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Relation d'un voyage dans la Marmarique, la Cyrénaïque, et les oasis d'Audjelah et de Maradèh

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[198]Strab. l. XVII, c. 3.

[199]Ptolém. l. IV, c. 4.

[200]Synes. Epist. 113.

[201]Le Périple anonyme nomme le Phycus, Phœnicus (Iriarte, p. 486).

[202]Pinède, dans Étienne, mot Balis, n. 28.

[203]Scylax, ed. Gronov. p. 110.

[204]Bell. civil. l. IX, v. 524.

[205]Hérod. l. IV, 198.

[206]Pline, l. V.

[207]Mot Barce.

[208]L. IV, c. 4.

[209]Scylax, ed. Gronov. p. 109.

[210]Hérod. l. IV, 160.

[211]Loc. cit.

[212]Epist. ad Dardan.

[213]Hérod. l. IV, 159.

[214]Id., ibid. 164.

[215]Étienne, au mot Barce.

[216]Geogr. sacra, p. 283, 284. Le Quien (Orien. Christ, t. II, p. 626), nomme trois évêques de Barcé, indépendamment de ceux de Ptolémaïs.

[217]Iriarte, p. 486.

[218]L. IV, c. 4.

[219]Epist. 4.

[220]Voyez pl. LIX, fig. 2.

[221]Journ. des Savants, mars 1826, p. 168.

[222]Voyez pl. LXVIII ; LIX, fig. 1 ; LXXI.

[223]J’ai annoncé dans l’Avant-propos que cette Relation contiendrait la traduction des inscriptions par M. Letronne, travail que mon peu de connaissance de la langue grecque ne m’a pas permis, il s’en faut de beaucoup, d’entreprendre. Cependant, quoique depuis que j’ai écrit cet Avant-propos j’aie eu la patience, ou plutôt la faiblesse, de passer deux années de veilles sur un sujet aussi obscur que la Cyrénaïque, je crains néanmoins que leur résultat ne soit resté bien faible, et peut-être un peu hasardé. D’après cette raison, je me suis décidé à ne point intercaler dans ce livre la traduction et les savantes explications de ces inscriptions, dont j’aurais pu disposer, graces à l’obligeance du profond philologue que j’ai nommé, mais qui auraient inévitablement contrasté avec mon érudition avanturée et mes phrases descriptives. Quelques blocs de marbre posés çà et là au milieu d’un frêle édifice auraient-ils pu le rendre plus solide ?

[225]De Ædific. l. VI, c. 2.

[226]De Ædific. l. VI, c. 2.

[227]Synes., Epist. 131.


[Décoration]

CHAPITRE XIV.

Teuchira. — Fleuve Ecceus. — Adrianopolis.

A l’occident de Ptolémaïs la côte devient plus unie, et la plaine qui la sépare des escarpements de la montagne, d’une fertilité qui ne le cède guère à la région boisée. Si l’on traverse cette plaine dans la saison du printemps, la vue est éblouie d’une prodigieuse quantité de pavots, dont la couleur pourprée, mariée avec le jaune éclatant de l’anémone orientale, étincelle aux rayons ardents du soleil de Libye. En outre, de nombreuses plantes aromatiques couvrent les parties de la plaine qui n’ont pas été converties en moissons ; les brises marines en agitent mollement les touffes fleuries, et se jouant ensuite dans les airs y répandent, avec leur voluptueuse fraîcheur, de suaves parfums. De quelque côté que l’on porte la vue, on éprouve des sensations agréables : d’une part, les collines, toujours variées de teintes et d’aspect, se dessinent en mille formes ; de l’autre, la mer présente sa vaste étendue, et déroule lentement ses flots sur la plage tranquille. Quelques ruines défigurées, éparses çà et là, offrent, il est vrai, au milieu de ce tableau plein de vie, l’image de la destruction ; mais elles ne produisent pas un effet pénible sur la pensée : l’aspect riant de la nature rend le souvenir des temps historiques moins affligeant.

C’est par un chemin aussi agréable, et après neuf heures de marche de Ptolémaïs, que nous arrivons aux ruines de Tokrah, situées sur une légère élévation aux bords de la mer. Ici, comme à Tolometa, on est frappé d’abord de la similitude du nom moderne avec le nom ancien ; car les ruines considérables auprès desquelles nous nous trouvons ne peuvent être que celles de Teuchira, une des cinq villes qui composaient la Pentapole lybique. Sa position, indiquée un peu vaguement par Strabon et Ptolémée entre Bérénice et Ptolémaïs[228], est mieux déterminée par Hérodote qui la place dans le territoire de Barcé, qu’on aperçoit encore de ce lieu sur les montagnes[229], et se trouve enfin irrévocablement fixée par le Périple anonyme, dont les deux cent cinquante stades entre Ptolémaïs et Teuchira[230] correspondent exactement avec la distance que nous avons mentionnée.

Les ruines de cette ville sont entourées d’une muraille d’enceinte formant un carré irrégulier de deux milles environ de circonférence. Cette muraille d’une belle conservation, et flanquée de tours à ses angles, a été redressée avec des matériaux d’édifices plus anciens. Les nombreuses inscriptions coupées, renversées, ou placées en tous sens, qu’on y aperçoit, en sont la preuve évidente. Procope nous apprend que Justinien fit fortifier cette ville[231] ; et quoiqu’il ne dise pas quel fut le genre de fortification qu’il employa, ce ne serait pas beaucoup hasarder que d’attribuer au même empereur qui fit relever les murs de Bérénice, Parætonium et autres, la réédification de la belle enceinte de Teuchira. Quoi qu’il en soit, autant cette muraille est bien conservée, autant l’intérieur de la ville est bouleversé, et ne présente que de confuses agglomérations de débris. Della-Cella qui a visité ces ruines, a fait mention des deux seuls monuments tant soit peu reconnaissables. L’un est couvert, sur chacune des pierres de ses assises, d’une inscription entourée d’une guirlande de laurier, et contenant des noms et des dates ; l’autre fut évidemment un temple dédié à Bacchus, si l’on en juge par les fragments de plusieurs chapiteaux ornés de feuilles de vignes et de grappes de raisin. Un pilastre en marbre qui paraît avoir formé l’entrée de l’édifice est encore debout ; il est couvert de sculptures figurant des palmes et des rosaces élégantes[232].

Les tombeaux de Teuchira sont aussi nombreux que ceux de Ptolémaïs ; ils ont la même disposition, le même genre d’architecture, et sont couverts également d’inscriptions encadrées. Ceci contredit encore la comparaison que Della-Cella fait de ces tombeaux avec les belles grottes doriques de Cyrène, et le témoignage d’Hérodote qu’il cite à ce sujet, d’après lequel Teuchira aurait été soumise aux mêmes lois que Cyrène, opinion qui, bien que vraisemblable par le fait, ne se trouve néanmoins rapportée nulle part, que je sache, par le père de l’histoire[233].

Il est toutefois certain que Teuchira fut fondée par Cyrène[234] ; que ce fut une ville des plus importantes comme des plus anciennes de l’Autonomie ; et qu’elle fut faite colonie romaine dans le commencement du second siècle de notre ère[235]. Sous les Ptolémées, elle reçut le nom d’Arsinoe au lieu de celui de Teuchira, qu’elle avait encore lorsqu’elle fut prise par Thimbron. Cependant elle ne conserva pas toujours sa nouvelle dénomination ; elle reprit la première à une époque qui n’est pas fixée par l’histoire, et que l’on ne peut qu’entrevoir parmi les traditions successives des auteurs.

Les plus anciens, tels que Scylax, Hérodote et quelques poètes, la nomment en effet Teuchira ; Strabon lui donne l’un et l’autre nom ; Pomponius, postérieur de peu d’années à ce géographe, ne lui donne que celui d’Arsinoe ; Pline, en la nommant ainsi, dit cependant qu’elle était vulgairement appelée Teuchira ; Ptolémée lui donne encore l’un et l’autre nom ; des auteurs du troisième et quatrième siècle, Eutrope et Ammien Marcellin, n’en font jamais mention que sous le nom de Teuchira : à ceux-ci on peut joindre Synésius ; et, ce qui est surprenant, peu d’années après ce dernier, Étienne de Byzance atteste que Teuchira s’appelait de son temps Arsinoe, quoique Procope la nomme ensuite exclusivement Teuchira, et qu’elle soit définitivement désignée sous ce dernier nom par tous les écrivains postérieurs, et notamment dans les ouvrages qui traitent de la Pentapole chrétienne.

Il résulte de ces traditions contradictoires qu’on ne saurait dire pendant combien de temps cette ville porta le nom d’Arsinoe, mais qu’on peut statuer qu’elle porta exclusivement celui de Teuchira dans les premiers et derniers siècles de la civilisation de la Cyrénaïque : c’est donc ce dernier nom qu’il convient de lui donner. La nommer en passant est aussi tout ce qu’il m’est permis de faire, puisque le silence de l’histoire ne m’a offert d’autres ressources que l’aride exposition des phases diverses d’un nom. Allons donc chercher ailleurs, s’il est possible, des notions moins vagues et des faits moins insignifiants.

La plaine qui règne à l’occident de la Pentapole, entre les bords de la mer et la région montueuse, s’élargit progressivement à mesure qu’elle s’étend vers le sud-ouest. Large seulement de quelques minutes à Ptolémaïs, elle l’est d’un quart de lieue environ à Teuchira, et atteint cinq à six lieues auprès de Bérénice, distante elle-même de quinze lieues des ruines précédentes. En s’avançant davantage vers le sud, la largeur de cette plaine continue d’augmenter ; mais je dois borner maintenant mon attention à la seule partie comprise entre Teuchira et Bérénice. Si on la parcourt du côté des montagnes, on marche continuellement sur un terrain couvert de prairies et de moissons, tandis que du côté opposé on trouve alternativement de petites lagunes marines, et des terres couvertes d’une croûte salée, formant ensemble un long bassin qui fut probablement autrefois entièrement occupé par les eaux. Cette observation n’est pas sans intérêt, en ce qu’elle peut servir à expliquer une question géographique qui se rattache à cette partie de la Cyrénaïque.

Si l’on examine attentivement la disposition géologique de cette contrée, on cherchera en vain à s’expliquer ce fameux Ecceus[236], Tritonis[237] ou Lathôn[238], fleuve que l’antiquité place à l’orient de Bérénice, et qui avait son embouchure au port de cette ville. J’ai déja fait remarquer, auprès des autres villes littorales, situées presque au pied des collines, que les anciens avaient été obligés de construire des aqueducs pour conduire dans leurs murs les eaux de la région boisée. Or, comment ces eaux qui se perdent ordinairement à très-peu de distance de leur point de départ, auraient-elles pu, dans l’antiquité, traverser une plaine de six lieues de largeur, et former une masse d’eau assez considérable pour prendre le nom de fleuve. Il est presque superflu que j’affirme qu’on ne trouve pas le moindre indice, dans cette plaine, non seulement d’un fleuve, mais d’un simple ruisseau ; c’est ce que Della-Cella nous avait déja appris, tout en témoignant son étonnement de la tradition contraire transmise à ce sujet par l’antiquité, et dont, si je ne me trompe, voici la cause.

J’ai dit que tout le littoral compris entre Teuchira et Bérénice, est occupé par un bassin formé alternativement de petites lagunes et de terres salées, et séparé seulement des bords de la mer par une digue d’atterrissement plus ou moins forte. Nul doute, d’après l’aspect actuel du sol, que ces lagunes ne se joignissent autrefois entre elles, et ne formassent, par conséquent, une espèce de fleuve stagnant qui se prolongeait jusqu’au port de Bérénice. Serait-ce donc émettre une conjecture trop hasardée, si l’on supposait que ce long bassin d’eau salée ne fût autre chose que le fleuve cité par la plupart des anciens géographes ? Cette conjecture n’acquiert-elle pas un nouveau degré de vraisemblance, en remarquant que divers lits à sec, et d’autres formant encore de petites flaques d’eau, entourent la ville de Ben-Ghazi, de même que le fleuve Ecceus entourait, selon Scylax, la ville des Hespérides[239] ? Que si l’on voulait m’objecter les interruptions qui existent entre les lagunes actuelles, qui auraient formé, selon moi, le fleuve stagnant, cette objection serait on ne peut pas plus spécieuse, puisqu’on retrouve de fréquents exemples du desséchement successif de lacs et de fleuves salés dans l’intérieur même de la Libye. Je dirai plus : ce desséchement d’une partie de l’Ecceus sert au contraire à expliquer un autre point de géographie ancienne qui se rattache au même sujet.

Strabon distingue le lac Tritonis du fleuve Lathôn qui venait s’y joindre ; et Ptolémée, de même que Scylax, ne fait mention que du fleuve. Quoi qu’il en soit de cette différence de traditions, elle est peu importante, puisqu’on peut avoir donné le nom de lac à un grand élargissement du fleuve auprès de Bérénice, situation que Strabon assigne au Tritonis, et où nous trouvons, en effet de nos jours, le plus considérable des étangs salés. Mais ce qui est d’un bien autre intérêt pour nous, c’est que, d’après le même géographe, ce lac contenait une île avec un temple de Vénus. L’habile observateur Della-Cella n’a pu se défendre de reconnaître le Palus-Tritonis dans l’étang que je viens d’indiquer, en paraissant toutefois fort surpris de n’y retrouver ni l’île ni le temple. Cette surprise n’existera pas long-temps, j’en suis certain, dans l’esprit de mon lecteur : il se rappellera le desséchement de l’Ecceus que je lui ai signalé ; de ce desséchement il induira celui d’une partie du lac, et de cette dernière cause la disparition de l’île. En effet, d’après l’étendue des terres couvertes d’une cristallisation saline qui environnent l’étang où correspond le Tritonis de Strabon, l’ancien lac semble réduit au tiers de ses dimensions primitives. On ne s’étonnera donc pas de la disparition de l’île qu’il contenait, puisqu’elle doit faire partie des terres qui environnent l’étang. Il resterait néanmoins à retrouver les ruines du temple ; des fouilles vers la partie orientale de l’ancien lac en offriraient peut-être quelques débris. Je donne cette indication pour provoquer l’attention des voyageurs, n’osant toutefois trop les encourager dans une recherche dont l’objet, mentionné seulement par un des plus anciens géographes, n’existait probablement plus du temps de Ptolémée, et fut certainement inconnu des scrupuleux compilateurs du Périple anonyme.

Entre Teuchira et Bérénice, on rencontre un grand nombre de puits et quelques ruines de hameaux, appartenant les uns et les autres à l’époque sarrasine. Le plus considérable de ces hameaux, nommé El-Berss, fut le point central de ces habitations maures ; ceux qui l’entourent, et même les lagunes qui l’avoisinent, en prennent encore le nom. Quant aux ruines d’une antiquité plus reculée, hormis celles d’un bourg dont je vais parler, on n’en aperçoit pas ailleurs les moindres vestiges. Il paraît, en effet, d’après le silence des anciens géographes, que cette partie du littoral fut peu habitée ; les terres salées dont elle est couverte, et qui auraient été autrefois totalement inondées, selon mes précédentes conjectures, peuvent en offrir une explication satisfaisante.

Cependant il est certain, d’après l’itinéraire d’Antonin, Hiéroclès et Peutinger, que dans le deuxième siècle de notre ère une ville fut élevée, dans cette partie du littoral, à vingt-huit milles de Bérénice, et à dix-huit de Teuchira, et que cette ville porta le nom de l’empereur Adrien[240]. L’histoire indique vaguement le voyage de cet empereur en Libye ; mais elle atteste qu’il y envoya des colonies pour la repeupler, et afin qu’elle pût se rétablir des dévastations des Barbares, et des divisions intestines dont elle avait beaucoup souffert[241]. C’est infailliblement en mémoire de ces bienfaits, que l’on frappa cette médaille parvenue jusqu’à nous, sur laquelle Adrien est représenté comme le bienfaiteur et l’appui de la Libye[242].

Cependant, si l’on en juge par les ruines mentionnées, et situées à peu près à la distance indiquée par les auteurs cités, la ville d’Adrien méritait tout au plus le nom de village. On y voit les débris d’un château romain, et une tour dont la base est en belles assises, et le sommet, redressé par les Arabes, en pierres brutes ; du reste, aucun indice de monument remarquable, ni aucun de ces beaux fragments d’architecture, que l’on trouve parmi les pierres éparses des bourgs les plus détruits de la Cyrénaïque. Mais cette observation est d’une moindre importance que les suivantes. Je suis bien plus surpris que Ptolémée, qui nous a conservé la liste si détaillée des moindres villages de la Cyrénaïque littoraux ou situés dans l’intérieur des terres, quoique postérieur à cet empereur, et qui a même vécu sous Marc-Aurèle, n’ait pas fait mention de la ville d’Adrien. A ce silence il faut ajouter celui moins concluant de Synésius, mais celui bien plus remarquable d’Étienne de Bysance, en ce que parmi toutes les villes d’Adrien dont il parle, il n’en place aucune en Libye. On serait donc porté à douter de l’ancienne existence de cette ville, qui semble avoir été inconnue à des époques si différentes, d’un géographe scrupuleux, du philosophe de la Pentapole chrétienne et d’un minutieux compilateur, si, outre l’accord de position qui règne entre les autorités citées et mes observations locales, nous ne voyions l’existence d’Adrianopolis irrévocablement fixée par des traditions ultérieures aux époques mêmes où vivaient Synésius et Étienne, et placée comme évêché parmi les six principales villes de la Pentapole libyque[243] !

Que conclure de ces contradictions ? si ce n’est que les documents qui nous restent sur la Cyrénaïque sont tellement obscurs et remplis de lacunes, que très-souvent ce que nous y trouvons de plus positif est ce qui paraît, sous d’autres rapports, entouré de plus de doutes.

[Décoration]

[228]Strab. l. XVII, c. 3. Ptolém. l. IV, c. 4.

[229]Hérod. l. IV, 171.

[230]Iriarte, p. 486-487.

[231]De Ædif. l. VI, c. 3.

[232]Voyez pl. XXVII, fig. 6.

[233]Si je ne me trompe, Della-Cella a confondu la peuplade des Cabales qui occupait, au rapport d’Hérodote, les environs de Teuchira, avec les habitants de cette ville. Les Cabales, dit cet historien, suivaient les mêmes usages que les Asbytes qui demeuraient au-dessus de Cyrène (l. IV, 171).

[234]Pindare, Pyth. IV.

[235]Eusèbe, Chronique.

[236]Scylax, ed. Gronov. p. 111.

[237]Strabon, l. XVII, c. 3.

[238]Ptolémée, l. IV, c. 4.

[239]Scyl. loc. cit.

[240]Anton. August. Itiner. ed. Wessel. p. 67. Hierocl. Synecd. p. 633. Peuting. Tab.

[241]Eusèbe, Chronique.

[242]Une médaille publiée par Pellerin, représente Adrien, en toge, tenant de la main gauche un rouleau, et relevant de la main droite une femme à genoux, symbole de la Libye, avec cette inscription : Restitutori Aug. Libyæ. S. C. (Pelle. Rec. t. I, p. 207).

[243]Geogr. sacra, p. 56.


[Décoration]

CHAPITRE XV.

Magasins souterrains. — Nécropolis de Cyrène.

Ce serait faire languir mal à propos mon lecteur que de le retenir pour le moment à Bérénice. La ville ancienne a totalement disparu, et s’il en existe encore quelques débris, ils sont ensevelis sous la ville arabe où nous viendrons nous reposer avant de traverser les plaines de sable, et d’aller visiter les Oasis. Hâtons-nous donc de rétrograder vers l’objet principal de ce voyage, vers l’illustre Cyrène ; nous en connaissons à présent tous les environs, il est temps de la connaître elle-même.

Nous voici de retour au port d’Apollonie ; nous nous empressons de traverser la plaine qui la sépare des escarpements de la montagne, et nous pénétrons dans un ravin par où l’on se rend habituellement à la plaine de Grennah, nom moderne de l’ancienne métropole de la Cyrénaïque. J’ai tant de fois parlé de la disposition géologique de ces montagnes, des masses lugubres de leur haute végétation, de l’agréable variété des bosquets groupés sur les collines, ou enfouis dans les vallées, qu’il deviendrait insipide d’en faire de nouvelles descriptions, d’autant plus que dans ces moments j’y prêtais peu d’attention. Égyptiens, Nubiens et Européens, chacun de nous ne songeait qu’à Grennah, et ne parlait que de ses ruines mystérieuses. Ce fut dans cette préoccupation que nous franchîmes les premières terrasses de la montagne, et que nous nous trouvâmes à Magharenat, endroit richement boisé, et ainsi nommé à cause des grottes vastes et profondes qu’on y trouve.

Ces immenses excavations, situées à moitié chemin d’Apollonie et de Cyrène, surprennent au premier aspect : leurs entrées béantes s’aperçoivent de loin, quoique à demi-cachées par des touffes d’arbres, et présentent autant de gouffres ténébreux, qui saisissent un instant l’imagination remplie des récits merveilleux des Arabes. Mais ce premier effet dissipé, l’observation succède, et l’esprit n’en est que plus satisfait.

On peut entrer à cheval dans tous ces hypogées taillés dans la montagne, et l’on se trouve dans des pièces ayant trente à quarante mètres de chaque côté, soutenues, comme on doit le supposer, par plusieurs rangs de pilastres placés régulièrement ou irrégulièrement, selon la solidité que la roche a offerte. Dans aucun on ne reconnaît le moindre indice de destination sépulcrale. Plusieurs sont ornés au-devant d’une espèce de portique monolithe et d’une salle découverte ; d’autres ont une avenue droite ou sinueuse ; et un d’entre eux se distingue par un bel et large escalier pratiqué également dans la colline, et couvert dans toute sa longueur d’une voûte de construction. Cette voûte fut infailliblement destinée à mettre à l’abri des intempéries de l’air les habitants de Cyrène, qui venaient dans ce lieu visiter les marchandises envoyées d’Apollonie ; car, n’en doutons point, ces vastes hypogées furent des magasins. J’ai dit, d’après Diodore, qu’Apollonie fut pendant long-temps l’entrepôt du commerce de Cyrène. Or, quelque soin que les habitants aient mis à adoucir la pente de la voie publique qui conduisait du port à la capitale, cette voie ne dut jamais être d’un accès facile aux charriots qui transportaient les marchandises. Outre la montée très-escarpée voisine d’Apollonie, il fallait, après les magasins où nous nous trouvons, en franchir une seconde pour arriver à Cyrène ; et l’intervalle qui sépare ces deux grands escarpements est lui-même hérissé de petites terrasses, et partout croisé de vallées et de ravins. Un entrepôt, au milieu de cette voie, dut donc être indispensable pour les objets de gros volume, tels que les marbres, métaux, et autres matériaux étrangers au sol de la Cyrénaïque, et qui y étaient apportés de la Grèce et de l’Asie mineure. La destination et la situation de ces hypogées me paraissent, par conséquent, suffisamment motivées ; de même que le soin que les anciens ont mis à les creuser, et surtout leurs étonnantes dimensions, appuient les notions que nous a laissées l’antiquité sur le commerce considérable que la Grèce africaine faisait avec les principaux ports de la Méditerranée.

Ces appartements souterrains, situés loin de la route que suivent les caravanes de la Mecque et même du chemin qui conduit de Derne à Ben-Ghazi, offrent, depuis bien des années, des habitations commodes aux Arabes de Barcah. Des tribus entières en ont successivement fait leur domicile, et des ateliers de divers genres y ont été tour-à-tour établis. Cependant des hordes de bandits ont parfois envahi ces paisibles retraites ; elles en ont chassé leurs possesseurs, et en ont fait le repaire de leurs déprédations ; mais leur séjour n’y a jamais été de longue durée. Les tribus voisines se sont réunies ; les bandits ont été dispersés, et les propriétaires légitimes sont rentrés en pouvoir de leur bourgade troglodyte.

C’est peut-être à ces usurpations momentanées, ou pour mieux dire, à ces farouches usurpateurs, funeste assemblage de ce que les déserts recèlent de plus fainéant et de plus vicieux, qu’il faut attribuer une tradition, vrai pendant de la ville pétrifiée, tradition également transmise par des voyageurs, et aussi légèrement accueillie par des savants ; je veux parler de la peuplade libyenne, parlant un langage inconnu, et habitant les montagnes entre Cyrène et Apollonie. Je croirais barbouiller trop inutilement du papier que de donner sur ce sujet d’autres explications. De même que les voyageurs des temps antiques s’arrêtaient probablement à la station du chemin de Cyrène, nous nous y sommes reposés un instant, et nous poursuivons ensuite notre route.

Peu de sites, même dans les plus beaux cantons de l’Italie, présentent un aspect aussi pittoresque que les sentiers que nous parcourons. Il faut ajouter qu’ils sont presque partout parsemés de précieux débris qui, quoique à peine reconnaissables, doivent nécessairement produire dans ces lieux un tout autre effet que ceux que l’on rencontre dans les champs tant de fois visités de la Grèce européenne. Ce n’est point sans éprouver une surprise agréable que l’on aperçoit tantôt un pilastre de marbre posé par le temps, comme pour inviter à la méditation, sous les branches horizontales d’un énorme cyprès ; et tantôt le torse gracieux d’une statue de quelque nymphe adorée à Cyrène, autour duquel les myrtes et les lentisques entrelacent leurs faibles rameaux, et semblent vouloir le défendre contre la main des Barbares. Mais je n’en finirais pas, si je voulais reproduire cette foule de détails, source de mille sensations que le moindre accident faisait naître, et qu’un autre accident effaçait. Je m’étais recueilli, je jouissais de tout ce qui m’entourait, et j’avançais en silence ; je ferai de même maintenant : cela vaut mieux que mes oiseuses paroles.

Après une heure et demie de marche des magasins souterrains, distants eux-mêmes de deux heures d’Apollonie, nous arrivons au pied de la seconde montée. Un large sentier taillé dans le roc est devant nous ; les roues des chars antiques le sillonnent ; nous y pénétrons, et nous suivons avec lui transversalement les échelons de la montagne. Mais à peine avons-nous fait quelques pas sur ce chemin, que nous commençons à y rencontrer latéralement d’élégants tombeaux ; nous avançons, et les tombeaux se multiplient, pour ainsi dire, devant nous ; enfin nous avons atteint le point le plus élevé du chemin, et un spectacle imposant se développe alors à nos yeux. Tout le flanc de la montagne, autant que la vue peut en embrasser l’étendue, se présente couvert de façades de grottes, de sarcophages et de débris de toute espèce. Ces ruines s’étendent fort loin dans la plaine qui se déroule à nos pieds, et couronnent aussi les hauteurs qui nous dominent : nous voilà donc dans la vaste Nécropolis de Cyrène.

Cependant cette réunion immense de débris de plusieurs âges et leur poétique désordre frappent tellement la vue, qu’ils n’y apportent que confusion, et l’on a besoin de se recueillir pour pouvoir distinguer tant d’objets d’entre eux. A cet effet, nous nous hâtons de chercher une retraite parmi ce grand nombre de grottes. Nous en trouvons une immense au centre même de la Nécropolis ; elle contient plusieurs salles spacieuses, la caravane entière peut y pénétrer, les logements sont distribués, et nous sommes enfin installés auprès des ruines si désirées.

On conçoit toutefois que ce n’est pas sans pourparler, et sans de certaines conditions, qu’un Européen prend ainsi possession d’une caverne fort commode au milieu même des habitants scénites qui occupent le canton. Dès l’arrivée de la petite caravane étrangère, un grand divan est convoqué, et tous les cheiks des environs sont aussitôt accourus. Le cérémonial simple mais imposant du désert, des figures sauvages garnies de barbes noires et touffues, des yeux sévères et pétillants de feu qu’on aperçoit à demi cachés sous de larges draperies, des fusils, des poignards et des chevaux, ornent, composent, entourent la grave assemblée. L’Européen en occupe le centre : on lui demande d’abord à connaître le motif de sa visite inattendue ; il communique l’autorisation du Bey : résidant dans sa province, on n’en ferait aucun cas ; absent, on en rit ; il faut donc qu’il songe à d’autres expédients. Il s’explique avec franchise ; il promet de se tenir à l’écart des terres ensemencées, de ne parcourir que les rocailles, de ne vivre que parmi les ruines ; puis il fait de petits cadeaux : c’est de la poudre et des armes, objets séduisants pour ces hôtes du désert. Leurs farouches regards à cet aspect se radoucissent, ils parcourent ensuite l’attirail de l’Européen : point de luxe ; des chameaux qui ruminent dans un coin, pour équipage ; des draperies grossières et des armes pour costume : cela n’excite pas beaucoup l’avidité, et sent même un peu la fraternité. Les cheiks hésitent d’abord, puis ils se laissent persuader. On se touche de part et d’autre dans la main, on se fait l’accolade, on partage le pain et le sel : le séjour légal en devient irrévocablement assuré ; enfin l’assemblée se dissout, et l’exploration commence. Les premiers jours furent destinés, comme on doit le supposer, à une inspection générale des lieux, à dresser, pour ainsi dire, le plan des recherches. Jusqu’à présent, dans toutes les ruines de la Pentapole, les excavations dans le roc ont préalablement attiré notre attention ; et cette habitude, contractée dans la visite du plus petit bourg, devient une espèce de nécessité dans la capitale. Malgré son immense étendue, on ne peut retrouver quelque idée de son ancienne architecture, que dans le nombre et la magnificence de ses tombeaux ; et chose singulière ! ce qu’elle contenait autrefois de plus lugubre est le seul témoignage qu’elle offre maintenant de sa splendeur passée.

Le vaste cimetière de Cyrène était, comme je l’ai déja bien des fois appelé, une vraie Nécropolis ; c’était une ville des morts séparée de la ville des vivants. Entièrement creusée dans le flanc de la montagne, elle en suit les diverses sinuosités : elle pénètre dans ses ravines, s’avance avec ses contreforts ; et cette situation irrégulière, donnée par la nature, présente néanmoins une certaine régularité donnée par les hommes. En effet, malgré les angles profonds que décrit cette Nécropolis, malgré les amas confus de débris de toute espèce dont elle est couverte, on peut toutefois y distinguer huit ou neuf petites terrasses qui s’élèvent en échelons les unes au-dessus des autres, longent horizontalement la montagne, et sont divisées en deux parties par un ancien chemin sillonné profondément par les roues des chars, et contenant en plusieurs endroits des marches peu élevées. Chacune de ces terrasses présente une série rarement interrompue de façades de grottes sépulcrales, dont l’élégance et la variété du style, et surtout la conservation très-souvent intacte, forment un grand contraste avec les amas de débris qui les environnent. Des sarcophages monolithes, la plupart taillés dans la colline même, sont placés au-devant des terrasses, et bordent la série des façades. Ces sarcophages de roche grossière sans aucune espèce d’ornement, comparés aux pompeuses sépultures dont ils relèvent l’éclat, ressemblent plutôt à des blocs massifs de pierre qu’à des tombeaux. Ils furent infailliblement destinés à la classe pauvre des Cyrénéens ; c’était ici le peuple, là étaient les grands : même distinction, même sort après la mort que durant la vie. Mais laissons là les tombes grossières des pauvres, elles n’apprennent rien en faveur de l’art ; et c’est de l’art que j’ai promis de m’occuper.

On peut établir comme règle générale, que partout où les localités permirent aux Cyrénéens de tailler leurs monuments funéraires dans la roche, au lieu de les bâtir, ils en profitèrent soigneusement ; c’est ce que j’ai fait plusieurs fois remarquer en parcourant les ruines de la Pentapole, et ce qui se reproduit d’une manière plus frappante dans la Nécropolis de Cyrène. Ceci soit dit toutefois pour les personnes peu initiées dans la connaissance de l’architecture ancienne, car on est loin généralement d’ignorer que les tombeaux grecs et romains de l’Asie mineure et de la célèbre Petra présentent la même observation. En partant de ce principe, on ne sera donc pas surpris que, parmi toutes les élégantes façades qui ornent cette Nécropolis, il y en ait peu qui ne soient au moins en partie taillées dans la roche : des accidents locaux seuls ont empêché quelquefois qu’elles ne le fussent entièrement. Dans ce dernier cas, on a équarri, parfois horizontalement, parfois perpendiculairement, la roche formant la base, la moitié ou les trois quarts de la façade ; on a posé ensuite au-dessus, à côté ou au milieu de la roche équarrie, des assises qui en ont rempli les lacunes, ou complété la hauteur et la largeur de la façade. Ces espèces de rapiécetages sont loin de déplaire à la vue, parce qu’ils sont faits avec beaucoup d’art, et que la partie de la façade taillée dans la colline même est sillonnée de lignes qui représentent des assises simulées, et succèdent avec régularité aux assises véritables. La solidité et la durée des monuments, tel fut sans doute le but de tant de soins ; et ce but n’a pas été trompé.

Parmi ce grand nombre de tombeaux, le style dorique domine continuellement. On le trouve quelquefois pur avec ses colonnes cannelées, ses triglyphes et ses gouttières ; quelquefois il est modifié par des détails égyptiens, tels que des corniches et des encadrements ; et d’autres fois il forme un style à part, qui, tout en conservant son type originel, paraît néanmoins appartenir en propre à l’architecture de Cyrène. Les traits distinctifs de ce style sont des consoles en place de colonnes, et des angles obtus, dans les moindres moulures, au lieu d’angles droits. Non seulement ce style caractérise un grand nombre de monuments de la Pentapole, mais on le trouve exactement reproduit sur les édifices grecs ou romains de l’Oasis d’Ammon. Si l’histoire ne nous apprenait pas que la colonie des Ammoniens fut successivement alliée et dépendante de Cyrène autonome et soumise aux Romains, cette identité de formes architectoniques le ferait présumer ; elle sert du moins à constater les témoignages de l’antiquité.

Cependant toutes les grottes de cette Nécropolis ne sont pas ornées de façades à ordres d’architecture ; on y en trouve quelques-unes pareilles à celles décrites dans d’autres cantons de la Cyrénaïque, et dont l’entrée n’est qu’un simple carré pratiqué dans la roche. Celles-ci sont-elles antérieures ou postérieures aux précédentes ? c’est ce que je ne saurais affirmer, malgré que par plusieurs raisons je sois porté à pencher vers la première hypothèse. Quoi qu’il en soit, ces dernières grottes méritent seules d’être appelées Hypogées, puisque seules elles contiennent de vastes appartements souterrains, qui s’avancent quelquefois très-loin dans la montagne. Les autres seront mieux désignées en les nommant Mausolées-excavés ; car, loin de contenir de grandes salles sépulcrales, elles ne sont composées au contraire que de deux à six caisses funéraires, séparées par des cloisons taillées avec un soin infini dans le roc, et se terminant à la façade en pilastres ou en colonnes. Ces caisses, toujours égales en largeur, quelquefois inégales en hauteur et profondeur, sont elles-mêmes divisées par d’autres cloisons horizontales posées sur des étais, ou taillées aussi dans le roc. Les mausolées des environs du Naustathmus nous ont déja offert en construction la même disposition que ceux-ci nous offrent en excavation. Dans les uns comme dans les autres, nous voyons une, deux et quelquefois trois caisses creusées au-dessous du niveau de la façade ; nous les voyons aussi ne dépasser jamais en largeur la ligne perpendiculaire des caisses supérieures, en former parfois l’exacte continuation, et le plus souvent se rétrécir progressivement, de manière que la plus inférieure de ces caisses n’est plus qu’une excavation parallélogramme, dont la largeur est disproportionnée avec la longueur[244].

Telles sont en général les grottes sépulcrales à façades de Cyrène. Il me reste à parler, sinon d’un nouvel ordre, du moins d’un nouveau genre d’architecture employé dans la Nécropolis. Celui-ci participe des deux précédents, en réunit l’étendue et l’élégance, et par cette combinaison présente plus de grandiose : je nommerai les grottes qui le composent Hypogées à portique.

Le plus considérable d’entre eux, creusé presque au sommet de la montagne, domine toute la Nécropolis, et déploie par cette situation à une très-grande distance sa longue et magnifique galerie ; on croirait s’approcher des ruines imposantes de l’Égypte. On arrive auprès du monument ; et l’on trouve une colline entière divisée intérieurement en appartements funéraires, et décorée au-dehors de vingt-six colonnes et pilastres massifs, disposés sur une seule ligne, et ayant pour entablement la couche supérieure de la colline couverte de champs et d’arbustes. Ce sont bien là les efforts prodigieux de l’art égyptien ; mais voici la grace élégante du ciseau grec, jointe aux faveurs du ciel de l’Attique.

Lors même que la grande étendue de cet hypogée ne porterait pas à croire qu’il est le résultat de travaux entrepris à diverses époques, on en demeurerait convaincu par la diversité des styles dont il est composé, et qui en forment autant de monuments distincts quoique réunis sur une même ligne. Une élégante façade, contenant deux colonnes cannelées à chapiteaux en volutes qui soutiennent une architrave ornée de frises légères, frappe d’abord l’attention. Pour découvrir les riches détails d’architecture délicatement sculptés sur le roc, il faut en écarter de larges bandes d’hypnum, de lichens foliacés, et de petites graminées, ornements posés par la nature sur ces ornements de l’art, pour les protéger contre les outrages du temps. Les autres parties du portique, ou pour mieux dire les autres portiques attenants à celui-ci, n’offrent pas, il s’en faut de beaucoup, la même élégance de travail. Les uns ont des colonnes élargies à la base et rétrécies au sommet, les autres des pilastres à chapiteaux en volutes, et d’autres encore présentent à-peu-près la même disposition ; mais on s’aperçoit qu’ils sont restés inachevés. Ces derniers forment l’extrémité orientale de ce grand hypogée ; ils constatent l’observation faite précédemment, puisqu’il est hors de doute qu’ils appartiennent à une époque postérieure aux autres[245]. Il faut aussi ne pas passer sous silence que, conformément à un usage que j’ai signalé plusieurs fois dans le courant de cette Relation, on trouve, dans l’intérieur de ce portique, de longs bancs destinés à servir de repos aux personnes qui venaient visiter ces lieux funèbres ; et ici, comme ailleurs, des noms gravés négligemment çà et là sur le roc indiquent leur passage et leurs pieuses intentions.

Rendons-nous maintenant à l’extrémité occidentale du cimetière de Cyrène ; nous y verrons le même genre d’architecture modifié par les localités, et par le même motif offrir un aspect plus sauvage et plus varié. Cette partie de la Nécropolis est séparée de la précédente par un profond ravin où coule un ruisseau dans toutes les saisons ; et tout le penchant de la montagne où les tombeaux sont creusés, se trouve couvert d’arbres et d’arbustes de diverses espèces. A ces caractères qui distinguent le côté occidental de la Nécropolis du côté oriental, il faut ajouter que la montagne y est partout abrupte et entrecoupée de gros rochers, cause du petit nombre de ses excavations sépulcrales, et de leur situation par laquelle elles ne peuvent occuper qu’une seule ligne.

C’est par ces raisons aussi, que l’on voit ici une longue suite d’hypogées à-peu-près du même style que ceux que je viens de décrire, mais dépourvus du portique qui existe dans les précédents. Des pilastres de même forme, surmontés de mêmes chapiteaux, se succèdent également les uns aux autres ; mais au lieu d’être séparés de l’entrée des grottes, ils sont simplement sculptés aux parois extérieures et latéralement à ces entrées. Le peu d’espace laissé aux architectes par la forme abrupte de la montagne est infailliblement la seule cause de cette différence.

Cette économie forcée du sol se fait mieux sentir encore dans trois hypogées situés auprès de ces derniers. Un gros rocher qui s’avance en saillie n’a pu, malgré ses angles et ses massives irrégularités, se dérober aux efforts industrieux des Cyrénéens : deux grottes sépulcrales y sont creusées l’une au-dessus de l’autre, mais de manière qu’elles décrivent entre elles, tant horizontalement que perpendiculairement, un angle très-aigu. On conçoit que les sinuosités primitives de la roche ont pu seules occasionner cette irrégularité des lignes de perspective. Au reste, la variété et la richesse de la végétation qui décore ces hypogées, paraissent être en harmonie avec cette bizarrerie de l’art et du site. Des genévriers de Lycie, au tronc noueux, aux branches errantes, couronnent le rocher et en ombragent la pittoresque façade ; à ses côtés s’élèvent des cyprès orientaux, qui par leur forme pyramidale servent, pour ainsi dire, de cadre au tableau ; et au-devant, parmi des bouquets de myrtes et de lauriers-roses, coule un ruisseau qui de cascade en cascade va se précipiter, à quelques pas de ce lieu, dans le fond du ravin. A ces massifs de végétation, que l’on oppose les teintes ocreuses du rocher et quelques croûtes bleuâtres peintes par le temps ; que l’on place dans les crevasses du roc, sur les corniches des tombeaux, mille plantes saxatiles de teintes diverses et d’une floraison éclatante, telles que des renoncules, des seneçons, des giroflées, des sauges, des alyssons, des géraniums, et tant d’autres ; que l’on entremêle ces belles plantes du peuple innombrable des petites graminées, et l’on n’aura qu’une faible idée des contrastes de formes, de couleur et d’aspect, que présentent ces hypogées, et que je donne comme type, pour ne pas me répéter sans cesse, des sites sauvages mais charmants de toute la partie occidentale de la Nécropolis[246].

Après cette esquisse rapide, de ce que les hypogées de Cyrène offrent de plus remarquable en perspective, il convient de pénétrer dans l’intérieur pour connaître ce qu’ils renferment. Sans quitter la partie de la Nécropolis où nous nous trouvons, mais en longeant vers le sud, le sentier étroit qui borde la série d’hypogées dont je viens de faire mention, nous apercevons cinq ou six grottes, dont les entrées encombrées de rocailles et de buissons épineux, ne semblent annoncer que d’informes cavernes. Cependant, comme les réduits les plus cachés, et les sites les plus bizarres sont ceux qui piquent davantage notre capricieuse imagination, loin de passer dédaigneux devant ces antres obscurs, nous mettons au contraire tout en œuvre pour pouvoir y pénétrer. Pioches et bâtons sont tour à tour employés ; serpents et hibous délogent à la hâte ; enfin, après quelques égratignures et de petites contusions, nous voilà dans l’antre, et nous sommes obligés d’avouer que les travers d’esprit aident quelquefois aux découvertes de l’art. A peine nos yeux sont familiarisés avec l’obscurité, que nous nous trouvons en face d’un magnifique sarcophage en marbre blanc d’une parfaite conservation, et orné sur trois côtés d’élégants bas-reliefs. Des caryatides, à la pose gracieuse, à la draperie légère, et de jeunes garçons dont la ceinture n’est voilée que par un tablier, soutiennent des guirlandes de fleurs et de feuillage où pendent des grappes de raisin. Des têtes, emblêmes de deuil, ou des rosaces, occupent le centre des médaillons formés par les ondulations des guirlandes. Le couvercle très-massif est sculpté en feuilles imbriquées ; les Arabes sont parvenus à le détourner de son plan vertical, pour enlever ce que le tombeau contenait : il n’est aucun monument de ce genre dans toute la Cyrénaïque, qui n’ait subi la même violation. En outre, l’hypogée est divisé en trois pièces, dont chacune contenait un sarcophage. Si l’on en juge par leurs débris, ils étaient tous d’un travail non moins achevé que celui qui est resté intact. Sur l’un était sculptée une chasse, et sur l’autre des griffons ; la perte de ce dernier ne cause pas de grands regrets, puisque nous allons en trouver un semblable, pour les emblêmes, dans un autre hypogée.

Quant à celui-ci, il ne faut pas la même peine pour le découvrir : le voilà dans la plus vaste grotte de la Nécropolis, dans celle même que nous avons choisie pour notre demeure ; il est exposé aux regards de tout venant. Cette belle situation lui a valu d’être brisé en plusieurs morceaux ; cependant, comme nous sommes dans l’impuissance de charrier en Europe les monuments de la Cyrénaïque, il nous suffit de pouvoir réunir les fragments de celui-ci ; et de cette restauration momentanée il résulte un ensemble moins orné que chez le précédent, mais qui plaît dans sa simplicité. Deux griffons ailés, d’un dessin assez pur, sont appuyés sur un candélabre funéraire, et des têtes de bouc et des guirlandes de fleurs ornent les deux autres côtés du sarcophage[247]. Cependant ces emblêmes et ces détails, souvent reproduits par l’antiquité sur de pareils monuments, ne nous apprennent rien de bien neuf ; aussi, sans nous arrêter davantage auprès de celui-ci, nous allons continuer nos visites souterraines.

Combien cette malheureuse Cyrénaïque n’a-t-elle pas été dévastée ! Que les édifices exposés à la vue et au contact de l’air, aient péri sous les coups persévérants de cette rage destructive, on le conçoit d’autant plus facilement, qu’il faut attribuer une bonne part de ces ravages au temps, et au climat pluvieux de cette contrée. Mais que les réduits les plus cachés, que les excavations faites si profondément dans les entrailles de la terre, n’aient pu servir d’asile aux restes de l’art antique, déposés près de la mort, et respectés dans d’autres contrées, où ils remontent à des époques infiniment plus reculées ; c’est ce qui surprend tellement, qu’on se demande s’il n’a pas fallu autant d’efforts pour causer de si grands bouleversements que pour en préparer la cause. Que l’on choisisse indifféremment parmi les innombrables hypogées de Cyrène, on en trouvera peu qui ne présentent pas le tableau du plus épouvantable désordre, et que l’on puisse visiter sans éprouver de grandes difficultés. Après bien des peines, en a-t-on débarrassé l’entrée ? on rencontre aussitôt de nouveaux obstacles : ce sont des pilastres et des sarcophages renversés, ou bien des blocs de rocher détachés à coups de pieux des parois de la grotte ; il faut employer pour avancer les mêmes moyens qui ont servi à obstruer le passage. Y est-on parvenu ? on doit ensuite se traîner sur des agglomérations de terre, prendre mille précautions pour conserver allumée la bougie exploratrice, se croiser dans sa marche rampante avec des nuées de chauve-souris qui s’enfuient effrayées : en vain on détourne la tête, il faut supporter leurs hideux attouchements. Enfin est-on arrivé au fond de la caverne ? trop heureux alors si, après tant de fatigues, quelques fragments de peintures ou d’inscriptions, dignes récompenses de ces folies de jeunesse, viennent frapper les regards de l’Européen, et faire palpiter de plaisir son cœur inexpérient. Mais ces récompenses sont rares : le plus souvent il doit se contenter du plan stérile, dernière ressource de sa laborieuse investigation. D’après ce tableau, on croira sans peine que le résultat de ces visites souterraines, comparé aux obstacles qu’elles présentent, ne doit pas être d’une bien grande importance. Voici toutefois ce que j’ai pu observer.

Une petite grotte, taillée dans le flanc d’un ravin de la Nécropolis, offre plus de richesses monumentales à elle seule, que toutes les autres ensemble. Cette grotte, sans niches ni sarcophages, contient au milieu un puits sépulcral, et ses quatre parois sont couvertes de peintures qui paraissent représenter des jeux funéraires. La mieux conservée comme la plus remarquable de ces peintures, occupe toute la longueur d’une paroi : elle est composée d’une série de figures dont les unes, revêtues de riches costumes, exécutent une marche solennelle ; et les autres, divisées en plusieurs groupes et couvertes d’une simple draperie, donnent l’idée du peuple de Cyrène qui assiste à la cérémonie, et s’attroupe auprès des principaux personnages. En tête du tableau est une espèce de meuble, auprès duquel des jeunes gens sont occupés à préparer des mets, emblême sans doute des repas qui suivaient dans l’antiquité les fêtes populaires ; une table couverte de couronnes et de palmes le termine. Là se trouvent trois personnages mitrés, debout chacun sur un piédestal. L’un d’entre eux est appuyé sur une massue, l’autre parait consacrer les palmes et les couronnes ; et le troisième, dans l’attitude d’orateur, semble attirer l’attention du peuple groupé auprès de lui[248].

Tel est l’effet, qu’indépendamment de toute induction scientifique produit, au premier coup d’œil, cette peinture intéressante. Quant aux remarques qu’elle peut suggérer, je les bornerai à une seule. Cette peinture est romaine, du moins telle est l’induction positive d’une assertion émise par un juge compétent en pareille matière, relativement à un autre sujet peint dans la même grotte, et qui appartient évidemment à la même époque[249]. Cependant le costume des trois personnages, archontes ou pontifes n’importe, n’appartient pas assurément aux usages ni à la mythologie des Grecs et des Romains. La mitre, les grandes robes chamarrées de fleurs, les ceintures en bandelettes, rappellent au contraire, ce me semble, le costume des anciens peuples de l’Orient. Salluste dit que les Mèdes et les Arméniens s’établirent dès la plus haute antiquité en Libye, et qu’ils y contractèrent des alliances avec les habitants[250] ; et cette tradition de l’historien de la Numidie se trouve reproduite, quoique d’une manière plus vague, dans une chronique où il est dit, que les peuples qui habitaient les environs de Cyrène jusqu’à la Cœlésyrie, étaient des colonies des Mèdes et des Perses[251]. On pourrait donc induire de ces traditions appuyées de la peinture trouvée à Cyrène, que les usages des Mèdes ou des Arméniens, se seraient répandus dans une contrée où régnèrent tant d’usages et de cultes différents ; ce qui paraîtrait d’autant plus croyable, qu’il est rare qu’un peuple étranger se soit établi, ou n’ait fait même que passer dans une contrée quelconque, sans qu’il ait laissé chez les habitants des traces de son séjour ou de son passage. Cependant quelque attrayante que soit cette explication, par la filiation qu’elle établit entre des traditions d’une haute antiquité et un monument assez moderne, j’avoue que les renseignements sur lesquels elle repose me paraissent trop vagues pour me porter à l’adopter. S’il m’était permis d’avoir une opinion sur ce sujet, j’aimerais mieux, dans mon antipathie pour tout ce qui tient au merveilleux dans les faits historiques, croire que ce monument appartient aux Israélites. L’influence qu’ils exercèrent sur la Pentapole romaine est suffisamment connue. J’ai dit qu’ils eurent des archontes à Bérénice, que profitant de la faveur des Césars, leur nombre s’accrut tellement dans la Cyrénaïque, qu’ils y régnèrent presque en souverains. Y aurait-il donc de l’invraisemblance à supposer que ces sectaires, dans une des phases de leur puissance, eussent fait exécuter cette peinture, où l’on ne voit rien qui choque la législation et les usages établis par Salomon ; où le costume rappelle au contraire celui des pontifes hébreux ? Toutefois, quelque probable que puisse être cette hypothèse, je la livre, selon mon habitude, à la sanction des érudits ; et, sans m’y arrêter davantage, je continue la visite de l’hypogée.

Je suis vis-à-vis de la paroi du fond ; à l’une de ses extrémités je remarque une scène représentant la lutte et le pugilat. Certes voilà des formes athlétiques bien prononcées, et exposées dans tout leur jour : pas même une simple feuille de vigne ! D’une part les efforts, et de l’autre l’aplomb sont assez bien indiqués. Le sang coule des blessures et rougit le sol ; une des malheureuses victimes gît étendue sur l’arène ; du moins c’est là l’intention de l’artiste ; car malgré que l’athléte soit peint au-dessus du tableau comme s’il nageait dans les airs, il est censé être placé sur le plan horizontal ; mais cette inexpérience de perspective est assez connue dans les peintures antiques, pour que nous soyons surpris de la retrouver ici. La même réflexion s’applique à la position aérienne de deux vases contenant l’huile et les pinceaux qui servaient à oindre le corps : ces détails n’offrent aussi rien que de très-connu. Il n’en est pas de même d’un scorpion suspendu à une main isolée, et ainsi représenté à côté du tableau[252]. J’ignore si ce reptile dépourvu de venin peut devenir, comme tant d’autres, l’antidote du mal ; mais il est remarquable que les habitants actuels de la Cyrénaïque se servent, disent-ils, du scorpion pour arrêter la putréfaction des blessures. Que cet usage réponde ou non à l’effet indiqué, c’est ce que je n’ai pu vérifier ; il n’en résulte pas moins qu’il pourrait être le fruit d’une tradition antique, dont cette peinture semble offrir le témoignage. Le reste de la même paroi contenait la représentation d’une course de chars ; elle se trouve tellement détériorée, qu’on ne peut plus distinguer que les indices de quatre quadriges, dont un toutefois est assez bien conservé : le char a la même forme que sur les médailles ; le conducteur, le corps légèrement drapé et très-incliné vers les chevaux, en tient d’une main les rênes. Le terme de la course est un pavillon carré à-peu-près semblable à une tente.

Mêmes regrets pour la paroi suivante ; elle était entièrement occupée par un combat de gladiateurs dont il ne reste malheureusement qu’un fragment. Les combattants, couverts de cuirasses, ont la figure garantie par un masque, et la tête ornée de grands panaches de diverses couleurs[253]. Cette dernière particularité est remarquable en ce qu’elle n’existe pas, que je sache, dans aucun des sujets antiques analogues à celui-ci ; ce qui permet de croire que cet usage était local. La chasse des autruches, dans les déserts voisins de la Pentapole, était une des principales occupations des Cyrénéens en temps de paix[254] ; et il est probable que les plumes ondoyantes de ce géant des oiseaux, durent inspirer aux Cyrénéens l’idée de ces ornements militaires, destinés dans les âges suivants à briller sur le front des guerriers européens. Quant aux détails de cette peinture relatifs aux diverses parties de l’armure des gladiateurs, ils n’offrent rien qui ne soit connu par d’autres monuments funéraires de l’antiquité, et notamment par les sculptures du tombeau de Scaurus, découvert aux ruines de Pompéi. Il ne me reste donc plus qu’à parler de deux autres peintures parfaitement conservées, que l’on trouve encore dans ce même hypogée : elles représentent un cirque et une chasse. La première est fort bizarre, en ce qu’on y voit confondus des animaux féroces, tels que le lion et le léopard s’élançant sur un taureau, avec un bouc, des gazelles, et des chiens levriers, que l’on reconnaît de suite pour les souloucs indigènes de l’Afrique septentrionale[255]. La seconde ne surprend pas moins au premier aspect, à cause du cerf qui en forme le principal sujet, et contre lequel un chasseur anime le soulouc qu’il retient d’une main par un lien, et de l’autre agite un fouet pour stimuler son ardeur[256]. Or, le cerf, comme Hérodote a pris soin de l’affirmer[257], et malgré l’erreur commise par les Maronites dans la Géographie nubienne[258], ne se trouve nulle part en Afrique. Il fut donc apporté par les Grecs dans la Pentapole libyque ; cette peinture semble l’attester, de même que la cause de la naturalisation dans cette contrée peut être expliquée par d’autres monuments. Il faut sans contredit l’attribuer au culte de Diane, une des principales divinités des Cyrénéens, comme je l’exposerai plus tard, me bornant maintenant à faire remarquer que l’animal qui lui était consacré est quelquefois représenté sur leurs médailles.

Les notes que j’ai prises dans le cours de mes visites souterraines, m’engagent à me rendre dans une grotte chrétienne, peu éloignée de celle que je viens de décrire.

Lors même que les peintures qui en couvrent les parois, n’offriraient pas le témoignage certain de cette époque religieuse, une inscription cursive précédée de la croix la prouverait irrécusablement. Mais il convient de donner auparavant, une idée de l’architecture et de la distribution de ce nouvel hypogée. Le fond a un aspect vraiment monumental : un sarcophage s’y trouve creusé avec un art infini dans la paroi ; il est orné de guirlandes et de têtes de bouc, et couronné d’une petite voûte en plein cintre sculptée en coquille : latéralement au sarcophage sont deux niches décorées chacune d’un vase d’une forme très-élégante[259]. Les autres côtés de l’hypogée qui forment angle droit avec celui du fond, contiennent aussi des sarcophages et des cintres, dont les uns sont couverts de peintures, et les autres offrent les mêmes détails que le précédent[260]. Ces irrégularités qui choquent dans la description, ne déplaisent pas à la vue du monument, puisqu’elles en varient l’aspect, et qu’elles correspondent d’ailleurs symétriquement entre elles. Quant aux peintures qui le bariolent bien plus qu’elles ne l’embellissent, voici quels en sont les emblêmes.

Celui qu’on y a le plus souvent reproduit est la vigne du seigneur ; mais ce symbole des premières époques de la chrétienté, n’imite pas mal ici, par sa disposition, le thyrse de Bacchus. La voilà avec ses longues lianes, ses grappes pourprées, et ses larges feuilles grimpant autour de longs bâtons placés à côté des sarcophages. Autre part elle couvre des treillages figurés dans l’intérieur des cintres, ou bien elle forme une frise de festons tout autour du monument. Après cet emblême, le paon, accompagné de poissons, est celui qui frappe plusieurs fois les yeux. Dans d’autres grottes de la Nécropolis, je l’ai rencontré quelquefois peint isolément au-dessus de sarcophages, et je le vois ici formant le sujet principal d’un tableau qui occupe toute l’étendue d’un cintre. Il est placé dans un panier à anses, déployant circulairement la queue au milieu de bouquets de fleurs, parmi lesquelles il n’est point superflu de nommer des soucis et des pensées, qu’on aperçoit parmi des touffes de roses. L’oiseau de Cérès est sans doute représenté dans ces lieux funèbres en guise d’offrande ; j’en ignore la cause allégorique. Je pourrais, il est vrai, supposer que ces peintures appartinssent à des Carpocratiens. Cette secte emprunta la plupart de ses symboles aux mystères de Cérès, et le paon pourrait en offrir ici un nouveau témoignage ; mais de pareilles interprétations sont trop hasardées ; je me contente donc de les indiquer avec circonspection, et je passe à une autre qui me paraît moins aventurée.

Celle-ci m’est offerte par un tableau plus petit que les précédents et mieux conservé. Un berger y est représenté la houlette à la main, entouré d’un troupeau, et portant un mouton sur les épaules. On reconnaît bien là le bon pasteur de la chrétienté, d’autant plus que la roideur des draperies et le mauvais goût du dessin indiquent le moyen âge, époque de la décadence des arts. Mais voici encore autour du tableau des poissons de différentes espèces posés en offrande ; intention tellement évidente, qu’ils sont trois fois au moins plus grands que les moutons et le berger, et que l’artiste les a détachés du fond du tableau par une forte ombre, comme s’il avait voulu les y représenter suspendus en ex-voto[261]. Ce n’est pas une chose indigne de remarque que de voir cet usage, après avoir traversé tant de siècles, être encore reproduit sur des monuments chrétiens de nos jours. Il n’y a personne qui ait visité l’Italie, et qui n’ait été frappé de ce grand nombre de poissons en argent, et quelquefois même en or, que l’on y voit suspendus dans les églises aux images des saints et des saintes. Je ferai grace, à ce sujet, du flux ordinaire de mes observations et conjectures.

Je dois avouer cependant qu’il est triste pour un Européen de parcourir des ruines qui remontent par leur nom aux époques les plus intéressantes de l’antiquité, et qui n’offrent dans leur état présent que le continuel désenchantement de ces époques. Ce n’est pas sans un fâcheux désappointement, qu’il ne rencontre sur le sol antique de Cyrène, au lieu des monuments vénérables des Battus et des Arcésilas, que de monotones mutilations romaines, couvertes des témoignages informes du génie chrétien du moyen âge. Aussi, fatigué parfois de me traîner si infructueusement dans les souterrains bouleversés de la Nécropolis, je m’en allais, comme par délassement, jouir des sites variés qu’elle présente au dehors. Je profitais de quelque belle matinée, pour faire d’oisives promenades sur les bords fleuris de ses riantes fontaines ; je me plaisais à voir leurs flots, brillants de fraîcheur et colorés du beau soleil d’Afrique, serpenter à travers des touffes de véroniques, de céleri, de cresson, et d’autres plantes aussi communes en Europe, mais que je voyais en Libye comme d’anciennes connaissances, et qui m’en paraissaient douées d’un attrait nouveau. Le plus souvent je grimpais sur un rocher abrupt et élevé ; et soit que l’horizon éclairci me laissât distinguer la plaine unie de la mer, et quelque voile voyageuse venant peut-être, me disais-je, de la Provence ; soit que l’orage, agitant les forêts voisines et obscurcissant les airs, fît retentir autour de moi les innombrables tombeaux de mille cris confus, je reconnaissais, aux fortes impressions locales que j’éprouvais, à cette foule de contrastes des temps passés avec les temps présents, que l’on peut essuyer de longues fatigues, être déçu de ses espérances, et ne point regretter ces jours d’exil passés loin de sa patrie.

C’est par une de ces promenades dont je ne prolongerai pas davantage l’inutile confidence, que j’aperçus, vers le côté occidental de la Nécropolis, une grotte creusée isolément au sommet d’un rocher. J’ai déjà fait part de ma prédilection pour les excavations dont l’accès présentait quelque difficulté, ou était accompagné de quelque chose d’étrange. Quoique las de tant de visites souterraines, je résolus de tenter encore celle-là, et bien m’en prit, car ma peine ne fut pas perdue. Après avoir escaladé le rocher, je me trouvai dans une petite salle dont les parois, très-unies et peintes d’un vert tendre, lui donnaient plutôt l’air d’un riant cabinet aérien que d’une excavation sépulcrale. Le fond de cette jolie grotte en rappelle seul la destination ; il est occupé par un sarcophage creusé dans le roc, et couronné d’une frise en triglyphes, contenant dans chaque métope une peinture élégamment miniée, et d’une conservation parfaite. Mais ce qui augmenta ma surprise, ce fut de reconnaître dans la série de ces petits tableaux les principales phases, ou les diverses occupations de la vie d’une esclave noire ; du moins telle est l’induction que j’ai tirée de ces charmantes peintures. J’ai cru y distinguer successivement les entretiens de l’amitié, l’éducation de jeune fille, l’ambition de la parure, les délassements figurés par l’exercice du balançoir, le bain si nécessaire dans la brûlante Libye, et enfin le triste lit de mort sur lequel la négresse est étendue, les yeux éteints, et paraît être regrettée de son maître, le blanc Cyrénéen, que l’on voit à côté d’elle dans une attitude de douleur.

La coiffure et le costume de ces miniatures ne sont pas moins remarquables, tant par la forme que par la couleur. Les longues robes bleues sans agrafes, et les schalls rouges entrelacés avec les cheveux, ou couvrant la tête en guise de turban, offrent une analogie frappante avec l’habillement des modernes Africaines, et principalement avec celles qui habitent le Fazzan[262]. Mais ces observations, d’ailleurs fondées sur de simples hypothèses, n’ont qu’une bien faible valeur, comparées à la suivante qui présente du moins un document à l’histoire.

On sait que les esclaves noirs furent dans l’antiquité très-recherchés par les Grecs et les Romains[263]. Plaute nous apprend positivement que les Cyrénéens avaient des esclaves à leur service[264] ; et cette peinture porte à croire qu’à Cyrène du moins, s’il n’en fut de même à Rome et à Athènes, parmi ces esclaves non seulement il y en avait de noirs, mais que parmi les noirs il y en avait des deux sexes. Que si l’explication que je viens de donner de ces petits tableaux est douée de quelque vraisemblance, il en résulterait aussi que les Cyrénéens, comme les Orientaux actuels, au lieu de se borner à réduire les jeunes négresses de l’intérieur de l’Afrique qui tombaient en leur pouvoir à l’avilissante condition de domesticité, ils devaient souvent leur accorder des affections plus douces, et se lier avec elles par des relations plus intimes. Je suis d’autant plus porté à adopter cette opinion, que dans le Soudan, contrée de l’Afrique intérieure la plus voisine de Cyrène, le sexe est loin d’y présenter ces difformités du nez et des lèvres qui caractérisent la plupart des Africaines ; et, si mon témoignage peut être de quelque poids dans cette grave question, j’ajouterai que les jeunes filles de la vallée du Soudan, avec lesquelles j’ai eu l’occasion de traverser des zônes de sable, par la régularité de leurs traits, la douceur animée de leurs grands yeux noirs, et la svelte souplesse de leur taille, ne sont pas, il s’en faut beaucoup, des objets à dédaigner.

Au reste, quelle que soit la valeur de cette foule de conjectures dont je bariole à chaque instant ce livre, il me serait aussi difficile de les passer sous silence, que de les établir sur des fondements plus solides. Elles seules donnent, à mes yeux, un peu de vie aux lieux que je parcours ; sans elles, la pensée toujours froide et languissante se lasserait bientôt de l’aspérité des rocailles, et du silence monotone des déserts : elles m’ont soutenu dans ma longue migration en Libye ; puissent-elles soutenir de même celui qui voudra bien en affronter l’aride narration !

[Décoration]

[245]V. pour la perspective et les détails de ce monument, pl. XXXVII, XXXVIII.

[249]Letronne, Moniteur, 29 décembre 1825.

[250]Sallust. de bell. Jugurth. c. 18.

[251]Chronic. Paschale, p. 32.

[252]Voyez pl. LIII, 2.

[253]Voyez pl. LIII, fig. 1.

[254]Synes. Epist. 133, ed. Petav. p. 271.

[255]Voyez pl. LII, 2.

[256]Même pl. fig. 1. Cette manière de provoquer le soulouc contre les gazelles est exactement pratiquée de nos jours par les Arabes de la Libye.

[257]Hérodote, l. IV, 192.

[258]Cette erreur provient de ce que les Maronites, à l’exemple de plusieurs auteurs de l’antiquité, et notamment de Virgile, ont confondu le cerf avec la gazelle, comme le pense d’Herbelot, ou, ce qui me paraît plus vraisemblable, avec le bubale. Ce quadrupède, que les naturalistes ont classé, je crois, dans la famille des antilopes, beaucoup plus grand que la gazelle, a des formes proportionnément aussi sveltes, et sa tête est garnie de très-longues cornes en spirale. Je l’ai rencontré fréquemment dans l’intérieur de la Libye, et principalement aux environs de l’Oasis d’Ammon.

[259]Voyez pl. XXXIX, 1.

[260]Voyez pl. LV.

[261]Voyez pl. LI.

[263]Terent. Eunuch. act. I, sc. 2.

[264]Plaut. Rudens.


[Décoration]

CHAPITRE XVI.

Cyrène.

En suivant le chemin qui de la Nécropolis conduit à la plaine exhaussée, sur laquelle sont épars les débris de Cyrène, on ne peut faire autrement que de s’arrêter auprès d’une belle source, qui jaillit avec force du sein d’une colline, située entre les ruines de la ville et le revers du plateau. Cette source, réunie d’abord en une seule nappe d’eau, remplit un canal spacieux creusé fort avant dans la montagne. Dès qu’elle est arrivée à l’extrémité extérieure de son lit souterrain, elle rencontre un massif de rochers d’où elle s’échappe en bouillonnant, et va former immédiatement au-dessous un réservoir abrité par une voûte spacieuse, fruit de l’art aidé de la nature. Ce petit bassin, entouré de roches moussues, réfléchit de toutes parts des touffes épaisses de cheveux de Vénus et d’autres espèces d’adiante, ornement inséparable des grottes de la Cyrénaïque, et que l’on trouve ici comme type dans tout son éclat.

Cependant la nappe d’eau déborderait de tous côtés du réservoir dans les champs voisins, si un ancien canal, formé de gros blocs de pierre équarris, ne lui offrait un nouveau lit qui la conduit, pendant deux cents mètres environ, jusqu’à un mur d’étaiement fort élevé, qui s’étend devant la fontaine. De ce dernier lieu elle se précipite avec fracas, parmi des bouquets de lentisques et de cytises, sur le sentier de la Nécropolis, descend ensuite de cascade en cascade les échelons de la montagne, suit tantôt le lit sinueux que les anciens lui ont creusé dans la roche, tantôt elle le quitte, puis le reprend encore, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à la plaine rocailleuse qui règne au bas de la Nécropolis. Alors elle pénètre dans une petite vallée, se joint à un gros ruisseau formé par plusieurs sources de l’ouest, et coulant avec lui vers le nord, se perd enfin au milieu des ravins et des sinuosités du terrain, qui, là comme ailleurs, finissent toujours par arrêter et absorber le cours des eaux, à force de leur présenter des obstacles et de les subdiviser.

Après ce coup d’œil sur le cours extérieur de la plus abondante des sources de la Cyrénaïque, quelqu’un sera peut-être curieux de connaître le canal souterrain. Ceci est une bien autre affaire. Écoutons les récits des graves Scénites du canton : des magiciens et des spectres munis de baguettes miraculeuses et d’épées flamboyantes, des roues qui tournent continuellement avec un fracas épouvantable, et je ne sais quoi encore, ont interdit de tout temps, disent-ils avec la meilleure foi du monde, l’accès de ce gouffre ténébreux au mortel le plus téméraire, ou bien ils n’ont jamais laissé son audace impunie. Cependant, comme mon questionneur peut ne pas être très-effrayé de ces histoires terribles, et qu’il persiste probablement à vouloir connaître le souterrain, nous allons essayer de le parcourir ensemble. Un de mes Nubiens se laisse persuader : le voilà muni d’un flambeau, il ouvre la marche. A quelques pas de l’entrée, nous enfonçons dans l’eau jusqu’à la ceinture : nous sommes dans le mois de février, et ce bain ne laisse pas que d’être un peu froid ; n’importe, nous avançons. Le canal atteint cinq pieds de hauteur ; sa largeur permet rigoureusement à deux personnes de marcher de front ; et ses parois, sans être d’un travail fini, offrent assez de régularité : on y distingue des couches schisteuses alternativement de rouge vif et de jaune foncé. Le temps a charrié dans le fond un fort dépôt de terre argileuse, et tellement glissante, que nous sommes obligés de nous appuyer contre les parois latérales pour conserver notre équilibre. Nous avons pénétré ainsi assez avant dans le souterrain, et nous continuons d’y trouver les mêmes détails auxquels il faut toutefois en ajouter un accidentel, mais d’un intérêt particulier.

Sur un des côtés du canal, et presque au niveau de l’eau, nous avons remarqué de temps en temps une bande étroite de terre, sur laquelle étaient de légères traces qui n’ont que vaguement attiré nos regards. Cependant, parvenus à un endroit où la bande de terre est plus large et les traces plus multipliées, nous voulons en deviner la cause ; et ce n’est pas sans surprise que nous reconnaissons de belles et larges empreintes de pattes d’hyène, et d’autres plus petites qui nous semblent être celles de loups ou de renards. Ces témoignages valent bien les magiciens et les spectres ; aussi nous arrêtons aussitôt notre marche. Néanmoins la réflexion succède à la surprise, et l’on essaye de distinguer la direction des empreintes. La plupart sont tellement posées les unes sur les autres, comme les pas des voyageurs sur un chemin battu, qu’il est impossible de se faire à ce sujet aucune idée exacte. Mais on ne tarde pas à s’apercevoir que ces traces sont recouvertes d’une légère couche de terre d’alluvion ; on joint ce fait à celui des interruptions qui divisent le petit sentier, et l’on en induit que le volume d’eau, grossi en hiver par la filtration des pluies, couvre à cette époque une partie du sentier qui doit être entièrement découvert en été, et que par conséquent les fauves ne doivent chercher un repaire dans le souterrain que durant cette dernière saison. Rassurés par ces observations qui nous promettent de ne faire aucune fâcheuse rencontre, nous nous empressons de continuer notre marche.

Que l’imagination empreinte de croyances fantastiques a de pouvoir sur les hommes, même sur ceux d’un courage éprouvé ! Notre brave et fidèle Nubien fait bonne contenance ; il avance, le flambeau à la main ; mais les traits de sa figure dissimulent mal la frayeur qui l’agite intérieurement. Il s’efforce de la dompter par de verbeuses protestations : à l’entendre, les Arabes sont des enfants ; pourquoi ne pénètrent-ils pas dans ce souterrain ? où sont les objets de leurs contes ridicules ? Voyons s’il tiendra bon jusqu’au bout. Quoique l’axe général du canal soit du nord au sud, il décrit toutefois quelques sinuosités, nécessitées par l’état plus ou moins sain des couches de la roche. En détournant un de leurs coudes, un sourd mugissement se fait entendre, nous en soupçonnons la cause : cependant le Nubien s’est tu tout-à-coup ; il avance encore, mais il avance en tremblant : le bruit augmente ; pour le coup il n’y tient plus, il s’arrête ; le flambeau va s’échapper de ses mains ; nous nous en emparons, et cet intrépide jeune homme qui n’a reculé devant aucun danger, tremblant maintenant comme un enfant, se glisse à la hâte derrière nous. La rumeur concentrée dans ce corridor étroit, en frappe la colonne d’air de telle manière, qu’elle produit l’effet de voix rauques et glapissantes. Nous ne tardons pas d’arriver à l’endroit d’où part ce singulier vacarme, et nous trouvons au côté oriental, et à-peu-près à la moitié de son étendue, une crevasse caverneuse, par où se précipite avec fracas un volume d’eau considérable. Ce gouffre, trop étroit pour en distinguer à l’aide d’un flambeau la forme intérieure, paraît, au son que produit l’eau, pénétrer très-avant dans le sein de la montagne, et tomber à une centaine de pieds au moins au-dessous du niveau du canal. Si l’on pouvait émettre à ce sujet quelque conjecture, il serait possible que ce torrent souterrain allât déboucher à une caverne située à l’extrémité occidentale de la Nécropolis, d’où jaillit un ruisseau qui, pour donner plus d’extension encore à cette idée, se rendait peut-être autrefois aux magasins de la station d’Apollonie, par l’aqueduc dont j’ai précédemment indiqué les ruines.

Hormis cet accident, le reste du canal n’offre plus rien de remarquable. Nos précédentes observations furent heureusement sanctionnées par l’expérience : aucune rencontre ne nous arrêta dans notre visite ; et dans plusieurs endroits où le sentier des fauves s’élargit, nous le trouvâmes couvert d’ossements de chameaux et d’autres quadrupèdes, restes des proies apportées du désert, et dévorées en ce lieu.

Enfin, dès qu’on est parvenu à cent cinquante mètres de distance de l’entrée, le travail de l’homme finit, et l’on ne voit plus que celui de la nature. Là le canal, terminé dans sa partie supérieure en angle droit, présente encore au-dessous une ouverture irrégulière par où l’on ne peut passer qu’en se traînant à plat ventre dans l’eau ; et l’on arrive de cette manière dans une grotte très-large, mais peu élevée, et tapissée de stalactites. Si l’on est encore poussé par la curiosité, il faut conserver la même position qu’on a prise en entrant, et s’avancer ou plutôt serpenter à travers les rocailles : la vue se perd alors de tous côtés dans les ténèbres, l’eau ruisselle de toutes parts ; elle paraît surgir de la terre ; elle coule perpendiculairement de mille crevasses du plafond cristallisé ; on est dans l’eau jusqu’au cou, on en a la tête inondée ; enfin, après s’être ainsi traîné çà et là dans les entrailles de la montagne, après avoir reconnu une ouverture pratiquée au plafond parmi les stalactites, on se voit forcé de se retirer, car avec l’embarras des formes humaines on ne saurait pousser plus loin cette aquatique reconnaissance.

Nous voici rendus à la lumière, et lorsque nous nous sommes assez égayés réciproquement de l’état où notre curiosité nous a mis, force nous est de faire sécher au moins nos draperies : en attendant que nous puissions les reprendre, je vais chercher à utiliser mon temps. Je me promène auprès de la grotte de la fontaine, j’en parcours attentivement les moindres recoins ; et une inscription grecque, que je n’avais pas d’abord aperçue, vient frapper mes regards : elle est gravée sur le rocher dans un léger enfoncement de forme elliptique, et contient ces mots connus depuis long-temps du monde savant :

L’an XIII, Denys fils de Soter, exerçant la prêtrise, a fait réparer la fontaine[265].

Cela ne m’apprend pas grand’chose ; et la mémoire remplie de souvenirs historiques, je cherche à leur trouver d’autres appuis dans d’autres faits. A cet objet, je monte sur la colline d’où jaillit la source. De ce point élevé, ma vue porte au loin dans l’horizon, et je puis d’un coup d’œil embrasser l’étendue et la direction des ruines de la ville. L’aspect que ces ruines me présentent est loin d’être encourageant ; il est loin de répondre à la haute renommée de l’illustre Cyrène ; n’importe, je suis maintenant le cours de ma recherche, et j’essaierai ensuite de glaner quelques faits parmi ces débris défigurés. Cyrène est éparse devant moi, en agglomérations de pierres qui s’étendent fort loin dans le sud : plusieurs sentiers croisés par d’autres plus petits sillonnent ces ruines, en suivent la même direction, et m’aident surtout à en distinguer l’étendue. Aucune trace des murs de la ville n’a résisté aux outrages du temps ; mais par l’axe général des ruines, et par la forme irrégulière de leur ensemble, on reconnaît évidemment le trapèze que décrivait Cyrène, selon les traditions de l’antiquité.

Si je porte maintenant les yeux vers la source qui jaillit à mes pieds, je serai assuré qu’elle se trouvait dans l’enceinte même de la ville ; et cette simple observation me dévoilera une foule de traits historiques, attachés à cette intéressante localité.

C’est donc là, me dirai-je, cette fontaine d’Apollon, autour de laquelle s’élevèrent les murs de Cyrène[266] ; c’est là cette grotte riante de Cyré, ce frais et verdoyant asile auprès duquel Callimaque chanta le bain de Pallas[267] et les exploits du Dieu de l’harmonie[268] ; c’est là ce lieu séduisant promis par les Giligammes aux colons d’Aziris ; c’est là, sous mes yeux, dans ce champ qui s’étend au-devant de la fontaine, que Battus fit poser ses tentes voyageuses[269]. Il me semble voir le descendant d’Euphème à la tête de ses compagnons, au beau visage attique, au front large et élevé, au corps couvert d’ondoyantes draperies, se désaltérer dans l’onde cristalline qui murmure à mes pieds, y faire de pieuses ablutions, et remercier l’oracle de Delphes de ses ordres bienveillants. Les Asbytes, accompagnés de leurs femmes couvertes de peaux de chèvres teintes de rouge de garance, accourent de la forêt voisine ; des javelots, des haches de pierre tranchante et des massues sont à leurs mains[270] ; sur leur teint bronzé brillent des yeux vifs et même un peu farouches, néanmoins ils n’ont rien de menaçant, et annoncent au contraire des intentions pacifiques. Pasteurs, ils accueillent avec bienveillance des étrangers qu’ils prennent pour des pasteurs : ils se joignent aux Giligammes ; ils invitent les Grecs à défricher ce fertile canton. La terre, leur disent-ils, est commune à tous les hommes ; qu’ils la cultivent en paix, et ils vivront en frères. Battus accepte l’offre hospitalière : il prend possession des environs de la fontaine ; mais, au lieu de tracer des guérets, il trace les murs d’une grande ville[271]. Cependant laissons-là les fictions pour recourir moins frivolement à d’autres identités.

J’ai déja fait mention des débris magnifiques en marbre, couvrant presque totalement le champ qui s’étend devant la fontaine : ces débris me paraissent être ceux du célèbre temple d’Apollon, élevé à Cyrène dans les premiers temps de l’Autonomie[272] ; voici mes raisons. Je ferai d’abord remarquer que nul endroit de la ville ne convenait mieux que celui-ci pour l’érection d’un monument destiné au culte du Dieu que l’histoire, conjointement avec la fable, représente comme l’amant de la nymphe Cyrène, ou, pour parler différemment, de la fille du roi Hypsée. Le feu éternel que l’on conservait dans ce temple[273], et le beau canal qui, d’après sa direction, conduisait évidemment dans le sanctuaire du temple les eaux consacrées à Apollon, présentent des analogies allégoriques qui ne sont pas à dédaigner dans la recherche de faits appartenant à ces temps reculés, où l’imagination jouait un si grand rôle. En outre, selon Pindare, Battus avait fait paver une rue pour la marche des pompes religieuses qui se rendaient au temple d’Apollon[274] ; et cette précaution pieuse, motivée sur la disposition du lieu, sert de nouvelle preuve à mon opinion. Le terrain qui sépare le centre de la ville de la fontaine, décrit auprès de celle-ci une pente rapide et diverses sinuosités contre lesquelles l’art dut lutter dans l’antiquité, et avec d’autant plus de soin, qu’il avait en ceci pour objet le culte des Dieux et les intérêts théocratiques. Quelques restes de la rue pavée se retrouvent même encore à peu de distance des ruines du temple ; ce dont on ne peut douter, si l’on remarque que les autres rues de Cyrène ne furent jamais pavées, puisque chacune d’elles est formée de roc vif, et encore sillonnée de traces de chars.

A ces observations j’en joindrai une autre. Parmi les débris du temple on trouve un bas-relief en marbre, représentant une jeune femme nue jusqu’à la ceinture, sans attribut de déesse, et paraissant couronner un buste dont il manque la tête[275]. Cette jolie figure, dont les contours délicieux et la gracieuse disposition de la draperie rappellent le beau siècle de Périclès, pourrait représenter la nymphe Cyrène couronnant Apollon. Toutefois je me garderai d’insister sur la validité de ce rapprochement, plus susceptible d’affaiblir que d’appuyer les preuves positives que je viens d’exposer sur un des points les plus intéressants de l’histoire archéologique de la Pentapole.

Avançons maintenant dans les ruines de la ville par la rue de Battus. Cette rue qui sert aujourd’hui, comme dans les temps antiques, de communication entre la plaine de Cyrène et la fontaine d’Apollon, est aussi celle auprès de laquelle on trouve les monuments les plus importants et les plus reconnaissables. On a à peine franchi la forte pente qu’elle décrit non loin de la source, que l’on rencontre les ruines d’un amphithéâtre dont les marches inférieures sont enfouies dans la terre ; au-devant sont épars plusieurs fûts de colonnes, et des torses de statues, qui, d’après leurs graves attitudes et leurs larges draperies, paraissent représenter des philosophes. A peu de distance de là, et parmi un nombre plus considérable de colonnes, on remarque un immense bloc de marbre de forme parallélogramme, et offrant une analogie vague avec les stèles égyptiennes, à cause d’un globe sculpté en relief au sommet du monolithe, ce dont je n’ai pu deviner ni l’objet ni l’emblême. Je doute d’ailleurs que ce monument et les colonnes qui l’entourent aient fait partie d’un édifice quelconque élevé en ce lieu même, car ils se trouvent dispersés au pied d’une colline couronnée d’une vaste enceinte et couverte de toutes parts de débris imposants. Quelques pas suffisent pour nous y rendre ; elle est à droite de la rue de Battus : nous y voici. Nous sommes sur le point le plus culminant de la plaine de Cyrène, et nous ne tardons pas à reconnaître autour de nous les ruines d’un Cæsareum, ou temple de César : l’inscription Porticus Cæsarei, gravée en grandes lettres sur une corniche colossale, en est la preuve évidente.

Ce temple fut élevé avec les débris d’édifices plus anciens. Des fragments d’inscriptions renversées, des blocs de pierre de diverse nature, intercalés dans ses assises, l’indiquent suffisamment. Quoique j’aie eu souvent l’occasion de faire cette observation, je la reproduis ici, parce que la cause s’y reproduit, pour ainsi dire, sur une plus grande échelle.

Les matériaux précieux, tels que le marbre, le porphyre et le granit, étrangers, je le répète, au sol de Cyrène, y étaient transportés de loin, et ils ne le furent probablement que sous les règnes brillants de l’Autonomie. On dut donc se servir, pour flatter la vanité d’un prince romain, des matériaux dont on s’était précédemment servi pour flatter celle d’un prince lagide, lesquels avaient sans doute déja été enlevés aux monuments érigés en l’honneur d’un Battus ou d’un Arcésilas. C’est là l’histoire de l’archéologie de la Cyrénaïque, sanctionnée par la plupart de ses monuments ; c’est là la cause de sa dénaturalisation sur son propre sol ; en un mot, c’est là ce qui rend le plus souvent méconnaissables les débris épars des édifices antiques, et ce qui tromperait infailliblement celui qui, à l’aspect de leur confus mélange, voudrait assigner à l’ensemble une origine et une époque précises : ce serait, en d’autres termes, vouloir soutenir qu’un griffon est un aigle ou un lion.

Pour en revenir au temple de César, non seulement ses murs sont bariolés de dépouilles de divers âges ; mais parmi le grand nombre de ses colonnes dispersées çà et là sur le sol, il en est peu qui se ressemblent, soit par la forme, soit par la nature de la pierre. On en voit de rondes, de torses et de cannelées ; les unes sont en marbre blanc, les autres en granit rose, et d’autres en porphyre bleu. A ces détails, il faut en ajouter un plus intéressant, et qui me paraît évidemment se rattacher à ce temple. Hors de son enceinte, mais à soixante-dix mètres seulement vers l’ouest, on trouve le torse d’une statue colossale en marbre blanc, représentant un guerrier. La cuirasse, enrichie de sculptures d’un travail fini, est d’une belle conservation ; on y distingue les emblêmes suivants : au milieu du poitrail une figure de femme ailée, la tête couverte d’un casque, et tenant d’une main un glaive et de l’autre un bouclier, se tient debout sur une louve : il est presque inutile de dire que c’est là l’emblême de Rome la guerrière, portée par l’animal qui allaita son premier roi. Deux autres figures également ailées, sculptées latéralement à la précédente, paraissent représenter les génies qui présidaient aux destins de la ville héroïque. Les écailles semi-sphériques de la cuirasse qui recouvrent les bandelettes libyennes[276], contiennent aussi chacune des sculptures en relief, disposées symétriquement, parmi lesquelles on remarque des dauphins, les têtes de Mercure et d’Apollon, les aigles de Rome, et autres symboles qui contribuent à orner ce beau torse sans trop le charger[277]. Si l’on se rappelle maintenant la situation de ce précieux monument, si l’on observe ses dimensions colossales et le fini du travail, il est hors de doute qu’on ne manquera pas de reconnaître en lui la statue de l’empereur César, que les Barbares, en dépit de son apothéose, ont chassée de la superbe enceinte, et fait rouler dans ce champ avec les colonnes et les voûtes qui en relevaient autrefois l’éclat. Pour le coup, on excusera le voyageur s’il ne peut s’empêcher de réfléchir à la destinée subversive des grandeurs humaines, s’il ne peut s’empêcher de sourire à l’aspect de tant d’orgueil réduit à tant d’humiliation. Debout devant ce tableau philosophique, et seul être pensant au milieu d’un vaste désert, il serait disposé à dire là-dessus bien des choses ; mais par bonheur pour le lecteur qu’un laboureur nomade parcourt la plaine de Cyrène : sa charrue à laquelle est attelé un chameau en sillonne les champs ; elle s’approche du temple de César, heurte contre l’homme-dieu à demi-enfoui dans la terre, écorne l’image de Rome et de ses génies protecteurs. A cette rencontre, le Libyen pousse un cri rauque, et s’emporte contre la rocaille qui encombre ses guérets : l’Européen alors s’éveille ; il trouve dans ce nouvel accident un nouveau texte à ses réflexions ; mais auprès du susceptible nomade, il se garde bien de les faire à haute voix, et se décide enfin à aller rêver ailleurs.

A l’ouest du temple de César, on rencontre des ruines peu apparentes, mais qui ne sont pas dénuées d’intérêt. Il est remarquable que leur situation s’accorde avec celle du temple d’Apollon, et, autant que l’on peut en juger par différentes inscriptions qu’on y trouve, elles appartiendraient originairement à une époque approchante. Le profond ravin qui reçoit les eaux des sources occidentales de la Nécropolis, très-large vers le nord, se rétrécit insensiblement à mesure qu’il pénètre dans les ruines de la ville, puis il s’élargit encore, se dirige vers l’est, mais au lieu de présenter des rives abruptes, se perd en vallée légèrement ondulée. A un point qui se trouve en ligne parallèle avec le temple de César, et à sept cents mètres environ de celui d’Apollon, on voit à la rive occidentale de ce ravin un mur d’étaiement moins considérable que celui de ce dernier temple, mais dont l’objet fut également de soutenir et de niveler le terrain d’une petite terrasse, qui contient aussi les débris en marbre d’un édifice. Parmi ces débris, plusieurs sont couverts d’inscriptions, dont une, gravée sur un beau pilastre, remonte peut-être à l’Autonomie, ou du moins n’est pas postérieure au règne des Lagides, mais elle n’offre malheureusement que des noms propres[278]. Une autre, publiée par M. Letronne, d’après la copie rapportée par Della-Cella, et appartenant, selon ce savant, à l’époque des empereurs, est ainsi conçue :

Claudia Venusta, fille de Claude Carpisthène Melior (a élevé) à ses frais (la statue de) Bacchus, ainsi que le temple (où elle est placée)[279].

Il paraît d’abord résulter de ce dernier document, que les débris que nous avons sous les yeux ne sont pas antérieurs à l’époque romaine, et que l’analogie de position et d’aspect, que j’ai cru entrevoir entre ces ruines et celles du temple d’Apollon n’est qu’accidentelle, et n’entraîne aucun rapport de contemporanéité. Cependant, loin d’être convaincu par de pareils indices, ils fournissent au contraire un nouvel appui à mes précédentes conjectures. L’inscription qui n’est pas postérieure au règne des Lagides, se trouve enfouie parmi les mêmes débris avec celle qui appartient à l’époque romaine : égale dissemblance entre une inscription et des preuves monumentales, auprès de la fontaine d’Apollon, et auprès de ce temple de Bacchus ; nouvelle preuve de ce que j’ai avancé en parlant du Cæsareum, et par conséquent, même induction qui me porte à croire qu’ici, de même que devant la fontaine d’Apollon, et sur la colline de César, il exista dans l’Autonomie ou sous les Lagides un temple ; que ce temple fut réédifié à l’époque romaine, et qu’il peut avoir changé à cette époque de destination, comme il peut l’avoir conservée.

Nous nous rendons de nouveau à la rue de Battus, auprès de laquelle une grande construction a frappé nos regards du haut du Cæsareum ; et nous ne tardons pas d’arriver, en la suivant, auprès de l’immense édifice que nous avons aperçu. Un seul coup d’œil suffit pour dissiper les prestiges que s’était déja forgés notre impatiente curiosité : toutefois, si ces nouvelles ruines ne nous apprennent pas grand’chose pour l’histoire archéologique de Cyrène, nous trouvons qu’elles méritent du moins l’épithète que nous leur avons donnée. Elles présentent, en effet, une enceinte carrée ayant cent quatre-vingts mètres de long sur cent vingt-cinq de large. Cette enceinte est divisée en deux parties, dont une ne forme qu’un enclos sans traces de subdivisions, et l’autre était composée de quatre pièces voûtées, enduites de ciment pareil à celui des citernes : deux d’entre elles sont encore debout ; les lettres latines, marques de repère des architectes, dont chaque pierre est isolément empreinte, indiquent qu’elles sont de l’époque romaine. En outre, deux aqueducs venaient aboutir à cette construction : l’un y conduisait les eaux de la source de Saf-saf, bourg situé à quatre lieues à l’est de Cyrène ; et l’autre, par ses ramifications, paraît avoir été destiné au contraire à les répandre de l’édifice dans diverses parties de la ville. Ces observations portent naturellement à croire que ce monument dut être un immense réservoir construit au milieu de Cyrène, pour subvenir d’une manière plus commode aux besoins des habitants. Non que je croie que toute l’enceinte fut, dans l’antiquité, remplie d’eau ; la partie voûtée, d’ailleurs assez considérable par elle-même, me paraît seule avoir été réservée à cette destination. Cette supposition se change même en certitude, si l’on observe que les parois des voûtes, et non celles du reste de l’enceinte, sont intérieurement enduites de ciment.

Il serait superflu, ce me semble, de grossir cette description de l’énumération minutieuse de chaque agglomération de pierres que l’on rencontre en parcourant la plaine de Cyrène. Lorsque j’aurai dit qu’entre les monuments décrits s’élèvent çà et là des pans de murs, accompagnés de fragments de colonnes et de petits souterrains, ou bien des monceaux informes de débris de toute espèce, et que ces rocailles portent les noms modernes de Mektelèh, Cheghièh, Bou-Ghadir et autres, je ne crois pas qu’en dissolvant ces précieux renseignements dans un fort grand nombre de phrases on m’en saurait bien bon gré. Le plan de ces ruines suffit pour dire ces choses, et il les dira du moins plus succinctement. Il vaut donc mieux que je m’arrête là, où je puis trouver quelques faits à glaner. Les rues de Cyrène sont devant moi ; je suis tenté de les parcourir ; mais, réflexion faite, les notions qu’elles donnent sont peu variées, et ne valent pas la peine d’être exposées comme je les ai recueillies, c’est-à-dire en traînant le lecteur pas à pas dans ces sentiers abandonnés : je préfère les lui résumer, et le laisser en repos.

Les rues de Cyrène, outre celle de Battus, sont au nombre de cinq ; une seule est dirigée de l’est à l’ouest : les quatre autres se prolongent irrégulièrement vers le sud, où elles finissent par former deux angles très-aigus. Elles sont toutes sillonnées de traces des chars antiques, ce que l’on observe partout où la roche s’y trouve dépouillée de terre. Une d’entre elles paraît néanmoins avoir été spécialement consacrée aux courses de chars : non seulement elle est plus large que les autres, et les traces y sont plus profondes et plus multipliées ; mais le mot ΙΠΠΙΚΟΣ profondément gravé en lettres de plusieurs pouces sur la paroi du mur de roche qui en forme un des côtés, indique assez clairement que ce lieu est un ancien hippodrome. Ces rues ne sont point spacieuses, il s’en faut de beaucoup ; l’hippodrome même n’a que dix mètres de largeur, et les autres ne dépassent jamais quatre mètres. Elles sont formées par intervalles, et selon la disposition du sol, tantôt de deux rangs de bornes équarries posées à des distances égales, tantôt d’un ou de deux murs de roche taillés à pic, mais peu élevés ; et d’autres fois par deux rives décrivant un faible talus. A moins que le terrain ne soit latéralement à la rue tout-à-fait uni, ce qui est rare, on y trouve des séries de grottes sépulcrales semblables à celles de la Nécropolis. De courtes inscriptions grecques et latines y sont gravées intérieurement ou extérieurement : elles apprennent que le tel est mort il y a environ deux mille ans ; que ce tombeau est pour lui et les siens ; et rien de plus. Au-dessus des excavations et dans les endroits même qui en sont dépourvus, s’élèvent çà et là parallèlement aux rues des tombeaux élégants couverts en forme de toit, et surmontés infailliblement autrefois de statues. Indépendamment de ces mausolées, dont la situation au centre de la ville et la position élevée inspirent des idées touchantes, on voit aussi le long des rues une prodigieuse quantité de sarcophages monolithes de roche grossière ; en un mot, on peut dire que ces sentiers accompagnés de tant de témoignages de piété funèbre produisent, chacun en petit, à peu près le même effet que la Nécropolis produit en grand.

Dans l’espace qui les sépare, espace très-étroit comparativement à leur longueur, on trouve, de même que dans la partie septentrionale des ruines de la ville, de nombreuses agglomérations de pierres, débris de monuments réduits à cette dernière forme par les laboureurs qui cultivent la plaine de Cyrène. Il faut cependant en excepter quelques restes d’édifices. Tels sont les ruines d’un bain construit en briques, et conservant plusieurs pièces voûtées ; un stadium formé par de simples rangs de bornes semblables à celles des rues ; deux petits temples hypogées de l’époque romaine avec des emblêmes chrétiens ; et enfin plusieurs châteaux, dont deux entre autres sont situés à l’extrémité méridionale des ruines, chacun auprès de l’angle aigu qu’y forment les rues en se joignant.

Le plus oriental de ces derniers, beaucoup plus considérable que les autres, est, si je ne me trompe, et sauf la restriction de réédification, celui que l’histoire a rendu célèbre par le siége de Thimbron, les révoltes des Cyrénéens contre les Lagides, le massacre des envoyés d’Égypte, et autres événements connus[280]. Dans son état actuel il présente tous les caractères de l’époque romaine, dont le plein cintre est mon indice ordinaire, et, je crois, le plus sûr. Ses murs sont défendus à chaque angle par un bastion auquel vient se joindre une forte courtine ; et six entrées, pareilles à celles que j’ai fait remarquer aux édifices romains du même genre, s’aperçoivent à la base de l’enceinte, autour de laquelle règne un large fossé entouré lui-même d’une enceinte extérieure.

Cette position du grand château de Cyrène à l’extrémité méridionale de la ville ne me paraît pas devoir surprendre. S’il est probable, comme je le démontrerai bientôt, que durant l’Autonomie, Cyrène n’eut point à redouter les incursions des Libyens ses voisins, il ne l’est pas moins qu’elle dut être forcée de les tenir en respect. Or, cette grande citadelle placée comme avant-poste vis-à-vis des bourgades indigènes de l’intérieur des terres, était bien propre, dans ces temps de force et de gloire, à répandre au besoin de son sein l’épouvante dans les plaines du sud, et à assurer à la brillante reine de la Libye au moins un empire d’éclat sur les hordes de Barbares qui l’entouraient. Mais lorsque, sous les préteurs romains, les temps furent devenus moins prospères, la citadelle dut également changer de destinée. Au lieu d’aider les Cyrénéens, comme dans l’Autonomie, à régner, sinon en souverains, du moins en seigneurs, sur les farouches Libyens, elle fut probablement réduite à servir de boulevart contre leurs attaques audacieuses. Sous ce dernier rapport, la position de la citadelle de Cyrène s’accorde parfaitement avec celle d’autres édifices semblables, que nous avons précédemment rencontrés dans des lieux éloignés du littoral. Sa réédification romaine est aussi un nouveau garant des inductions émises à ce sujet ; et cette réédification, jointe aux grandes dimensions de l’édifice et à l’aspect des nombreux débris de ses tours colossales qui couvrent maintenant le sol, sert, pour ainsi dire, de commentaire aux affligeantes narrations de Synésius ; elle en offre même des preuves si évidentes, qu’il devient presque superflu d’ajouter que dans toute la plaine qui s’étend au sud de Cyrène, et à une distance de quatre ou cinq lieues, chaque colline est couronnée des ruines d’un petit château, et que ces châteaux appartiennent tous à la même période de décadence et de détresse, à la période romaine. D’autres observations se rattachent au lieu où je me trouve, et me suggèrent d’autres rapprochements qui ne le cèdent pas, à mes yeux, en vraisemblance et en intérêt au précédent.

La rue finit auprès du grand château ; mais à ce point elle se change en chemin spacieux qui contourne brusquement vers l’est, conserve, pendant plusieurs lieues de distance, des traces d’anciens chars ou chariots, et conduit auprès des ruines de Limniade et de Thintis. Il est important de dire que les autres rues de Cyrène ne sont pas, comme celle-ci, suivies de chemins qui paraissent avoir été frayés dans les temps antiques ; et quoique la conservation de celui dont il s’agit puisse être attribuée à sa direction orientale qui le fait servir par cette raison, de nos jours, de ligne de communication entre les habitants de Derne et les Scénites de Cyrène, néanmoins ce fait est remarquable, et aide puissamment aux conjectures que je vais émettre.

Non loin de la citadelle, et vers le côté méridional du chemin, on voit un endroit spacieux qui paraît avoir été ceint autrefois de bornes. D’immenses caroubiers dont le tronc principal, profondément crevassé par le temps, est entouré et quelquefois soutenu d’une nombreuse famille de rejetons devenus arbres vigoureux à leur tour, sont irrégulièrement groupés çà et là, et forment de ce lieu un petit parc délicieusement ombragé. Cette circonstance est d’autant plus frappante, que le reste de la plaine occupée par les ruines de Cyrène est tout-à-fait dépourvu d’arbres. D’après ces observations, ne serait-on pas porté à croire que ce fut dans ce lieu qu’exista le marché de Cyrène, cité par le chantre des Pythiques[281], si l’on se rappelle surtout que dans l’antiquité les marchés étaient toujours séparés de la ville ? Il faut remarquer en outre que la partie la plus habitée de la Cyrénaïque fut incontestablement la partie orientale : le grand nombre de ruines que nous y avons rencontrées, et la situation même de la métropole relativement à ces ruines, en sont des preuves palpables. Or, le chemin qui traversait, de ce côté, plusieurs villes et une infinité de bourgs et villages, rendait la localité dont il s’agit très-favorable, pour un pays agricole, à l’établissement d’un marché public ; et l’espèce de parc que je viens de décrire semble aussi avoir été nécessaire en été, sous le ciel brûlant de la Libye, pour abriter le peuple qui devait y venir de tous côtés étaler ses denrées.

Cependant, si ces conjectures sur le marché de Cyrène sont fondées, elles réfutent les idées que Thrige a émises à ce sujet sur la foi d’un voyageur dont j’ai naguère prouvé la crédulité, et que je trouve maintenant mauvais observateur. La longue série de grottes de la partie occidentale de la Nécropolis, précédemment décrites, et offrant, je le répète, la plupart des inscriptions tumulaires tant au dehors qu’à l’intérieur, ont paru à Lemaire autant de boutiques taillées dans le roc, et contenant des chambres et des fenêtres[282]. D’après ce témoignage que d’autres pourraient traiter d’erreur grossière, il n’est pas surprenant que le savant Danois ait avancé que le marché de la ville de Cyrène existait dans le lieu indiqué par Lemaire, et que ce lieu offrait une preuve de la grande activité du commerce des Cyrénéens[283]. C’est ainsi que les excursions rapides des voyageurs dans les contrées classiques, ne pouvant leur permettre que des aperçus superficiels, servent parfois à obscurcir l’histoire au lieu de l’expliquer.

Que si Lemaire, sans avoir aucune idée d’archéologie comparée, eût cependant donné quelque développement à ses descriptions ; s’il eût ajouté que ces boutiques se trouvaient sur le penchant abrupt de la montagne, qu’on ne pouvait y parvenir qu’en escaladant des ravins, ou en suivant un sentier très-étroit, il est hors de doute que, d’après ces indications, le profond érudit Thrige se serait bien gardé de placer dans ce lieu le marché d’une grande ville, où devaient arriver de tous côtés un grand nombre de charriots, où devait affluer une population agricole, commerciale et surtout très-riche. Ces considérations me font insister plus fortement sur la place que j’ai indiquée au marché de Cyrène, dans la plaine aux confins méridionaux de la ville, et me suggèrent encore une idée sur ce lieu, idée très-vague, il est vrai, et que je donne pour telle, sans pouvoir toutefois résister à l’attrait qu’elle me présente.

A l’extrémité de la rue, endroit non loin duquel, je suis forcé de me répéter, sont la citadelle et le marché de Cyrène, on trouve un groupe d’hypogées à façades d’ordre dorique très-ruinés, mais qui, si l’on en juge par leurs débris, ne le cédaient ni par la magnificence du travail, ni par le grandiose des dimensions, aux plus beaux monuments de la Nécropolis. Pindare nous apprend que le tombeau de Battus premier fut placé à l’extrémité du marché de Cyrène[284] ; et Catulle rappelle évidemment cette tradition en parlant du tombeau sacré de Battus l’ancien[285]. Serait-ce céder trop facilement à mon penchant pour les hypothèses, si je supposais qu’un de ces tombeaux qui élèvent encore auprès du parc silencieux leur faîte décrépit, quoique sans doute réédifié, eût contenu primitivement les cendres du chef de la colonie de Théra ? J’ai cherché attentivement parmi les monceaux de débris qui encombrent les façades de ces tombeaux, et rien n’a pu aider à mes conjectures. Le nom de Carnéade, gravé sur un cube de marbre richement sculpté[286], a frappé mes yeux ; mais cette intéressante homonymie à laquelle j’aurais désiré m’arrêter, fait sourire involontairement l’esprit dans ces solitudes, sans pouvoir toutefois le convaincre.

Il me reste à parler d’un autre fait, entraînant d’autres identités, et se rapportant à la même époque que les précédentes. Pour en prendre connaissance, il faut que, du point où je me trouve, je traverse les ruines de Cyrène dans leur plus grande étendue ; que j’en franchisse l’enceinte présumée, et que j’arrive à l’extrémité occidentale de la Nécropolis.

J’ai fait mention des groupes d’arbres et d’arbustes qui ornent cette partie de la Nécropolis. Si l’on s’avance à travers le flanc de la montagne qui se prolonge vers l’ouest, le nombre de ces arbres augmente de plus en plus ; ils s’étendent même au-dessus du plateau dans l’espace de quelques minutes, jusqu’à ce qu’on rencontre un profond ravin, bordé de précipices et couvert d’une riche végétation. Cette forêt, la seule qui existe sur la plaine et aux environs de Cyrène, rappelle le bois que le pieux Battus fit planter auprès de la ville, et qu’il consacra aux dieux[287] ; rapprochement vers lequel j’ai été d’autant plus facilement entraîné, qu’un monument remarquable m’a paru l’appuyer. A l’extrémité de la forêt, et sur le flanc oriental du ravin qui lui sert de limite, on voit un sanctuaire creusé dans le roc, et le plus grand comme le plus pittoresque de tous ceux que j’ai vus dans la Pentapole. Des marches taillées avec un soin infini aident à y descendre de la plaine de Cyrène, comme à y monter du fond du ravin. Ces marches, assez larges pour que deux personnes puissent y passer de front, présentent le plus souvent une saillie hors du flanc du ravin, quelquefois y sont profondément creusées, et de telle manière qu’elles se trouvent enfouies entre deux murs de roche très-exhaussés.

A ces différences occasionées par les angles brusques du ravin, la nature et le temps en ont ajouté d’autres. Le ciel pluvieux de la Cyrénaïque et sa chaleur fécondante donnent à la végétation une telle activité, qu’elle se glisse partout, remplit chaque cavité, couvre chaque élévation. Elle paraît même vouloir lutter de force avec la dureté des rocs : elle leur dispute à chaque pas le terrain, les divise en mille parties, pénètre dans leurs moindres crevasses ; enfin, pour revenir à mon sujet, elle change de faibles arbustes en arbres vigoureux, et présente des troncs noueux, d’épais ombrages sur des massifs de roche auparavant nus et polis : tel se trouve en effet le bel escalier qui conduit au sanctuaire.

On pénètre dans l’hypogée par trois grandes marches, et l’on arrive dans une vaste pièce quadrangulaire, entourée d’un banc large et peu élevé ; au fond on voit un autel carré, au-dessus duquel est une grande niche réservée à la statue de la divinité qui présidait à ce lieu. Les plantes saxatiles, et celles principalement qui aiment les endroits humides et ombreux, couvrent à un tel point les parois de l’hypogée, qu’il faut les en enlever par touffes, afin de pouvoir déchiffrer les inscriptions dont ces parois sont couvertes. Après ce dépouillement que l’on fait à regret dans ce lieu antique, et comme si l’on portait sur ces champêtres décorations une main sacrilége, un simple coup d’œil jeté sur l’ensemble des inscriptions suffit pour nous convaincre qu’elles appartiennent à des époques bien différentes entre elles. Elles bariolent en tous sens, et de la manière la plus irrégulière, le moindre recoin de l’hypogée : les unes sont gravées profondément en lettres de cinq ou six pouces ; les autres sont d’une écriture si fine qu’à peine sont-elles perceptibles ; et, considérées séparément, chacune d’elles est sans liaison avec celle qui la précède ou la suit, et ne forme jamais qu’une phrase très-courte, souvent tronquée par le temps. Puis on lit çà et là une foule de noms isolés, dont l’homonymie, quoiqu’elle ne soit peut-être qu’illusoire, produit néanmoins une agréable surprise : Tels sont ceux d’Aristocle, Alexandre, Jason, Agathocle, et autres.

En résumant ces documents intéressants, il en résulte que ce lieu était un temple hypogée consacré probablement à l’une des principales divinités de Cyrène, et que les étrangers venaient le visiter, comme pour acquitter un pieux devoir. Or, la situation de ce monument religieux auprès de la seule forêt que l’on trouve sur la plaine de Cyrène, me paraît s’accorder parfaitement avec l’objet et l’origine présumés de ce bois, qui remonterait par conséquent à la première phase de la colonisation grecque en Libye. Les cyprès majestueux qui le composent, seraient donc les descendants de ces arbres que le chef de la dynastie des Battiades consacra aux Dieux ! Et cette destination votive, fruit de la sage politique d’un roi populaire, aurait traversé les divers âges de la Pentapole : elle aurait survécu aux changements de gouvernement et de mœurs ; elle aurait été respectée par les maîtres successifs de cette contrée ; et n’aurait enfin échoué que contre la nouvelle religion de l’Orient, contre l’austère christianisme, dont ici, comme ailleurs, on retrouve les emblêmes dans de petites niches informes qui déparent l’entrée du vénérable sanctuaire.

Tels sont les tristes et rares débris que j’ai aperçus dans le lieu où s’élevait autrefois Cyrène, et le petit nombre d’identités historiques que j’ai pu établir sur eux avec quelque fondement. Pour donner une idée moins imparfaite de cette ville célèbre, et surtout de ses monuments, je voudrais en vain suppléer aux ravages du temps par les ressources que présentent ordinairement les livres, ces autres débris des âges antiques, je n’y trouve, à mon grand regret, qu’à glaner çà et là de stériles et ingrates notions.

Selon quelques auteurs, une ville nommée Zoes ou Zoa aurait existé antérieurement à Cyrène, et dans le lieu même où celle-ci fut bâtie. Les uns ont prétendu que cette ville fut fondée par Battus, et nommée par la suite Cyrène[288] ; et les autres, que Battus n’en fut que le second fondateur[289]. Mais plusieurs savants, entre autres Wesseling, Walckenaer, et notamment Thrige[290], ont suffisamment combattu cette opinion, et prouvé qu’elle n’avait d’autre fondement qu’une erreur philologique, laissée dans l’édition d’Hérodote de Valla. Je ne me fatiguerai pas non plus inutilement à éclaircir quelle fut la véritable origine du nom de la ville de Cyrène. Je laisserai à d’autres le soin de déterminer si cette origine vient du mont ou de la fontaine Cyré, comme le dit Callimaque ; si ce nom de Cyré est libyen ou grec, ce dont Mannert doute ; ou bien si Cyrène dut son nom à la fille du roi Hypsée, dont l’histoire, racontée primitivement par Pindare, fut expliquée ensuite de diverses manières par Diodore, Eustathe, Justin, Étienne, et devint surtout bien connue par les beaux vers de Virgile. Ce qui résulte d’incontestable de ces traditions obscures et compliquées, c’est que la ville de Battus fut bâtie sur le sommet de la montagne, et auprès de la belle fontaine que j’ai décrite ; que cette fontaine fut par la suite consacrée à Apollon, et que la ville fut nommée Cyrène, n’importe à nous qu’elle ait pris ce nom de la montagne, de la source, ou de la fille du roi Hypsée.

Il est aussi hors de doute que, si l’on en excepte Carthage, Cyrène dut être la ville la plus considérable de l’Afrique connue de l’antiquité : l’étendue de ses rues en est un témoignage encore marquant de nos jours. Strabon dit qu’elle était située sur une plaine élevée, unie comme une table, et à cent stades de la mer ; ce qui permit au célèbre géographe de l’apercevoir de son vaisseau dans un trajet maritime. De tels renseignements servent à toutes les époques : le temps n’y peut rien changer, aussi les avons-nous trouvés exactement fidèles. Nous n’en pouvons dire autant des édifices qui ont fait surnommer Cyrène la Magnifique, la très-bien Bâtie, la Ville au trône d’or[291]. Cependant, quoique nous n’ayons vu à leur place que des débris clair-semés et d’informes agglomérations de pierres, le grand nombre de tombeaux encore debout et l’élégance de leur architecture portent à croire le chantre des Pythiques, d’autant plus que l’histoire a pris le soin de faire mention de plusieurs de ces édifices.

Indépendamment des temples d’Apollon et de Bacchus dont j’ai parlé, nous savons par Hérodote qu’à l’est de Cyrène s’élevait une colline consacrée à Jupiter Lycéen[292], et probablement couronnée d’un temple. Pausanias nomme celui de Jupiter Olympien, et Tacite, celui d’Esculape, dans l’un desquels les Cyrénéens renfermaient leur trésor[293]. On peut citer encore ceux de Minerve, de Rhea, de Saturne, et enfin celui de Diane où l’on célébrait les fêtes Artemitia, instituées à Cyrène en l’honneur de cette déesse[294].

Ces temples, dit Théophraste, étaient construits en bois de thyon[295] ; et quoiqu’il soit permis de n’appliquer les expressions du naturaliste grec qu’à la charpente seule, et non à la totalité des édifices, néanmoins cet usage s’explique suffisamment par les grandes forêts de cet arbre qui couvrent les montagnes de la Pentapole, et par le défaut de marbre et d’autres matériaux précieux qui leur sont étrangers. En outre, cette importante tradition ajoute une nouvelle raison à celles que j’ai données relativement à la complète destruction des édifices de l’Autonomie. Si l’on se rappelle les fréquents incendies causés par les Barbares qui envahirent dans les quatrième et cinquième siècles les différents cantons de la Cyrénaïque septentrionale, et dont Synésius a tracé plusieurs fois l’affligeant tableau, on cessera assurément d’être surpris que les restes des temples échappés aux réédifications romaines, et construits en grande partie de bois résineux, soient devenus à cette époque la proie des flammes, au point que nous ne trouvions plus à leur place que des pierres éparses ; tandis que, dans d’autres contrées, des monuments qui remontent à une antiquité infiniment plus reculée, bravent et braveront encore long-temps les efforts des hommes et des siècles.

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