Relation d'un voyage dans la Marmarique, la Cyrénaïque, et les oasis d'Audjelah et de Maradèh
[79]Strab. l. II, c. 4.
[80]L. IV, 189, 190.
[81]Statice pruinosa, Vivia. Flor. Liby. specim. p. 17.
[82]Hérod. l. IV, 192. Les anciens ont donné ce nom à la gerboise, à cause de l’extrême brièveté des jambes de devant et de la longueur de celles de derrière.
[83]Hérodote, l. IV, 162.
[85]Agriculteurs égyptiens.
[86]Nommé borgho en Égypte.
[87]Il faut en excepter les Almès et les Ghaou-Azis, danseuses publiques.
[88]Les femmes des Gidanes, peuplade nomade qui habitait la partie occidentale de la grande Syrte, se faisaient honneur de porter autour de la cheville du pied autant de bandes de peau qu’elles avaient fait de conquêtes. (Hérod. l. IV, 176.)
[89]J’ai déja dit que, dans ce coup d’œil sur les mœurs des habitants de la Marmarique, je ne comprenais point les Harâbi.
[90]Une jeune Bédouine, demeurant dans un camp d’Arabes voisin d’un village d’Égypte, avait des liaisons avec le fils d’un Fellah. Aveuglés par une passion mutuelle, les deux amants, sans réfléchir à la barrière insurmontable qui s’opposait à leur union, profitaient des ombres de la nuit pour se voir furtivement. Une indiscrétion trahit leur amour clandestin ; épiés, ils furent bientôt surpris : aussitôt les parents de la jeune Bédouine s’emparent du couple infortuné, et, ce que l’on ne peut dire sans horreur, excités par leur féroce orgueil, ils plongent indistinctement le poignard dans le sein des deux victimes ; ils mutilent leurs corps, et les membres palpitants, confondus par une union atroce, sont jetés dans le Nil !
Une pareille action peut donner une idée de l’excessif orgueil des Bédouins en général ; mais je dois faire remarquer qu’elle a été commise par des Arabes qui, ayant quitté le désert, croient racheter les antiques vertus qu’ils ont abandonnées avec lui, en se montrant plus fiers encore de leur origine.
[91]Plantes potagères dont les Égyptiens font un grand usage.
[92]Premier mot de la prière que font les Musulmans avant de se mettre à table ; de cet usage, le bismillah est devenu la formule habituelle pour inviter à partager le repas.
[93]Cette prière est ainsi nommée, parce qu’elle se fait immédiatement au coucher du soleil.
[94]Gros bâton ou plutôt espèce de massue, ordinairement ferrée à son extrémité.
[95]Branches de palmier.
CHAPITRE V.
Côté oriental des montagnes cyrénéennes. — Irasa et Thesté. — Arrivée à Derne. — Accueil des habitants.
Après avoir franchi une lagune que forme le golfe de Bomba, nous arrivâmes sur les premiers échelons des montagnes de l’ancienne Pentapole libyque. Les ravins qui en sillonnent les flancs, obligent les caravanes à faire de nombreux contours. Durant ce trajet, la sommité des monts qui reculait toujours devant nous, me paraissait un point mystérieux au-delà duquel je devais découvrir mille objets nouveaux ; mais le pas lent et mal assuré des chameaux sur ces terrains pierreux secondait mal mon impatience. Cependant, plus nous nous élevions, plus la nature changeait d’aspect : d’abord l’on n’aperçoit que des oliviers clair-semés et quelques arbustes étrangers à la Marmarique ; le sol, encore peu boisé, en rend le coup-d’œil assez triste. La force de la végétation suit la progression des hauteurs. Enfin, après quatre heures de marche, dès que nous en eûmes atteint le sommet, un spectacle nouveau s’offrit à nos regards. La terre, continuellement jaunâtre ou sablonneuse dans les cantons précédents, est colorée dans ces lieux d’un rouge ocreux ; des filets d’eau ruissellent de toutes parts, et entretiennent une belle végétation qui fend les roches moussues, tapisse les collines, s’étend en riches pelouses ou se développe en forêts de genévriers rembrunis, de verdoyants thuyas et de pâles oliviers.
Ce riant tableau d’une nature animée, tout-à-fait étranger aux Nubiens et Égyptiens qui m’accompagnaient, produisit sur eux une vive impression. Je jouissais de leur surprise : leurs yeux ne s’étaient jamais portés que sur les crêtes stériles des brûlantes collines qui bordent la vallée du Nil ; ils ne connaissaient point d’eau plus limpide que les flots épais du fleuve qui vient chaque an désaltérer leurs champs grisâtres et poudreux ; ils n’avaient aucune idée de ces roches humides bronzées de mousse, de ces bocages qui ornent la pente d’un ravin, de ces irrégularités de sites, de ces disparates de couleurs, qui forment néanmoins ensemble un tout harmonieux. En un mot, nés dans une contrée où la partie habitée est triste par sa monotonie et où les déserts présentent une image affreuse, ils ne soupçonnaient pas même ces aimables caprices de la nature qui, dans les climats favorisés du ciel, rendent les solitudes mille fois plus attrayantes que les lieux habités.
Nous nous arrêtâmes auprès d’un bassin formé par une enceinte de rochers et couvert d’une jolie pelouse. Un ruisseau serpentait au milieu ; il jaillissait du sein d’une grotte ornée de festons de lierres rampants, et de bouquets de cytises dont les tiges légères étaient balancées par le bouillonnement des eaux. Cette fontaine s’appelle Ersen, ou Erasem ; elle est située immédiatement à l’extrémité de l’immense plaine qui s’étend sur ces montagnes et que nous nommerons Plateau cyrénéen. Un rideau de genévriers de Lycie borne l’horizon à l’ouest, et détache par sa teinte obscure les beaux arbrisseaux qui s’élèvent çà et là aux alentours. Tandis que mes compagnons de voyage se reposaient de leurs fatigues, et que les chameaux paissaient avec avidité les herbes touffues du bassin d’Erasem, cet endroit délicieux, si propre à éveiller des souvenirs historiques, m’en rappela, par sa situation et surtout par l’analogie de son nom, un des plus intéressants.
Suivant le père de l’histoire, les Libyens d’Aziris, probablement les Giligammes[96], jaloux de voir les Grecs séjourner si long-temps dans leur canton, les persuadèrent de le quitter, pour se rendre, sous leur conduite, dans l’ouest, leur promettant de leur faire connaître une terre beaucoup plus fertile. Ils leur firent traverser pendant la nuit le beau pays d’Irasa, et les conduisirent en effet dans un lieu dont la fécondité et les sources abondantes répondirent tellement à leurs promesses, que les Grecs y établirent définitivement le siége de la colonie[97].
Le même historien nous apprend que lorsque les Cyrénéens eurent, par des envahissements sur les terres de leurs voisins, provoqué contre eux une expédition d’Apriès, ils furent à la rencontre de l’armée égyptienne et la défirent à Irasa, auprès de la fontaine de Thesté[98].
Frappé de la grande analogie du nom Erasem avec celui d’Irasa, il me parut aussi que ce lieu, par sa situation sur les confins du plateau cyrénéen, convenait parfaitement aux Grecs pour repousser avec avantage une armée venant de l’Orient. Cette situation, d’après laquelle Irasa se trouverait à côté même d’Aziris, me parut également susceptible d’expliquer les précautions que prirent les Libyens pour dérober à la connaissance des Grecs le pays d’Irasa, quoiqu’ils les conduisissent dans un canton plus fertile encore. Plusieurs savants, n’en connaissant point la nécessité, l’ont contestée ; cependant, ne paraîtrait-il point évident que les Libyens ne prirent le soin de conduire les Grecs au mont Cyra, qu’afin de rester libres possesseurs de l’un et l’autre lieu, soit pour être débarrassés d’un voisinage qu’ils redoutaient, soit parce que la belle fontaine de Thesté pouvait être autrefois, comme elle l’est de nos jours, le point de ralliement de tous les bergers du canton ? A ces raisons, plus ou moins vraisemblables, j’en ajouterai une autre qui ne laisserait plus aucun doute sur ce point de géographie ancienne, si elle pouvait être sanctionnée par l’approbation des savants.
Dans la neuvième pythique, Pindare fait mention d’une ville d’Anthée, située à Irasa[99] ; et, chose remarquable, Scylax donne au cap au-dessus duquel se trouve Erasem, le nom de Chersonèse Antide[100]. La légère différence qui existe entre ce nom et celui de ce géant de la fable, ne me paraît point présenter une grave difficulté ; d’autant plus que Lucain, dont les descriptions géographiques sont en général si fidèles, confirme évidemment ce rapprochement. Il place le royaume d’Anthée dans cette région de la Libye où l’on trouve de petites montagnes, et des rochers escarpés[101] : manière aussi ingénieuse que fidèle de désigner les cantons septentrionaux de la Pentapole, dont les terrasses, taillées souvent à pic, ne forment néanmoins ensemble qu’un diminutif du plateau atlantique.
Après une heure de repos, nous quittâmes Erasem, nous dirigeant, ainsi que les colons grecs, vers la fontaine d’Apollon ; mais plus heureux qu’eux, nous traversâmes le riant pays d’Irasa, à la clarté d’un beau jour. La route que nous suivions avait été frayée par le feu, à travers une épaisse forêt d’arbres déja nommés. Leurs troncs décrépits, abattus par le temps, couvraient partout le sol, dans le plus grand désordre ; et des ravins, formant en hiver autant de petits torrents, contribuaient à varier l’aspect de ce lieu, image à la fois de vie et d’abandon, de jeunesse et de vétusté.
Nous marchâmes pendant deux heures dans la forêt ; chemin faisant, les guides m’avertirent de faire museler mes chameaux. Une ombellifère nommée Derias, qui, à cette époque, commençait à couvrir le sol de larges touffes de feuilles luisantes et multifides, était la cause de ces précautions. J’indique ici ce fait pour en prendre acte en son lieu ; j’en donnerai ailleurs l’explication.
Après cette forêt, le terrain continue d’être inégal, pierreux, mais très-fertile. Le voisinage de Derne rend ce nouveau canton très-habité. On peut attribuer à la même cause la rareté d’arbres que j’y remarquai. Les Arabes, ne connaissant d’autre agriculture que celle des céréales, ont apparemment dépouillé ces lieux des bois qui devaient les couvrir, pour multiplier les moissons. Au reste, la nature elle-même ne paraît point avoir jamais développé toute la force de la végétation dans la partie orientale du plateau cyrénéen. La forêt d’Erasem semble l’attester, puisque aucun arbre n’y atteint plus de dix à quinze pieds de hauteur. Il faut pénétrer plus avant dans la Pentapole, pour trouver ces lisières touffues de majestueux et lugubres cyprès qui attirent dans cette contrée les nues fécondantes, et ceignent l’infortunée Cyrène comme d’un long crêpe de deuil.
Dans toute la partie du plateau que je viens de décrire, je n’aperçus aucune ruine remarquable. Des débris amoncelés sur de petites hauteurs m’offrirent là, comme dans la Marmarique, les indices d’anciens postes fortifiés ; et des vestiges de grandes enceintes isolées que je rencontrai dans les bas-fonds, me parurent avoir servi de campement aux anciens nomades. Ces lieux auraient dû être visités, il est vrai, avec plus de soins que je n’ai pu le faire : l’on conçoit qu’en se bornant à recueillir des renseignements, à suivre la même ligne, ou bien à faire tout au plus de courtes excursions à droite et à gauche, bien des choses intéressantes m’auront peut-être échappé ; mais toutes les personnes qui m’accompagnaient étaient tellement épuisées par les fatigues, qu’il eût été cruel de les retenir à quelque distance de la ville, pour aller à la recherche de quelques pierrailles antiques. Je fis diriger la caravane sur Derne.
A cet effet, nous contournâmes insensiblement vers le nord. C’était un jour de fête pour mes domestiques ; malgré leur état souffrant, chacun d’eux avait mis ses plus beaux habits. Ils allaient enfin arriver dans une ville, dans cette ville si souvent l’objet de leurs vœux. Aussi, dès le matin tous les regards se portaient vers l’horizon pour la découvrir. Celui qui l’apercevrait le premier devait recevoir une récompense de ses camarades ; telles étaient leurs conditions : mais cet aspect devait les frapper tous à la fois, et d’une manière inattendue.
Déja la plaine unie de la mer avait succédé aux aspérités rocailleuses qui bornaient auparavant notre vue, et cependant rien dans l’horizon n’offrait la moindre apparence d’une ville, lorsqu’un cri général s’éleva tout-à-coup dans la caravane : El beled ! el beled ! s’écria-t-on tous à la fois. C’était Derne en effet que nous voyions à très-peu de distance de nous, mais au-dessus de laquelle nous nous trouvions à mille pieds environ de hauteur. Cette situation nous expliqua les plaisanteries de nos guides qui se jouaient depuis long-temps de notre impatience. Nous étions sur l’extrémité septentrionale de cette partie du plateau cyrénéen. Une plaine, petite lisière de terre, sépare les escarpements du plateau des bords de la mer, et la ville est bâtie en partie sur cette plaine, et en partie sur la pente des collines qui forment les premières assises de la montagne. De ce point, les maisons des habitants et les dômes de leurs santons nous paraissaient comme des taches blanchâtres à travers des bouquets de palmiers, ou bien elles étaient éparses sur des tapis de verdure au milieu des jardins de la ville et des petits champs qui l’entourent.
Après un mois d’une vie errante, et souvent très-pénible, dans une contrée sans abri, ce n’est point sans plaisir que l’on porte les yeux sur des habitations humaines. Quelque mesquines qu’elles soient, elles paraissent dans ces moments autant de palais, asyles du repos et séjour de l’aisance. Malgré la différence des religions et la réserve qu’elle entraîne pour un Européen, il espère du moins reprendre quelque force dans le sein d’une société à laquelle il ne demande qu’une hospitalité momentanée.
Ces idées occupaient agréablement mon esprit ; mais elles agissaient bien plus puissamment sur mes compagnons de voyage. Si mon corps, plus habitué aux fatigues et aux privations du désert, n’avait jamais cédé aux maladies qu’elles occasionnent, il n’en était pas de même de M. Müller et de mes domestiques. Une violente dyssenterie tourmentait le jeune orientaliste, et le rendait à peine capable de se soutenir sur le chameau, tandis que des fièvres ardentes consumaient et menaçaient les jours de mes fidèles Nubiens et des Égyptiens conducteurs des chameaux. De plus, un musulman trouve un frère partout où il trouve un autre musulman. Aussi, les visages de ceux-ci, enflés et livides, se ranimaient à l’aspect du lieu qu’ils envisageaient comme le terme de leurs souffrances ; et quoique j’en fusse la cause première, en adressant des prières au prophète, ils y joignaient des remercîments des soins que je leur avais donnés.
Dès la veille de cette journée, j’avais envoyé un Arabe à Derne, pour informer de notre arrivée le chargé de pouvoirs du consul des États-Barbaresques en Égypte. Cette démarche eut un succès complet.
Nous avions à peine descendu une partie de la montagne, que nous aperçûmes plusieurs cavaliers se dirigeant sur nous. J’appris bientôt que c’étaient des soldats du gouverneur de la province qui venaient à notre rencontre. Leur costume moresque me causa une surprise agréable : un gilet de drap rouge, sans manches, et enrichi d’or, s’apercevait sous les plis ondoyants du ihram ; des pistolets étaient assujettis au flanc des cavaliers par une ceinture en peau, ornée de tresses de soie entrelacées de fils d’or. Cette ceinture forme un des principaux caractères du costume des Maures militaires ; elle est soutenue par deux bretelles qui servent à draper le ihram de différentes manières, de même que par l’éclat des couleurs elles en varient la simplicité. Le sabre, de forme perpendiculaire, pareil à ceux du temps de la chevalerie, était suspendu en bandoulière dans un fourreau en argent massif, présent que le souverain est tenu de faire aux sous-officiers, lorsqu’il les revêt de leurs fonctions. Pour donner une idée complète de leur équipement, je ferai encore mention de bottines de peau rouge, souples comme des bas et chaussées dans de larges pantoufles jaunes, et enfin d’un petit tromblon dont l’orifice est évasé en forme de trompette. Cette arme, lourde et gênante, remplaçait chez eux le fusil ; ils la tenaient appuyée sur le pommeau de la selle, et elle s’y trouvait attachée par un cordon de soie, de manière qu’elle pût y demeurer suspendue après avoir été déchargée.
Ces cavaliers, dont la mission était de nous escorter, nous engagèrent, dès que nous eûmes descendu la montagne, à nous reposer auprès d’un bouquet d’opuntia, pour attendre les principales autorités de Derne, qui voulaient, dirent-ils, nous introduire convenablement dans la ville. Bientôt arrivèrent en effet le lieutenant du bey, son chiaous, l’écrivain en chef, le chargé d’affaires d’Hammet-el-Gharbi, et les autres principaux habitants, que suivaient encore une infinité de personnes de tout âge, attirées par le spectacle, nouveau pour elles, de voir des Européens habillés à l’arabe, arrivant dans leur ville par le désert.
Nous nous mîmes aussitôt en marche, traversant de petites rues, ou, pour mieux dire, des sentiers bordés de jardins et de maisons distribués d’une manière irrégulière, mais agréable. Les portes et les fenêtres étaient, la plupart, ornées de treilles dont le verdoyant feuillage servait de voile aux jeunes femmes qui ne pouvaient, ainsi que les hommes, satisfaire librement leur curiosité pour nous voir passer. Dès que nous fûmes arrivés au centre de la ville, nous fûmes introduits dans le château qu’occupait autrefois Mohammed-bey, fils du pacha de Tripoli, et que l’on mit entièrement à ma disposition. Après cette bienveillante réception, les officiers qui nous avaient accompagnés se retirèrent successivement ; ils renvoyèrent au lendemain le soin de traiter, en grand divan, des affaires qui m’attiraient dans leur contrée. Toutefois, pour assurer momentanément notre tranquillité, ils firent publier à haute voix, à la porte même du château, que la ville nous accordait l’hospitalité, et que chacun devait nous respecter comme des hôtes bien venus. Peu de temps après, des esclaves nous apportèrent toutes sortes de rafraîchissements. Je fis placer une natte sur la plus haute terrasse de notre nouveau domaine ; et, de ce point élevé, portant alternativement mes regards sur la cime des monts de la Pentapole, au pied desquels je me trouvais, et sur mes domestiques, qui, pleins de joie, se félicitaient mutuellement de leur heureuse arrivée ; me trouvant si près de l’objet de mes recherches, et jouissant à la fois du contentement de mes compagnons de voyage, je me livrai un instant à de douces rêveries.
Si je ne m’étais imposé le devoir de ne jamais entretenir long-temps le lecteur de ce qui m’est tout-à-fait personnel, je me plairais à insister sur les émotions que l’on éprouve dans le passage des fatigues au repos, des peines au plaisir. Ces émotions sont d’autant plus vives que la durée en est très-courte, et que souvent, après avoir essuyé de longues souffrances, on n’obtient pas toujours cette récompense fugitive qui les fait sitôt oublier. De fortes considérations me porteraient d’ailleurs à concentrer en moi-même de tels sentiments. Le public d’un livre de voyage, dans une contrée classique, n’est point en majeure partie celui d’un livre purement littéraire. Ce public, très-froid par sa nature, insensible à ce qu’il appelle de vains récits, s’il ouvre un pareil ouvrage, c’est pour y trouver des faits, et s’il s’intéresse au voyageur, ce n’est point dans l’oisiveté du repos, il ne lui tient compte que de son activité ; il le harcèle, afin qu’il explore sans cesse. Chaque page, chaque ligne, doit offrir des résultats ; et ces résultats sont de sèches énumérations de rocs et de rocailles, de plantes et de ruines. Que si l’infortuné auteur, fatigué de cette longue et pénible tâche, laisse apercevoir l’homme au milieu de ces froides descriptions, ou s’il substitue le portrait de la nature vivante à l’analyse de son squelette, alors son lecteur sévère tourne d’un air dédaigneux ces pages oiseuses, et, s’il les rencontre trop souvent, il laisse à jamais le livre, qui devient inutile pour lui, quand il pourrait devenir intéressant pour les autres. Quelque rigoureux que paraissent ces goûts, je ne prétends point les blâmer ; le sujet les justifie, peut-être même les rend-il nécessaires. Toutefois, ne me sentant point la force de me traîner constamment sur ces landes de détails sans couleur et de descriptions sans vie, je quitterai quelquefois la livrée de la science pour me rapprocher de la nature. Me délasser de mes fatigues sera mon seul objet : il est donné à tout le monde de coudre des faits et de balbutier l’érudition ; mais il faut de vrais talents pour intéresser en suivant une autre route.
Cependant, tout était préparé dans le château, pour recevoir convenablement les autorités qui m’avaient prévenu de leur visite officielle. Dans les petites villes de l’Orient, les moindres événements occasionnent un grand appareil et des formes graves, auxquels un voyageur doit se conformer, s’il veut réussir dans ses entreprises. Autant l’Arabe du désert est simple dans ses mœurs, autant il fuit la pompe des représentations, autant l’habitant des villes les recherche, et paraît en être ébloui. Le premier, s’isolant dans les vastes solitudes, agrandit, pour ainsi dire, son être avec elles ; et, régnant en souverain dans sa tente, il accueillerait avec un sourire ironique l’Européen qui étalerait à ses yeux le luxe vaniteux du costume, ou qui établirait dans son camp la ridicule ostentation d’un divan. Le second, au contraire, enchaîné dans les liens d’une demi-civilisation, et habitué à humilier son front dans la servitude, se repaît du spectacle des richesses, et paraît toujours prêt à combler d’égards celui qui en porte les insignes. Ce fut en considération de ces raisons, que, réfléchissant à l’influence que pouvaient avoir, sur la réussite de mes projets, les résultats de la visite qu’on m’avait annoncée, j’essayai d’étaler autour de moi les dehors pompeux d’un étranger recommandé par le pacha d’Égypte. Le plus grand embarras était dans le petit nombre de mes domestiques, et surtout dans leurs occupations habituelles, peu propres à faire ressortir l’éclat d’un personnage de quelque importance. Fort heureusement qu’ils secondèrent de tout leur pouvoir mes intentions. Les deux Nubiens, armés de pied en cap, saisirent cette occasion pour jouer le rôle de chiaous. Le cuisinier, ou pour mieux dire le fac-totum de la caravane, Syrien d’un esprit très-borné, revêtit l’habit de mamelouk, et prit, autant qu’il en était capable, le maintien et le ton d’un drogman. Tandis que les deux chameliers Fellahs, s’efforçant de dégrossir leurs manières rustiques, furent métamorphosés, l’un en seys, palefrenier, et l’autre en kafdji, porteur de café. Moi-même, quittant aussi mes habitudes du désert, je me parai d’un riche costume, réservé pour les grandes occasions ; et assis sur un divan, avec M. Müller, mon oukhil, lieutenant, nous attendîmes avec toute la gravité orientale les autorités de la ville.
Cette gênante représentation ne fut pas de longue durée. Le piétinement des chevaux ne tarda point à nous annoncer la visite solennellement attendue ; et, un instant après, les mêmes personnes qui nous avaient introduits à Derne, vinrent successivement occuper les places dues à leur rang. Hadji-Hamedèh, chargé de pouvoirs d’Hammet-el-Gharbi, prit aussitôt la parole, et s’adressant aux personnes qui nous entouraient, il leur raconta fort longuement que long-temps avant mon arrivée, des lettres d’Alexandrie l’avaient informé de mes projets et de l’intérêt qu’y prenait le pacha d’Égypte ; et que j’étais porteur d’une lettre de ce prince, par laquelle il recommandait mes entreprises et ma personne à la protection de leur souverain, Iousouf. Je confirmai, en peu de paroles, le prolixe, mais très-officieux discours d’Hadji-Hamedèh, et j’ajoutai que très-reconnaissant de l’hospitalité qu’on m’avait si généreusement accordée, je ne voulais point en abuser. Je me proposais, par conséquent, de me rendre sous peu de jours aux ruines de Grennah, principal objet de mon voyage. C’était là, comme je m’en doutais, le point le plus scabreux de la délibération, et je fus droit au but sans autres précautions oratoires. Il n’en fut pas de même des rusés diplomates qui m’entouraient : ils s’écrièrent tous à la fois, qu’ils ne pouvaient consentir à mon départ. Le désert, me dirent-ils, était si infesté de brigands, que je ne pouvais y pénétrer sans courir les plus grands dangers. Les lettres dont j’étais porteur leur imposaient l’obligation de veiller sur ma personne, et ils s’acquitteraient scrupuleusement de ce devoir, à moins qu’ils n’en fussent affranchis par des ordres spéciaux du pacha ou du bey. On m’assura, d’ailleurs, que je jouirais de la plus grande tranquillité dans la ville ; je pourrais même, si cela me convenait, en parcourir librement les environs, accompagné d’une garde de sûreté. En un mot, il eût été impossible d’employer de plus adroites circonlocutions pour m’intimer leur intention formelle de ne point me laisser continuer mon voyage avant d’y être engagés par des ordres supérieurs.
Je m’attendais à ces difficultés ; Mohammed-el-Gharbi me les avait fait pressentir à Alexandrie. Aussi, loin d’essayer d’ébranler par de vaines paroles une décision prise entre eux d’avance et d’un commun accord, je m’empressai d’expédier un courrier à Tripoli, porteur de la lettre du pacha d’Égypte, et des recommandations de MM. Drovetti et Salt. Quarante mortels jours étaient cependant rigoureusement nécessaires pour recevoir une réponse. L’idée de voir mes recherches paralysées, durant ce long espace de temps, et celle plus affligeante d’être réduit à habiter l’enceinte d’une ville, étaient bien susceptibles d’alarmer mon imagination. Dans le trouble où me jeta la perspective de cette désespérante inactivité, je formai d’abord mille projets aussi peu sensés les uns que les autres ; et ce ne fut, comme il arrive souvent, qu’après avoir bien extravagué, que j’eus recours à l’expédient le plus simple. J’écrivis au bey de Ben-Ghazi, pour le prier de me laisser parcourir, jusqu’à l’arrivée du firman de Tripoli, une partie au moins des déserts soumis à son gouvernement. Rassuré par l’espoir de réussir dans cette démarche, je profitai du peu de liberté qui m’était accordée, pour faire de fréquentes promenades dans la ville et ses environs.
[96]Cette peuplade habitait la partie orientale de la Cyrénaïque, depuis l’île Aphrodisias jusqu’aux environs du Catabathmus (Hérod. l. IV, 169).
[97]Id. ibid. 158.
[98]Id. ibid. 159. D’après M. Raoul-Rochette (Hist. crit. des Colon. grecq., t. III, p. 263), Irasa serait le lieu même où s’éleva la ville de Cyrène, et l’opinion de ce savant archéologue paraît avoir entraîné celles de Gatterer, d’Herman et autres ; mais cette opinion, contraire au passage d’Hérodote que nous venons de citer, a d’ailleurs été suffisamment combattue par Thrige (Hist. Cyren. p. 74, n. 58). Il résulte aussi de ce passage d’Hérodote, qu’on ne peut séparer la position d’Irasa de celle de Thesté, et que cette fontaine ne doit point être confondue avec celle de Cyré, comme nous le reconnaîtrons encore plus tard par l’examen des lieux.
[99]Pyth. IX, v. 285.
[100]Edit. Gronovius, p. 111. Vers le commencement de ce chapitre (p. 107), Scylax nomme la Chersonesus magna de Ptolémée, Chersonesus Achitides. Puisque cette Chersonèse est infailliblement la même qu’il nomme Antidum, vers la fin du même chapitre, ainsi que l’a observé Vossius (Id. ibid.), il me semble qu’au lieu de corriger, comme Gronovius, Achitides par Azirites (In Scyl., pages 107, 108), on pourrait lire, Antides, leçon qui s’accorderait avec la dénomination donnée plus bas à la Chersonèse, et que ces deux commentateurs ont laissée subsister sans lui substituer nulle autre interprétation.
Le nom d’Anthée, ou d’Antide, rappelle aussi le lac Anthia, d’Étienne de Bysance (V. Anthia) ; et quoique ce lac paraisse d’abord désigner le Tritonis, auprès duquel, suivant le scholiaste de Pindare (à la pyth. IX, v. 185), aurait été située Irasa ; néanmoins, comme cette tradition est clairement réfutée par les passages cités d’Hérodote et de Lucain, on pourrait faire correspondre l’Anthia d’Étienne au Conchylium de Ptolémée, située au sud de la Chersonèse Antide. J’avoue cependant que tous ces frais d’érudition seraient au moins fort déplacés, et que mes raisonnements se réduiraient à autant de sophismes, si, sur le sujet qui m’occupe, on s’en rapportait exclusivement à Ptolémée et au Périple anonyme. Ils placent en effet, l’un Axilis, et l’autre Nazaris, à l’occident de la Chersonèse, tandis que j’ai placé Aziris à l’orient, autorisé par les descriptions comparées d’Hérodote et de Scylax. Plusieurs raisons m’ont porté à préférer, sur un fait qui remonte à une haute antiquité, le témoignage des écrivains les plus anciens, à celui des écrivains postérieurs. Puisqu’il est prouvé qu’Hérodote a voyagé dans la Cyrénaïque, il n’aura point donné de faux renseignements sur des lieux qu’il a dû visiter. Or, le fleuve que lui, Salluste, et l’anonyme lui-même, s’accordent à placer à Aziris, ne peut se retrouver que vis-à-vis de Platée, à l’orient de la Chersonèse, et non point sur le plateau même, où je n’ai rien vu qui pût en faire soupçonner l’ancienne existence. J’ajouterai encore que le port Azarium, de Synésius (Epist. 4), se retrouve plus aisément à l’orient de la Chersonèse, auprès du golfe de Bomba, qu’à l’occident, où la côte devient en général peu abordable. Je me résume, car il en est temps, par cette dernière observation : la position occidentale de l’Axilis, de Ptolémée, ne proviendrait-elle point d’une transposition de nom en des temps postérieurs à l’âge d’Hérodote ? Quant à la rivière considérable placée à Nazaris, indépendamment du Paliurus, par le Périple anonyme, les compilations, témoin celle d’Étienne de Bysance, ne nous offrent-elles point des preuves fréquentes de répétitions, et de la réunion confuse de descriptions anciennes avec d’autres plus modernes ?
CHAPITRE VI.
Derne.
Cinq villages, séparés l’un de l’autre par de petites distances, et placés irrégulièrement, les uns sur les premières ondulations de la montagne, et les autres dans la plaine, forment collectivement la ville de Derne ; mais chacun d’eux est distingué par une dénomination spéciale qui en peint la situation propre ou relative. Le plus considérable, entouré d’une muraille d’enceinte, est nommé par ces raisons el-Medinèh, la capitale, ou bien Beled-el-Sour, la ville fortifiée. El-Magharah, le village de la grotte[102], est à l’ouest et un peu au-dessus du précédent. El-Djébeli, rapproché de la mer, doit son nom à son état d’abandon bien plus qu’à sa situation isolée. Enfin, Mansour-el-Fokhâni et Mansour-el-Tahatâni, sont séparés des trois que je viens de nommer par un vallon formant en hiver un torrent considérable. Le premier, au sud de Beled-el-Sour, est situé sur la sommité de la rive méridionale du vallon ; et le second, presque au niveau de la plaine, se trouve par conséquent au-dessous du précédent, mais dans une position plus orientale. C’est vis-à-vis de ce dernier village qu’est le port de Derne, mauvaise petite rade dont le fond, sillonné par des rescifs, et l’entrée très-ouverte, ne peuvent offrir qu’une station peu sûre aux navires, qui n’y viennent mouiller en effet que rarement et seulement en été.
Les nombreuses excavations sépulcrales que l’on voit auprès de Derne et dans ses environs, indiquent le gisement d’une ancienne ville, qui, si je ne me trompe, devait occuper la position centrale des villages actuels, et correspondre à Beled-el-Sour. Nul doute que cette ville ne fût Darnis, ou Dardanis, que Ptolémée place à l’extrémité orientale de la Cyrénaïque[103]. Elle ne fut probablement construite que dans une époque postérieure à l’Autonomie de la Pentapole, puisque aucun des auteurs de la haute antiquité, tels qu’Hérodote, Strabon, Scylax, ne l’a connue. Le Périple anonyme désigne Darnis sous le nom corrompu de Zarine[104]. Mannert observe, il est vrai, que ce nom n’était peut-être que celui de la plage[105] ; mais les fréquentes altérations que nous avons déja remarquées dans ce stadiasme[106], portent à croire que le nom de Zarine doit aussi bien convenir à Darnis, que ceux que nous avons cités convenaient aux lieux dont ils ne pouvaient désigner seulement le port ou la plage. Quoi qu’il en soit, Darnis se trouve chez la plupart des géographes postérieurs à Ptolémée. L’itinéraire d’Antonin[107], et Hiéroclès[108], en font mention ; Ammien-Marcellin la met au nombre des villes les plus considérables de la Cyrénaïque[109]. Nous voyons même Darnis devenir la capitale de la Libye inférieure[110] et conserver le rang de métropole dans les diverses notices de la Géographie sacrée[111]. Les annales de l’église chrétienne nous donnent le nom de ses évêques[112], de même que Synésius en fait mention comme d’une ville épiscopale du premier rang[113].
Cependant le caractère des tombeaux de Darnis, indice infaillible dans cette contrée du degré de splendeur de ses anciennes villes, prouve qu’elle n’atteignit point, il s’en faut de beaucoup, un haut degré de prospérité. Son importance fut relative à la décadence de la Pentapole ; elle ne s’exerça que sur une contrée dévastée, et d’ailleurs en majeure partie peu fertile ; elle naquit avec la nouvelle foi qui s’était répandue en Orient. Et cette foi humble et modeste, comme l’Évangile son type ; obscure et divisée, comme toutes les religions à leur première phase, était loin encore d’orner à la fois et d’éclairer la terre. La vérité chassait les dieux des âges antiques, et avec eux s’enfuyaient les arts enfants de l’imagination et du poétique polythéisme.
Il est donc vraisemblable que si Darnis devint ville par sa population, elle resta bourgade par ses édifices. C’est là, on peut l’avancer, que l’Évangile, chassé à son tour de cette contrée par le Coran, lutta long-temps avec lui et y conserva même des sectateurs sous la domination des Musulmans. Un fait remarquable porte du moins à le croire : une tribu d’Arabes-Mourabouts qui habite depuis un temps immémorial la partie orientale des environs de Derne, est désignée encore par le nom d’Heit-Mariam, maison de Marie ; et de plus, ces Arabes passent, dans le pays, pour des descendants de Chrétiens.
Beled-el-Sour est, à proprement parler, aux villages qui l’entourent, ce qu’une petite ville en Europe est à ses faubourgs. C’est là que résident les autorités et tous les gens riches du canton ; c’est là que sont les bazars, que se tiennent les marchés, et où viennent se réfugier les caravanes de passage. On y voit deux châteaux, dont l’un, espèce de grande masure ceinte d’un mur élevé, est le séjour du bey lorsqu’il visite la ville, et l’autre, plus petit mais mieux construit, est celui qu’on nous donna pour demeure.
Sur une sommité qui domine la ville, on voit encore une forteresse construite par les Américains (Voy. pl. VI). Ce n’est point ici le lieu de parler de cette conquête éphémère qui eût changé les destinées de toute la contrée, si elle avait été conçue sur un plan plus vaste. En exposant ailleurs sa cause et sa durée, nous aurons l’occasion d’en faire connaître les infructueux résultats.
Il existe une légère différence entre les mœurs des habitants de Beled-el-Sour et des autres villages. Les premiers, livrés au commerce, sont généralement casaniers et sédentaires ; les seconds, plus farouches et plus pauvres, diffèrent peu des Bédouins : ils cultivent les champs des environs, font fréquemment des voyages et osent même pénétrer dans les forêts de Barcah, pour vendre des marchandises à leurs hôtes récalcitrants. Mais tous sont indistinctement soumis à la loi du sang, et se font de village à village, comme dans le désert de tribu à tribu, des guerres d’autant plus durables que la cause s’en renouvelle sans cesse, mais que l’on peut toutefois comparer à des fièvres qui ont de courtes intermittences après de violents accès.
Les maisons de Derne sont toutes construites en pierre ; celui qui vient d’Égypte les trouve généralement bien bâties, et entretenues avec propreté. Leurs entrées semblent même offrir une trace sensible du goût des anciens habitants de la Pentapole. Elles sont presque toutes formées de deux pilastres à chapiteaux imitant grossièrement le style dorique ; la roche en est d’un calcaire très-blanc et très-friable ; ce qui en facilite le travail et les détache agréablement du reste de l’enceinte. Ces portes se trouvent souvent placées aux deux tiers de la hauteur de la maison : un escalier saillant y conduit ; il est ordinairement couvert de treilles qui, dans les chaleurs de l’été, permettent aux habitants de goûter, sans sortir de chez eux, leur suprême bonheur, celui de savourer le frais à l’ombre d’un bel arbuste, et d’en manger nonchalamment le fruit.
Dans le village central, presque toutes les maisons ont leur jardin clos de murs ou d’une haie de nopals. On y trouve encore la vigne, formant avec ses lianes flexibles et ses larges feuilles, d’agréables berceaux et de fraîches allées. Les pêches, les grenades, les figues, les pommes, les oranges, les olives, les mûres et les bananes ; et parmi les plantes herbacées, les melloukhièh et les bammièh d’Égypte ; les tomates, les pois, les fèves, les concombres et d’énormes citrouilles, croissent pêle-mêle dans ces jardins. Au milieu de ces productions, dont la plupart sont communes à la Provence, je me serais cru dans ma patrie, si le palmier du désert, élevant son dôme solitaire au-dessus des arbres de mon pays, ne m’eût aussitôt rappelé que j’étais en Libye.
Deux sources abondantes, que Della-Cella nomme si plaisamment des prunelles[114], jaillissent des flancs exhaussés du vallon de Derne, et, chacune côtoyant une de ses rives, elles se trouvent partagées entre les différents villages dont elles arrosent en été les jardins. A ces avantages accordés par la nature, les habitants joignent une activité remarquable chez des Orientaux.
Les rives du vallon sont généralement abruptes et rocailleuses ; néanmoins, partout où l’on y trouve un peu de terre, elle est étayée par des murs ; ce qui forme autant de petits champs couverts d’arbres fruitiers, s’élevant les uns au-dessus des autres. De gros rochers s’avancent parfois des deux rives ; ces masses énormes se dérobent à l’industrie des agriculteurs ; mais s’ils interrompent la continuation de leurs champs, c’est pour les embellir : du sein de leurs anfractuosités humides, on voit sortir des touffes de figuiers sauvages, d’oliviers et de caroubiers, d’où s’élancent encore les tiges isolées de palmiers dont les cimes, semblables à de grands panaches, flottent sur ces bosquets aériens, et contrastent avec eux de forme, de couleur et de direction.
Au-dessous, le lit du torrent est en plusieurs endroits totalement couvert d’un épais taillis de nérium ; les belles et grandes corolles de cet arbuste se trouvent comme froissées au milieu des branches errantes des ronces épineuses. Des filets d’eau se détachent çà et là des ruisseaux qui longent les rives du vallon aux deux tiers de leur hauteur, et forment d’étage en étage, ou de rocher en rocher, de petites cascades qui joignent leur bruit harmonieux à l’aspect pittoresque du tableau.
Puisque ces lieux, ornés par la nature seule, sont attrayants ; de quelles graces ne seraient-ils point doués, quelles ressources ne présenteraient-ils point s’ils étaient au pouvoir d’Européens ? L’industrie des habitants actuels est louable sans doute ; mais c’est toujours de l’industrie musulmane. Les Américains, durant leur séjour à Derne, profitèrent des chutes d’eau dans ce vallon pour y établir un moulin. Il est peu de machines hydrauliques moins compliquées ; néanmoins le génie des habitants se borne à entretenir celle-ci en activité, sans chercher à l’imiter et à la multiplier dans le canton. Il en est de même d’un aqueduc construit récemment par les ordres d’Hammet-el-Gharbi, sur le ravin el-Brouès qui interrompait la circulation du ruisseau Bou-Mansour (Voy. pl. VIII). Les Dernois n’auraient jamais été capables de créer cette merveille, et il a fallu même employer à son exécution des ouvriers étrangers.
La population de Derne est composée d’Alexandrins, de Barbaresques, et de quelques familles du Fezzan qui sont venues s’établir dans cette ville depuis la conquête de leur pays par le pacha de Tripoli. On y trouve aussi des Juifs, ce qui n’est point extraordinaire, puisqu’on en trouve partout ; mais, selon les villes qu’ils habitent en Orient, ils sont plus ou moins heureux, plus ou moins avilis. On n’est point surpris d’en voir un si grand nombre au Caire. Ils y ont un quartier séparé, fort obscur et fort sale, il faut l’avouer : mais ce quartier, très-étendu, forme du moins une peuplade à part ; ces dehors de misère cachent des maisons commodes où l’industrieux Saraf[115] quitte, le soir, ses vêtements de couleur obscure et revêt d’éclatants habits. Rentré au milieu des siens, il se retrouve dans Israël, et dans l’intimité de ses amis, dans les caresses de sa famille ; il se dédommage de la contrainte et du mépris qu’il a subis durant la journée. Mais comment des Juifs peuvent-ils habiter ces petites villes où ils sont d’autant plus maltraités, qu’ils sont plus isolés ; où ils endurent de plus grands affronts que les premiers, sans jouir du plus faible de leurs dédommagements ? On les insulte, et ils se taisent ; on leur crache au visage, et ils baissent les yeux ! J’en témoignai un jour vivement mon indignation à Hadji-Hamedèh, et je lui demandai ironiquement pourquoi des hommes traités plus inhumainement que des bêtes ne désertaient point ce pays ? « Ils y sont nés, me répondit-il froidement, et ils y restent. » Je conçois que l’amour du pays natal puisse rendre habitables les sables du désert ; l’homme s’y trouve soumis à toutes sortes de privations ; il lutte de patience et de sobriété avec le plus patient et le plus sobre des animaux ; mais il y jouit de l’indépendance. Ornée de ce don ineffable, sa hutte modeste, brûlée par le soleil et entourée de solitudes silencieuses, vaut bien un palais, des berceaux de verdure, et des ruisseaux limpides qu’entourerait aussi le silence, mais le silence de la crainte. Quelle est donc la puissance qui peut attacher des êtres dégradés auprès de leurs vils tyrans ? Quel charme peut leur faire aimer le sol où ils sont nés, il est vrai, mais où ils traînent leur ignominie ? L’amour de l’or, me répondra cet autre : ils trompent ceux qui les méprisent ; ils sont couverts de haillons, mais ils cachent des trésors ; ils sont avilis, méprisés, mais ils sont riches. Étouffons, il le faut, la foule de réflexions affligeantes qui naissent d’un pareil sujet, et continuons notre récit.
Deux villages de Derne, El-Djébeli et Mansour-el-Fokhâni, sont construits auprès ou immédiatement au-dessus d’anciennes grottes sépulcrales. Cette contradiction dans les mœurs de Musulmans vient de la grande utilité que leur ont offerte dans cette contrée pluvieuse les excavations dans la roche. Ainsi, sans trop s’inquiéter si ces excavations contenaient autrefois des cadavres d’infidèles, ils en ont profité pour en faire les greniers de leurs maisons, ou les ateliers de leurs modestes manufactures. Cet usage provient aussi de ce que ces grottes ne leur ont point présenté de ces nombreuses subdivisions, ni de ces anfractuosités ténébreuses où ces hommes-enfants croient entendre des voix magiques et voir des spectres épouvantables qui leur en interdisent l’accès.
En effet, aucune de ces grottes n’est subdivisée en plus de trois pièces, et la plupart n’en forment qu’une seule. Elles reçoivent toutes la lumière par une entrée carrée placée horizontalement, qui en éclaire toutes les parties. Comme objets d’art, elles n’offrent rien de remarquable : à l’extérieur de même qu’à l’intérieur, elles sont dépourvues d’inscriptions et de toute espèce d’ornement. En général, elles sont même d’un travail grossier ; on remarque dans toutes, à leurs parois, des excavations cintrées destinées à servir de sarcophage.
Les habitants de Djébeli construisirent leurs maisons de manière que ces grottes se trouvassent dans l’enceinte. Ils y déposaient le fruit de leurs récoltes. Le ciel pluvieux de la contrée et le système d’architecture orientale donnaient à cet usage un effet inverse de celui que nous avons en Europe : chez eux la cave servait de grenier. Ce village est maintenant presque entièrement abandonné ; la peste qui s’y est une fois introduite, et les dissensions des habitants, en sont la cause. Les grottes de Mansour-el-Fokhâni sont creusées dans le flanc de la montagne, dont la roche est tantôt nue et tantôt couverte de tapis de verdure. Les plus grandes ont été converties en ateliers, composés d’un ou de plusieurs métiers de tisserand parfaitement semblables à ceux des hameaux de la Provence. Leur situation, qui domine le vallon et les autres villages de Derne, en rend le coup-d’œil très-animé. J’y faisais de fréquentes promenades ; je me plaisais à m’arrêter devant ces ateliers ; j’y voyais les deux sexes s’occuper indistinctement à ourdir la laine ou le chanvre. Les jeunes gens étaient toujours assis les uns vis-à-vis des autres ; ils s’animaient mutuellement au travail par des chants ; je surprenais parfois leurs regards d’intelligence ; et tandis que la navette parcourait rapidement le tissu, les échos répétaient au loin leurs chants sauvages, mais agréables en tous lieux, lorsque dans les premiers âges de la vie ils peignent l’amour ou l’espérance.
On voit encore, aux environs de Derne, d’autres excavations à peu près semblables aux précédentes. De ce nombre il faut toutefois excepter celles que l’on trouve à dix minutes environ à l’est de la ville. Celles-ci, nommées Kennissièh (les églises), sont situées au sommet des rochers escarpés qui bordent cette partie du littoral, et contre lesquels viennent se briser les flots de la mer. Les anciens y avaient pratiqué des escaliers ; on les retrouve encore par intervalles ; mais l’eau qui suinte des fentes de la roche, la tapisse de longues bandes d’hépatique et de mousse qui en rendent l’accès glissant et même dangereux. Des touffes de plantes ligneuses aident toutefois à franchir ce passage, et l’on arrive sur une petite esplanade semi-circulaire autour de laquelle règne un banc peu élevé, destiné à servir de repos aux familles de Darnis, qui venaient acquitter dans ce lieu leurs devoirs funèbres. Ce long banc est interrompu par l’entrée des grottes (Voy. pl. VII) ; il ne contourne que l’intérieur de la plus grande, ancien sanctuaire changé par la suite en chapelle chrétienne. Quant aux autres, elles furent toutes des tombeaux ; l’irrégularité de leur situation et l’inégalité de la roche en rendent l’aspect pittoresque. On y voit des voûtes et des niches de toute forme et de toute dimension, depuis le plein cintre romain jusqu’à l’ogive parfaite du moyen âge. Là, comme dans le reste de la Pentapole, on voit les travaux du christianisme entés sur ceux de l’idolâtrie. Des lampes funéraires furent placées par des Chrétiens sur les tombeaux des Grecs et des Romains. Le même cercueil servit à plusieurs générations ; la même enceinte retentit de langues diverses exprimant des religions différentes : et cependant les prières furent toujours les mêmes, les symboles seuls en étaient changés.
Mais ces voûtes, autrefois sombres et lugubres, maintenant crevassées par le temps, sont la plupart éclairées du soleil. Les hommes des divers âges ont disparu ; leurs ossements mêmes sont devenus la proie des vents. La nature a chassé de ces lieux toute image de deuil : elle a placé des guirlandes de vertes capillaires là où étaient suspendus les crêpes funèbres ; elle a tapissé de mousse la pierre usée par la prière ; elle a couvert les parois de la roche de belles grappes de plantes saxatiles sans cesse agitées par les brises marines. L’oiseau voyageur, fatigué de sa longue course, vient se reposer sur leurs rameaux fleuris, et salue la terre par ses chants d’allégresse. Ainsi, rien ne troublerait désormais cette aimable solitude, rien n’y rappellerait sa primitive destination, si le bruit sourd des vagues irritées et la clameur des orages, pénétrant parfois dans ces caveaux, ne leur rendaient les voix lamentables et les anciens gémissements.
[102]Ainsi nommé à cause d’un ancien puits qui se trouve au milieu du village.
[104]Iriart. v. 1, p. 486. L’anonyme place Zarine à deux cent cinquante stades de la Chersonèse ; cette distance, de beaucoup trop courte, porterait à récuser l’identité de situation entre Zarine et Darnis, si toutes les positions qui suivent à l’ouest dans ce stadiasme, ne correspondaient tant avec les documents anciens qu’avec les observations modernes.
[105]Géogra. des Grecs et des Romains, t. X, part. II, p. 78.
[106]Posirion pour Taposiris ; Nazaris pour Aziris, etc.
[107]Ed. Wesseling, p. 68.
[108]Id. ibid. p. 734.
[109]L. XII, 16.
[110]Wesseling, in Hierocl. pag. 734. Cependant, suivant Hiéroclès, cette métropole était Parætonium (Ibid.).
[111]Geogra. sacra, p. 56, 184.
[112]Oriens Christ. t. II, p. 631.
[113]Epist. 67.
[114]La cause de la méprise de ce voyageur vient de ce qu’en arabe le mot ain signifie également œil et source (Voyez Golius).
[115]Changeur.
CHAPITRE VII.
Départ de Derne. — Hydrax et Palæbisca. — Vallon Betkaât. — Château de Maârah. — Massakhit. — Ville pétrifiée. — Zephirium. — Aphrodisias. — Temple de Vénus. — Bains.
Vingt jours s’étaient écoulés depuis que je languissais dans une inactivité forcée, lorsque enfin une lettre de Ben-Ghazi vint me rendre à la liberté. Grace aux pressantes démarches du vice-consul anglais M. Rossoni, le gouverneur Moukhni me permit de visiter la partie de la province comprise entre Derne et Grennah, m’enjoignant toutefois de ne point franchir ces limites avant l’arrivée d’un firman de Tripoli. Il m’envoya en même temps plusieurs lettres pour les principaux chefs des tribus arabes, et donna ordre à son premier écrivain, Hadji-Abd-el-Azis, de m’accompagner, afin de me garantir, autant qu’il serait possible, des dangers auxquels je voulais, disait-il, si aveuglément m’exposer.
La joie que me causa cette nouvelle fut néanmoins troublée par l’état peu rassurant de la santé de M. Müller. Sa maladie, au lieu de se calmer, avait empiré à un tel point qu’elle le rendait absolument incapable de supporter de nouvelles fatigues. Quelque peine qu’il m’en coûtât, je me vis forcé de le quitter. Hadji Hamedèh se chargea de veiller à son rétablissement ; le plus fidèle de mes Nubiens resta auprès de lui pour le soigner ; et je rentrai dans le désert.
Si la contrainte et les précautions auxquelles un Européen est soumis dans les petites villes de l’Orient, lui en rendent le séjour désagréable lorsqu’il est volontaire, que l’on juge de l’anxiété qu’elles doivent produire sur son esprit, lorsque ce séjour est forcé. Aussi, dès qu’il en est affranchi, dès qu’il a pu rentrer dans les solitudes, il se sent comme débarrassé de lourdes chaînes : il a quitté la gênante livrée des villes, et repris le manteau du désert ; monté sur la jument docile ou sur le fougueux dromadaire, il éprouve le besoin de se répandre dans l’espace ; il respire avec volupté cet air du désert, cet air de liberté qui change en idée de sécurité et de plaisir la frayeur que sans lui son immensité ferait naître.
Cependant les lieux où je me trouvais n’étaient rien moins qu’effrayants, et leur aspect ne pouvait qu’ajouter au plaisir de recommencer mes promenades aventureuses. La partie du plateau qui s’étend au-dessus de Derne, quoique en général dépourvue de haute végétation, est agréablement ondulée de vallées vers le nord, et devient toutefois moins fertile vers le sud.
Les ruines que j’y aperçus sont peu remarquables par elles-mêmes ; mais les souvenirs qu’elles m’occasionnèrent ne sont point sans intérêt. Au sud, et à trois heures de Derne, je rencontrai d’abord une petite construction isolée ; cet édifice est moderne, il est la demeure d’un santon. Après avoir suivi encore cette direction pendant quatre heures, j’entrai dans un enfoncement peu sensible que décrit la plaine vers l’ouest sur un espace de deux heures et demie. A son extrémité, je vis un grand château, grossièrement construit avec des matériaux plus anciens, et à une heure plus au nord les vestiges d’un bourg antique. Quelques mesquins rejetons d’oliviers, épars çà et là aux environs du château, lui ont fait donner le nom de Zeitoun ; de même que des bouquets de figuiers ont fait donner celui de Kouroumous aux ruines du village.
Dans l’un et l’autre lieu, on trouve les restes défigurés de plusieurs tombeaux antiques (V. pl. IX, 1 et 2). Il serait superflu d’entrer à leur sujet dans une minutieuse description ; nous aurons plus d’une fois l’occasion de nous arrêter devant ces innombrables mausolées qui couvrent la Pentapole, et dont l’étonnante conservation nous présentera l’image du deuil survivant presque seule dans cette contrée aux témoignages de son ancienne splendeur. D’autres objets attirent maintenant notre attention.
A cinq heures plus vers l’ouest de ces lieux, sont les vestiges d’un autre village avec une tour antique, qui fut pendant long-temps la résidence d’un chef arabe, d’où elle a pris le nom de Bou-Hassan (V. pl. IX, 3). Ces nouvelles ruines n’ont rien de plus remarquable, et je n’en fais mention dans le moment, qu’à cause de leur position qui les rattache, selon mes conjectures, aux premières plus intéressantes.
Ces deux bourgs se trouvent sur les confins des terres réellement fertiles, puisqu’à quelque distance dans le sud on ne voit plus d’autre végétation qu’une espèce d’arthémise ligneuse, et quelques arbustes clair-semés dans les bas-fonds. Cette situation rappelle celle d’Hydrax et de Palæbisca, villages placés par Synésius aux confins de la Libye aride[116] ; dans l’intérieur de la Cyrénaïque, suivant Ptolémée[117] ; et faisant partie de la Libye Pentapole, d’après la Géographie sacrée[118].
Cependant on ne pourrait émettre sur ce sujet que des conjectures très-vagues, si l’évêque de Ptolémaïs ne nous avait laissé des renseignements plus positifs. Il nous apprend que Palæbisca et Hydrax dépendaient de l’église d’Erythra[119], ville située aux bords de la mer, et dont nous parlerons dans la suite. Quoique la dépendance religieuse paraisse avoir entraîné, à cette époque, la possession des terrains environnants[120], néanmoins celle d’un lieu voisin d’Hydrax devint un grave sujet de contestation entre les évêques d’Erythra et de Darnis. Synésius, appelé pour juger ce différend, décrit le lieu qui en était l’objet, comme couvert de vignes et d’oliviers, et muni autrefois d’un fort château, abattu par un tremblement de terre, et dont on avait ensuite redressé une partie des murailles[121]. Ce château, ajoute-t-il, était situé dans un endroit spacieux, et il était plus rapproché de Darnis que d’Erythra[122] ; puisque cette proximité, évidemment reconnue, fut cause qu’il fut adjugé avec ses dépendances, à Dioscure, évêque de Darnis[123].
D’après cette description, transmise par un témoin irrécusable, description qui s’accorde parfaitement avec les ruines et les restes de culture que j’ai fait remarquer à Zeitoun, la position d’Hydrax ne saurait être aussi méridionale qu’elle l’est dans plusieurs cartes[124]. On chercherait vainement, en pénétrant davantage dans l’intérieur des terres, des lieux propres à l’olivier, à moins que la même cause ne produisît les mêmes effets, ainsi qu’à Ammon. De plus, dans l’endroit que je viens de décrire, cet arbre avait besoin d’être entretenu par la culture. Il ne se trouve point là sur son véritable sol indigène ; abandonné à lui-même, il ne présente plus que des troncs sans feuillage et de frêles rejetons. Cette circonstance n’a point échappé à l’esprit simple et par cela même souvent observateur des Arabes : le nom qu’ils ont donné à ce lieu, indique leur surprise d’y trouver les restes d’une végétation qui lui est presque étrangère.
Les ruines de Bou-Hassan sont à l’entrée du vallon Harden, qui, d’abord spacieux, se rétrécit ensuite insensiblement, et forme enfin une gorge tellement étroite, qu’elle ressemble à un profond sillon creusé dans la montagne ; à ce point le vallon quitte sa première dénomination, et prend celle de Betkaât.
Le désir de connaître dans toutes ses parties la contrée que je visitais, m’engagea à pénétrer dans la gorge de Betkaât, malgré les vives instances d’Abd-el-Azis, qui s’efforçait de m’en détourner. Je commençai alors à soupçonner le caractère faible de ce vieillard, et, pour en prévenir les dangereuses conséquences, je persistai dans mon dessein. L’axe général de ce vallon est du nord au sud ; mais il décrit une infinité de contours qui en varient l’aspect et produisent les contrastes les plus inattendus. Ses rives très-exhaussées, tantôt resserrées et couvertes d’un bois épais, et tantôt s’élargissant de chaque côté en demi-cercle, forment tour-à-tour de sombres défilés impénétrables à la lumière, et de riants amphithéâtres couverts de riches prairies.
Notre marche fut souvent interrompue par des visites d’Arabes qui sortaient de leurs tentes cachées comme des tanières dans les réduits les plus obscurs. C’était là le motif de la prévoyante sollicitude d’Abd-el-Azis : il fallait à chaque instant décliner nos noms et nos projets ; et le craintif représentant du bey, loin de faire valoir ses titres avec hauteur, mettait au contraire dans ses réponses la politesse la plus affectueuse. Aussi, dès ce jour, il me répéta souvent qu’il aimait le grand air et les plaines, parce que les réduits cachés et les forêts nuisaient à sa santé.
Nous commençons ici à entrevoir le système des Cyrénéens dans la défense de leur contrée : les deux rives de Betkaât étaient autrefois couvertes par intervalles de postes fortifiés, d’où l’on veillait au repos de ses habitants. La mieux conservée de ces ruines se trouve sur le point le plus élevé et aux deux tiers de l’étendue du vallon : elle consiste en deux bâtisses carrées, construites sur un rocher escarpé, où l’on gravit avec peine. Immédiatement au-dessous des ruines sont deux excavations dans le roc, entièrement comblées ; deux énormes dalles servaient à fermer hermétiquement chaque entrée, placée horizontalement. Ces excavations se trouvent fréquemment dans la Pentapole sous des ruines semblables à celles-ci, qu’elles soient sur des hauteurs ou dans la plaine ; mais cette différence dans leur situation en rendait aussi diverse la destination. Ces souterrains nous présenteront, en effet, tantôt de vastes magasins ou de profonds réservoirs, et tantôt d’étroites galeries pour faciliter les sorties des assiégés. D’autres fois ils formeront de petits sanctuaires : de grandes niches, et de larges entrées ornées de pilastres, en seront la preuve. D’autres fois encore, en les voyant disposés en galerie autour du château, nous y reconnaîtrons de petites nécropolis où l’on déposait peut-être les restes de ceux qui avaient défendu leur patrie contre les attaques des Barbares. Des indices certains nous guideront dans ces diverses destinations. Leur examen réfléchi pourra jeter quelque lumière sur les usages des anciens peuples de cette contrée. Nous étudierons moins la Pentapole en parcourant la surface du sol, qu’en nous enfonçant dans les entrailles de la terre : les Barbares qui ont détruit les édifices n’ont pu faire écrouler les montagnes ; les villes et les temples ont disparu, mais les souterrains existent encore.
Non loin des grottes de Betkaât, jaillit une belle source ; ses eaux sortent en bouillonnant du flanc du rocher, et, selon les obstacles qu’elles rencontrent dans leur course, elles se ramifient en plusieurs ruisseaux qui prennent des directions différentes, répandent partout la fertilité, et ajoutent beaucoup aux charmes que présente la sommité pittoresque de Betkaât. De ce point élevé, la vue s’étend fort loin, et l’on pouvait apercevoir de tout côté l’arrivée des hordes ennemies. Cette réflexion me suggéra à l’instant une foule de pensées. Un pâtre, placé à côté de moi, m’indiquait les ruines que je désirais visiter : au nord je voyais, me disait-il, la belle vallée de la Coupole ; vers l’est, la colline des Souterrains ; un point noir dans l’horizon annonçait le temple des Fruits ; et plus loin encore était la ville des Statues. Mon esprit, tantôt attentif à ces récits et tantôt recueilli en lui-même, se porta involontairement à cette époque où les anciens possesseurs de la contrée veillaient, du lieu même où je me trouvais, à l’arrivée des hordes africaines, et les repoussaient ensuite dans les déserts. Combien les temps étaient changés ! Un descendant de ces peuplades, sauvage comme elles, m’indiquait maintenant en noms défigurés les vestiges des villes où régnèrent jadis les souverains de la Pentapole. Ces tours qui firent trembler ses ancêtres, maintenant écroulées, le Libyen les foulait avec dédain ; il en méconnaissait jusqu’à l’antique usage : et tandis que ses troupeaux paissaient l’herbe qui croît sur leurs débris ; tandis que ses tentes couvraient les plaines et les vallées ; assis sur ces murs autrefois redoutables, paisible, il chantait ses guerres sanglantes ou ses sauvages amours.
Préoccupé par ces idées, je descendis lentement le rocher de Betkaât, et m’enfonçai de nouveau dans les sinuosités du vallon. De mêmes objets ne produisirent plus sur moi de mêmes impressions : de nouvelles ruines, de nouveaux sites frappèrent mes regards sans les arrêter ; et nous quittâmes enfin ces sombres défilés, pour entrer dans la spacieuse vallée de Koubbèh.
Des vestiges de belles fondations me firent soupçonner que je m’approchais d’un canton des plus intéressants de l’ancienne Pentapole. Mais avant de pénétrer davantage dans l’ouest, entrons dans une nouvelle vallée qui fait suite à celle de Koubbèh, et contourne brusquement vers l’est jusqu’à Derne. L’ordre de mes récits me paraît préférable à celui de mon itinéraire.
Cette nouvelle vallée prend d’abord le nom de Tarakenet. Moins étroite que celle de Betkaât, mais plus boisée encore, elle est, pour ainsi dire, encombrée d’une végétation tellement active, qu’elle couvre entièrement la pente des collines, se presse dans le fond de la vallée, et ne permet de la traverser, qu’en se frayant un passage à travers un épais taillis d’arbres et d’arbustes. En la parcourant, on aperçoit sur une des sommités qui la dominent un autre poste fortifié. De telles ruines sur de pareilles situations sont si fréquentes dans ces montagnes, que désormais il me suffira de les nommer en passant ; je n’entrerai dans quelques détails à leur sujet que lorsqu’elles me présenteront des caractères particuliers. De ce nombre est le château de Maârah, situé sur la rive septentrionale de la vallée de ce nom, prolongement oriental de celle de Tarakenet.
Ce château construit sur un rocher nu, auprès d’un ancien bourg, forme un grand carré ayant de chaque côté vingt mètres de longueur. Dans l’intérieur, on ne peut plus reconnaître que les fondations de quatre pièces qui communiquaient entre elles par de petites voûtes encore debout. Cet édifice, par la petite dimension des assises, et surtout par le ciment qui les joint, m’a paru appartenir aux Sarrasins ; mais un large fossé qui l’entoure de trois côtés, est incontestablement antérieur au château, et porterait à croire que la construction actuelle fut élevée sur l’emplacement d’un monument plus ancien. Le fossé de circonvallation est entièrement creusé dans le roc, et contient dans les parois opposées aux murs du château un grand nombre de grottes sépulcrales, formant une galerie souterraine. Les Arabes ont changé ces grottes en ateliers, si l’on peut toutefois donner ce nom à des pieux fixés dans les fentes des rochers, où sont attachés des fils de laine que l’on croise avec assez d’adresse pour en faire des ihrams.
C’est un spectacle curieux et riche en réflexions que celui des ateliers de Maârah ! Ce n’est point sans surprise que l’on voit à l’entrée de ces antiques sépultures, au lieu d’instruments de fossoyeurs, des fusils armés de baïonnettes ; que l’on entend dans ces cavernes, autrefois consacrées à la douleur et au silence, les bruyants éclats d’une gaîté sauvage. On n’est pas moins frappé de voir les Arabes poser leur nourriture journalière au fond même des sarcophages ; de voir de petits êtres à peine entrés dans la vie, des enfants à la mamelle, s’ébattre tout nus dans des cuves monolithes où l’on purifiait les cadavres avant qu’ils fussent placés dans les tombeaux. Mais on ne peut surtout se défendre d’une impression pénible à l’aspect d’ossements antiques qui, exhumés des cercueils après plusieurs siècles de repos, servent aujourd’hui de navettes pour de grossiers tissus ! Ces rapprochements d’époques, ces bouleversements d’usages, produisent des contrastes bizarres qui arrêtent le voyageur pensif et disposent son ame à la rêverie.
En quittant Maârah, si l’on se dirige droit à l’ouest, on rencontre d’abord un nouveau château sarrasin, el-Harami[125] ; son nom indique assez à quelle sorte de gens il sert de repaire, et l’on n’est point tenté de s’y arrêter long-temps. Non loin de ce château, on trouve encore les vestiges d’un ancien village, Kasch-Moursek ; et enfin, après six heures de marche de Maârah, on arrive à Massakhit, ruines d’un bourg plus considérable. C’est là que je voulais d’abord conduire le lecteur avant notre rapide excursion au château des troglodytes.
La situation de Massakhit, la ville des statues, peut donner d’avance une légère idée de celle de la métropole, de l’antique Cyrène. La sommité septentrionale du plateau se trouve en cet endroit taillée à pic dans une profondeur de vingt à trente pieds, et forme une espèce de falaise creusée de toutes parts en tombeaux. Ce long mur sépulcral servait de soubassement à l’ancienne ville dont les débris sont épars çà et là, et n’offrent d’autre monument reconnaissable qu’un château appartenant à l’époque romaine. Cependant les fragments de marbre et de statues que l’on y trouve, et surtout le grand nombre d’anciens tombeaux, indiquent suffisamment que cette petite ville dut être florissante dans l’antiquité ; mais continuons maintenant l’examen des vestiges qu’elle nous offre dans sa destruction. Ici, comme ailleurs, les excavations dans le roc, par leur conservation, attirent d’abord notre attention. Celles de Massakhit sont remarquables par la prodigieuse quantité de niches que l’on voit sur leurs entrées, et même sur les masses brutes du rocher. Cette singularité frappera le lecteur, s’il jette les yeux sur la planche à laquelle je le renvoie (Voyez pl. XII). Il y verra une façade dorique bizarrement bariolée de niches grandes ou petites, elliptiques ou carrées, réunies ou isolées. Il en verra au sommet et à la base, dans les métopes et les entre-colonnements. Nul doute que ces singulières décorations, ou pour mieux dire, ces dégradations barbares, n’appartiennent au moyen âge, à ces premiers Chrétiens qui multipliaient partout les symboles d’une religion naissante. Les plus spacieuses de ces grottes paraissent avoir été changées à cette époque en chapelles ; et les autres, offrant dans leurs détails plusieurs points d’analogie avec les catacombes égyptiennes, continuèrent de servir de tombeaux. Des statues et des lampes funéraires furent sans doute placées dans ces trous de diverse grandeur, creusés par la piété ou par les regrets des familles désolées. Par la suite, les images des saints et des saintes confondues dans les champs avec les restes mutilés des dieux du paganisme, contribuèrent ensemble à accréditer chez les Arabes et chez quelques Européens non moins crédules la singulière tradition d’une ville pétrifiée. Quoique ce soit anticiper sur les résultats d’observations ultérieures, néanmoins, puisqu’une erreur notoire ne saurait être assez tôt réfutée, je vais en développer la cause, sauf à indiquer dans la suite les autres lieux qui ont contribué à m’en fournir les moyens.
M. Lemaire n’est point le premier qui ait répandu en Europe la tradition d’une ville pétrifiée. Yakouti avait dit, dès le quinzième siècle de notre ère, qu’il existait à l’orient du Nil une grande ville ancienne, Ensana, dont les habitants avaient été changés en pierre, et conservaient les différentes attitudes dans lesquelles ils avaient été surpris lors de leur subite métamorphose[126]. D’autres historiens orientaux ont fait des contes pareils sur les environs de Cyrène ; et des savants, ne pouvant avec raison y ajouter foi, leur ont cherché une interprétation malheureusement peu vraisemblable[127]. Ils ont attribué la cause de ces récits aux stalactites et aux diverses pétrifications que l’on trouve, il est vrai, dans les excavations de Cyrène, et dans le reste de la Pentapole, mais dont le petit volume et la configuration toujours cylindrique ne pouvaient produire un effet aussi merveilleux sur l’imagination des Arabes, quelque facile qu’elle soit à céder aux illusions. Shaw paraît avoir copié littéralement le récit d’Yakouti ; mais il place, d’après un ouï-dire, sans toutefois y croire, la prétendue ville pétrifiée à Ras-sem[128], station que l’on trouve au milieu des sables, entre Ben-Ghazi et Audjelah, et que j’ai visitée. Enfin le P. Godefroi et autres missionnaires prolongent la situation de cette ville à vingt journées au sud de Ben-Ghazi, et ajoutent que « toutes choses y avaient été converties en pierre par châtiment de Dieu[129]. »
Ce dernier renseignement, si ridicule au premier abord, devint cependant précieux pour moi, puisqu’il contribua à me donner la clef de cette bizarre tradition provenant, comme l’on voit, de lieux si différents, et accompagnée cependant des mêmes circonstances. Ce fut aussi avec des motifs semblables à ceux allégués par le P. Godefroi, que les Arabes me parlèrent des villes pétrifiées, car ils en connaissaient plusieurs. Massakhit était de ce nombre ; et l’on juge quel fut mon empressement à m’y rendre, pour connaître la cause du grand miracle. Cependant, comme je n’apercevais rien de surnaturel parmi les ruines que j’examinais, et que je témoignais mon désappointement à mes guides ; ils me firent alors jeter les yeux sur des fragments de statues épars dans les champs, et me dirent qu’autrefois il en existait un grand nombre d’intactes ; puis, ils ajoutèrent : « Voilà les hommes qui, par punition de Dieu, ont été changés en pierre. » A ces mots, je ne pus retenir, je l’avoue, un éclat de rire, en pensant combien les traditions populaires les plus absurdes font quelquefois rêver gratuitement de graves érudits.
Il est inutile que j’entre dans de plus longues explications ; celle-ci suffit pour résoudre le problème. Dans tous les lieux où ces hommes crédules ont vu un grand nombre de statues, ils ont fait de ces lieux autant de villes pétrifiées, et les ont appelés indistinctement Massakhit, pluriel de masskoutah, statue, configuration humaine. Ainsi, plusieurs ruines dans la Cyrénaïque portent le même nom par la même cause. Ainsi, le monument romain couvert de bas-reliefs, que l’on trouve à Ghirza[130], nommée aussi Massakhit par les Arabes de Barcah, explique la ville pétrifiée à vingt jours de Ben-Ghazi du P. Godefroi. Ainsi, la capitale des Nabatæens, Petra, contenant encore, au rapport des savants voyageurs Burckardt et Bankes, un grand nombre de statues et de configurations sur la pierre, explique l’Ensana[131] d’Yakouti. Mais ce serait abuser du temps et de la patience du lecteur que de le retenir davantage sur un pareil sujet.
Indépendamment des niches dont j’ai fait mention, le séjour des Chrétiens à Massakhit est plus irrévocablement encore attesté par les sculptures de l’intérieur d’une grotte, située à l’extrémité occidentale de la ville. Deux colonnes à chapiteaux en volute, dont un ne fut point terminé, soutiennent les angles d’une frise intérieure, taillée, ainsi que les colonnes, dans le rocher. Cette frise est composée de trois faces, chacune sculptée d’une manière différente : sur celle qui est vis-à-vis de l’entrée, on voit un médaillon formé d’une couronne de laurier, au milieu duquel est une croix entourée de deux serpents ; latéralement au médaillon sont de grossières arabesques où la figure du cœur se trouve souvent répétée. Le symbole du christianisme était aussi sculpté sur les deux autres faces de la frise ; mais les coups de pioche dont il est mutilé offrent le témoignage de la haine des Musulmans, qui cherchèrent à faire disparaître de cette contrée les signes d’une religion proscrite. Cette intention est d’autant plus évidente que les autres ornements sont restés intacts : on y remarque une vigne avec ses grappes et ses feuilles, allusion naturelle à la vigne du Seigneur ; de même qu’on y retrouve le poisson, offrande habituelle des Chrétiens de la Cyrénaïque (Voyez pl. XIII). Ces indices prouvent que Massakhit fut un bourg de quelque importance dans la Pentapole chrétienne ; mais quel fut ce bourg ? Le défaut de renseignements me laisse dans une ignorance complète à ce sujet. J’ose à peine hasarder le nom d’Olbie, ville épiscopale, nommée par Synésius[132], et qui, d’après une liste très-peu géographique, il est vrai, de la Géographie sacrée, aurait été placée aux confins de la Libye Pentapole[133].
Quittons donc ces restes mutilés des derniers âges de la civilisation de cette contrée ; peut-être, en remontant à des époques plus reculées, en foulant des débris plus défigurés encore, nous trouverons des notions moins incertaines et des souvenirs plus intéressants. Au sud, et en vue de Massakhit, on aperçoit un monticule couronné de ruines dont l’aspect même de loin est imposant. Je me hâte de m’y rendre, et un vaste édifice quadrangulaire se développe à mes regards : des blocs de grès, de six pieds d’épaisseur, forment ses assises, et sa longueur de chaque côté est de quarante-trois mètres. Cependant la main du temps est parvenue à abattre ces masses monolithes ; il n’en reste plus que quelques mètres au-dessus du sol. Dans l’intérieur, ses efforts destructeurs ont exercé plus de ravages encore : une corniche dorique, et quatre chapiteaux de marbre ornés de feuilles d’acanthe et de grappes de raisin, seuls ont échappé à une complète mutilation (Voyez pl. XXVII, fig. 3, 4). On les voit à demi enfouis dans la terre, au milieu de blocs écornés ; de fûts, les uns renversés, les autres debout, mais n’offrant plus que des tronçons placés de manière à ne donner aucune idée exacte de l’ancienne distribution de l’édifice (Voyez pl. XI, fig. 3). Cependant de tels débris et leur vénérable vétusté indiquent suffisamment que l’on se trouve auprès d’un temple d’une antiquité reculée. Que de regrets on éprouve en voyant sa grande destruction ! et que ces regrets augmentent encore si l’on invoque sur ces lieux les inductions de l’histoire ! Le cap Tourba, situé à peu de distance à l’est de Massakhit, et à cinq lieues et demie de Derne, est sans contredit le Zephirium de l’antiquité, port et promontoire placé par le Périple anonyme à cent cinquante stades de Zarine[134]. Suivant le même stadiasme, une autre station, Aphrodisias, se trouvait à soixante stades à l’occident de la précédente ; un temple de Vénus lui avait donné ce nom. Scylax place dans ce même lieu l’île Aphrodisias[135]. Cette île est sans doute la même que celle nommée par Hérodote[136], et peut-être aussi que les deux îles du même nom d’Étienne de Byzance[137] ; ajoutons encore que la Læa de Ptolémée[138].
Des circonstances m’ont empêché de visiter cette partie de la côte, et je n’ai pu reconnaître l’île mentionnée par l’antiquité. Toutefois il résulte des traditions citées qu’un temple de Vénus existait dans ce canton. Les ruines imposantes de Tammer se trouvent vis-à-vis de la situation présumée de l’île ou du port d’Aphrodisias ; et quoique ces ruines soient sur le sommet des montagnes, je ne pus révoquer en doute qu’elles ne fussent celles du temple de Vénus. Cette situation d’un édifice appartenant aux premiers âges de la Pentapole, correspond d’ailleurs au système alors adopté par les Cyrénéens, de même qu’elle s’accorde avec celle d’un temple élevé en l’honneur de la déesse de la beauté. Aurait-on placé le sanctuaire des Graces dans une plage stérile, ou dans une île hérissée de rochers[139] ; tandis que les collines voisines offraient des tapis de verdure, des bocages riants et de limpides ruisseaux ? Que cette idée serait contraire au goût des convenances locales porté à un si haut point par les Grecs ! Que la mienne, au contraire, lui devient favorable ! Du monticule de Tammer, on voit à ses pieds des bosquets touffus, et la vue s’étend au loin sur la vaste plaine de la mer. Ainsi, le temple de Vénus pouvait offrir aux jeunes amants un asile pour leurs feux dans les secrets ombrages, et l’image de leur durée dans l’infini de l’horizon. A peu de distance vers l’est, on trouve même encore dans un site agréable des myrtes d’une grande hauteur, et dont le tronc, crevassé par le temps, est néanmoins orné d’un vert feuillage. Ces beaux arbres ont vu sans doute plusieurs siècles s’écouler ; peut-être sont-ils du même âge que le temple, mais que leurs destins et leurs symboles sont changés ! Le temple est écroulé ; il n’offre plus que des pierres éparses, ses antiques emblèmes ont disparu ; tandis que le tronc crevassé des myrtes est encore orné des graces de la jeunesse : c’est toujours l’arbre de la beauté ; il a même embelli en vieillissant.
D’autres témoignages ajoutent encore à la vraisemblance de mon rapprochement ; ils prouvent du moins que ce canton fut un des plus florissants de la Pentapole : en s’avançant dans les terres, sur un espace de deux heures, chaque élévation est creusée en tombeaux, de même que le sol est partout couvert de ruines de bourgs et de villages. Asrak, Tadenet et Koubbèh paraissent de loin des collines percées circulairement, ou des rubans de roche tachetés de points noirs. Kaffram, Zatrah et Kraât hérissent encore la plaine des pierres angulaires de leurs édifices, et contiennent chacun un petit château. Mais au point le plus reculé de cette distance est un monument qui mérite d’attirer notre attention. Huit pilastres à chapiteaux unis forment une galerie couverte de longs blocs monolithes adossés contre la colline. Cette disposition ne justifie point le nom de Koubbèh, coupole, que lui donnent les Arabes ; remarquons cependant qu’elle a quelque chose d’égyptien. Dans l’intérieur de la galerie est une petite ouverture pratiquée dans le rocher, au niveau du sol ; un escalier aide à y pénétrer : dès que les yeux sont plus familiarisés avec l’obscurité, on se trouve dans une grotte dont le plafond, tapissé de capillaires, s’arrondit en voûte sur une source d’eau cristalline. Le murmure que l’on entend indique que l’eau se précipite par un conduit souterrain. Elle passe en effet sous la galerie et jaillit avec force au dehors, d’où elle se répand au loin dans la vallée, et occasionne une si grande fertilité, qu’elle est passée en proverbe chez les habitants de Barcah. Cette eau n’est point thermale, comme je l’avais d’abord supposé[140], quoiqu’elle soit fortement sulfureuse par la saveur. Elle teint en noir les terres qu’elle arrose, tandis que celles des environs sont d’un rouge ocreux.
Selon les indices encore existants, nul doute que des bains ne se trouvassent autrefois dans ce lieu. Sur le devant de la galerie est une petite plate-forme où l’on voit les traces de plusieurs bassins enduits de ciment ; d’autres bassins, taillés aussi dans le roc, mais sur un plan inférieur aux premiers, étaient placés de manière à recevoir, de même que ceux-là, l’eau de la source par une rigole qui les séparait (V. même planche). Les fondements d’un mur de construction qui entourent ces ruines, font présumer qu’elles se trouvaient autrefois dans la même enceinte, et ne formaient avec la galerie actuelle qu’un seul et même édifice. Quoi qu’il en soit, ce qui en reste porte l’empreinte d’une haute antiquité, et paraît être du même âge que le temple de Vénus. Peut-être que ces thermes en dépendaient ? Leur voisinage du temple me rendit cette supposition vraisemblable, et cette vraisemblance était trop de mon goût pour ne point m’y arrêter. Peu à peu elle captiva totalement mes idées ; elle alluma mon imagination ; elle l’entraîna vers ces temps antiques où les jeunes Grecques venaient dans ce frais réduit soulager leurs membres délicats des feux brûlants du soleil de Libye. Un bois touffu devait sans doute l’entourer ? Ma pensée poursuivait ce rêve délicieux, et l’illusion séductrice la secondait. Elle reproduisait devant moi des sentiers ombragés de myrtes fleuris et de thyons odorants. Les nymphes à la taille légère, au doux sourire, parcouraient en folâtrant ce verdoyant domaine ; elles chantaient des hymnes à Vénus ; elles formaient des danses gracieuses ; enfin elles pénétraient dans l’asyle du mystère. L’endroit où je me trouvais recevait en dépôt leurs douces draperies. Que mon rêve me devint cher ! Mais le poursuivre plus long-temps ce serait entrer en des récits trop étrangers à mon grave sujet. Quittons même, il en est temps, des lieux si séducteurs ; Vénus exercerait-elle encore au milieu de ces ruines une secrète influence ?
[116]Epist. 67, ed. Peta. p. 208.
[117]L. IV, c. IV. Le Père Le Quien pense que le Palæbisca de Synésius pourrait être l’Alibaca de Ptolémée (Orien. Christ, t. II, p. 627).
[118]Geog. sacra, p. 284.
[119]Epist. 67, id. p. 210.
[120]Id. ibid. p. 212.
[121]Id. ibid. p. 211, 214.
[123]Id. ibid. p. 212, 213.
[124]Voyez la table de l’intérieur de la Libye d’après Ptolémée, et la carte de l’empire romain de d’Anville, partie orientale.
[125]Le château des Voleurs.
[126]De Guignes, dans les Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque du Roi, t. II, p. 425.
[127]Histoire de l’Académie des Inscriptions, t. VII, p. 224.
[128]Voyages de Shaw, t. II, p. 84.
[129]État du royaume de Tripoli, p. 46.
[130]Voyage dans l’Afrique centrale, par MM. Denham et Clapperton, traduction française ; Atlas, pl. VII, VIII.
[131]Mot qui correspond à peu près à celui de Massakhit, puisque Ensan, en arabe, signifie un homme (d’Herbelot, mot Ensan).
[132]Epist. 76.
[133]Geog. sacra, p. 284.
[134]Iriarte, Bibli. Matri. v. I, p. 486. Strabon (l. XVII, c. 2) fait mention de deux Zephirium, situés entre le port Naustathmus et la Chersonèse. L’un offrait, dit-il, un abri aux vaisseaux : c’est celui du Périple anonyme ; l’autre paraît être le cap de Derne. Ptolémée (l. IV, c. 4) place de même le promontoire Zephirium entre Darnis, et le village de Chersis situé à l’orient du Naustathmus. Enfin Pomponius (l. I, c. 8) ne connaît dans tout le littoral de la Libye que les promontoires Zephirium et Naustathmus.
[135]Ed. Gronov. p. 108. Gronovius (ibid.) interprète ce passage de Scylax différemment de Vossius et d’Hudson ; il pense qu’il faut ponctuer la phrase grecque de manière à lire : De la Chersonèse à l’île Aphrodisias stades cinq cent quarante. Cette opinion est d’autant plus vraisemblable, qu’en comptant les stades à sept cents au degré, cette distance de cinq cent quarante stades fait coïncider exactement la position de l’île Aphrodisias de Scylax avec la station du même nom du stadiasme.
[136]L. IV, 169.
[137]Mot Aphrodisias. Ptolémée place l’île de Vénus, Læa, sous la longitude d’Apollonie. Étienne de Byzance indique une île Aphrodisias auprès de Cyrène : c’est sans doute celle de Ptolémée ; et une seconde dans une autre partie du littoral de la Libye : elle me paraît être celle de Scylax. Cet auteur est le seul qui fasse mention de deux îles de Vénus dans la Cyrénaïque ; d’après d’autres répétitions analogues à celle-ci que l’on trouve dans sa compilation, on est porté à croire que ces deux îles sont probablement la même.
[138]L. IV, c. 4.
[139]En vain on me répondra que Plaute, dans le Rudens, place un temple de Vénus sur la plage aride du port de Cyrène ; je prouverai plus tard que la fidélité locale a été généralement violée dans cette comédie. En admettant d’ailleurs l’existence de ce temple auprès d’Apollonie, elle serait motivée par le voisinage d’une grande ville. On peut donner la même raison pour le temple de Vénus placé par Strabon au milieu du lac Tritonis, voisin, selon lui, de Bérénice.
[140]Le thermomètre hydraulique marquait, à deux heures après midi, à l’air libre, 9 degrés au-dessus de 0. Plongé dans la source, il est monté à 11 degrés. Cette augmentation ne provient sans doute que du lieu resserré où se trouvait le thermomètre.
CHAPITRE VIII.
Chenedirèh. — M. Müller. — Lameloudèh. — Carpocratiens. — Châteaux et souterrains.
Nous avançons dans la Pentapole en décrivant une ligne anguleuse ; et selon que nous nous trouvons sur les confins septentrionaux du plateau cyrénéen, ou que nous pénétrons dans les terres, nous rencontrons alternativement des ravins ou des plaines, des arbres ou des arbustes.
C’est cette dernière direction que nous prenons en quittant Massakhit. Aussi, le terrain devient plus uni ; les lentisques remplacent les cyprès, et couvrent à un tel point le sol de leurs demi-sphères de verdure, que les autres arbustes qu’on aperçoit parmi eux paraissent là comme des étrangers. Nous avons fait ainsi deux heures de chemin dans l’ouest, et nous rencontrons un nouveau bourg, Debek, et un autre château, Chenedirèh, dont l’état de conservation nous offre l’occasion d’entrer dans quelques détails sur ces anciens postes fortifiés. Cet édifice est revêtu d’un second mur en talus à angles arrondis. Sur trois de ses côtés, et au niveau du sol, se trouve une petite entrée cintrée qui ne permet à un homme d’y passer qu’en s’agenouillant (Voyez pl. XIV). Après avoir franchi l’enceinte générale, on en rencontre une autre séparée de la première par un corridor étroit ; des portes carrées et à hauteur d’homme y sont placées vis-à-vis des petites entrées extérieures. Malgré les décombres dont l’intérieur est rempli, on peut toutefois s’assurer que sa surface était divisée en sept pièces voûtées ayant des communications entre elles. Un second étage s’élevait sur celui-ci ; les indices qui en restent prouvent qu’il était également voûté, mais ne permettent point de connaître s’il avait la même distribution. Cet édifice présente en outre une disposition architectonique très-remarquable : au fond de l’étage inférieur, indépendamment des pièces mentionnées, on en voit une autre plus petite, semi-circulaire horizontalement, se terminant aussi en plein cintre au sommet, et ornée au-devant de deux colonnes (V. pl. XI, fig. 4). Cette disposition, accompagnée des mêmes détails, est continuellement répétée dans tous les monuments du même genre et de la même époque. De plus, on la retrouve dans plusieurs ruines de temples chrétiens de la Cyrénaïque ; ajoutons encore, dans quelques châteaux sarrasins appartenant au premier âge de la conquête de l’Islamisme (Voy. pl. LXXXIX). Que les Musulmans, après s’être emparés de cette contrée, aient imité, en construisant leurs châteaux, une partie des formes et de la distribution de ceux qu’ils y ont trouvés, il n’y a rien là de surprenant : mais que des édifices qui ne sont évidemment que des postes militaires, offrent une telle analogie avec d’autres édifices qui sont aussi évidemment les restes de temples ; c’est ce qui paraîtrait fort étrange, si le philosophe de la Pentapole chrétienne n’avait pris le soin de nous en indiquer clairement la cause. J’ai déja fait mention, dans le précis de l’histoire de Cyrène, des incursions des Libyens dans les champs de la Pentapole déchue de son ancienne gloire. Ne pouvant arrêter ces torrents dévastateurs, les habitants se réfugiaient dans les châteaux ; « lieux publics, nous apprend Synésius, où l’on célébrait les saints mystères, et où la population alarmée allait prier lorsque les Barbares s’approchaient pour dévaster le canton[141]. »
Ces précieux renseignements me paraissent suffisamment expliquer l’analogie remarquée entre des monuments d’une destination si différente. Les petits sécos ornés de colonnes, que nous voyons dans les châteaux, durent servir de chapelles, auprès desquelles le peuple timide allait implorer du Très-Haut des secours qu’avec plus d’énergie il eût trouvés en lui-même.
Le même passage de Synésius indique aussi le motif de ce grand nombre d’édifices du même genre que nous avons déja rencontrés et que nous rencontrerons encore dans la Pentapole.
Nous ne serons plus surpris, de trouver auprès des vestiges du moindre hameau, les ruines du château qui était à la fois pour ses habitants un lieu de refuge et de piété.
Chenedirèh, de même que Maârah, est entouré d’un fossé où sont pratiquées un grand nombre d’excavations sépulcrales. Les bassins circulaires que j’ai fait remarquer à Maârah se voient de même ici, et dans un état parfait de conservation. Ils sont placés immédiatement au-dessous des sarcophages taillés dans les parois des grottes à quelques pieds au-dessus du niveau du sol. Cette position, et le ciment rougeâtre dont ils sont aussi enduits, confirment mes premières conjectures et ne me laissent plus aucun doute sur ce sujet. Continuons à pénétrer dans l’ouest.
D’autres ruines, Mel-ar-Arch, viennent frapper mes regards ; j’y trouve encore l’indispensable petit château au milieu de quelques pierrailles éparses, restes d’un ancien village ; et rien de plus intéressant. En général, ces sortes de ruines se ressemblent tellement, qu’elles ne diffèrent entre elles que de nom et de situation : aussi, le voyageur jette un coup-d’œil sur ces tristes squelettes, et, poursuivant aussitôt sa route, il se hâte d’aller chercher ailleurs d’autres aliments à sa curiosité. Mais bientôt un nouveau caractère du sol de la Pentapole me dédommagea de la monotonie des monuments.
Un vaste rideau d’arbousiers couvre toute la plaine devant nous, et s’étend fort loin des deux côtés de notre horizon. Le beau feuillage de cet arbuste, la couleur purpurine de son tronc, la forme gracieuse de son port, plaisent à la vue. C’est un doux obstacle à franchir : les chameaux, trompés par l’apparence, hâtent le pas[142] ; ils s’enfoncent dans le feuillage ; leur tête laineuse dépasse seule les arbrisseaux ; ainsi caché, le sobre habitant des sables de Libye a l’air de nager dans une mer de verdure. A cet aspect inattendu, au frémissement des feuilles, au craquement des jeunes branches, cet immense bosquet, naguère si paisible, et que nous aurions cru inhabité, retentit tout-à-coup de mille cris d’alarme ; ses hôtes craintifs s’enfuient de tous côtés : les gazelles, toujours légères, se hâtent de regagner la plaine ; le lièvre passe presque inaperçu ; et, tandis que des nuages de pigeons blanchissent les airs, des bandes de grasses perdrix rasent lourdement le bosquet, et, s’y enfonçant de nouveau à une petite distance, elles retrouvent leur paix un instant troublée.
Un amateur de gibier, et surtout un chasseur, ne se serait point contenté comme moi d’examiner toutes ces belles choses ; il en aurait fait son profit. L’empereur Adrien était certainement de ce nombre ; mais quelque zèle qu’il eût pour cet exercice, je ne pense point, comme M. Della-Cella, qu’il faille étendre jusqu’en Cyrénaïque les parties de chasse que cet empereur, au rapport d’Élien, faisait en Libye durant son séjour à Alexandrie. Les lièvres et les gazelles de la Marmarique devaient sans doute suffire à ses plaisirs, sans traverser un pays de cent cinquante lieues d’étendue, pour courir après les perdrix et les pigeons de la Pentapole.
Après que nous eûmes franchi ce vaste bosquet d’arboursiers, nous nous trouvâmes avec surprise vis-à-vis des ruines d’une ville assise sur le penchant d’une colline. Nous étions à cette heure du jour où le soleil, près de disparaître de l’horizon, ne jette plus sur la terre qu’une lumière inégale, occasionne ici d’épaisses ténèbres, et répand plus loin un mourant éclat. Dans ces moments on se livre en tous lieux plus aisément aux impressions. Cette lutte des ombres et de la lumière séduit les yeux par les émotions de l’ame, et change la perspective des objets en variant leurs formes. Mais c’est surtout en visitant une contrée peu connue, et illustrée de même que laissée par l’histoire dans le vague du mystère, que l’on cède facilement dans ces moments à ces illusions trompeuses. C’est alors que l’imagination crédule croit entrevoir de grands monuments, des merveilles antiques, là où il n’existe en réalité que des pans de murs et des pierres éparses, mais qu’enveloppent à demi les ombres de la nuit. Tel fut l’effet que produisirent sur moi, au premier aspect, les ruines de Lameloudèh. Cet effet toutefois serait peu susceptible d’en donner une idée fidèle. J’attendrai que la lumière du jour ait désenchanté ces lieux pour les décrire, et je profiterai de cet intervalle pour revenir sur mon compagnon de voyage que j’ai laissé malade à Derne.
Depuis mon départ de cette ville, M. Müller m’avait écrit plusieurs fois que sa santé s’était améliorée, et qu’il désirait me rejoindre.
Cependant les intempéries de la saison rendaient le désert de Barcah pénible à parcourir ; les pluies étaient continuelles, et les orages se succédaient presque chaque jour. La santé la plus robuste, soutenue par le mépris des souffrances, pouvait à peine résister à ces courses aventureuses ; comment une personne épuisée par une longue maladie aurait-elle pu les supporter ? Telles furent les raisons que j’exposai à M. Müller ; mais ses instances devinrent si vives qu’il fallut céder, et déja nous étions réunis avant d’arriver à Lameloudèh. Ce que j’avais prévu ne tarda point à être confirmé : le désir de connaître les lieux que je visitais, augmenté par les récits merveilleux des habitants de Derne, avait porté mon jeune compagnon de voyage à écouter plutôt son inquiète curiosité, que les conseils de la prudence. Sa maladie, que le repos avait un peu calmée, se déclara de nouveau et avec des symptômes alarmants. Malheureusement, dans cet intervalle, la situation politique du pays était changée : le bey, rappelé par le pacha de Tripoli, avait quitté cette province ; dès-lors, livrés à nous-mêmes dans les montagnes de Barcah, sans autre égide que la Providence, il ne m’était plus permis de penser au retour de M. Müller à Derne. Une seule ressource me restait pour n’avoir point la douleur de le voir succomber à ses maux : je changeai le système de mon exploration.
Tel endroit offrait-il une grotte spacieuse, je m’y rendais avec toute la caravane ; le feu en chassait bientôt l’humidité, et M. Müller trouvait dans cet asile un abri assuré contre les intempéries, et plus de facilité pour faire préparer des aliments. Afin de prolonger cet état salutaire, je prolongeais la durée du séjour. La grotte devenait le lieu de résidence de la caravane, le point central d’où je partais à plusieurs reprises pour visiter le canton, de même que celui où je me repliais dans les circonstances difficiles.
Cet arrangement convenait en outre au craintif Abd-el-Azis, qui, depuis le départ du bey, ne se trouvait point à son aise au milieu des Arabes de Barcah. Malgré sa répugnance déclarée pour les réduits cachés, il se plaisait néanmoins dans ces grottes ; et, malgré leurs divisions ténébreuses, son imagination, rassurée par la présence d’autres personnes, n’en était pas épouvantée. Parfois même il s’avisait de jouer le rôle de protecteur ; mais c’était toujours à bon compte : quelque niais d’Arabe ou des troupes d’enfants s’approchaient-ils du lieu domiciliaire, il leur en défendait impérieusement l’entrée ; mais si des hordes de cavaliers ou des bandes de pélerins venaient à passer, il reprenait ses paroles religieuses et son ton doucereux. M. Müller, quoique souffrant, seul en imposait alors à l’insolence des Arabes et à la rapacité des bandits. Ainsi, le vrai courage a un maintien et une physionomie qui le caractérisent : son attitude n’est point altière ; il n’éclate point en vociférations ; on le lit dans les regards, on le connaît dans le silence. En vain la douleur assiége le corps, ce courage est dans l’ame, et la douleur ne saurait l’abattre ; elle lui donne, au contraire, un ressort concentré, mais énergique, qui frappe d’autant plus les peuples pour lesquels la bravoure est la plus haute vertu.
Ce courage qui nous aide, je le répète, à supporter dans la vie les maux du corps comme les peines morales, pouvait seul soutenir les jours de mon compagnon de voyage. Une rigoureuse nécessité le forçait à charger, de même que nous tous, son corps exténué, du poids des armes inséparables. Mon absence était parfois très-longue ; aux souffrances de la maladie, il ajoutait alors l’inquiétude de l’amitié. Des récits trompeurs et prémédités venaient quelquefois l’alarmer ; il attendait avec impatience le signal de mon retour. Ce retour avait lieu souvent par des nuits orageuses : tel nombre de coups de fusil tirés par le Nubien qui m’accompagnait étaient aussitôt répétés dans la grotte domiciliaire, et m’indiquaient le point où je devais me diriger. Les accidents survenus, les dangers essuyés de part et d’autre rendaient nos entrevues plus agréables, et nos entretiens plus animés.
De pareils récits trouveront sans doute des improbateurs : parler de maladies, de souffrances et d’autres vétilles semblables, c’est, me dira-t-on, ralentir le cours d’un voyage, et diviser sans augmenter ses résultats. Cette raison est forte, et je m’avouerais condamné, si la différence de mes dettes ne devait point mettre quelque différence dans mes narrations. Je viens d’en payer une au dévouement ; elle n’était point la plus faible sans doute, et comme telle, je n’ai point été long ; je retourne aux ruines pour acquitter les autres[143].
Le retour de la lumière a dissipé les illusions du soir ; et Lameloudèh, à quelques détails près, ne nous offre rien de plus intéressant que son nom et sa situation. Elle rappelle en effet par son nom celui de Limniade, ville mentionnée par l’itinéraire d’Antonin[144] ; de même que par sa situation méditerranée, à neuf lieues environ de Derne, elle correspond presque exactement avec les vingt-quatre milles indiqués dans cet itinéraire entre Darnis et Limniade, et avec la position que d’Anville a donnée à cette ancienne ville[145].
En outre, ces ruines, par leur caractère, paraissent appartenir à l’époque romaine ; aussi n’est-il point surprenant qu’aucun des anciens géographes, et notamment Ptolémée, n’ait fait mention de Limniade. Par la même raison elle est souvent citée parmi les villes de la Pentapole chrétienne, soit sous le nom de Lemandus, par la Géographie sacrée[146] ; soit sous celui de Lemnandi, par saint Paul[147] ; et peut-être aussi sous celui de Lamponia, par Synésius[148].
D’après le même itinéraire, les limites de la Marmarique, que nous avons vues d’abord fixées au Catabathmus, ensuite à Darnis, auraient été prolongées, sous les Romains, jusqu’à Limniade[149], quoique le canton d’Aziris séparât à cette époque l’Égypte de la Cyrénaïque[150]. Cette observation est remarquable en ce qu’il semble en résulter que la dénomination d’une contrée caractérisée par sa stérilité s’étendit successivement, et envahit l’ancienne Pentapole à mesure que cette infortunée province décroissait de sa splendeur. Passons à l’examen des ruines.
Vues de quelque distance, elles figurent un amphithéâtre dont les divers échelons de la colline formeraient les degrés. Des montants de portes, des angles d’édifices et des voûtes encore debout les couvrent de toutes parts, et forment un ensemble bizarre, non point d’une ville ruinée, mais d’une ville qu’on va bâtir. Après ce coup-d’œil général, si l’on se rapproche des ruines du côté du nord, ce qui frappe d’abord l’attention ce sont deux grands bassins quadrangulaires, ayant vingt mètres environ de chaque côté, et taillés avec soin dans la roche. Immédiatement au-dessus de ces réservoirs on en aperçoit deux autres ; le temps en a usé les parois, mais on peut toutefois distinguer encore leurs contours élégants (V. pl. XXV, fig. 5). Ceux-ci furent ainsi placés pour transmettre l’eau des pluies qu’ils recevaient par la pente de la colline, dans ceux qui se trouvent sur un plan inférieur[151]. Ces derniers en sont encore entièrement remplis, et contiennent, en outre, une végétation abondante : les potamogéton forment à leur surface de larges réseaux, cédant parfois la place aux feuilles sphériques des nymphæa, ou bien à des touffes de scirpes et de roseaux.
Un naturaliste se serait sans doute empressé d’aller faire connaissance avec les descendants des reptiles qui depuis plusieurs siècles ont successivement habité ces bassins. L’antiquité de leur origine aurait ajouté aux charmes de leurs formes hideuses ; il eût peut-être fait quelque belle découverte. Pour moi, je me contentai d’y jeter des pierres : je vis aussitôt nager un peuple de grenouilles, et je ne sais quelle bête ayant la forme d’un serpent aplati ; j’avoue, à ma honte, que je ne fus pas du tout tenté de m’en saisir. Ainsi, à la place d’observations positives, j’émettrai sur ces bassins de vagues conjectures. Dans les temps où la mythologie animait de ses créations poétiques le sein des eaux comme celui des forêts, ces bassins, très-grands pour une petite ville, durent aussi avoir leurs nymphes. Serait-il impossible que leurs Limniades eussent donné le nom à la ville[152], d’autant plus qu’aucun lac ni étang ne se trouve dans les environs ?
A quelques pas de ces réservoirs est un souterrain ; il contribuera à nous expliquer par la suite un nouvel usage des Cyrénéens. On y pénètre par un escalier étroit qui conduit à deux pièces latérales. L’une contient au plafond une ouverture ronde, bouchée par un bloc de pierre ; cette ouverture correspond à l’intérieur d’une petite construction que l’on trouve au-dessus : l’autre est suivie d’un corridor qui se prolonge fort avant dans la colline. Les décombres qui le remplissent empêchent d’en connaître toute l’étendue (Voyez pl. XXV, fig. 4) ; mais, selon les Arabes, il communique avec un château que l’on voit sur la partie la plus élevée des ruines de la ville. Le souterrain prend en effet cette direction, et des faits analogues que j’observai dans la suite rendent cette tradition vraisemblable. Quant au château, plus grand et plus détruit que celui de Chenedirèh, il offre exactement les mêmes détails. L’enceinte est aussi revêtue d’un mur en talus ; l’entrée est de même voûtée et fort petite, et des arcs, restes détachés d’anciennes voûtes, se voient également dans l’intérieur.
Les grottes sépulcrales de Lameloudèh se trouvent au nord et à quelque distance de la ville. Elles se distinguent de celles de Massakhit par les plafonds en plein cintre, indice de l’époque romaine, et n’offrent point d’ailleurs la même analogie égyptienne. On n’y remarque ni inscriptions, ni ornements architectoniques ; mais une d’entre elles m’a paru curieuse, soit par sa distribution, soit par les emblèmes qu’elle renferme. Cette grotte très-spacieuse est divisée en plusieurs pièces. Dans la plus reculée on voit un petit sécos orné au-devant de trois pilastres, et contenant dans le fond deux niches, au milieu desquelles est une croix grossièrement sculptée et entourée de deux lignes sinueuses imitant deux serpents entrelacés. J’ai déja fait remarquer à Massakhit le serpent accompagnant le symbole du christianisme ; je fus frappé de retrouver ici l’animal sacré dans une attitude différente, dans celle qui était révérée aux mystères de l’antiquité. Cette espèce d’union d’idées païennes avec la religion du Christ éveilla en moi le souvenir de cette secte de gnostiques, de ces Carpocratiens qui, d’après des inductions probables, auraient habité la Cyrénaïque.
On sait que cette secte emprunta aux Thésmophories des Grecs, et à l’antique culte d’Isis, plusieurs symboles où le serpent était figuré tantôt traînant un char, et tantôt se mordant la queue, image de l’immortalité[153]. On sait également, sur la foi des pères de l’Église et des historiens orientaux, que, par un mélange monstrueux des lois sévères de l’Évangile avec les préceptes mal interprétés de Zoroastre et de Pythagore[154], mais par une application littérale des principes de Masdacès, un de leurs prophètes[155], on sait, dis-je, que les Carpocratiens avaient adopté entre eux l’égal partage des biens et la commune jouissance des femmes. Autant le premier de ces usages fait honneur à leur philosophie, autant le second la dégrade et paraît indigne d’une société policée. Que des peuplades sauvages telles que les Nasamons, les Massagètes, les Auséens[156] et les Garamantes[157] ; qu’une société mieux organisée telle que les Nabathéens[158] l’aient pratiqué sans honte et sans désordre, c’est ce que l’histoire confirme, quelque incroyable qu’il paraisse d’abord. Mais que des Chrétiens s’y soient livrés ouvertement au milieu d’autres Chrétiens, c’est ce qui paraît trop choquant pour ne point être invraisemblable. En admettant comme prouvé le séjour des Carpocratiens dans la Pentapole Cyrénaïque, ils durent infailliblement y former une caste à part ; ils durent chercher des retraites qui servissent de voile à leur culte impudique : et quel voile plus épais que le flanc des montagnes ? Quel asile plus sûr que les profondes excavations qu’on y trouve de toutes parts ? C’est là qu’une morale, fille des ténèbres, dut se réfugier ; c’est dans ces sombres caveaux qu’ils durent célébrer leurs licencieux mystères. Les statues de leurs prophètes occupaient peut-être les niches maintenant désertes ; des lampes éclairaient les entrailles de la terre : au signal de l’orgie, un reste de pudeur forçait sans doute à les éteindre, et les cendres des morts étaient troublées par des soupirs libidineux ! Telles étaient les réflexions que je faisais dans le caveau de Lameloudèh ; ses mystérieux symboles et sa bizarre distribution me les ont inspirées ; mais je suis loin d’en induire un fait historique. Dans ce rapprochement, ainsi que dans d’autres, je reproduis tout jusqu’à mes sensations ; et des sensations, en de pareils sujets, n’ont pas, je l’avoue, une bien grande valeur. Limniade fut construite, comme nous l’avons dit, sur une petite colline, mais cette colline se trouve isolée au milieu d’une plaine très-étendue. Cette situation exposait la ville aux irruptions des hordes barbares, et les habitants cherchèrent à leur opposer des barrières. Ils profitèrent de toutes les hauteurs qu’ils trouvèrent dans les environs pour y élever des châteaux, dont l’importance fut relative à l’élévation de ces hauteurs.
Ainsi nous voyons les sommités d’Oum-el-Laham, el Harâchi, Ghelleb, Senniou, Reffah et Boumnah occupées par des forteresses[159] semblables à celles déja décrites, et appartenant à l’époque romaine, hors celle de Senniou, qui est d’un âge plus récent (V. pl. XV, 1). Auprès de ces châteaux on trouve, de même que dans les précédents, des souterrains ; deux d’entre eux offrent quelques nouveaux détails que nous allons essayer de faire connaître. On s’aperçoit qu’en raison de la stérilité du sol et de l’éloignement des vallées arrosées par des sources, les anciens ont redoublé de précautions pour assurer à leurs postes fortifiés une copieuse provision d’eau. Le château de Reffah, peu considérable par lui-même, mais situé sur une colline rocailleuse, en offre le témoignage. A quelques pas de l’édifice on voit en effet de vastes citernes divisées en plusieurs pièces que je trouvai totalement remplies d’eau. Un conduit couvert au niveau du sol de dalles monolithes de cinq pieds de longueur, servait de communication entre le fort et les bassins. Boumnah, situé à un quart de lieue du précédent, plus considérable par ses dimensions, présente dans ses souterrains des dispositions curieuses : leur entrée est au milieu même de l’édifice ; un escalier aide à y descendre, et l’on arrive dans une vaste pièce au milieu de laquelle est un grand pilier de soutien. Dans la paroi du fond, à quelques pieds au-dessus du niveau du sol, on voit un conduit de hauteur d’homme ; il est dirigé hors le monument, et paraît avoir été destiné à des sorties contre les assiégeants. A gauche de la même salle est une petite pièce oblongue qui en est séparée par une cloison où sont pratiquées trois arches également taillées dans le roc. On y trouve deux colonnes arrivant jusqu’au plafond, entre lesquelles est une ouverture conique bouchée par un bloc de pierre de même forme, ainsi que dans le souterrain de Lameloudèh. A côté des colonnes est un massif carré, légèrement creusé à sa surface ; sa hauteur d’environ quatre pieds, et une étroite plate-bande qui règne latéralement, font présumer qu’il a dû servir à quelque préparation domestique à l’usage des habitants du château (Voyez pl. XXV, fig. 5). Les parois de ces pièces ne sont point enduites de ciment ; ces précautions étaient réservées pour les citernes seules, et nous les font reconnaître au premier aspect. Il en existe une auprès de cette salle souterraine, mais elle ne communique avec elle que par une ouverture pratiquée au-dessus du niveau du sol (Voyez même planche).
C’est ainsi que les châteaux, selon que nous les trouvons au milieu même des habitations, ou qu’ils en sont éloignés, nous présentent, tour à tour, des lieux de refuge pour la population alarmée, ou des boulevarts pour arrêter les incursions ennemies. Les souterrains, en confirmant nos premières conjectures, nous dévoilent aussi progressivement de nouveaux usages. Mais continuons de recueillir des faits, et nous pourrons ensuite, en les réunissant, faire jaillir de leur contact de nouvelles lumières.
Bien des personnes me trouveront sans doute minutieux ; elles m’accuseront de les faire languir dans de puérils détails : je n’oublie, me diront-elles, ni astragales, ni boulingrins. Cependant, ô lecteur ! que de fatigues je t’épargne, que de ravins je gravis, que de pierrailles je visite pour toi et dont néanmoins je te fais grace ! Lorsque je n’ai rien de nouveau à t’apprendre, je me tais ; et si le peu que je puis t’apprendre est d’un trop faible intérêt, la faute en est aux Barbares qui ont dévasté cette belle contrée. Il faut fureter dans les entrailles de la terre ; il faut remuer toutes les pierres éparses pour recueillir quelques notions échappées à leurs ravages ; et ces notions sont pour toi bien souvent de monotones astragales et d’insipides boulingrins.