayer de retirer de leurs hôtes le tribut annuel, dont la totalité ne doit pas s’élever à moins de cent soixante mille piastres d’Espagne ?
Mais à ces divers propos, il me semble entendre mon lecteur, justement fatigué de mes prolixes récits, se récrier et me dire qu’il est temps d’y mettre un terme. Tel est aussi mon dessein. Pour en atteindre plutôt le but, je me hâte de quitter Ben-Ghazi, ne pouvant toutefois me dispenser de prévenir les personnes curieuses d’aller visiter l’intéressante Cyrénaïque, qu’elles trouveront dans cette ville auprès de M. Rossoni, et à Tripoli auprès de M. Vattier de Bourville, des fonctionnaires dont le zèle cosmopolite pour les sciences, et l’obligeance pour ceux qui les cultivent, ajouteront de nouveaux charmes à leur pélerinage aux champs classiques de Cyrène. Cela dit, je plie ma tente, et me dirigeant au Sud vers le désert des Syrtes, je vais résumer en peu de mots ce qui me reste à dire sur mon excursion en Libye.
C’est apparemment aux bas-fonds qui avoisinent la côte de la grande Syrte, qu’il faut attribuer les traditions de l’antiquité sur les grands dangers que recélait ce golfe ; car de nombreuses observations ont prouvé de nos jours qu’il est généralement dépourvu d’écueils et presque partout navigable. La côte orientale est celle qui paraît avoir été de tous temps la plus inhospitalière : témoin les expressions dont se sert à ce sujet le Périple anonyme[365], et celles non moins caractéristiques de Méla qui la désigne par importuoso littore pertinax. Aussi ne doit-on pas être surpris que malgré la bonne qualité du sol et les belles prairies qui bordent toute cette partie de la côte, depuis Bérénice jusqu’aux deux tiers de distance du fond du golfe, les Cyrénéens n’y aient élevé aucune ville d’une grande importance. Il est même à remarquer, pour complément de ce fait, que Borium, la seule ville de ce canton qui ait acquis quelque illustration dans l’histoire de la Cyrénaïque, soit d’abord comme asile de la secte hébraïque dont elle renfermait un temple célèbre, soit, plus tard, comme boulevart de l’empire romain à Cyrène, loin d’avoir été élevée sur la côte, fut construite au contraire, d’après Procope, dans un étroit vallon[366], au pied du plateau cyrénéen, et vis-à-vis probablement du promontoire du même nom[367], qui en est distant de cinq ou six lieues. Des ruines surnommées par les Arabes Massakhit, comme celles d’Aphrodisias, sont indiquées à peu près dans cette localité ; quelque autre Européen pourra peut-être vérifier ce renseignement que je n’ai pu vérifier moi-même, et qui assurément n’est pas dépourvu d’intérêt.
Quant aux autres bourgs et villages que les divers géographes de l’antiquité placent sur ce littoral, il n’en est aucun, je le répète, qui ait eu quelque importance commerciale ou politique : Ils nomment successivement depuis le promontoire Borion ou Boreum, Diachersis, Mastoras, Heracleum ou la tour d’Hercule, Drepanum, simple promontoire selon les uns[368], et ville selon d’autres[369], enfin Serapeum, Diaroas et Apis qu’un observateur moderne a reconnu comme limite méridionale de la navigation le long de la côte orientale de la Syrte. Je ne parle point de Charax situé au fond du golfe, ni des autels des Philènes dont les vents ont depuis bien des siècles dispersé les témoignages mobiles.
Mais par contraste, si ce canton n’attira que faiblement l’attention des Cyrénéens, on peut avancer que, si ce n’est à l’époque des Ommiades, du moins à celle des Fathimites, il fut préféré par les Sarrasins à la région montueuse. Les nombreux débris de bourgs et de villages appartenant à cette période qu’on rencontre dans toute l’étendue de ce littoral jusqu’aux étangs de Berss, dont j’ai parlé, et les traditions bien plus concluantes des historiens orientaux, en sont des preuves assez fortes. Les belles prairies qui forment au printemps, de cette côte spacieuse, une immense plaine fleurie, convenaient-elles mieux aux mœurs chevaleresques et aux habitudes primitives des nouveaux possesseurs de cette contrée, que les montagnes voisines ? c’est ce qu’on ne saurait affirmer. Il n’en est pas moins certain que ce canton devint, dans le sixième siècle de l’Hégire, le siége de l’empire de Barcah ; et tandis que les villes de l’ancienne Pentapole tombaient en ruines, que Barcé réédifiée par les Ommiades n’était plus elle-même qu’une petite bourgade, les villes de Ladjedabiah et de Sort florissaient aux bords de la Syrte, et étaient, au rapport d’Edrisi, les plus considérables du troisième climat[370], c’est-à-dire, de tout ce pays qui comprenait dans son vaste circuit la Marmarique et la Cyrénaïque. On trouve les ruines de la première de ces villes à treize lieues du cap Carcora, à trois des bords de la mer, et dans cette partie de la plaine qui sert de confins aux terres fertiles. Si l’on en juge par l’étendue qu’elles occupent, et les beaux débris qu’on y aperçoit, ce devait être en effet une ville assez considérable. Les mieux conservés de ces débris sont deux châteaux, dont un se fait remarquer par ses grandes dimensions, par les pierres colossales de ses assises et l’élégance moresque de l’ensemble de l’édifice[371]. Sur plusieurs voûtes en fer à cheval qui le décorent, on voit des inscriptions cufiques en grandes lettres très-frustes, dont un profond orientaliste pourrait tirer peut-être quelques lumières pour l’histoire obscure de Barcah.
Il n’est pas superflu d’ajouter que dans les assises de ces deux édifices, comme dans un grand nombre de ceux que nous avons rencontrés dans la Pentapole, on remarque plusieurs fragments d’inscriptions grecques tronquées et renversées. Cet indice, qui sert de nouvelle preuve au système de réédification adopté par tous les peuples qui ont successivement occupé cette contrée, peut servir aussi à retrouver dans ce lieu la situation de l’ancien Serapeum, éloigné, d’après l’Anonyme, de trois cent vingt stades de Chersis. Ladjedabiah est à treize lieues du cap Carcora, ce qui correspond exactement à la distance citée ; et Carcora paraît convenir à la situation de Chersis auprès duquel était un port, à cause du mouillage qui existe auprès de ce cap, le seul ou du moins le meilleur de toute la côte orientale de la Syrte. De plus, en continuant à suivre les indications du même stadiasme, on pourrait aussi reconnaître, mais non sans un peu d’imagination, la tour d’Hercule située à cent stades au nord de Serapeum, dans une construction informe que l’on rencontre à peu près à cette distance sur une pointe rocailleuse qui serait par conséquent le promontoire Drepanum décrit par le stadiasme[372]. Cette construction, demeure actuelle d’un obscur Mourabout, repose sur des fondements antiques ; et ses murs, malgré le profane mélange des blocs qui les composent, semblent trahir par leur grande vétusté une antique et vénérable origine.
Quant à la seconde ville, celle de Sort, qu’Aboulféda place à deux cent trente milles de Tripoli, et Edrisi à deux cents pas des bords de la mer ; je ne puis rien dire à son sujet, puisque je n’ai pas visité cette partie de la côte. Toutefois, si l’on en croit les récits des Arabes du canton, des ruines non moins considérables que celles de Ladjedabiah, et portant encore le nom remarquable de Sort, qui n’est, comme on s’en aperçoit, qu’une altération de celui de Syrte, se trouveraient au fond du golfe. Cette ville aurait-elle remplacé l’ancienne Charax, ainsi que Ladjedabiah paraît avoir remplacé l’ancien Serapeum ? C’est ce qu’un Européen plus persévérant que moi se plaira peut-être à vérifier.
Au sud de Ladjedabiah, le sol continue pendant quelque temps encore à être labourable, et présente çà et là de petits champs cultivés ; puis le voisinage de la région des sables s’annonce par leur empiétement sur les terres ; enfin à deux lieues de distance, terre et végétation disparaissent tout-à-fait, et l’on entre dans le désert des Syrtes, désert affreux s’il en est !
Sans doute que des traditions antiques et une imagination prévenue influent sur l’effet que produisent sur nous les objets physiques : les noms des Syrtes fabuleuses et de leurs innombrables reptiles, les tourments qu’y éprouva le vertueux Caton et sa stoïque persévérance, sont propres, il faut l’avouer, à préparer l’esprit du voyageur au tableau qui se déroule devant lui et à en augmenter l’horreur. Néanmoins, quelque indifférent que l’on puisse être au pouvoir des souvenirs, je doute qu’un Européen aventuré pendant la chaude saison dans ces immenses solitudes pour s’avancer dans les terres, quoique familiarisé avec le sol de Libye, n’en éprouve pas une impression pénible. Il tourne le dos à l’Europe, et son horizon se déroule à ses yeux en plaine mobile et sans bornes : Là, nulle végétation, quelque grêle et grisâtre qu’elle soit, ne fait hâter le pas du chameau, et n’interrompt la monotonie de sa marche ; nulle colline, quelque aride et calcinée qu’elle soit, ne coupe la nudité du désert et ne suggère au voyageur de vagues rêveries par ses formes fantastiques ; nul palmier solitaire, agitant au loin sa cime au gré des vents, ne provoque les chants de l’arabe par l’annonce de la source hospitalière ; nul troupeau de gazelles, se jouant dans la plaine, ne vient distraire la caravane attristée : l’hyène même et les autres fauves de Libye ne s’aventurent jamais dans cette zone brûlée, et le silence de ce tombeau de la nature n’est pas même troublé par leurs hurlements nocturnes. Un ciel de feu, un sol constamment uni, du sable, toujours du sable, rien que du sable sans eau, telle est la région qui s’étend du littoral des Syrtes jusqu’à la station de Rassam ; et cet espace, en n’en parcourant qu’une ligne, forme au moins trente lieues d’étendue.
Et cependant une telle région non-seulement fut toujours habitée dans l’antiquité, mais les hommes s’en disputèrent même la possession. Pour concevoir de pareils faits, dont on ne peut douter d’après d’irrécusables renseignements historiques, il faut admettre que lorsque la civilisation occupait les montagnes voisines, et attirait par l’espoir des déprédations les peuplades de l’intérieur de l’Afrique, la région de la grande Syrte devait offrir des vallées habitables, et rendues telles par les efforts de ceux qui étaient venus s’y établir. Quelques puits creusés çà et là, quelques canaux semblables à ceux de la Marmarique, auront réuni les pluies de l’hiver dans les bas-fonds, et répandu un peu de végétation sur des plaines maintenant envahies par les sables. Cette supposition se change d’ailleurs en certitude, si l’on observe que les Psylles, premiers habitants de la Syrte, y avaient creusé des citernes, au rapport d’Hérodote, et que ce ne fut que par leur desséchement qu’ils se virent contraints d’abandonner leur pays, et d’aller faire cette guerre allégorique au vent du midi, auteur de leurs maux[373].
Quoi qu’il en soit, c’est dans ces lieux que les Nasamons, après le départ des Psylles, fixèrent leur séjour ; c’est là que, malgré les conditions indispensables de mon hypothèse, cette pauvre peuplade voyait de temps en temps ses rares moissons et ses champs mêmes emportés par les vents :
Aussi les usages des Nasamons paraissent avoir été appropriés à la nature du sol qu’ils habitaient. Ils n’occupaient point des tours comme les Libyens de la région montueuse ; ils ne se construisaient point des maisons comme les Maxyes leurs voisins ; ils n’avaient point des tentes commes les Scénites des environs d’Ammon ; mais ils se faisaient avec des asphodèles et des joncs entrelacés de petits logements qu’ils transportaient d’un endroit à un autre, et qu’ils pouvaient placer partout sur ces sortes de terrains mouvants[374]. On pourrait aussi attribuer aux mêmes causes le soin qu’ils prenaient de ne pas laisser expirer leurs proches couchés sur le dos, et de les tenir assis, de crainte peut-être que leur corps ne disparût sous les sables[375] ; et leurs chasses de sauterelles, mesquines mais nécessaires ressources, auxquelles ils étaient obligés de recourir en été, pour subvenir à leur nourriture[376]. La saison de l’automne leur était plus favorable : ils s’éloignaient alors de l’aride littoral où ils laissaient leurs troupeaux, et se rendaient à l’Oasis d’Augiles, dont les habitants hospitaliers leur permettaient de recueillir une partie des dattes qui croissaient abondamment dans leur canton[377].
L’excessive stérilité de la patrie des Nasamons, et la pauvreté qui en résultait pour eux, pourraient pallier en quelque sorte la mauvaise réputation que leur ont faite quelques auteurs de l’antiquité, à cause des déprédations qu’ils commettaient sur les navires jetés sur leurs côtes par les tempêtes, et au moyen desquels un d’entre eux dit ingénieusement qu’ils faisaient le commerce avec tout l’univers[378].
Cependant il paraît que ces déprédations devinrent si nuisibles au commerce de Cyrène, que, dès que les Romains furent possesseurs de la Pentapole libyque, ils cherchèrent à purger la grande Syrte de ces voisins plus dangereux pour leurs intérêts que ses propres écueils. A cet objet, Auguste ne dédaigna point de leur faire porter la guerre, et ce ne fut pas sans peine qu’il les contraignit à reculer devant les aigles de Rome ; il réussit néanmoins à leur faire quitter le littoral, et Denys le Periegète dit, en effet, que de son temps on n’y apercevait plus que leurs demeures vides, c’est-à-dire ces cabanes d’osier et d’asphodèles dont j’ai parlé. Toutefois, ils firent encore une tentative pour reconquérir leur misérable patrie, et ils y parvinrent ; mais les mêmes causes apparemment ayant provoqué les mêmes effets, Domitien, au rapport d’Eusèbe et de Josèphe, leur fit éprouver une nouvelle défaite, et les força à se retirer de nouveau dans l’intérieur des terres vers le sud-est, dont ils allèrent probablement peupler les petits îlots de terre qu’on y rencontre de nos jours.
Depuis ce temps-là ils ne reparurent plus le long de la côte, qui fut désormais occupée par les peuplades voisines, les agriculteurs Maxyes et les paisibles Aniches.
§ II.
Oasis d’Augiles.
Après avoir traversé dans la direction sud-est la région de la grande Syrte, pour se rendre à l’Oasis d’Augiles, on arrive à Rassam, petite portion de terre cristallisée par le sel, où l’on trouve, parmi des bouquets de tamarix et de palmiers, les ruines d’un château sarrasin et un puits d’eau saumâtre.
De Rassam à Audjelah il faut parcourir encore vingt lieues de distance : une source d’eau douce nommée Sibillèh, située dans un champ de soudes, forme l’entrée de l’Oasis.
Vouloir dire l’effet que produit sur une caravane, venant en été des bords de la Syrte, le seul aspect de ce peu d’eau limpide dans le sable, et de ce champ couvert d’une pâle végétation, ce serait tenter une chose fort difficile. Comment peindre cette physionomie souffrante de l’homme, alors qu’elle est ranimée par l’espérance, qu’elle aperçoit le terme de ses maux ? Comment rendre ce murmure d’impatience et de plaisir mille fois plus agréable que les accents bruyants de la joie ? Il ne faudrait pas non plus oublier les soutiens de la caravane, les sobres et patients chameaux, à la seule odeur de l’eau, hâtant péniblement le pas, et, les yeux démesurément ouverts, balançant tous ensemble leur tête laineuse qu’ils dirigent chacun vers le même point. On arrive, on se désaltère, on remercie de mille manières le prophète. Viennent ensuite quelques habitants de l’Oasis, on se félicite, on se complimente de part et d’autre, et l’on reçoit les fruits de l’ineffable hospitalité.
Audjelah, l’Augiles des historiens, est loin d’offrir l’agréable aspect des Oasis voisines de l’Égypte : un village et une forêt de palmiers isolés dans une immense plaine de sable rougeâtre, tel est le triste coup d’œil que présente cette Oasis. On peut en dire autant de Djallou et de Lechkerrèh, autres petits cantons habités qui dépendent de nos jours d’Augiles, comme il est probable qu’ils en dépendaient dans l’antiquité ; ils sont séparés l’un de l’autre par six ou sept lieues de distance.
Une quatrième Oasis censée aussi faire partie du groupe des précédentes, s’en trouve éloignée de trois journées environ de marche vers l’occident. Ce lieu caché au milieu d’un labyrinthe de monticules de sables mouvants, se nomme Maradèh ; et soit que son aspect s’embellisse de la profonde horreur qui l’entoure, soit qu’une ceinture de collines schisteuses bariolées de grandes veines jaunes et bleues, délasse un peu la vue fatiguée de la monotonie de ce vaste désert, soit enfin que plusieurs sources d’eau douce, dont une thermale, raniment par leur agréable saveur l’estomac affadi par les eaux saumâtres, ce n’est pas sans plaisir que l’on arrive dans ce petit canton. Le sol, formé de terre rougeâtre comme celui des Oasis d’Égypte, offre avec celles-ci une analogie plus remarquable. De même que dans ces Oasis, on y trouve abondamment l’hedisarum alhagi, ce sainfoin du désert célèbre chez les écrivains orientaux, tandis qu’il ne croît, ni sur les terres trop grasses de Cyrène, ni dans les plaines argileuses de la Marmarique, ni à Augiles. Une belle forêt de palmiers en couvre la surface.
On se doute bien qu’un pareil canton, quoique peu spacieux, a dû attirer l’attention des Arabes. On y voit en effet les ruines de deux villages ; cependant, il est maintenant sinon tout-à-fait abandonné, du moins il reste inhabité durant la majeure partie de l’année. Les divisions des tribus qui s’en sont tour à tour disputé la possession, et plus encore les superstitions que la crédulité a attachées à ce lieu isolé, en sont, m’a-t-on dit, la cause. Toutefois, les Nomades des environs de la Syrte ne laissent pas que de venir chaque année y recueillir les dattes ; mais n’osant résider dans les villages ruinés, livrés au pouvoir des esprits, ils se sont construit séparément des habitations en branches de palmiers[379]. C’est là qu’ils viennent s’établir, en automne, avec leurs troupeaux ; et comme ce petit canton est, je le répète, sous la dépendance d’Augiles, ils sont obligés de payer à cet effet une redevance au gouverneur de ce groupe d’Oasis ; mais cette contribution plus que les autres est fort aventurée. Je retourne à Augiles.
Augiles fait partie des états du pacha de Tripoli ; et de même que la région de Barcah et celle du Fazzan, elle est affermée à un bey[380] qui lui paie annuellement la somme de dix mille piastres d’Espagne. Le prélèvement de cette contribution est uniquement fondé sur les palmiers, dont la taxe est de deux piastres de Tripoli par pied, c’est-à-dire, de huit sous environ, monnaie de France. Ceci ne donnerait qu’une idée fausse du nombre des palmiers d’Augiles, si l’on n’ajoutait pas que la moitié seulement de ce nombre est soumise à l’impôt ; l’autre moitié appartient aux mosquées et à leurs desservants.
Les villages épars dans les trois Oasis nommées, sont bâtis en blocs de pierre, tirés d’une épaisse couche schisteuse que l’on trouve sous les sables à six pieds environ de profondeur. La plupart des maisons ont une enceinte extérieure avec une hutte conique au milieu, faites l’une et l’autre en branches de palmiers : elles servent à renfermer les dattes et les troupeaux. Quant aux habitants, si l’on en croit leur propre rapport, ils peuvent fournir environ trois mille hommes armés, ce qui porterait la population totale sans distinction d’âge ni de sexe, à neuf ou dix mille ames.
Sibillèh, située à trois lieues et au nord du village principal, est la seule source de tout le canton. Ainsi point de ruisseaux, comme à Ammon et à l’Oasis de Thèbes, qui consolident autour d’eux le terrain, le parent de fleurs et de verdure, répandent la fraîcheur dans les airs, et vont enfin serpenter et se perdre au milieu de petits jardins où croissent en abondance les arbres fruitiers et les plantes potagères ; jardins d’autant plus agréables qu’ils sont, la plupart, remplis de citronniers et de grenadiers, dont les branches s’entrelacent ensemble, et forment d’épais ombrages, des voûtes fleuries et parfumées sous un soleil de feu et au milieu d’un désert sans ombre ; tel était un des plus doux attraits du jardin des Hespérides de la Cyrénaïque.
Au lieu de ces bienfaits accordés par la nature à ces Oasis, on ne voit à Augiles que des puits creusés à une vingtaine de pieds de profondeur, revêtus de troncs de dattiers, et d’où l’on extrait des eaux plus ou moins saumâtres. C’est avec ces seules ressources que les habitants s’efforcent d’alimenter la végétation de quelques champs, si l’on peut même donner ce nom à des bandes de sable, métamorphosées en humus, par les débris des palmiers et par de journalières et pénibles irrigations. Toutefois au moyen de cette lutte de l’industrie contre la nature, on parvient à faire croître l’orge et plus difficilement le blé ; le doukhn, espèce de millet dont se nourrissent en général les habitants de l’Afrique, est la plante qui se refuse le moins à cette ingrate culture ; le piment et le pourpier s’y montrent aussi peu rebelles ; on peut en dire autant de l’ail et de l’oignon qui occupent à eux seuls de petits champs entiers ; mais il n’en est pas de même des tomates, des melons d’eau et des gourmands melloukhièhs, dont on ne peut obtenir, à force de soins, qu’un petit nombre de plantes. Enfin, les seigneurs les plus riches du canton, ceux qui ont à entretenir un cheval, ce qui n’est pas une médiocre affaire dans cette pauvre Oasis, emploient plus de précautions encore pour faire germer dans le sable un peu de bercim, de ce trèfle symbole des gras pâturages de la vallée du Nil. Le bey Abou-Zeith m’en montra avec orgueil auprès de sa demeure une prairie d’une vingtaine de pieds d’étendue.
Isolés au milieu des déserts, n’ayant dans leur triste patrie brûlée par le soleil aucune des compensations que les autres Oasis offrent à leurs habitants, ceux d’Augiles ont dû être essentiellement voyageurs. Ils se destinent dès l’enfance à cette carrière, et ils y deviennent fort habiles. Je dis habiles, puisque, par la situation du sol ingrat qu’ils habitent et par l’indispensable besoin d’en sortir quelquefois, l’art de parcourir les déserts doit être à ces hommes, ce que l’art de naviguer serait à des insulaires relégués sur de stériles rochers. La connaissance des astres est, comme on s’en doute, le point fondamental de cet art ; ils en conservent avec soin les principales notions qu’ils se transmettent de père en fils. Quant aux procédés de l’enseignement, ils sont peu compliqués : le seuil de leurs cabanes est leur observatoire, leurs télescopes sont leurs regards perçants qu’ils peuvent promener à l’aise sur l’immense pavillon qui se déroule, sans taches, au-dessus de leurs têtes.
Qu’un Européen aille assister aux séances pastorales de ces académies du désert ; l’objet en vaut la peine. Qu’il aille s’asseoir au-devant de la cabane rustique, sur le sable rafraîchi par les brises de la nuit, au milieu des vieillards, des femmes et des enfants ; et il verra l’ancien du village, dont la figure vénérable s’animera aux rayons de la lune, indiquer à l’assemblée de la voix et du geste les diverses constellations ; il l’entendra décrire les cercles et les ellipses des planètes, dénombrer les étoiles fixes, les nommer par leurs noms classiques quoique altérés par la langue et les traditions, et désigner par leur moyen les routes inaperçues sur les plaines unies du désert, mais tracées dans le firmament : il sera frappé de la patriarcale simplicité de ses paroles et de la religieuse attention de l’auditoire. Il entendra ensuite les jeunes gens répéter avec recueillement les leçons du vieillard ; il verra même de petits êtres tout nus, assis sur les genoux de leurs mères, lever leurs mains enfantines vers le ciel, et balbutier les noms des guides futurs de leurs lointains voyages ; puis, à une sévère réprimande, cacher leur figure honteuse dans le sein maternel. Le pétillant vin de palmier terminera la séance ; il répandra la gaieté parmi les assistants, et l’Européen en les quittant conservera une longue impression, je n’en doute point, de cette séance pastorale formée dans un coin du désert, et dont il ne pourra sûrement contester l’utilité.
Les approvisionnements de comestibles que les habitants d’Augiles sont obligés d’aller faire chaque année à Ben-Ghazi, commencent à mettre en pratique leur éducation voyageuse. Ces approvisionnements consistent en céréales, beurre et bestiaux contre lesquels ils échangent leurs dattes, dont la qualité exquise, de beaucoup préférable à celles des autres Oasis libyques, fut appréciée même dans la haute antiquité[381]. Le voyage de Tripoli, moins nécessaire pour eux, est aussi moins fréquent. Ils se rendent plus souvent à Syouah, mais ils ne font ordinairement que s’y arrêter quelques jours, pour continuer ensuite leur route vers la vallée du Nil, où ils apportent les peaux de chèvres et le miel des montagnes de Barcah, et un petit nombre de plumes d’autruche, fruit de leur propre chasse aux environs d’Augiles. Mais ces courtes excursions sont généralement abandonnées aux jeunes gens encore inexpérimentés, et à quelques vieillards leurs guides, qui terminent ainsi leur carrière comme ils l’ont commencée. Les grands déserts du sud, la spacieuse vallée du Soudan, en un mot les provinces centrales de l’Afrique et particulièrement la ville de Tombouctou, tels sont les lointains et productifs voyages qu’entreprennent les hommes dans la force de l’âge, et dont la durée atteint quelquefois plusieurs années : le commerce des esclaves en est malheureusement l’objet exclusif.
Ainsi des hommes patients, laborieux, sobres, entreprenants, et si fidèles à leur parole, que l’inviolabilité de leurs serments est passée en proverbe dans toute la Libye, de tels hommes, dis-je, emploient les plus belles années de leur vie, les fruits de leur utile expérience à aller arracher du fond de l’Afrique des essaims de jeunes nègres, pour les conduire aux marchés du Caire et de Tripoli. Ils mettent entre ces enfants et leur patrie des déserts immenses, les chassent nuit et jour devant eux comme de vils troupeaux, et, chose incroyable, si je n’en avais pas été le témoin, ils forcent, chemin faisant, leur douleur à chanter, de crainte que la mélancolie n’engendre parmi eux une funeste contagion, ce qui, malgré leurs cruelles précautions, arrive bien souvent. On avouera qu’il est fâcheux de voir tant de vertus péniblement acquises et plus péniblement exercées, employées à de pareils résultats.
Indépendamment des traditions de l’histoire, d’après la seule idée que j’ai donnée du sol et de la situation d’Augiles, on ne doit pas s’attendre à y trouver, de même qu’aux Oasis d’Égypte, les moindres vestiges de ces beaux monuments qu’un habile voyageur, M. Cailliaud, dévoila naguère au monde archéologue. Les seuls édifices antiques dont on puisse y apercevoir des traces témoignent mieux que mes paroles le peu de ressources que cette Oasis a dû offrir de tous temps à ses habitants. Ces édifices consistent en grands massifs de briques crues au nombre de trois, contenant chacun un puits au milieu. Il n’en reste, à peu de chose près, que les fondements ; mais, autant qu’on peut en juger par la disposition de l’ensemble, ce devaient être de grandes tours semblables à celles que j’ai rencontrées sur le plateau cyrénéen : c’est dire que je les crois aussi d’origine libyenne, puisque les Sarrasins n’ont jamais employé, du moins dans ces contrées, les briques crues pour leurs édifices. Les opinions des Arabes sur des monuments antiques ont sans doute une bien faible valeur ; mais il en est qui se distinguent par leur simplicité, et par conséquent par leur vraisemblance, et celles-là ne sont point à dédaigner : de ce nombre est le récit que je vais rapporter.
C’est le cadi d’Augiles qui parle ; il est placé sur un de ces monticules de ruines, et avec son long bâton il indique le village : « Avant qu’il fût bâti, dit-il, là où l’on voit maintenant ces maisons existait une plaine couverte de soudes et de roseaux ; et à l’endroit même où nous sommes s’élevait un château dont les murs se rétrécissant de la base au sommet le faisaient ressembler aux pyramides du Caire. Cette forêt de dattiers qui nous entoure n’a pas été plantée par les croyants ; de tous temps elle couvrit ce canton : elle forme maintenant nos richesses, auparavant elle était le prix des fatigues du voyageur. Néanmoins quelques familles de pasteurs de la côte venaient chaque année en recueillir les dattes, conduisant avec eux leurs troupeaux qui trouvaient un bon pâturage dans la plaine de soudes. Le château servait à renfermer la récolte, et à veiller à sa sûreté : à cet objet, le chef des pasteurs l’occupait. Si par hasard il apercevait dans l’horizon quelque caravane nombreuse, il faisait un signal, et ils accouraient tous vers le château avec leurs troupeaux, où ils s’enfermaient jusqu’à ce que les étrangers eussent quitté le canton. »
Quoi qu’il en soit des circonstances qui accompagnent cette tradition, le fond en paraît d’autant plus probable qu’il s’accorde avec d’autres à peu près semblables recueillies dans d’autres Oasis, qui semblent aussi n’avoir servi que de lieux de campements annuels durant cette période qui séparé la haute antiquité du moyen âge, c’est-à-dire, entre l’expulsion ou la retraite des Libyens ou des Éthiopiens, et la fondation des villages Berbères ou Arabes.
Il est toutefois certain que les villages actuels d’Augiles existaient au moins dès le quinzième siècle, d’après le témoignage de Léon l’Africain ; et, ce qui est plus intéressant, on voyait encore à cette époque les trois châteaux dont je viens de parler : quelques détails du voyageur arabe, à leur sujet, m’auraient épargné bien des paroles.
Quant aux époques de la haute antiquité, l’Oasis d’Augiles fut incontestablement habitée ; mais quoique Étienne de Bysance ait dit qu’il y existait une ville[382], je ne crois point qu’il faille prendre ce mot à la lettre, d’autant plus que ce géographe n’a pas été sobre de pareilles dénominations. Il me paraît plutôt probable que les Augilites[383] durent avoir des habitations semblables à celles des autres peuplades qui s’étendaient plus à l’ouest, c’est-à-dire, quelques excavations faites dans la roche ; c’est ce que l’on peut d’ailleurs inférer tant du silence de l’histoire sur cette prétendue ville, que de quelques traditions qui se rapportent aux Augilites et au pays qu’ils habitaient. Hérodote, auquel il faut toujours avoir recours, m’offrira les dernières, et je les trouverai tellement fidèles, qu’elles pourraient encore servir à décrire l’Augiles moderne.
Il a parlé de ses forêts de palmiers, de la qualité exquise de leurs dattes, et nous avons dit qu’elles sont la plus grande ressource que possède encore Augiles. La seule fontaine qu’on y trouvait de son temps, est la seule qu’on y trouve de nos jours ; c’est Sibillèh. La seule colline qui, d’après l’historien, existait dans ce canton, est la seule qui interrompe la monotonie de son immense plaine de sables : elle occupe la partie nord du village principal. De plus, il ajoute que cette colline, comme celles d’Ammon, était de sel[384] ; et dans le monticule de spath calcaire d’Augiles, comme aux collines d’Ammon, nous trouvons des masses de sel gemme. Ainsi vingt-trois siècles ont passé sur le canton d’Augiles, et les mêmes ressources qu’il offrait aux anciens habitants, il les offre aux habitants actuels ; exceptons-en les villages arabes, et c’est encore le même aspect. Cette idée ne déplaît pas au voyageur ; il aime à s’y arrêter, car le plus souvent ce qu’il a de mieux à faire dans ces déserts, c’est de chercher à ranimer sa pensée aux souvenirs des âges antiques. Le voilà donc parmi les Libyens d’Augiles ; que faisaient-ils dans ce triste pays ? Quels étaient leurs mœurs, leurs usages ? C’est ce qu’il se demande ; malheureusement l’histoire ne lui offre que bien peu de renseignements. Les seuls qu’elle ait transmis à ce sujet sont relatifs à leurs croyances religieuses, qui ne laissent pas que d’avoir quelque chose de particulier. Différemment des Libyens nomades, les Augilites, au lieu d’adorer les astres, n’avaient d’autres dieux que leurs mânes, ne juraient qu’en leur nom, les consultaient comme des oracles, et dans ces occasions ils dormaient sur les tombeaux, et prenaient leurs songes pour les réponses des mânes[385].
On peut observer en passant que ce n’est pas sans intérêt pour l’histoire de l’esprit humain que l’on voit cette bizarre croyance exister avec des caractères à peu près semblables, et peut-être dès la même époque, en des lieux fort éloignés de cette Oasis, dans les îles Mariannes, dont les habitants n’invoquent, comme les anciens Augilites, d’autres dieux que les esprits de leurs morts qu’ils appellent Anitis, et auxquels, dit Bernardin de Saint-Pierre, d’après le père Gobien, ils attribuent le pouvoir de commander aux éléments, de changer les saisons, et de rendre la santé[386]. Ce serait sans doute en pure perte que l’on chercherait à cette anomalie morale observée en des lieux si distants entre eux, d’autre fondement que la bizarrerie de l’esprit humain. Me bornant donc à mes seuls Augilites, je dirai que l’on trouve encore de nos jours dans leur Oasis des témoignages marquants de ce culte. Ces témoignages, du moins, j’ai cru les rencontrer auprès d’une excavation antique située à Djallou. On y pénètre par une entrée carrée taillée dans la couche de roche schisteuse que j’ai dit régner partout dans ces Oasis à six pieds environ au-dessous de la surface du sol. Latéralement à l’excavation sont deux escaliers qui du fond en atteignent le sommet : ses dimensions totales sont de sept mètres de chaque côté. Ce petit hypogée, découvert et déblayé il y a peu d’années par les habitants, n’offrirait par lui-même aucun indice des usages que j’ai rappelés, si d’autres circonstances ne s’y rattachaient. Le chef du village me montra une petite colonne en quartz de deux pieds six pouces de hauteur et de forme conique, que l’on avait retirée de la grotte lors du déblayement. Une autre pierre retirée aussi du même endroit, couronnait la tombe d’un Santon : celle-ci, à peu près de la même hauteur que la précédente, est de roche granitique et d’une forme différente : elle figure un bloc carré dont les deux côtés supérieurs seraient en angle rentrant[387].
Ces deux monuments ont quelque rapport avec certaines pierres votives des anciens ; et l’on avouera que s’ils sont dépourvus de caractères plus décisifs, le canton reculé où ils se trouvent, l’espèce de roche dont ils sont formés, qui lui est étrangère et qu’on a dû y apporter de loin, et surtout le lieu même dont ils ont été retirés, offrent par différentes raisons plusieurs points d’analogie avec les usages tumulaires des anciens Augilites. On sait combien le sable est conservateur : les antiquités extraites des catacombes de l’Égypte en sont d’assez fortes preuves. Ce ne serait donc pas émettre une conjecture dépourvue de fondement, si l’on supposait que ces petits monuments renfermés pendant une longue suite de siècles dans un hypogée sépulcral, et enterrés sous les sables, fussent des pierres votives que les Augilites auraient élevées à leurs mânes, et offrissent par conséquent des témoignages encore existants de la fidélité des récits de l’histoire, et du culte funéraire des anciens habitants d’Augiles.
Pendant que je suis encore aux portes de l’Afrique, entouré d’Arabes voyageurs, m’entretenant avec eux de leurs lointaines migrations, je pourrais m’amuser à traduire leurs récits, et à éclaircir peut-être de quelques faits nouveaux la géographie obscure des provinces centrales. Mais ce n’est pas sans plaisir que j’apprends à l’instant même que de pareilles notions puisées à de pareilles sources deviennent superflues. Un Européen vient de traverser la redoutable Afrique : seul, il s’est aventuré dans ses déserts dévorants, et il leur a échappé ; il a su tromper le fanatisme religieux par le fanatisme de la gloire ; il a séjourné à la mystérieuse Tombouctou, et il en est de retour. Gloire à vous, heureux voyageur ! Votre courage a dompté l’hydre gardienne ; et la pomme, vous avez l’honneur de l’offrir à la France.
J’abandonne donc sans regrets mes causeries d’Augiles ; mais en portant ma vue vers l’intérieur de l’Afrique, j’y ai rencontré involontairement des noms dont j’aimerais à orner ce fragment de géographie sur cette contrée, si ma faible voix pouvait ajouter la moindre chose à leur célébrité. Sans diriger mes regards loin de moi, la moisson serait abondante et les fruits en seraient variés. Je devrais en premier lieu nommer M. Jomard, puisque ce serait rappeler un savant depuis long-temps dévoué à la géographie de l’Afrique. Je saisirais ensuite cette occasion pour signaler à mon tour un bon résumé historique sous le titre modeste d’Essai ; je parcourrais avec lui les annales arides de l’Afrique, et je serais surpris d’y trouver du charme : telle est la magie du style lorsqu’il est uni au savoir, et M. Larenaudière est un de ceux qui connaissent le grand art de rendre l’érudition aimable par les prestiges d’un langage séduisant. Je ne pourrais aussi me défendre de citer les excellents travaux de MM. Brué et Lapie sur l’Afrique ; je contribuerais volontiers à mettre au jour cette scrupuleuse conscience qui, par des moyens différents, ne laisse apercevoir d’un amas de recherches que les sommités, et les sommités réelles. Poursuivant ma revue, je rencontrerais une foule de noms représentant chacun dans la science un caractère à part. Parmi ces derniers je choisirais ceux de MM. Walkenaër, Eyriès et Jaubert, dont le savoir orné d’une simplicité antique en acquiert plus de prix ; et si je voulais prouver que cette simplicité peut prendre une physionomie piquante, je joindrais à ces géographes M. de la Roquette, un des savants interprètes du grand Colomb. Je ne devrais non plus omettre, ni les profondes et ingénieuses expositions de M. Denaix, ni les philantropiques recherches de M. Dupin, ni les scientifiques tableaux de MM. Balbi, Moreau et autres : travaux d’autant plus importants à mes yeux, qu’indépendamment de leur propre but, ils peuvent aider le géographe philosophe à des développements d’un ordre différent.
Mais si l’apostille dont j’aurais voulu orner la fin de ce livre comme d’un cul-de-lampe géographique, aurait pu paraître au moins superflue, il n’en est pas de même de celle que je dois à la reconnaissance. Ainsi quelque fugitives que puissent être les observations dont j’ai composé mon récit, qu’il me soit permis en le terminant, sans parler de MM. Firmin Didot, auprès de qui les ouvrages de quelque utilité, quoique accompagnés de dessins explicatifs d’une publication fort dispendieuse, trouvent de véritables Mécènes, qu’il me soit permis, dis-je, d’offrir de nouveau mes remercîments à l’estimable négociant M. Guyenet, qui, par sa généreuse assistance, m’a mis à même d’en recueillir les matériaux les plus indispensables en des lieux difficiles à parcourir. Je ne saurais trop insister sur ce sujet, puisque, prêter un appui désintéressé à une entreprise scientifique, c’est, si elle est couronnée de quelques résultats, en avoir le principal mérite.
FIN DE LA RELATION.