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Relation d'un voyage dans la Marmarique, la Cyrénaïque, et les oasis d'Audjelah et de Maradèh

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[16]Draperie de laine qui sert de vêtement aux Arabes du désert.

[17]Strab. t. V, l. XVII, p. 358. Trad. de M. Letronne.

[18]Je n’ai pu trouver aucun de leurs chapiteaux ni même de simples fragments ; MM. de Chabrol, Lancret, Faye et Lepère, qui ont visité, en 1801, les ruines d’Abousir, ont pu reconnaître à cette époque que ces colonnes étaient d’ordre dorique.

[19]Cour. d’Égy. 24 vent. an IX, n. 107.

[20]De Ædif. l. VI, 1.

[21]Procope, de Ædif. l. VI, 1.

[22]Voy. l’Égypte sous les Phar. t. 2, p. 267, 268.

[23]Iriarte, Bibl. Matri. vol. 1, p. 485.

[24]Procope, Ibid.

[25]Toutes les ruines des maisons particulières des anciens Égyptiens, situées dans la vallée du Nil ou isolées dans les sables, ne présentent que des massifs de brique crue, assis le plus souvent sur des monticules factices également en terre et couverts de débris de poteries. On ne pourrait guère admettre avec vraisemblance que ces massifs ne soient que la base des maisons, et que la partie supérieure fût en pierre ; cet usage serait trop opposé aux règles de l’architecture pour supposer qu’il eût été adopté chez un peuple qui les connaissait aussi bien.

Concluons donc de ceci que la nonchalance des Égyptiens fut la même dans tous les temps, et que la commodité des matériaux, dont le Nil était le principal ouvrier, les engageait autrefois, comme de nos jours, à préférer des habitations frêles et poudreuses à des constructions propres et solides, mais dont les matériaux eussent été d’une exploitation plus difficile. Cette idée n’est point incohérente avec les monuments gigantesques de l’ancienne Égypte ; elle prouve seulement que les Égyptiens faisaient comme peuple et réunis en masse, ce qu’ils négligeaient de faire comme particuliers et pour leur bien-être individuel.

[26]Strab. liv. XVII, 8, pag. 353 de la trad. franc. Virg. Géorg. liv. II, v. 91. Hor. Od. 37, v. 14.

[27]Cette remarque est aussi fondée sur l’aspect qu’offrent plusieurs endroits dans les Oasis. La plupart des ruines et des monuments que l’on y voit, et qui ne sont point abrités par des collines, sont isolés dans les sables. La raison en est que les chrétiens, et après eux les Arabes, ont, par esprit de religion, établi leurs demeures loin de celles des anciens habitants. Ces dernières se trouvant ainsi abandonnées, les arbres qui les entouraient ont péri faute de soins, et ce rempart détruit, le désert s’est avancé.

[28]Reise in die Gegend zwichen Alexandrien und Parætonium. Scholz, pag. 52.

[29]La traduction de cette inscription, et les notes qui s’y rapportent, sont de M. A. Jaubert.

[30]Mot à peu près illisible.

[31]Il manque ici un mot.

[32]Même observation.

[33]Ce dernier surnom indique une origine turque. Voyez, au surplus, sur la signification du mot قسيم, l’article inséré par M. de Sacy dans le Journal des Savants, cahier de septembre 1825, pag. 526 et 530.

[34]Le nom de Dresièh offre, il est vrai, une grande analogie avec celui de Deris, port et promontoire mentionné par plusieurs auteurs, qu’il faut chercher à l’ouest du golfe des Arabes. Mais la situation de Dresièh, enfoncée dans ce golfe, ne saurait, en aucune manière, convenir à un promontoire, et ce nom paraît être, comme plusieurs autres, une transposition que les Arabes ont faite dans la dénomination des lieux.

Quant à la roche noire ressemblant à une peau, que Strabon donne comme indice à Deris, je doute qu’avec le seul secours de ce signalement on pût reconnaître cet ancien promontoire, puisque tous les caps de cette partie du littoral sont garnis d’écueils qui, avec un peu d’imagination de la part du voyageur, peuvent acquérir cette ressemblance.

[35]Construit par Abou-Sélim. Ce nom indique que ces ruines auront été restaurées et habitées par quelque cheik arabe. Il rappelle aussi la fameuse tribu d’Abou-Selim, qui occupait autrefois, suivant Macrizy, les contrées de Barkah et d’Afrikiah, et qui avait un très-grand nombre de Berbères sous sa dépendance.

[36]Voy. Joseph. de Bello Jud. II, 16. Vopiscus, vit. Prob.

[37]Suivant Scylax, la situation d’el Heyf conviendrait à celle de Leuce-Acte que cet auteur place à un jour et une nuit de navigation de l’entrée du golfe de Plinthine, en ajoutant que de ce même point de départ, pour arriver à l’endroit le plus reculé du golfe, cet espace est double. Or, d’après ces distances, l’endroit le plus reculé du golfe ne peut être que l’ancien promontoire Hermæa, appelé actuellement Kanaïs, lieu dans lequel le Périple anonyme (Voy. Iriart., v. 1, p. 485) et plusieurs autres auteurs (Voy. Cellar. v. II, p. 66) font correspondre Leuce-Acte.

Je laisse aux profonds érudits le soin de concilier, s’il est possible, ce passage de Scylax avec les traditions de la plupart des anciens géographes. Je me bornerai à remarquer que, d’après ces derniers, le promontoire El-Heyf conviendrait à la situation de Deris ; quant à la Roche-Noire, que Strabon indique auprès de Deris, on pourrait au besoin, comme je l’ai déja observé, la retrouver dans les écueils qui entourent El-Heyf ; et les nombreux vestiges d’habitations que l’on voit à l’Ouest de ce cap, et à quelque distance de la mer, rappelleraient aussi les petits bourgs Antiphræ, mentionnés par le même auteur (l. XVII, § 8.)


[Décoration]

CHAPITRE II.

Akabah-el-Soughaïer. — Kassaba-Zarghah. — Lettres et signes sur les monuments. — Parætonium. — Tombeaux arabes. — Apis. — Les Hedjadjs. — Pluies.

Ptolémée fait mention de deux Catabathmus dans la Marmarique[38] ; et ce nom qu’il donne à deux anciens bourgs désigne également, comme on sait, les vallées qu’ils dominaient.

Que les Arabes aient été guidés par cette tradition ou par le simple aspect des localités, il est toutefois remarquable qu’ils appellent aussi Akabah-el-Soughaïèr et Akabah-el-Kébir, c’est-à-dire la petite et la grande descente, les mêmes lieux nommés Catabathmus parvus et Catabathmus magnus par le géographe d’Alexandrie.

Les collines de l’Akabah-el-Soughaïer s’avancent dans la mer, où elles forment le cap Kanaïs[39], probablement l’Hermæa extrema du même auteur ; leur direction est du nord au sud, et selon les Arabes, elles se prolongent par mamelons jusqu’à l’Oasis de Gharah, en décrivant une légère inclinaison vers l’ouest.

Ces collines, qui ont environ cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer, sont pour ainsi dire le premier échelon des hauteurs qui s’élèvent progressivement jusqu’aux montagnes de la Pentapole ; nous les traversâmes le 14 à midi, et nous allâmes camper le soir auprès d’un torrent formé par les eaux des pluies.

Les deux rives du torrent étaient couvertes de camps d’Arabes ; la couleur foncée de leurs tentes contrastait avec le vert pâle d’une végétation naissante. La nature commençait à sortir de l’état de langueur auquel elle est réduite dans ces cantons pendant neuf mois de l’année. Les pluies pénétraient dans les crevasses de la terre endurcie par les rayons brûlants du soleil d’Afrique ; ces pluies bienfaisantes étaient attendues avec impatience, et leur arrivée était célébrée avec des transports de joie par ces Arabes errants dans une contrée où ne coule aucune rivière, où ne jaillit aucun ruisseau.

Qu’il est intéressant le spectacle qu’offrent ces habitants à cette heureuse époque de l’année ! Toutes les familles dispersées sur la lisière de terres qui s’étend depuis Alexandrie jusqu’au golfe de Bomba, se mettent alors en mouvement ; on se demande quels sont les lieux les premiers favorisés par les soins de la Providence : tel endroit est-il désigné, on s’empresse de s’y rendre ; chameaux et juments sont indistinctement employés à la charrue ; la terre est bientôt sillonnée, et reçoit le grain qui doit avec le lait composer la principale subsistance de ces peuples, barbares il est vrai, mais dont les mœurs sont hospitalières et simples.

Les eaux du torrent avaient attiré ce grand nombre d’Arabes que nous trouvâmes sur ses bords. Il régnait un tel contentement parmi eux qu’il se manifestait même dans leurs travaux. Ici l’on préparait les instruments aratoires ; plus loin on mesurait le grain qu’on allait ensemencer ; et ces apprêts se faisaient avec une vivacité et une joie extraordinaires chez des hommes naturellement graves et silencieux.

Les troupeaux surtout paraissaient avoir pris une nouvelle vie : on voyait le menu bétail bondir autour du torrent, se grouper autour des arbustes, tandis que le patient chameau, qui sentait ses flancs rafraîchis, oubliant sa masse et ses habitudes, gambadait lourdement dans la plaine.

Et ce contentement des hommes, ce bien-être des animaux, étaient causés par un spectacle si commun dans nos contrées, par un peu de verdure naissante, par une nappe d’eau roulant dans ce canton aride !

La satisfaction, même chez les peuples les plus sauvages, dispose à la bienveillance ; aussi fûmes-nous accueillis favorablement par ces pasteurs. Mon titre de chrétien ne produisit aucun mauvais effet ; je leur dis que nous nous rendions à Derne pour des affaires de commerce, et ils parurent le croire. Le cheik du camp voulut même célébrer notre arrivée par un repas splendide ; selon l’usage antique et toujours pratiqué par ces nomades, il fit immoler un mouton pour être servi en entier aux convives. Ibrahim, c’était le nom du cheik, me témoigna des égards et une franchise auxquels les Arabes ne m’avaient pas encore habitué. J’eus de nouveau l’occasion de remarquer que les idées de ces hommes gagnent souvent en justesse ce que l’éducation et la manière de vivre leur font perdre en étendue.

Les projets de Mohammed-Aly, et principalement son organisation des Nizam-el-djédid, étaient le sujet des entretiens de tous les habitants de la contrée. Ibrahim me faisait quelques remarques judicieuses sur les événements qui se passaient en Égypte, et sur les suites qu’ils pouvaient entraîner, lorsque des objets plus intéressants que les discours politiques du cheik attirèrent toute mon attention.

Tandis que les femmes plus âgées faisaient les préparatifs du repas hospitalier, et qu’elles étendaient les tapis dans la tente, les jeunes filles, après avoir relevé les plis ondoyants de leur draperie, se dispersèrent dans les environs pour recueillir des herbes sèches et des broussailles, seul combustible dans un pays dépourvu d’arbres. Je suivais les mouvements rapides de leur taille svelte, la gaucherie pleine de graces de leur démarche ou plutôt de leur course ; j’écoutais avec plaisir leurs chants, dont les fortes intonations contrastaient avec des voix virginales.

Selon l’usage constant, une d’entre elles récitait toute la chanson ; ses compagnes ne répétaient que le refrain ; et tandis que celle-ci racontait, sur un air simple et peu varié, l’amour infortuné d’un jeune guerrier pour Fatmèh, la plus belle des fleurs du désert, mais appartenant à une tribu ennemie ; tandis qu’elle représentait l’amant, solitaire dans sa tente, devenu insensible à la vengeance, infidèle à la loi du sang, et laissant sa jument errer, sans soins, dans la vallée, les autres interrompaient de temps en temps ce récit, en répétant toutes ensemble hia Alem ! hia Alem ! ô amour ! Les chants avaient cessé, et la nuit avait succédé au riant tableau qui s’était offert à mes yeux. La simplicité, je dirai même le bonheur de la vie arabe, ne m’avaient jamais autant frappé ; et j’étais absorbé dans une foule d’idées dont je ne ferai pas l’inutile confidence au lecteur. La voix d’Ibrahim vint enfin me distraire de mes réflexions, et le bismillah nous invita à commencer le repas. Tous les notables du camp assistaient à ce festin ; et pendant qu’à la lueur des feux le cheik en faisait gravement les honneurs, les jeunes filles drapées comme des cariatides nous offraient le grand vase de lait, dans lequel nous buvions tous à la ronde... Mais il est temps que je termine ces détails, et que je reprenne le fil de mon récit.

Le 15, je quittai avec regret ces bons pasteurs qui nous avaient reçus avec tant de cordialité. Deux heures après notre départ, nous franchîmes une nouvelle chaîne de hauteurs, nommée Mendar-el-Medah, dont la direction est du N.-N.-O. au S.-S.-E. ; et de là je quittai avec M. Müller ma caravane, pour aller faire une excursion vers le sud dans la vallée Thaoun. Des ramifications de collines, les unes fertiles, les autres rocailleuses, occupent un espace de huit heures, depuis les bords de la mer jusqu’au Bir-Thaoun, situé à l’extrémité de la vallée qui porte le même nom.

Ce canton a dû être autrefois très-habité ; nous y aperçûmes fréquemment des traces de fondations ; mais aucun édifice n’est encore debout. De Bir-Thaoun, en suivant la direction N.-N.-O., nous arrivâmes, après sept heures de marche, auprès d’un monument remarquable, nommé Kassaba, Zarghah-el-Ghublièh ; il est situé sur une élévation qui le fait apercevoir de très-loin. Cet édifice forme un carré régulier, dont chaque côté a 7 mètres 4 déc. de long sur 4 mètres 1 décim. de haut. Ses murs ont à l’extérieur un soubassement massif, au-dessus duquel prennent naissance des colonnes engagées et des pilastres. Le côté sud offre un encadrement en relief, qui représente une porte. (Voy. pl. IV, 2.) Mais l’entrée n’est réellement pratiquée qu’au plafond par une ouverture carrée d’un mètre 4 décim. La partie supérieure manque ; elle devait être couronnée par des frises dont on aperçoit encore les fragments dispersés aux alentours. Intérieurement il est vide, et depuis le sommet jusqu’à la base les assises s’écartent successivement, et lui donnent une forme oblique. Ce petit édifice, dans lequel je trouvai des débris d’ossements, que le contact de l’air réduisait aussitôt en poussière, fut sans doute un tombeau élevé sous le règne des Ptolémées.

A deux heures, au nord de ces ruines, on trouve un autre monument dont les proportions sont plus élégantes, et les pierres des assises plus petites que celles du précédent ; ses angles sont aussi ornés de pilastres, mais beaucoup moins massifs. Il est construit sur une espèce de grand piédestal, formé par quatre rangées d’assises disposées en escalier, et posées elles-mêmes sur un banc de roche qu’on a aplani à la surface, et taillé en guise de mur aux deux côtés de l’édifice. (Voy. pl. IV, 1.)

Ces ruines nommées également Kassaba-Zarghah[40], mais avec la désignation de Baharièh qu’elles prennent de leur situation au nord des premières, ont au premier coup-d’œil une grande analogie avec les tombeaux que l’on rencontre en si grand nombre dans la Cyrénaïque. Toutefois, l’intérieur voûté et revêtu d’une couche de plâtre, en diffère tout-à-fait, et je doute que ce monument ait eu la même destination. Aux environs, on aperçoit des fondations d’une belle époque, et une grotte sépulcrale contenant des niches cintrées. Tous ces indices attestent dans ce lieu l’emplacement d’une ancienne ville, peut-être celle de Gyzis[41], dont le port, actuellement appelé Mahadah, se trouverait à peu de distance vers l’est. Avant de quitter ces ruines, je ne dois pas omettre de faire mention des signes que l’on y remarque.

Selon le plan que j’ai adopté, je préfère réunir les faits qui ont une liaison entre eux, et les offrir en masse, plutôt que de les exposer en détail et dans l’ordre des lieux où ils se présentent successivement. Cette méthode ôte peut-être à la relation d’un voyage une partie de l’intérêt local, en ce qu’elle ne met pas le lecteur immédiatement en présence des objets décrits. Mais elle me paraît plus succincte, puisqu’elle évite des répétitions, et mieux convenir aux observations, puisqu’elle les réunit et qu’elle en offre le résultat.

Rien en effet ne me paraît plus susceptible d’augmenter l’utilité d’un voyage, dans une contrée peu connue, que de comparer entre eux les divers objets qu’elle renferme, de suivre la chaîne des rapports que l’on découvre quelquefois entre les choses les plus contraires ; et quoique cet examen suivi n’ait souvent pour résultat que le doute, ce doute peut au moins nous conduire à découvrir la vérité.

C’est ainsi qu’en observant, pour la première fois, les signes que l’on voit sur plusieurs monuments de la Marmarique, je fus d’abord frappé de leur bizarrerie, sans être toutefois tenté, ainsi que l’a fait M. Scholz, d’y reconnaître les traces précieuses, quoique très-obscures, d’un langage inconnu. Dès que j’eus revu les mêmes signes sur de nouveaux monuments, et en dernier lieu sur les deux Kassaba-Zargah, non seulement je fus confirmé dans ma première opinion, mais je crus reconnaître leur vraie origine par les observations que je vais exposer :

Parmi ces signes, il faut d’abord distinguer les lettres grecques, avec lesquelles ils n’ont aucune liaison, et que l’on voit aussi quelquefois sur les mêmes monuments. Elles sont gravées régulièrement ou irrégulièrement, ou bien elles appartiennent à des époques plus reculées, telles que les suivantes :

[Symboles]

Ces lettres, que j’ai réunies ici, sont éparses sur différents édifices ; elles ne sont point des restes d’inscriptions, puisque on n’en voit jamais plus de deux sur la même pierre de l’assise, et qu’elles sont isolées et placées quelquefois à une grande distance entre elles. Selon toutes les probabilités, elles auront servi de marques de repère aux architectes qui ont élevé ces monuments.

Quant aux signes bien plus importants que ces lettres parce qu’ils n’appartiennent à aucun alphabet connu, et qu’ils ont fait naître une haute question de philologie, voici ceux que j’ai recueillis dans la Marmarique[42] :

[Symboles]

Ce que j’ai dit sur la situation des lettres se rapporte également à celle des signes, en ajoutant que ceux-ci sont beaucoup plus multipliés sur les différents monuments, et disposés toujours irrégulièrement et très-souvent en désordre ; que les uns sont frustes, tandis que les autres paraissent très-récents ; enfin, que les mêmes signes que l’on voit sur les édifices se trouvent quelquefois aussi sur des rochers, ce qui n’a pas lieu pour les lettres grecques. Après ces observations, il est inutile d’ajouter que ces signes ne peuvent être les traces d’un ancien langage, puisque leur situation respective ne permet pas de croire qu’ils aient pu former des mots.

Néanmoins, si la question de philologie, posée par mon prédécesseur, perd de l’intérêt qu’elle a dû exciter dans le monde savant, la solution de l’objet qui l’a suggérée ne reste pas moins à donner ? Cette solution paraît d’abord se présenter naturellement, en donnant à ces signes la même destination qu’aux caractères ; mais, si je ne me trompe, ce serait détruire une erreur pour lui en substituer une autre.

Que les érudits prêtent un moment d’attention à quelques observations, qui ne sauraient être remplacées par le secours de la science.

Les Aoulâd-Aly, et généralement tous les Arabes du désert, ont l’habitude depuis un temps immémorial de distinguer leurs tribus par des marques. Leurs troupeaux et principalement les chameaux en portent l’empreinte ; elle sert à les reconnaître lorsqu’ils s’égarent, ou qu’ils se confondent avec ceux d’une tribu voisine. Chaque tribu d’Arabes et même chaque subdivision ou branche d’une grande tribu, depuis la Barbarie occidentale jusqu’aux confins de la Syrie, ayant sa marque particulière, on conçoit qu’il a fallu varier ces marques à l’infini, et les rendre souvent très-compliquées.

Ainsi, lorsque la tribu forme une peuplade considérable, on ajoute à la marque générale d’autres indices accessoires qui servent à distinguer les grandes familles qui la composent, et par conséquent leurs propriétés.

C’est par cette raison que dans les tribus que j’ai connues, j’ai vu souvent la répétition du même signe distinctif, mais avec de légères différences, qui n’échappent point à l’œil exercé du Bédouin. Pour ne parler que des contrées qui nous occupent, ce signe [Symbol] et le suivant [Symbol], accompagnés d’un ou de plusieurs traits horizontaux [Symbol] ou perpendiculaires [Symbol] ou penchés, [Symbol], se reproduisent d’une manière très-variée : le premier, parmi les familles des Harâbi ; et le second parmi celles des Aoulâd-Aly ; j’ai remarqué que celui-ci [Symbol] est particulier aux Sammalouss, cet autre [Symbol] aux Arabes de la Syrte[43].

Il faut ajouter à ces observations, que les Arabes ont l’habitude de tracer la marque distinctive de leurs tribus sur les monuments, et même sur les rochers qui présentent une surface unie[44]. Lorsqu’ils voyagent, ils choisissent de préférence les lieux les plus écartés dans les déserts, pour y déposer le témoignage de leur passage ; et imitent en cela certains Européens qui croient monumentaliser leurs noms, en les gravant profondément sur toutes les ruines qu’ils rencontrent.

Les édifices antiques et les rochers, que l’on trouve sur la route d’Audjelah et aux environs de Syouah, sont couverts de ces marques, qui sont positivement arabes, puisque la plupart appartiennent à des tribus modernes. Elles sont tracées, il est vrai, d’une manière généralement plus irrégulière, et moins profondément, que le plus grand nombre de celles que l’on voit dans la Marmarique et dans la Cyrénaïque ; mais on peut observer que, ne faisant que passer dans ces lieux sauvages, les Arabes ne peuvent donner à ce petit trait de vanité, le même soin que dans les cantons plus fertiles, où cette occupation peut les aider à tromper la durée du temps, pendant que leurs troupeaux paissent dans les environs.

En un mot, quoique parmi les signes de la Marmarique et de la Cyrénaïque, il n’en soit qu’un très-petit nombre que je puisse affirmer être réellement arabes, néanmoins ceux-ci ont avec les autres une analogie si frappante, tant par leur forme que par leur disposition, qu’ils me paraissent avoir tous la même origine et la même cause. Les différences qui les distinguent, peuvent d’ailleurs être facilement expliquées, en supposant, avec vraisemblance, que plusieurs de ces signes aient été tracés par des Arabes étrangers, en traversant ces contrées, et que d’autres soient antérieurs aux habitants actuels, et appartiennent à des tribus maintenant éteintes. Cette dernière hypothèse est d’autant plus probable, que lorsque l’on connaît la scrupuleuse fidélité avec laquelle les Arabes modernes suivent les traditions de leurs ancêtres, on chercherait dans ces contrées les traces de ces anciens usages, si on ne les avait pas sous les yeux[45].

Le 16, après six heures de marche au N.-O. de Kassaba-Zarghah, nous arrivâmes auprès d’un port, qui présente une position maritime très-avantageuse. Sur ses bords de sable et couverts d’un lit d’algue, je vis les traces peu apparentes d’un ancien bourg, parmi lesquelles je ne distinguai qu’un grand mur d’enceinte, construit très-grossièrement, mais contenant des débris d’une belle époque.

Cet édifice fut élevé par les Arabes modernes, en partie avec les pierres d’anciens monuments ; et, selon mes guides, il servit long-temps de forteresse, alors que les Aoulâd-Aly régnaient en souverains dans cette contrée. De cette construction frêle, mais spacieuse, il ne reste plus que quelques pieds au-dessus du niveau du sol. Je dirai bientôt la cause et l’époque de sa destruction.

Ce lieu est le célèbre Parætonium[46], connu de tous les anciens géographes, et souvent mentionné dans l’histoire. Le nom de Baretoun que lui donne Aly-Ghaouy, n’est plus connu par les Arabes actuels ; ils lui ont substitué celui de Berek, qui n’offre qu’un léger rapprochement avec le nom ancien.

Plus d’un titre contribua à illustrer cette ancienne ville, soit qu’on la considère comme la capitale du nome Libyque[47], et ensuite comme boulevard de l’empire romain en Égypte[48], soit qu’on se rappelle qu’elle servit d’asile à la fuite d’Antoine et de Cléopâtre[49], et surtout qu’elle fut le point de départ d’Alexandre pour se rendre au temple de Jupiter Ammon. Parætonium, autrement appelé Ammonia, entouré de collines rocailleuses et stériles, ne dut apparemment la célébrité dont il jouit dans l’antiquité, qu’à son port bien abrité par une ligne de gros rochers, et dont la circonférence, au rapport de Strabon[50], était de quarante stades. Les temps modernes viennent à l’appui de cette observation, puisque de tous les anciens ports de la Marmarique, celui de Berek, encore très-spacieux de nos jours quoique en partie envahi par les sables, était le seul qui attirât, naguère même, quelques djermes arabes, et occasionnât un peu d’activité et d’abondance, au milieu de la tristesse et de l’isolement qui l’entouraient.

Les Aoulâd-Aly en avaient fait l’entrepôt de leur commerce, et plusieurs de leurs cheiks s’y étaient établis. Ceux-ci habitaient cette grande masure dont j’ai fait mention, qu’ils appelaient orgueilleusement el Kala’h, la citadelle ; de même qu’ils donnaient le nom de jardins à quelques bouquets de palmiers entretenus à force de soins, et dont il ne reste plus que des rejetons. Les environs de Berek étaient alors couverts de camps nombreux, qui se renouvelaient pendant toute l’année. Les caravanes de Syouah et d’Audjelah y apportaient leurs dattes, et les habitants des points les plus éloignés de la Marmarique venaient échanger dans ce port leurs laines et leurs grains, contre les ihrams et les tarbouchs[51] de Derne et de Tripoli, ou contre les toiles, les armes et la poudre d’Alexandrie.

Mais les projets du Pacha d’Égypte ne s’accordaient point avec l’indépendance des Aoulâd-Aly ; il voulut la détruire : la ruse et la force furent tour-à-tour employées ; il attira les principaux Cheiks à sa cour ; les fortifications furent détruites ; en un mot, cédant au génie de cet homme extraordinaire, les Aoulâd-Aly se virent forcés d’échanger Berek pour Damanhour et Alexandrie[52]. Dès-lors les vents du désert couvrirent de sables ces restes de culture et d’habitations qui seuls, dans tout ce littoral, n’étaient pas encore devenus leur proie.

Auprès des monuments de la Marmarique, et surtout auprès de ceux situés sur des élévations, il est rare de ne pas voir des tombeaux arabes. Cet usage est remarquable, en ce qu’il paraît tout-à-fait contraire aux idées religieuses des habitants.

Selon leurs fausses traditions, auxquelles néanmoins ils ajoutent la plus grande foi, tous les monuments anciens ont été construits par des chrétiens, toutes les villes maintenant en ruines ont été habitées par eux. Or, comment concilier l’aversion qu’ils portent au nom de chrétien, et le dédain qu’ils témoignent pour leurs travaux, avec cet usage constant d’ensevelir les restes de leurs parents et de leurs amis, auprès de ces mêmes monuments dont ils méprisent et les auteurs et l’objet ? Je laisse à d’autres le soin d’expliquer la cause d’un choix si contradictoire avec le fanatisme et le génie destructeur qui caractérisent généralement ce peuple. Le peu d’art que les Arabes mettent à construire leurs tombeaux, contraste singulièrement avec les anciens édifices auprès desquels ils les placent. Dès que le corps est couvert de terre, les honneurs tumulaires se bornent à l’entourer d’un petit mur, ou d’une simple rangée de pierres en forme elliptique. Un éclat de roche brut, ou taillé en guise de turban, indique par la place qu’il occupe, celle où se trouve la tête du défunt. (Voyez pl. IV, 2.) Leur attention à ne point couvrir de pierres le corps même, a un but qui n’est pas dénué d’intérêt : Que la terre lui soit légère ! Telle est la prière qu’ils adressent au prophète ; et c’est afin d’en suivre le sens littéral, qu’ils écartent soigneusement du corps tout objet qui pourrait être trop lourd.

On voit quelquefois, dans ces déserts, des tombeaux construits avec plus de soin ; ils ont toujours la même forme, mais ils sont plus élevés, et les pierres sont liées avec du ciment. Ces tombeaux renferment le corps des Cheiks ou Santons. Il est d’usage parmi les voyageurs, et surtout parmi les Hadjis[53], de s’arrêter dans les lieux où ils sont situés, d’implorer la protection du Cheik défunt, et de réciter auprès de ses mânes quelques versets du Coran.

Je vis à Berek-Marsah un de ces tombeaux ; il est de grand renom parmi les habitants de la contrée. La vue des offrandes pieuses qui couronnaient la tombe révérée, m’offrit un spectacle curieux dans ce lieu solitaire : des lampions que les Arabes venaient allumer lors des grandes fêtes, et des étoffes de différentes couleurs, suspendus ensemble à des bâtons, s’agitaient dans l’air, et se confondaient souvent avec les tresses de cheveux que les femmes bédouines y avaient déposées ; des verreries, des œufs d’autruche, et d’autres offrandes encore plus bizarres que j’y remarquai, attestent la pauvreté de ces nomades et leur aveugle crédulité.

Le 17, en nous dirigeant toujours vers l’ouest, après trois heures et demie de marche dans un terrain rocailleux, nous arrivâmes à Boun-Adjoubah, vallée fertile, bornée du côté de la mer par une dune de sables, et par des collines peu élevées du côté opposé.

Nous retrouvâmes dans ce lieu des palmiers dans tout le développement de leur végétation ; hors quelques rejetons à Berek-Marsah, nous n’avions plus revu cet arbre depuis notre départ d’Alexandrie. Des bouquets de figuiers, groupés avec les dattiers, donnaient à cette vallée un aspect pittoresque, et surtout agréable pour nos yeux, habitués à la nudité du désert que nous avions parcouru.

Je comptai jusqu’à dix puits creusés à 20 mètres de profondeur, et contenant une eau très-douce ; deux piliers, construits par les Sarrasins, s’élèvent à leurs côtés ; un soliveau fixé entre eux sert encore à placer la corde pour puiser l’eau.

Les Arabes modernes ont entouré ces puits de murs, tant dans l’intention de les garantir de l’invasion des sables, qu’afin de clore de petits jardins maintenant abandonnés.

Sur la colline qui borde la vallée au sud, sont les vestiges de deux édifices, dont il ne reste plus que les fondations. Une de ces ruines s’appelle Kassr Bou-Souéty, du nom d’un cheik arabe du corps des Acheibeât. Ce cheik a long-temps résidé dans ces lieux, où, par le secours des puits, il faisait cultiver des jardinages, et soignait les palmiers et les figuiers qu’on y voit en grand nombre.

J’ai dit plus haut que Berek-Marsah était habité lorsqu’il était l’entrepôt du commerce des Aoulâd-Aly. La fertilité de la vallée de Boun-Adjoubah, et sa proximité de Berek, attiraient auprès d’elle une grande partie des camps qui couvraient alors cette partie du littoral. Bou-Souéty s’était fortifié dans les ruines de ce dernier lieu, mais ces frêles fortifications furent détruites, et ses habitants éprouvèrent le même sort que ceux de Berek, lors de la catastrophe dont j’ai fait mention.

La position avantageuse de Boun-Adjoubah, ses puits nombreux, les traces d’anciennes habitations, et sa distance de Parætonium[54], autorisent à reconnaître dans la situation de ce lieu celle du bourg Apis, consacré à la religion des Égyptiens.

Suivant Scylax, Apis était la limite de l’Égypte ; il est remarquable que Boun-Adjoubah sert encore aujourd’hui de point de démarcation entre le gouvernement d’Égypte et celui de Tripoli. Il serait curieux de connaître la cause du choix que les modernes ont fait de ces limites : au premier abord, elle offre un nouveau témoignage aux nombreuses preuves que nous pouvons citer, sur le respect que les habitants conservent pour les anciennes traditions.

Nous quittâmes Boun-Adjoubah dans la même journée du 17 ; à trois heures de distance, à l’ouest, nous traversâmes un profond ravin nommé Arghoub-Souf, à l’embouchure duquel est un petit port (Marsah-Lebeïth).

Le pays que nous parcourions, depuis la petite Akabah, avait presque toujours le même aspect et le même caractère : des terres argileuses, mêlées avec du sable qui leur donne une couleur jaunâtre, et plus ou moins rocailleuses, nous offraient à chaque instant des traces d’anciennes habitations, des citernes à sec ou dont le plafond était écroulé. En général, le sol de la petite Akabah est plus élevé, et sa surface est plus inégale que celui de la vallée Maréotide. Les terres labourables y sont plus souvent croisées par des élévations stériles et rocailleuses. Cette disposition du terrain continue à être la même durant seize heures de marche, depuis Marsah-Lebeïth jusqu’à Chammès, où nous arrivâmes dans la soirée du 18, sans avoir rien vu de remarquable en parcourant cette distance.

Dans ce dernier lieu est un château sarrasin, connu par Edrisi[55] sous le nom de la tour Alschemmas. Ses murs, construits très-grossièrement, conservent encore toute leur hauteur ; intérieurement, il est divisé en trois pièces ; deux canons de fer sont à demi enfouis parmi les décombres. Des puits très-profonds, et sans doute antérieurs au château, attirent auprès de Chammès tous ceux qui traversent cette contrée.

Parmi ces voyageurs, il en est une classe dont j’aurais déja dû faire mention, d’autant plus que leur fâcheuse rencontre m’avait plus d’une fois causé des inquiétudes qui se renouvelèrent plus vivement encore à Chammès. Ces voyageurs, nommés Hedjadjs, pélerins, viennent de divers points de la Barbarie, et se rendent à la Mecque pour y visiter le tombeau du Prophète, ou bien ils retournent de leur voyage, qui le plus souvent n’est rien moins que pieux.

Ce sont, la plupart, des gens de la dernière classe du peuple, et des paresseux qui préfèrent les hasards d’une vie errante et parasite aux soins de se procurer par le travail une existence dans les villes.

Réunis en nombre indéterminé, ordinairement de dix à quinze, n’ayant pour équipage que deux peaux destinées à contenir l’eau et la farine ; le corps drapé par un bernous (Voy. pl. IV, 2), ils se répandent dans les déserts, infestent les contrées qu’ils parcourent, ne suivent aucune direction dans leurs courses vagabondes, accostent tous ceux qu’ils rencontrent, et passent ordinairement la nuit dans les tentes des Arabes, où ils reçoivent l’hospitalité, eu égard à leur prétendue destination.

Malheur au voyageur isolé, qu’un funeste hasard fait tomber au milieu de ces troupes de hedjadjs ! Ils lui demandent d’abord, au nom du Prophète, à partager ses provisions de bouche et quelquefois même ses vêtements. Si celui-ci refuse, et s’il oppose de la résistance, c’est pis encore : ils tirent de dessous leur draperie un couteau à deux tranchants dont ils sont toujours munis ; ils entourent de tous côtés l’infortuné voyageur, afin qu’il ne puisse s’enfuir ; et bien souvent, après l’avoir dépouillé totalement, ils ne lui font pas grace de l’existence.

Peu de jours s’étaient passés, dans le cours de notre voyage, sans que nous eussions rencontré des bandes de ces pélerins ; on m’avait mis en garde contre la perfidie de leurs intentions, et je devais employer la plus grande fermeté pour les faire éloigner de ma caravane. Il était plus difficile de s’en débarrasser lorsque nous étions campés ; il fallait alors les menacer de faire feu, et ce n’était qu’après nous avoir accablés d’invectives que notre bonne contenance les engageait à nous quitter.

On demandera pourquoi les Arabes permettent que ces vagabonds commettent avec impunité de pareils désordres ? On peut répondre que le fanatisme est le plus puissant des palliatifs, et que le voyage des hedjadjs étant considéré comme œuvre sainte, on devient moins rigoureux sur les moyens qu’ils emploient pour l’exécuter. D’ailleurs, lâches comme tous les malfaiteurs, ils n’attaquent jamais que des personnes isolées, ce qui aide à-la-fois la poltronnerie des coupables et les dérobe plus facilement aux investigations des habitants. Il faut aussi ajouter que dans le nombre de ces pélerins il en est, mais bien peu, dont les intentions sont réellement pieuses et qui ne commettent jamais de mauvaise action.

On ne doit pas confondre avec ces hedjadjs des pélerins d’une classe plus élevée, que l’on désigne par le même nom. Ceux-ci forment des caravanes quelquefois très-nombreuses, surtout celles qui viennent de Maroc et de Fez. Elles s’élèvent parfois à deux ou trois cents personnes, parmi lesquelles on compte souvent des femmes, et à trois ou quatre cents chameaux. Ce voyage leur offre un double but : le zèle religieux s’y trouve concilié avec le gain, et en accomplissant un pieux devoir, ils ont l’avantage de vendre à haut prix leurs marchandises au Caire et dans les autres villes qu’ils rencontrent sur leur passage.

Depuis notre départ d’Alexandrie, nous avions souvent essuyé des pluies, mais de courte durée ; elles ne commencèrent à nous incommoder par leur continuité qu’à Chammès, et après avoir quitté ce château elles devinrent si violentes qu’elles interrompirent tout-à-fait notre voyage. Malheureusement, aucune élévation ne se trouvait ni aux environs, ni au lieu même où nous fûmes surpris par l’orage. Obligés à nous arrêter, il nous fallut poser les tentes dans une plaine argileuse, où nous ne pûmes pas même réunir assez de pierres pour dresser un tertre afin de nous garantir de l’inondation qui devint bientôt générale.

Ces contrariétés me prouvèrent dès-lors que presque tous les usages des Arabes sont le fruit d’une expérience réfléchie, et qu’un Européen doit bien se garder de juger de leur importance avant d’avoir pu apprécier leur utilité. Les Arabes nomment souvent leurs tentes biout, maisons : il m’était arrivé plus d’une fois de les plaisanter sur la dénomination qu’ils donnaient à quelques lambeaux de toile ; d’autant plus, leur disais-je, que loin d’offrir des pavillons élégants comme celles des Osmanlis, leurs tentes écrasées contre le sol, ressemblent de loin plutôt à des taches noirâtres qu’à des habitations humaines.

J’appris dans cette circonstance à mieux réfléchir sur la valeur des termes que ces hommes simples adaptent si bien à leurs usages ; et je dus avouer aux Arabes qui m’accompagnaient que, non seulement leurs tentes méritaient le nom de maisons, mais qu’elles leur étaient préférables pour des nomades, puisqu’elles ont tous les avantages de ces dernières, sans en avoir les inconvénients.

Spacieuses, mais très-basses, ces tentes résistent à la force du vent par leur forme aplatie ; de même que par leur tissu épais, de poil de chameau, elles assurent à la famille arabe et à son modeste mobilier un abri impénétrable aux pluies de longue durée.

Habitué par mes précédents voyages au climat sec et au ciel toujours serein du désert libyque, je me servais de tentes turques à choubak et à touslouk. Celles-ci ont un dôme exhaussé, qui favorise dans l’intérieur la circulation de l’air, tandis que leur tissu de coton et d’une blancheur éclatante repousse les rayons du soleil. Ces qualités, précieuses dans les sables brûlants de l’intérieur de la Libye, devenaient funestes dans les cantons pluvieux de la Marmarique. Aussi, malgré nos précautions, nous fûmes souvent obligés de redresser nos tentes qui nous ensevelissaient sous leur volume humecté.

Les orages se succédèrent sans interruption pendant les journées des 19, 20, et 21. Ce mauvais temps prolongé fut la cause première de la longue maladie de mon compagnon de voyage, M. Müller. En vain nous cherchâmes à nous préserver de l’humidité avec des lits de broussailles ; nos draperies de laine étaient tellement trempées que nous ne pûmes parvenir à les sécher.

La saison dans laquelle nous voyagions présente encore un autre inconvénient pour parcourir ce pays ; c’est la nature argileuse des terres, qui deviennent, après de fortes pluies, très-glissantes et presque impraticables pour les chameaux chargés. La nature a créé cet utile animal afin d’aider l’homme à traverser les vastes solitudes occupées par les sables ; sa pate large, cartilagineuse, et dépourvue de sabot, foule sans fatigue les plaines sablonneuses, tandis qu’elle est mal assurée, et qu’elle glisse sur des terres humides, ou se blesse en heurtant les pierres d’un chemin rocailleux.

Ce même motif rendit la marche de la caravane lente et souvent interrompue, lorsque nous pûmes enfin quitter ce lieu, le 22. Heureusement, après avoir fait avec peine quelques lieues de chemin, le sol, à l’approche de la grande Akabah, devint plus sablonneux et nous permit de suivre notre marche ordinaire.

Le 23, nous passâmes auprès du Kassr-Ladjedabiah, situé à vingt-quatre heures de Chammès. Ce monument, un des plus considérables que j’aie vus dans la Marmarique, fut élevé par les Sarrasins. Ses murs conservent encore toute leur hauteur ; ils sont construits en belles assises, mais dépourvus de tout ornement d’architecture : deux tours carrées sont aux angles du côté ouest ; intérieurement est un puits, et l’on voit des escaliers pratiqués dans l’épaisseur des murs pour arriver au sommet.

Les grandes dimensions de cet édifice, qui fut probablement un château fort, donnent une haute idée de l’ancienne puissance des princes arabes dans cette contrée ; et par sa situation à quatre heures des plus hautes montagnes de la Marmarique, et à une égale distance de la mer, il paraît avoir été destiné en même temps à défendre le littoral et à protéger l’intérieur des terres contre une invasion venant de l’Ouest.

Entre Ladjedabiah et l’Akabah est un puits qui appartient à la même époque que celle du château ; l’eau en est excellente : nous en fîmes une abondante provision, et allâmes camper à peu de distance dans une vallée non loin du mont Catabathmus.

[Décoration]

[38]Cell. Géog. anti. t. II, p. 66. Polyb. Excerp. CXV.

[39]Depuis Abousir jusqu’à la grande Akabah le rivage est le plus souvent formé par une digue de sables blanchâtres ; je n’ai pu vérifier si les bords du cap Kanaïs offraient un endroit quelconque dont le sol fut tellement blanc, qu’il lui ait fait donner, dans l’antiquité, la dénomination spéciale de Leuce-Acte.

[40]Le mot kassaba signifie, en arabe, un bourg ou un village.

[41]Je lis Gyzis dans Cellarius ; d’Anville écrit le nom de ce lieu, Zygis ; l’anonyme Zygren, et il le place à sept stades de Leuce-Acte.

[42]M. Scholz a donné dans son ouvrage (Voyag. d’Alex. à Paræt. p. 56) la plupart de ces signes.

[43]Les Arabes placent ces marques sur les chameaux avec un fer chaud, et de manière qu’elles soient visibles, lors même qu’ils sont chargés. On les voit toujours sur la tête de l’animal ; mais lorsqu’elles sont compliquées, elles sont distribuées sur l’épaule, la mâchoire et le museau. C’est encore par la place que ces marques occupent sur ces différentes parties du corps du chameau, que les Arabes distinguent leurs tribus.

[44]Cette remarque, que j’avais déja faite en divers endroits, me frappa d’une manière plus évidente encore à Cyrène. Plusieurs fois, en traversant les ravins de la Pentapole, le guide Harâbi qui m’accompagnait s’est écrié, en me montrant de ces signes tracés sur les rochers : Allah inallou el-nicham dè ; hamdou-lillàh el Aoulâd-Aly khallou belednah. « Maudite soit cette marque ! grâces à Dieu, les Aoulâd-Aly ont quitté notre pays. »

[45]J’avais rédigé cette partie de ma relation, lorsque MM. Denham et Clapperton ont publié leur important voyage dans l’intérieur de l’Afrique, conjointement avec celui de feu M. Oudney. Les détails que contient cet ouvrage sur certaines lettres des Touariks, me paraissent avoir assez d’analogie avec les signes dont je viens de faire mention, pour m’engager à exposer quelques idées à ce sujet. Je me servirai de la traduction française de MM. Eyriès et de La Renaudière ; son exactitude est plus que suffisamment garantie par les noms des deux savants traducteurs.

Voici les lettres des Touariks, avec l’interprétation de leur son, telles que les voyageurs les ont publiées :

[Lettre tifinagh] Yet.
[Lettre tifinagh] Yout.
[Lettre tifinagh] Youf.
[Lettre tifinagh] Yow.
[Lettre tifinagh] Ê.
[Lettre tifinagh] Yib.
[Lettre tifinagh] Yes.
[Lettre tifinagh] Yim.
[Lettre tifinagh] Yiche.
[Lettre tifinagh] Yiu.
[Lettre tifinagh] Youz.
[Lettre tifinagh] Jz.
[Lettre tifinagh] ...
[Lettre tifinagh] You.
[Lettre tifinagh] Yid.
[Lettre tifinagh] Yir.
[Lettre tifinagh] Yei.
[Lettre tifinagh] Yaï.
[Lettre tifinagh] Yin.

M. Oudney vit pour la première fois plusieurs de ces caractères sur un monument romain, à Germa, dans le Fezzan (t. I, p. 65), et dans la suite il en trouva un plus grand nombre tracés sur les rochers, dans tous les lieux fréquentés par les Touariks (id. p. 68 et 105). Il remarqua que quelques-uns de ces caractères avaient évidemment plusieurs siècles, et que d’autres étaient très-récents[a] (id. pag. 69) ; enfin il fit la rencontre d’une personne qui en connaissait plusieurs, mais il lui fut impossible de trouver quelqu’un qui les comprît tous (id. page 70), ni un seul livre écrit dans cette langue (id. p. 99). Cette découverte, ajoute-t-il, mit son esprit en repos sur ce sujet.

M. Oudney a négligé de nous apprendre si ces caractères formaient des inscriptions suivies : il dit, il est vrai, qu’ils sont écrits indifféremment de gauche à droite, ou de droite à gauche, ou horizontalement ; ce qui, loin de prouver aucune série réelle entre eux, semble indiquer, au contraire, dans la position de ces lettres, le même désordre que j’ai observé dans celle des signes. Des indigènes ont articulé devant les voyageurs le son de ces caractères, mais aucun ne les connaissait tous, et néanmoins M. Oudney a observé que plusieurs paraissaient tracés très-récemment. Or si personne parmi les Touariks ne connaissait toutes ces lettres, comment pouvaient-ils en faire usage ? et s’ils en faisaient usage, n’auraient-ils eu d’autres livres que des rochers ?

Remarquons maintenant que tout ce qui paraît invraisemblable comme lettres d’un alphabet, s’explique naturellement comme signes de tribus arabes.

Presque tous les Touariks sont nomades, assure M. Oudney (t. I, p. 71). J’ai dit que tous les nomades d’Afrique[b] et de plusieurs autres pays, ont l’habitude de distinguer leurs tribus par des marques qu’ils tracent très-souvent sur les monuments et sur les rochers ; il ne me paraîtrait donc point surprenant que les Touariks eussent multiplié les marques de leurs tribus sur des rochers, puisqu’ils préfèrent les lieux solitaires, et qu’ils ont souvent cherché un asile dans les montagnes (id. pag. 71).

On a trouvé ces lettres alphabétiques dans les déserts, chez des nomades, et non dans les villes chez des hommes sédentaires. Les indigènes n’en connaissaient qu’un certain nombre ; les unes paraissaient très-récentes, et les autres très-anciennes : rien de plus naturel, si l’on suppose que ces marques, comme celles que j’ai vues, appartiennent à des tribus de diverses époques.

Enfin, pour terminer ces comparaisons, M. Oudney n’a pu trouver aucun livre écrit en caractères touariks, de même que M. Scholz a cherché inutilement dans la Marmarique[c] une inscription entière en signes dont plusieurs sont positivement arabes.

Je n’ignore point qu’il est des personnes tellement idolâtres de tout ce qui appartient à une époque reculée, que récusant peut-être l’identité relative des faits que j’ai exposés, elles seront tentées de reconnaître dans ces marques ou caractères, tant du littoral que de l’intérieur de la Libye, une analogie vague, et par cela même précieuse, avec des langues actuellement éteintes. De ce que les Phéniciens se sont incorporés anciennement avec les Libyens de la côte, comme l’indique Hérodote ; de ce qu’il paraît qu’ils furent ensuite chassés avec ceux-ci dans l’intérieur des terres, soit par les armes des Romains, soit par l’invasion de l’islamisme, ces personnes pourront supposer qu’ils se soient réfugiés dans les montagnes des Garamantes, où ils eussent formé un peuple à part, qui aurait conservé jusqu’à nos jours des traces de leur ancien alphabet ; et ce peuple serait les Touariks.

J’avoue qu’une pareille origine donnée à ces signes, ou, si l’on veut, à ces caractères, flatte plus l’imagination que mes vulgaires rapprochements, et qu’il est plus beau d’élever un édifice que de le détruire.

Mais, à ce propos, je rappellerai un fait remarquable, et qui pourrait ne pas lui être absolument étranger. Le savant Gébelin avait cherché long-temps les emblèmes de mystères profonds dans les inscriptions et les figures d’animaux gravées sur les rochers du mont Liban, lorsque MM. Montaigu et Volney reconnurent que ces inscriptions et ces dessins avaient été tracés par les Grecs qui se rendent annuellement en pélerinage au couvent situé sur cette montagne.

[a]M. Scholz a fait la même remarque pour les signes de la Marmarique (Voyag. à Paræt. p. 50).

[b]Je sais que les Touariks, comme les autres nomades, mettent la marque de leurs tribus sur leurs chameaux.

[c]Voyage d’Alexandrie à Parætonium (en allemand), pag. 54.

[46]Il serait superflu d’insister sur l’identité de situation entre le Parætonium des anciens, le Baretoun d’Aly-Ghaouy, et le Berek-Marsah actuel. Mais il ne me paraît pas inutile de faire remarquer que les distances données par Strabon et Arrien, d’Alexandrie à Parætonium, correspondent exactement avec l’observation en longitude faite en ce dernier lieu par M. Gauthier, si l’on adopte pour le premier de ces auteurs des stades de six cents au degré, et que l’on suive la ligne la plus courte ; et si, pour le second, on contourne avec Alexandre les sinuosités de la côte, et que l’on compte les stades à sept cents au degré. (Voyez Strab. l. XVII, § 8 ; Arrian, l. III, c. 4, et ma carte générale.)

[47]Mannert, Géog. des Gr. et des Rom. t. X, part. II, p. 19.

[48]Procop. de Ædif. lib. VI, 2.

[49]Florus, lib. IV, 11.

[50]L. XVII, § 8.

[51]Bonnet de drap rouge que portent généralement tous les Orientaux.

[52]Ces évènements eurent lieu, suivant M. le général Minutoli, en 1819. (Voyage à l’Oas. d’Ammon, p. 64.)

[53]Pélerins qui se rendent à la Mecque.

[54]Strabon place Parætonium à cent stades d’Apis, et je n’ai mis que trois heures et demie (marche de caravane) pour me rendre des premières ruines aux secondes ; ce qui correspondrait tout au plus à quatre-vingts stades de six cents au degré ; néanmoins, comme les distances calculées par les heures de marche sont sujettes à des variations, et que Strabon a quelquefois employé des stades d’une plus grande étendue, je ne crois point que cette légère différence puisse empêcher de reconnaître l’emplacement d’Apis dans les ruines de Boun-Adjoubah.

[55]Troisième Cli. p. 93.


[Décoration]

CHAPITRE III.

Akabah-el-Soloum. — Plateau de Za’rah. — Accueil des Harâbi. — Vallée de Daphnèh. — Canaux d’irrigation — Toubrouk. — Bombæa. — Platée. — Aziris. — Citernes.

Une vallée d’une heure de largeur côtoie l’Akabah-el-Kébir-el-Soloum, Catabathmus magnus des anciens. Les eaux qui s’écoulent en hiver de la montagne entretiennent dans cette vallée une végétation abondante ; aussi est-elle couverte dans toutes les saisons de nombreux camps d’Arabes.

Mais cette cause n’est point la seule qui rend ce lieu si habité ; le Catabathmus qui, selon plusieurs auteurs, séparait l’Égypte de la Cyrénaïque, et du temps des Romains, l’Afrique de l’Asie[56], forme encore aujourd’hui un canton qui sépare les états de Tripoli de ceux d’Égypte.

J’ai déja dit, il est vrai, que ces limites étaient fixées plus à l’Est à Boun-Adjoubah ; tels sont les renseignements que j’ai recueillis ; néanmoins selon M. Scholz, il faudrait les placer à la grande Akabah. Ces différences dans les rapports que nous ont faits les Arabes n’ont rien de bien surprenant, puisque la prétendue suzeraineté des deux Pachas dans ces déserts consiste beaucoup plus dans le titre que dans la réalité.

Quoi qu’il en soit de ces limites supposées, le canton de l’Akabah, par sa situation si éloignée de la véritable action des deux gouvernements d’Égypte et de Tripoli, sépare ces gouvernements par le fait, puisqu’elle assure à ses habitants une indépendance absolue.

« Voilà, me dit mon guide Hadji-Salèh, le principal motif qui attire dans cette vallée un si grand nombre d’Arabes. Il en est même qui choisissent cette retraite pour se soustraire à la vengeance de leurs ennemis ; d’autres viennent y jouir de l’impunité des crimes commis, ou bien épier l’occasion d’en commettre de nouveaux ; enfin, ajouta-t-il, la plupart des habitants de l’Akabah, depuis un temps immémorial, sont des transfuges de diverses tribus, qui rendent ce passage redoutable pour toutes sortes de voyageurs. »

Ce fut là en effet que le général Minutoli vit échouer ses projets ; ces Arabes, sous le vain prétexte que lui et les siens étaient des espions du Pacha d’Égypte, les empêchèrent de poursuivre leur voyage. Cet exemple, bien plus que les propos de mon guide, était susceptible de m’inspirer de l’inquiétude. Nous n’étions qu’à une heure de distance de la montagne ; la nuit était obscure et pluvieuse ; et la lueur des feux que j’apercevais de temps en temps dans le lointain, attestait la présence des hommes qui allaient bientôt décider du sort de mon entreprise. Enfin la clarté du jour vint mettre un terme à mon impatience ; j’encourageai mes domestiques par de légers présents, et bien résolu à tout braver plutôt que de reculer, je m’avançai vers le passage si redouté.

Je n’introduirai point le lecteur au milieu des camps de ces Arabes, je ne le ferai point assister aux délibérations tumultueuses qui eurent lieu à mon sujet ; je ne lui rappellerai point mes angoisses en me voyant en butte à l’incrédulité du fanatisme et aux exigeantes spéculations de l’intérêt. De pareils détails, occasionnés par des circonstances bien rares dans ces déserts, sont étrangers aux mœurs habituelles de ses habitants ; dès-lors ils deviennent tout-à-fait personnels au voyageur, et par conséquent oiseux pour le public éclairé. Il me suffira de dire que la simplicité de mon costume, mon isolement, ma confiance, et peut-être même ma fermeté, obtinrent de ces hommes farouches ce qu’une escorte imposante et de grands titres n’avaient pu obtenir : on me permit de franchir l’Akabah.

Ma caravane avait déja traversé la vallée ; M. Müller, que sa maladie retenait sur le chameau, était dans une grande anxiété pendant mon absence ; dès que je fus de retour auprès de lui, ses yeux abattus se ranimèrent pour me témoigner le plaisir que mon succès lui faisait éprouver. Satisfait d’avoir été plus heureux que mes prédécesseurs, je formai des vœux pour le rétablissement de la santé de mon compagnon de voyage ; le ciel ne les exauça que bien tard ! et ce ne fut qu’après de longues souffrances, après avoir été aux portes du tombeau, que M. Müller retourna miraculeusement à la vie, au milieu même des privations du désert !

Nous mîmes une heure à monter l’Akabah el Soloum, par un chemin formé dès la plus haute antiquité. Il est bordé, en grande partie, d’immenses rochers, dont le ciseau a quelquefois fait disparaître les angles trop saillants qui obstruaient le passage.

Cette montagne s’élève par ondulations d’une hauteur progressive, ou bien elle présente des flancs escarpés que le chameau gravit avec peine, quoiqu’on ait essayé d’en adoucir la pente. La roche est généralement de calcaire compacte et coquillier ; des masses de grès se trouvent isolées sur le calcaire, ou bien le calcaire est uni avec le grès. Des arbustes qui commençaient à se revêtir de leur feuillage couvraient les endroits terreux, et remplissaient les crevasses des rochers. Ce fut là que je vis, pour la première fois dans ce voyage, des bouquets de lentisques et de genêts.

Il n’était sorte de soins que je n’eusse employés jusqu’alors pour préserver de tout accident le seul baromètre que je possédasse ; malheureusement, dans le désordre qu’occasionna la chute d’un chameau, il fut brisé contre un rocher. Quoique ce baromètre fût très-mal construit, sa perte me causa d’autant plus de peine, qu’elle était irréparable, et qu’elle occasionna dans le résultat de mes observations ultérieures une lacune qui ne put être remplie par des calculs d’estime toujours hypothétiques.

La montagne de l’Akabah me parut avoir environ 900 pieds d’élévation ; elle commence immédiatement aux bords de la mer, d’où elle se dirige au S.-S.-E., pour aller joindre les hauteurs qui côtoient l’Oasis d’Ammon. Au sommet s’étend un plateau de treize heures d’étendue du S.-E. au N.-O. ; quoique les terres n’y diffèrent point par la végétation et la couleur de celles de la petite Akabah, elles sont néanmoins plus fertiles et plus généralement cultivées. C’est de là que vient le nom de Za’rah, champ, que les Arabes donnent à ce plateau. En le parcourant nous passâmes fréquemment auprès de grands campements de pasteurs ; les travaux agricoles mettaient tous ces Arabes en activité, et variaient un peu la monotonie du tableau que nous avions eu presque toujours sous les yeux.

S’il est une époque dans l’année susceptible de distraire ces hommes de leur sérieux habituel, c’est celle, comme nous l’avons observé, où le sol ingrat qu’ils habitent reprend un peu de vie et de fraîcheur qui doivent être si passagères. Dans les climats plus favorisés du ciel, où chaque saison produit ses fruits, le moment des récoltes a dû être celui des réjouissances, puisque l’une succède à l’autre, et que l’on a toujours devant soi un nouvel espoir suivi de nouveaux biens.

Il n’en est pas de même dans la Marmarique : la terre, avare de ses dons, ne produit qu’une fois dans l’année, et pour des moments de courte durée. Dès qu’elle a accordé à l’homme ce faible secours, aussitôt elle se décolore ; tout dépérit : les troupeaux errants, cherchent dans quelques coins des vallées, le petit nombre de végétaux échappés à l’ardeur du soleil. Alors, tandis que nos vergers se couvrent de fruits, tandis que les vendangeurs parcourent nos coteaux, l’habitant de cette contrée ne voit autour de lui qu’une nature muette et frappée de mortalité ; il languit dans sa tente, et cherche à tromper ses ennuis par des récits fabuleux ou des lectures pieuses.

Ces Arabes profitent aussi des moments où la végétation se renouvelle pour célébrer leurs fêtes de famille. Durant une de mes excursions dans la grande plaine de Za’rah, je fus témoin d’une de ces fêtes qui m’intéressa par sa nouveauté : je vis une jeune épouse, montée sur une espèce de tréteau que l’on avait assujetti sur deux charrues traînées par des juments. Une mesquine couronne de seneçons, emblème de la stérilité du sol, fixait sur sa tête un grand mouchoir en soie bariolé de couleurs éclatantes, qui tombait en replis sur ses épaules. Une musique bruyante, produite par de gros coquillages de mer et des ghandours[57], précédait la nouvelle mariée, et parcourait avec elle en triomphe les tentes des familles alliées ou amies. Quelques cavaliers entouraient le cortége ; ils représentaient une petite guerre, en poussant à toute bride leurs juments les unes contre les autres, et faisant de fréquentes décharges de leurs armes à feu.

A part le plaisant effet que produisait le grotesque attirail du char triomphal, ces images de guerre autour d’une jeune épouse, cette joie tumultueuse sans gêne comme sans désordre, me donnèrent une juste idée des mœurs à-la-fois simples et belliqueuses de ces nomades.

Tandis que nous continuions à parcourir la plaine de Za’rah en nous dirigeant vers le nord-ouest, j’aperçus dans le lointain, aux bords de la mer, un port spacieux que les Arabes nomment Marsah-Soloum, et qui me paraît être celui de Panormus, où Ptolémée fait terminer le nome Libyque[58], et qu’il place du côté occidental de la vallée du Catabathmus. Dès que nous fûmes arrivés à l’extrémité ouest de cette plaine, nous trouvâmes plusieurs puits creusés avec soin dans le roc à une très-grande profondeur. Ces puits, d’origine antique, sont garnis à leurs bords de petits bassins creusés également dans le roc, mais qui paraissent, à cause de la grossièreté du travail, appartenir à une époque plus moderne.

De Biar-Zemlèh, nous descendîmes le plateau de l’Akabah, beaucoup moins élevé du côté occidental et d’une pente plus douce. Dix minutes nous suffirent pour arriver du sommet à la base. Là, nous entrâmes dans la vallée de Daphnèh, formée d’un côté par la même chaîne des montagnes de l’Akabah, qui se prolonge par sinuosités dans l’ouest, et de l’autre par une ramification de petites collines décrivant une ligne parallèle à ces montagnes.

Au-delà de la plaine de Za’rah, on ne trouve plus les Aoulâd-Aly ; à Daphnèh commence la nombreuse tribu des Harâbi, les guerriers, qui habitent exclusivement toute la Pentapole Cyrénaïque. Dès que ma caravane eut pénétré dans la vallée, nous vîmes tout-à-coup, en détournant un de ses coudes, une si grande réunion de tentes, que nous eûmes lieu d’en être surpris. Serrées les unes contre les autres, elles tapissaient les flancs de la vallée, et formaient une haie, au milieu de laquelle nous étions forcés de passer. Une grande agitation paraissait y régner : me rappelant alors la mauvaise réputation des Harâbi, je fis placer mes Nubiens à côté des effets les plus précieux, et précédant ma caravane de quelques pas, je m’approchai non sans anxiété du défilé inévitable. J’aperçus bientôt plusieurs cheiks qui montèrent à cheval et se dirigèrent sur nous, suivis d’une foule d’autres Arabes à pied. Selon l’usage admis dans le désert, lorsqu’il y a sujet de méfiance entre deux caravanes qui se rencontrent, elles s’arrêtent à une certaine distance entre elles, et des parlementaires s’avancent des deux côtés, pour s’informer de leurs intentions réciproques. C’est ce que nous fîmes : Hadji-Salèh, mon guide, et un des Harâbi, s’avancèrent dans l’espace qui nous séparait.

Durant cette entrevue, trop éloigné pour entendre leurs paroles, j’examinais attentivement leurs gestes : ils furent d’abord très-animés ; je vis ensuite les deux envoyés se rapprocher et remettre leurs fusils sur le dos ; ce fut pour moi le signal de la paix. Je m’empressai aussitôt d’aller joindre les cheiks, et j’appris qu’une guerre violente existait entre eux et une tribu voisine ; plusieurs meurtres avaient été commis, jusqu’alors ils en étaient les victimes, et ils s’étaient réunis en nombre considérable pour se venger d’une manière éclatante de leurs ennemis.

Ils me dirent que le bruit de mon voyage s’était répandu jusque chez eux ; ils s’étonnèrent de ce que j’osais pénétrer avec aussi peu de monde dans leur contrée ; ils accusèrent ma hardiesse d’imprudence, et me firent sentir que je dépendais totalement de leur volonté. « Mais dans ce moment, reprit le plus âgé d’entre eux, la vengeance seule nous a rassemblés, nous voulons le sang de ceux qui ont tué nos frères ; ainsi, poursuis ton chemin et que Dieu te protége ; » puis s’apercevant qu’il s’était trompé : « Si toutefois, ajouta-t-il, Dieu peut protéger un chrétien ! »

Je ne me permis pas la moindre observation sur ce compliment, et m’estimant heureux que leurs dispositions vengeresses ne s’étendissent pas jusques à nous, je les remerciai avec sang-froid de leur bon accueil, et nous nous empressâmes de les quitter. Cette rencontre me mit à même d’apprécier la différence de mœurs qui existait entre les Harâbi et les paisibles Aoulâd-Aly, et me fit dès-lors entrevoir tous les dangers qui allaient nous entourer.

Les terres de la vallée de Daphnèh sont d’une couleur plus obscure et paraissent plus fertiles que celles des cantons précédents. La végétation plus variée, est généralement herbacée dans la plaine, mais plus active et plus forte dans les ravins. Depuis que nous étions entrés dans la vallée, je cherchais à m’expliquer la cause de sa dénomination, lorsque j’aperçus enfin quelques bouquets de nerium[59] parmi les fentes des rochers. Ce joli arbuste, quoique très-rare maintenant dans ces lieux, y paraît cependant indigène. Sans doute il y croissait autrefois en plus grande quantité ; les anciens habitants l’auront multiplié dans leurs champs, ils en auront embelli leurs demeures ; et ces habitants durent être très-nombreux, puisque les vestiges de ruines sont si multipliés dans cette vallée, qu’elle paraît avoir été couverte de villages et de hameaux.

C’est à Daphnèh surtout, et dans ses environs, que l’art a redoublé d’efforts pour aider la nature. Partout on y aperçoit des restes de canaux d’irrigation ; ils sillonnent la plaine en tous sens, ils serpentent sur les flancs des collines et de la montagne. Dans ces derniers endroits, on les voit se diriger, tantôt perpendiculairement, tantôt horizontalement, selon qu’ils furent destinés à conduire les eaux des pluies dans les citernes, ou des citernes dans les champs. J’ai vu de ces canaux disposés comme des rayons dont le centre commun est un bas-fond ; j’en ai vu suivre parallèlement les rives d’un petit vallon, pour aller, sans doute autrefois, arroser les champs plus éloignés d’un industrieux agriculteur. J’en ai vu d’autres se ramifier comme les rigoles de nos jardins, afin de détourner le cours de l’eau, de le prolonger ou de l’arrêter à volonté.

Quoique la vallée de Daphnèh paraisse avoir été anciennement très-habitée, je n’aperçus parmi les ruines qui la couvrent aucun reste de monument remarquable. Le Kassr-Djédid, à l’entrée de la vallée, n’est qu’une masure informe. Indépendamment de son aspect, son nom[60] indique qu’il appartient à une époque moderne ; mais les fragments antiques intercalés dans ses murs, et le puits qu’il renferme, prouvent que cet édifice fut élevé sur l’emplacement et avec les débris d’un autre plus ancien.

Je puis encore citer le Kassr-Coumbouss, situé sur le sommet de la montagne, à six heures à l’ouest du précédent. Sa destruction est telle que, non seulement on ne peut plus rien distinguer dans un amas de pierres, forme à laquelle le monument est réduit ; mais que des débris d’une origine bien différente y sont confondus pêle-mêle, de manière qu’on voit les fragments d’un chapiteau grec ou romain à côté de ceux d’une arabesque, et le tout est surmonté d’un bloc de pierre taillé en guise de turban, indice certain d’un tombeau arabe.

De pareilles ruines plus que les autres provoquent involontairement la réflexion.

A voir ces débris de plusieurs édifices qui eurent une destination si différente, qui furent élevés par des peuples de mœurs et d’usages si opposés ; à voir ces témoins des âges antiques, ces produits de diverses civilisations, couverts ensemble de l’humble pierre des champs ; à les voir réunis en un seul monceau, réduits à un sort commun pour former la tombe d’un santon ! à voir un pareil tableau, on dirait que le temps en rassembla les contrastes pour manifester sa puissance et se jouer du sort des nations.

Quant à la cause historique de ce bizarre assemblage de ruines de diverses époques, elle s’explique naturellement. Sans détailler ici mal à propos la série des peuples qui se succédèrent dans cette contrée, à ne compter que de l’invasion des Musulmans, ceux-ci durent se servir des matériaux que leur offraient les monuments étrangers à leurs usages et surtout à leur culte religieux. Ainsi, les princes arabes auront fait démolir les temples et les autres édifices pour élever des mosquées et des châteaux ; après eux, les Nomades finirent par tout détruire sans rien bâtir, et les tentes ont remplacé les villes et les hameaux.

Après avoir marché, le 26 et le 27, durant neuf heures dans la vallée de Daphnèh, dont l’axe est à l’O.-N.-O., cette vallée s’élargit, et les deux chaînes d’élévations qui la forment prennent des directions différentes. Celle de l’Akabah se prolonge dans l’ouest, jusqu’aux montagnes cyrénéennes, et la colline qui lui est opposée se perd en ondulations vers le nord ; la partie du littoral où l’on entre alors s’appelle Dâr-Fayal.

Le 28, tandis que ma caravane poursuivait sa route à plusieurs heures de distance des bords de la mer, je la quittai pour aller visiter le port de Toubrouk. Je traversai d’abord un sol très-inégal, entrecoupé de ravins et de vallées, exhaussé de six cents pieds environ au-dessus du niveau de la mer. Ensuite je descendis le revers septentrional de ces hauteurs par un chemin qui dut servir autrefois de communication entre les habitants de Toubrouk et ceux de l’intérieur des terres.

Ce chemin est taillé avec soin dans le roc vif, et bordé de deux canaux creusés aussi dans la roche, mais sur un plan plus élevé ; ses nombreux contours et les escaliers larges et bas que l’on y trouve par intervalles, en adoucissent tellement la pente, qu’on le descend très-commodément à cheval.

Les Arabes me dirent que l’on voyait plus à l’est sur le même revers de la montagne un autre chemin semblable à celui-ci. Si l’on pouvait se fier à l’exactitude de ce rapport, cet autre chemin aurait conduit probablement au port Ménélas, où aborda le prince grec dont il reçut le nom, et qui rappelle aussi le fameux Agésilas, qui y termina sa glorieuse carrière. Ce port, d’après les distances données dans les périples, et principalement suivant Strabon[61], devait être situé aux environs du cap Ardanaxès, nommé actuellement el-Mellah ; il était par conséquent plus rapproché de Daphnèh que ne l’est Toubrouk, non loin duquel je me trouvais. Cette proximité de Daphnèh et de Ménélas donne plus de vraisemblance au rapport des Arabes ; et leur témoignage, joint à celui que j’avais sous les yeux, s’accorderait avec les indices d’une nombreuse population que j’avais remarqués dans l’intérieur des terres. Il fallait en effet que les relations de ses habitants avec ceux des villes littorales fussent tellement actives dans l’antiquité, qu’elles eussent rendu nécessaires deux chemins taillés, à si peu de distance entre eux, dans le flanc de la montagne.

Entre ces hauteurs et les bords de la mer, est une bande de terre de quinze à vingt minutes de largeur, sablonneuse et couverte en majeure partie de soudes et d’euphorbes. Elle conserve à peu près cette distance depuis l’Akabah jusqu’à Toubrouk, et devient ensuite plus spacieuse de ce dernier point jusqu’au golfe de Bomba. Les puits qu’on y rencontre très-souvent engagent les voyageurs à préférer en été cette route à celle qui suit les hauteurs qui la dominent.

En contournant les bords d’un joli port, dont le fond est de sable blanchâtre couvert d’un lit d’algue, j’arrivai aux ruines de Toubrouk, situées sur le prolongement rocailleux de la côte qui forme le port et le préserve de tous les vents, excepté de celui d’est. Parmi des entassements de pierres de taille et des débris de poteries, je ne pus distinguer que des arcs détachés d’anciennes voûtes et des puits comblés ; quelques tronçons de colonnes et des fragments de marbre et de granit me prouvèrent l’antiquité de ce lieu, qui, selon les distances données dans le périple de Scylax, correspondrait au bourg Antipyrgus. Ces ruines sont entourées d’un mur construit en belles assises et d’un état de conservation qui contraste avec la grande destruction de la ville : il forme un carré irrégulier dont la plus grande longueur est du S.-S.-E. au N.-N.-O. ; dans ce sens il a deux cent quarante-six mètres, sur cent quarante du S.-O. au N.-E. Sur les côtés intérieurs de ce mur, on voit des escaliers pris dans son épaisseur pour arriver au sommet ; ils sont dirigés en sens divers, de manière à décrire entre eux des lignes tantôt parallèles et tantôt divergentes (Voyez pl. V, fig. 6). Il me parut hors de doute que cette enceinte était postérieure aux ruines de l’ancienne ville, et qu’elle avait été élevée par les Sarrasins.

L’heureuse situation de Toubrouk auprès d’un port bien abrité, aura engagé quelque prince arabe à fortifier ce poste maritime. Si l’aspect des monuments ne m’induit en erreur, je trouve une grande analogie pour le genre de construction et le degré de conservation, entre l’enceinte de Toubrouk, le Kassr-Ladjedabiah et Lamaïd, trois édifices élevés pour protéger le littoral. L’inscription de Lamaïd atteste, comme je l’ai déja fait remarquer, que ce château fut construit par les ordres du fils du sultan Bibars. On sait que Bibars, en apprenant le débarquement de saint Louis à Tunis, fit fortifier ses frontières et mettre divers points de la côte libyque en état de défense[62]. Ce ne serait donc pas beaucoup hasarder que d’attribuer à une époque approchante les fortifications de Ladjedabiah et de Toubrouk, qui ont tant de rapports avec le château Lamaïd.

Dès que j’eus rejoint ma caravane, avant de descendre avec elle les hauteurs qui de Toubrouk s’écartent de la côte, je me rendis, en suivant leur prolongement occidental, dans un lieu nommé Klekah, où, parmi les ruines d’un petit bourg, on voit quatre massifs en briques crues, conservant les restes d’un revêtement en pierres : ils sont rangés symétriquement, de manière à former les quatre angles d’un grand carré, dont le point central est occupé par un puits orné d’auges et creusé dans le roc d’un grès schisteux.

Le mieux conservé a vingt-un mètres de chaque côté ; l’intérieur est comblé de briques fondues par les pluies, et ne présente qu’une surface concave et unie. Auprès de chacun de ces massifs est un immense bloc de calcaire compacte, arrondi, percé au milieu et parfaitement semblable, par la forme et les dimensions, à une meule de moulin. Ces massifs sont indubitablement les restes de quatre tours, et peut-être que le petit bourg où ils se trouvent, comme celui du mont Catabathmus, aura pris dans l’antiquité le nom de Tetrapyrgia.

De Klekah je descendis de nouveau les hauteurs de Toubrouk, et je me trouvai dans une vallée spacieuse nommée Ouadi-el-Sedd.

De même que celle de Daphnèh, elle est côtoyée par deux collines de hauteur inégale ; l’une, celle de Toubrouk, est composée de couches de grès bariolées par les oxides, de différentes couleurs ; l’autre est en calcaire très-dur et d’une couleur obscure à sa surface. Cette dernière, moins élevée, suit les bords de la mer, et ne s’étend que sur un espace de onze heures jusqu’auprès d’une anse que l’on peut considérer comme le prolongement oriental du golfe de Bomba.

Deux heures avant que d’arriver dans ce lieu, on voit sur le côté méridional de la colline un grand nombre de catacombes, nommées par les Arabes Magharat-el-Heabès, grottes des prisons ; et sur le revers opposé plusieurs traces de belles fondations indiquent le gisement d’une ancienne ville, probablement celle de Petras-Parvus, distante, selon Scylax, d’une journée de navigation d’Antipyrgus. Ces grottes offrent des particularités remarquables à cause de leur style greco-égyptien. Devant leur entrée on voit ordinairement une cour découverte, ceinte d’un mur dont la base est taillée dans le roc, et la partie supérieure construite en assises. Intérieurement elles sont subdivisées en plusieurs pièces à angles droits (Voyez pl. V, fig. 1 et 2), mais avec une ou plusieurs ouvertures pratiquées au plafond, ainsi qu’aux catacombes des Égyptiens.

Une de ces grottes, par sa belle conservation et ses détails architectoniques, mérite d’être décrite (Voy. pl. V, fig. 1) : après la cour découverte, qui a trente mètres de long sur dix-huit de large, est une espèce d’avenue ayant latéralement deux niches carrées destinées probablement à contenir des statues. Deux pilastres doriques ornent les côtés de l’entrée, devant laquelle croît un bel alizier (Cratægus mora)[63].

L’intérieur se compose de deux pièces : dans la première, la porte et le plafond sont à angles droits, tandis qu’ils sont voûtés dans la seconde. Celle-ci n’a que la moitié des dimensions de la précédente ; elle est taillée, en outre, sur un plan plus élevé de quatre-vingt-cinq centimètres. On y monte par quatre gradins. Cette seconde pièce contient au fond et à la moitié de sa hauteur cinq excavations oblongues, dont trois disposées horizontalement et deux au-dessus : leur forme et leurs dimensions ne permettent pas de douter qu’elles n’aient dû servir à contenir des sarcophages (Même pl., fig. 3). On voit sur les deux chaînes libyque et arabique de l’Égypte, des grottes sépulcrales offrant la même disposition.

Ces différents traits de rapprochement avec les catacombes égyptiennes, et surtout leur proximité de situation du golfe de Bomba, rappellent singulièrement ce qu’écrivait Synesius de Cyrène, sur le mont Bombæa : « Lieu sauvage, dit-il, fortifié par l’art et la nature, que quelques-uns comparaient aux hypogées des Égyptiens, et qui avait pendant long-temps caché la fuite de Jean dans ses cavernes sinueuses[64]. » Si l’on observe que, de toutes les grottes que l’on voit depuis Alexandrie jusqu’à la Syrte, celles-ci sont les seules qui puissent être comparées avec quelque exactitude aux souterrains des anciens Égyptiens ; si l’on ajoute à cette remarque, le nom et la description du lieu qu’on trouve dans le passage de Synesius, on conviendra que ces différents traits offrent des rapprochements qui vont jusqu’à l’évidence[65].

La petite baie dont j’ai fait mention est environnée à son extrémité orientale de terres couvertes de lagunes et de plantes marines. Ces marécages sont le séjour, en été, d’une prodigieuse quantité de grenouilles, qui donnèrent dans l’antiquité leur nom au port Batrachus, situé d’ailleurs, de même que cette anse, à l’occident de Petras parvus.

Une belle source d’eau sulfureuse, nommée Ain-el-Gazal, forme un ruisseau à quelques pas de ce port, et confirme ainsi les autres détails que donne le périple anonyme sur ce lieu[66]. Mais ses eaux, et celles de la source même, ne sont potables que dans les temps calmes, après qu’elles ont été dégagées, par leur renouvellement, de l’amertume que viennent y déposer les flots de la mer lorsqu’elle est agitée.

Nous quittâmes Ain-el-Gazal le 30 ; nous eûmes beaucoup de peine à traverser les bords glissants de l’anse : après avoir franchi ce passage, nous marchâmes, en contournant au nord-ouest sur un sable uni, entre les bords de la mer et les collines de Toubrouk, qui à ce point s’en rapprochent tellement qu’elles les côtoient à une distance de quelques minutes. Dès que nous fûmes arrivés à la hauteur de l’anse, je vis une petite île plate peu éloignée de la côte ; et de ce même point j’aperçus au large dans le nord-ouest l’île rocailleuse et élevée de Bomba.

Selon le périple de Scylax, nul doute que je n’eusse devant moi l’île Aëdonia, et que je ne visse la fameuse Platée dans celle qui élevait plus loin ses flancs escarpés au-dessus des flots de la mer.

Hérodote, qui nous a laissé beaucoup de détails sur Platée, n’indique que vaguement la position géographique de cette île importante ; mais Scylax, plus précis, s’exprime de manière à ne nous laisser aucun doute sur sa situation. « Entre Petras parvus, dit-il, et la Chersonèse, distants d’une journée de navigation, sont les îles Aëdonia et Platæa, ayant chacune un port[67]. » On ne pourrait décrire avec plus de clarté et de précision la partie du littoral qui nous occupe : je trouve, en effet, une journée de navigation ou douze lieues de distance entre les ruines situées auprès de Magharat-el-Heabès, qui correspondent, comme nous l’avons dit, à Petras parvus, et Ras-el-Tyn, l’ancienne Chersonèse. L’on voit également dans cet intervalle l’île d’Ain-el-Gazal et celle de Bomba, et cette dernière est peut-être la seule de la Marmarique qui offre encore de nos jours un bon mouillage[68].

A six heures de distance d’Ain-el-Gazal, les hauteurs de Toubrouk contournent brusquement vers le sud ; selon les Arabes, elles se prolongent jusqu’aux monts Cyrénéens, et forment, conjointement avec eux, la vallée de Temmimèh, qui va en s’élargissant vers les bords de la mer. Le milieu de la vallée est coupé par le sillonnement profond d’un torrent ; d’après le même témoignage, il est formé en hiver par le gonflement des ravins des montagnes de la Pentapole, et se jette, ainsi que j’ai pu le remarquer, dans le golfe de Bomba, à la hauteur de l’île du même nom.

Ce torrent est le même sans doute que la rivière Paliurus, qui, selon Ptolémée[69], prenait sa source dans un lac situé dans l’intérieur des terres. Ce n’est point ici le lieu d’expliquer la cause de la contradiction qui résulte des traditions anciennes comparées aux observations modernes : cette contradiction n’est qu’apparente, et j’en développerai plus tard les motifs.

Nous allâmes camper dans la même journée auprès du torrent encore à sec dans cette saison. Son lit, large de trente à quarante mètres, et principalement ses bords très-exhaussés, sont couverts d’une forêt de tamarix atteignant quinze à vingt pieds de hauteur. Autour de ces arbres se groupent une foule de plantes et d’arbustes parmi lesquels je distinguai des soudes frutescentes, des éphèdra, et plusieurs sous-arbrisseaux presque tous propres aux terres salées.

C’est probablement du côté occidental de Temmimèh qu’il faudrait chercher les vestiges du temple d’Hercule cité par Strabon[70], et auprès de l’embouchure même de ce torrent, le bourg Paliurus, qui aurait partagé avec le port Ménélas, suivant Mannert[71], l’honneur d’être le chef-lieu d’un troisième nome libyque. Des pasteurs me dirent que l’on voyait sur cette partie de la côte quelques traces de ruines, mais sans monument encore debout. L’épuisement et les maladies de presque toutes les personnes qui m’accompagnaient, ne me permirent pas de les quitter pour vérifier ces indications et explorer ces lieux intéressants.

L’aspect de l’Ouadi-Temmimèh confirme la description que les anciens nous ont laissée d’Aziris, de ce canton où les colons grecs séjournèrent si long-temps, et où ils bâtirent une ville dans les temps mêmes que le mont Cyra était encore habité par des hordes nomades. Hérodote[72] nous apprend que ce lieu était situé vis-à-vis de Platée, entre une rivière et des collines toujours vertes ; on voit en effet la partie occidentale de Temmimèh bornée d’un côté par les premiers échelons boisés des monts cyrénéens, et de l’autre par le torrent que je viens de décrire. Ce torrent, par son lit spacieux, rappelle de même la rivière considérable[73] que le périple anonyme[74] place auprès de Nazaris, nom qui n’est évidemment qu’une corruption de celui d’Aziris. Enfin nous trouverons une nouvelle et importante preuve de concordance dans un renseignement de topographie végétale, transmis encore par le père de l’histoire[75], et confirmé par Scylax[76]. Suivant ces auteurs, le sylphium ne commençait à croître qu’au-delà de l’île Platée. Hérodote détermine même les limites occidentales où cesse de croître cette plante ; j’aurai bientôt l’occasion de prouver la grande exactitude de cette autre indication. Je dois maintenant me borner à faire remarquer que, dans toute la Marmarique, je n’avais trouvé aucune plante qui offrît la moindre ressemblance avec la description que les anciens nous ont laissée du sylphium ; tandis que, dès que j’eus franchi les sommités qui dominent Ras-el-Tyn, la grande Chersonèse des anciens, je vis fréquemment une espèce d’ombellifère, laserpitium derias, dont l’identité avec le sylphium a déja été appréciée[77].

Quoique ce canton fût abondamment pourvu d’eau une grande partie de l’année, cependant, pour remédier à la sécheresse de l’été, les anciens habitants avaient creusé et revêtu de belles assises plusieurs citernes le long des bords du Temmimèh, afin de profiter, pour les remplir, des débordements annuels du torrent. Les Arabes, qui apparemment n’ont pas compris ce motif, ont laissé exhausser les bords du torrent, et combler par conséquent la plupart des anciennes citernes ; pour suppléer à cette perte, ils ont eu l’habileté de creuser dans son lit même, formé de terres salées, des fosses qui n’ont que le médiocre inconvénient de rendre l’eau presque impotable, et qui se changent même tout-à-fait en salines à quelque distance des bords de la mer.

Nous voici arrivés aux limites de la Marmarique[78]. Les ressources que les citernes présentent à l’habitant actuel de cette région peu favorisée du ciel, et l’utilité bien plus grande qu’elles acquirent en des temps plus reculés et sous des hommes plus industrieux, m’engagent à réunir quelques observations sur la différente manière dont elles furent creusées ; cette différence nous offrira celle de leur origine.

Ces excavations, selon la nature du sol où elles ont été faites, sont ou creusées dans le roc vif, ou bien revêtues d’assises régulières, ou simplement étayées par des pierres brutes.

J’ai cru reconnaître celles qui appartiennent aux Grecs et aux Romains, tant à leurs grandes dimensions qu’à la perfection du travail. Celles-ci sont toutes revêtues d’un ciment ordinairement plus dur que la roche même sur laquelle il est posé ; elles sont quelquefois divisées en plusieurs pièces, et le plus souvent soutenues par un ou plusieurs piliers de construction ou taillés dans le roc. Leurs ouvertures sont rondes, elliptiques ou carrées ; mais une de ces formes fut toujours tracée d’une manière régulière.

Celles qui m’ont paru appartenir aux Arabes anciens et modernes, à quelques exceptions près, sont rondes ou anguleuses et d’un travail d’autant plus grossier qu’il paraît être plus récent ; elles sont toutes à une seule pièce, dépourvues de ciment et de piliers de soutien, du moins celles que j’ai examinées. En un mot, ces dernières seront mieux désignées par le nom de puits, puisqu’elles sont plutôt creusées pour atteindre les eaux souterraines, que destinées, ainsi que les précédentes, à servir de vastes bassins pour recueillir les eaux des pluies.

D’après ces observations, je citerai comme citernes grecques et romaines celles d’Abousir, Benaïeh-Abou-Selim, Ghefeirah, Asambak, Zarghah, Zemlèh, Daphnèh, Klekah et Temmimèh.

Les Sarrasins, dont l’intention fut bien plus d’assurer les communications par le littoral et d’y établir des points de défense que de fertiliser les terres, ont ordinairement creusé leurs puits immédiatement sur les bords de la mer et surtout auprès des châteaux qu’ils y élevèrent : de ce nombre sont les puits que l’on voit à Lamaïd, Bourden, el-Heyf, Boun-Adjoubah, Chammès et Ladjedabiah ; ceux d’el-Hammam, d’Abdermaïn, de Thaoun, et autres, plus éloignés du rivage, paraissent aussi plus modernes.

[Décoration]

[56]Pomp. Mela, l. I, c. 8. Sallust. de Bell. Jug. c. 19.

[57]Autrement dits tabls, espèces de tambourins.

[58]Cell. Géog. anti. t. II, p. 67.

[59]Nerium oleander.

[60]Djédid veut dire neuf, construit récemment.

[61]L. I et l. XVII, § 17.

[62]Voyez Michaud, Hist. des Crois. t. VII, p. 752.

[63]C’est le seul que j’aie vu dans toute la Marmarique.

[64]Synesii Epist. 104.

[65]M. Mannert (Géogr. des Grecs et des Rom. tom. X, part. 2, pag. 105), tout en observant que Synesius n’indique pas la position de Bombæa, place néanmoins ces souterrains dans la partie méridionale de la Pentapole. Je ferai remarquer plus tard à ce savant critique, qu’à quelques lieues de distance des hautes terrasses qui bordent cette région au nord, on ne trouve plus, en s’avançant dans l’intérieur des terres, d’autres excavations dans la roche que des citernes, qui ne sauraient en aucune manière convenir à la description que Synesius fait de Bombæa.

[66]Iriar. Bibli. Matrit. v. I, p. 486.

[67]Scyl. Cary. Perip. (édit. Voss. p. 45). Plusieurs géographes anciens, et parmi les modernes d’Anville, placent, il est vrai, l’île Aëdonia ou Aëdonis à celle connue actuellement sous le nom de Bomba, et ne font pas même mention de Platée, que je fais correspondre à cette dernière. Indépendamment des inductions topographiques et botaniques que je vais exposer sur le même sujet, il faut aussi considérer que l’île de Bomba est la seule à l’orient de Cyrène, qui paraisse susceptible d’avoir été long-temps habitée. Je trouve d’ailleurs un grand appui à ce rapprochement dans l’autorité du savant M. Mannert, qui place également Platée à l’île de Bomba. (Géogr. des Grecs et des Rom. tom. X, part. 2, pag. 39.)

[68]Les Arabes m’ont assuré qu’ils avaient vu souvent des navires abrités auprès de ces îles, particulièrement auprès de celle de Bomba. Les Maltais, avant de faire leur commerce de bestiaux avec les Arabes de Barcah, par Ben-Ghazi, le faisaient par le golfe de Bomba. J’ajouterai que, durant mon séjour à Cyrène, un corsaire grec fit une descente sur la côte du golfe, et enleva tous les troupeaux qu’il trouva dans les environs.

[69]Cellar. Geogr. ant. tom. II, p. 75.

[70]L. XVII, § 17.

[71]Géogr. des Grecs et des Rom. t. X, part. 2, p. 19.

[72]L. IV, 157.

[73]L’habitude qu’avaient les anciens de donner le nom de rivière à des torrents et même à de simples ruisseaux est suffisamment connue.

[74]Iriar. Bibli. Matrit. v. I, p. 486.

[75]L. IV, 169.

[76]Scylax, édit. Voss. p. 45.

[77]Voyez le rapport des commissaires de la Société de Géographie sur mon Voyage, dans les nouvelles Annales des Voyages, t. XXX, avril 1826, p. 103.

Un savant Italien qui a traduit ce rapport en y ajoutant des notes (Antologia, septembre 1826), appuie le doute que j’ai d’abord manifesté sur l’identité du sylphium des anciens avec mon laserpitium derias, doute que je ne me suis réservé qu’afin de ne point renverser de mon autorité privée les traditions de quelques écrivains de l’antiquité relativement à la situation qu’ils assignent à cette plante.

C’est au célèbre géographe dont nous déplorons la perte toute récente, c’est à feu M. Malte-Brun que j’ai laissé le soin de concilier l’invraisemblance que la nature du sol oppose aux récits de ces auteurs. Cette invraisemblance, il l’a expliquée avec la judicieuse et profonde critique qui accompagne tous ses écrits. Quant à moi, je suis porté à insister fortement sur cette identité ; j’en exposerai les raisons dans la seconde partie de cette relation, en développant tous les faits qui concernent cette plante, et que je n’ai indiqués que très-légèrement jusqu’ici.

[78]Les auteurs anciens sont peu d’accord sur les limites qu’ils donnent à la Marmarique et à la Cyrénaïque. Le nom de la première de ces contrées, inconnu au père de l’histoire, figure dans les écrivains postérieurs, d’abord comme donné collectivement aux peuplades qui l’habitaient, et ensuite chez d’autres comme désignant la contrée elle-même. Parmi les premiers, Scylax place les Marmarides entre le bourg Apis et les Hespérides ; Pline entre Parætonium et la grande Syrte, et Strabon leur fait occuper tout le pays compris entre la partie méridionale de Cyrène, l’Égypte et l’Oasis d’Ammon.

Parmi les seconds, Ptolémée donne le nom de Marmarique à la contrée située entre le nome libyque et la ville de Darnis ; Agathemère fait commencer également la Marmarique à la Pentapole et l’étend jusqu’à l’Égypte, sans en excepter le nome de Libye.

Les limites de la Cyrénaïque offrent plus d’indécision encore ; selon Strabon, Pomponius et Solin, elle occuperait tout l’espace compris entre le Catabathmus, les autels des Philænes et l’Oasis d’Ammon. Pline lui donne les mêmes limites que ces auteurs à l’orient, mais il prolonge son étendue vers l’occident jusqu’à la petite Syrte ; Éthicus, au contraire, adopte leurs limites occidentales, mais il prolonge celles de l’orient jusqu’à Parætonium. Enfin, Isidore de Séville lui donne pour confins la grande Syrte et le pays des Troglodytes à l’occident, l’Éthiopie au midi, et l’Égypte à l’orient, et il divise cette vaste région, de nom seulement, en Libye Cyrénaïque et en Pentapole. Sans me perdre dans le dédale qu’offrent des opinions si contradictoires, mais afin de mettre quelque ordre dans la description de ces contrées, j’ai adopté les limites que leur assigne Agathemère. Ainsi j’appellerai Marmarique la contrée située entre l’Égypte et les montagnes de la grande Chersonèse, le Ras-el-Tyn actuel ; et la Cyrénaïque suivra à l’ouest jusqu’au fond du golfe de la Syrte. J’ai cru ces limites préférables, en ce qu’elles paraissent être indiquées par la nature elle-même.


[Décoration]

CHAPITRE IV.

Coup-d’œil sur l’histoire naturelle de la Marmarique. — Dénombrement des différentes familles de la tribu des Aoulâd-Aly. — Leurs mœurs et leurs usages.

Avant de franchir les hautes montagnes de la Pentapole Cyrénaïque, et d’entrer dans une région nouvelle, où les monuments rivalisant avec la nature, nous offriront à chaque pas des effets pittoresques à décrire et d’intéressants souvenirs à rappeler ; arrêtons-nous aux limites posées par la nature entre deux contrées si différentes, et jetons un dernier coup-d’œil sur celle que nous venons de parcourir. Ce nouvel examen sera le résumé et le complément des observations éparses dans les chapitres précédents.

§ Ier.

Histoire naturelle.

Tout le pays compris entre Alexandrie et le golfe de Bomba, occupe une étendue de cent cinquante-six lieues de l’est à l’ouest, c’est-à-dire, depuis le 27° 34′ 30″ jusqu’au 20° 49′ de longitude à l’orient du méridien de Paris.

La partie septentrionale de cette région forme une lisière de terres cultivables qui côtoie les bords de la mer et ne se prolonge que sur un espace de dix à quinze lieues au plus vers le sud.

En suivant cette direction jusqu’à l’Oasis d’Ammon, on ne trouve plus qu’un désert aride où l’on rencontre à peine de temps en temps quelques îlots de terres salées, dont l’image a été si ingénieusement rendue par le géographe philosophe de l’antiquité[79].

Des collines dont la hauteur s’élève progressivement en s’éloignant des bords de la mer, croisent en tout sens cette lisière de terres, alternent avec des plaines, et donnent quelquefois passage à des torrents qui s’écoulent de leur sein en hiver et se rendent dans la mer.

D’Abousir à la petite Akabah, le rivage est généralement côtoyé par une digue de sables blanchâtres qui s’avance très-loin sous les eaux, et occasionne des bas-fonds dangereux pour l’abordage des navires. Cette digue est quelquefois interrompue et remplacée par les prolongements rocailleux des collines et de leurs contre-forts.

De la petite Akabah en suivant à l’ouest, la côte devient plus inégale, et présente en plusieurs endroits des flancs escarpés contre lesquels viennent se briser les flots de la mer. Dans cette partie du littoral plus encore que dans la précédente, on aperçoit de nombreux enfoncements qui ont dû servir, en des temps plus reculés, de ports ou de simples abris aux navires ; mais les sables dont ils sont comblés, et les envahissements de la mer, les ont privés en majeure partie de leur utilité, et ce n’est que dans les endroits rocailleux qu’ils ont pu conserver les vestiges de leur ancienne forme.

Le sol de la Marmarique atteste partout de grandes révolutions physiques, ainsi que son état de dévastation offre l’image des révolutions humaines. Les coquillages marins incrustés dans le roc, les madrépores épars sur les collines, les basaltes et les granits roulés sur des terrains secondaires, enfin l’assemblage de minerais de différente nature et le désordre de leur disposition, tel est le caractère général que présente cette contrée.

Le voyageur éprouve en la parcourant une impression pénible ; la continuelle nudité des lieux lui rend plus sensibles l’anéantissement des villes et la disparition de leurs habitants ; il ne voit devant lui que plaines grisâtres et collines arides ; il s’avance, et c’est toujours le même aspect ; et au milieu de ce vaste tableau sans vie comme sans couleur, à peine si la présence de l’homme lui est indiquée par le bêlement lointain des troupeaux et les taches noirâtres des tentes arabes.

Dans la vallée maréotide, le grès se voit plus souvent que le calcaire ; en poursuivant vers l’ouest jusqu’à l’Akabah-el-Soloum, le calcaire domine et devient souvent coquillier, ou bien il est uni avec le grès. On rencontre, mais rarement, dans quelques ravins des couches de quartz, et du spath calcaire en lames.

Le terrain compris entre l’Akabah-el-Soloum et le golfe de Bomba, en partie plus élevé que le précédent, comme nous l’avons fait remarquer, en diffère néanmoins très-peu pour la nature du sol. Des masses de grès sont pour ainsi dire entées sur du calcaire, et quelquefois une vallée présente le contraste de deux collines rapprochées et de formation différente.

Les terres, généralement argileuses, ne sont point défavorables à l’agriculture : les lieux les plus fertiles sont les bas-fonds qui entretiennent plus long-temps l’eau des pluies, et les plateaux formés par des collines que leur élévation garantit de l’invasion des sables. Partout où les murs rocailleux et les contre-forts qui courent de l’est à l’ouest, laissent un passage par leur absence ou leur peu d’élévation, les sables poussés par les vents du sud viennent s’unir aux terres et prolongent quelquefois leur envahissement jusqu’aux bords de la mer.

L’uniformité du sol rend la végétation peu variée ; les mêmes espèces de plantes, à quelques-unes près, se retrouvent dans toute la Marmarique. Mais celles que l’on y voit en plus grand nombre, et qui caractérisent pour ainsi dire ce littoral par leur continuel aspect, sont, le long des bords de la mer, et auprès des lacs d’eau salée : l’ephedra, la nombreuse famille des soudes, parmi lesquelles on voit constamment la salsola vermiculata qui s’élève en arbrisseau. Une espèce ligneuse du genre arthémise, appelée chéah, s’étend depuis la petite Akabah jusqu’au golfe de la Syrte, et suit la partie méridionale des terres cultivables. Le scilla maritima parcourt la même distance, mais sur la partie la plus fertile, celle qui est entre les bords de la mer et les confins des terres. Sa hampe persistante et alongée hérisse généralement les plaines ; sèche, elle sert de combustible aux habitants, et verte, elle récrée la vue par ses fleurs blanches et disposées en grappe terminale.

On trouve fréquemment dans cette même partie des terres où croît le scilla, une espèce de rubia, dont la tige est peu rameuse, mais très-frutescente. Ces deux plantes rappellent singulièrement ce que nous apprend Hérodote[80] sur les logements portatifs des Libyens, qui étaient faits en asphodèles entrelacés avec des joncs, et sur l’usage qu’avaient leurs femmes de teindre en rouge de garance les peaux de chèvre qui leur servaient de vêtements.

Classerons-nous parmi les divisions générales des végétaux de la Marmarique, les roccella, et surtout les lichen, parmi lesquels on rencontre souvent la pulmonaire de terre ? Ces cryptogames, qui, dès les premières pluies, couvrent partout le sol avec profusion, rapprochent le climat de la Marmarique de celui de l’Europe, et le distinguent aussi parfaitement de celui de l’Égypte.

Je n’ai jamais vu aucune espèce de ces plantes sur les terres d’alluvion de la vallée du Nil ; on y trouve des mousses et des hépatiques dans l’intérieur des puits, de même que des lichen et quelques autres cryptogames sur la crête arabique, mais non de ces espèces foliacées dont la végétation n’est alimentée que par des pluies abondantes. Je puis ajouter que l’utilité des lichen est peu connue en Égypte, et cependant très-appréciée en Nubie, où les caravanes l’apportent des contrées pluvieuses situées dans la partie méridionale des Tropiques.

Si de ces considérations générales nous passons à des aperçus de détail, nous verrons dans les bas-fonds des plaines, dans les enfoncements des vallées, et même dans les endroits sablonneux, une foule de graminées, telles que les agrostis, les poa, les festuca, les arundo, le bromus tenuiflorus, l’avena sterilis, et une très-petite espèce d’osurus, se rencontrer souvent avec des syngénèses, telles que les anthemis maritima et arabica, les senecio laxiflorus et glaucus, les gnaphalium stœchas et conglobatum, le crepis filiformis, et plusieurs aster ; avec des crucifères, telles que les cleome, les eruca, les clypeola ; enfin avec des boraginées, des ombellifères et des caryophillées, telles que l’anchusa bracteolata et le lithospermum callosum, dans les sables ; les buplevrum et les cuminum, dans les terres ; les silene linguata et pigmæa, les stellaria, etc.

Il faut faire mention encore de quelques plantes faisant partie d’autres familles, telles que le beau plomis samia, dont les grandes fleurs d’un jaune éclatant, réunies en une grappe comprimée, contrastent avec la couleur terne du sol ; d’autres, au contraire, qui se confondent avec lui, telles que les plantains lagapoïdes et amplexicaulis ; enfin plusieurs euphorbes, entre autres la minima et l’heterophylla, et notamment les statice que l’on trouve également dans les sables et dans les terres.

Je pourrais augmenter cette nomenclature ; mais, comme dans la saison où je traversais la Marmarique, la plupart des plantes étaient encore défigurées par les chaleurs de l’été, j’ai été forcé à me borner le plus souvent à de simples indications de genre qui sont toujours très-vagues. Je fus plus heureux dans la Pentapole, et je pourrai donner, en traitant de cette autre région, plus de précision à cette branche de mes recherches, du moins pour le petit nombre de plantes qui m’ont paru offrir quelque intérêt par leur organisation, ou par leur utilité pour les habitants.

J’ai fait mention de quelques arbustes qui suivent les contre-forts des collines ou sortent des crevasses des rochers. Quant aux arbres, à l’exception des palmiers de Boun-Adjoubah et de Berek-Marsah, si l’on en trouve dans cette contrée, loin d’interrompre momentanément sa nudité, ils se dérobent, au contraire, à la vue. En effet, les terres d’alluvion que contiennent les citernes ruinées et les carrières donnent lieu à la végétation de figuiers sauvages (ficus carica) et de caroubiers. Ces arbres, dont la cime ne s’élève que très-peu au-dessus du niveau du sol, paraissent comme enfouis dans les entrailles de la terre, et, à moins qu’on n’en soit très-près, on les confond avec les petits végétaux qui les entourent.

La zoologie de la Marmarique est bornée à un petit nombre d’animaux : le lièvre est de tous les quadrupèdes celui que l’on y rencontre le plus fréquemment ; caché dans les broussailles, il part avec la rapidité de l’éclair dès qu’on s’en approche ; mais, quelque grande que soit son agilité, il a un ennemi plus svelte encore qui parvient à l’atteindre.

Le soulouk, espèce de lévrier originaire de la Barbarie occidentale, est dressé par les Arabes pour la chasse du lièvre ; il suffit que le chien puisse l’apercevoir à l’instant de son départ, aussitôt il s’élance après lui, souvent même il dépasse le timide animal ; mais rétrogradant soudain, il l’arrête, le cerne, et il est rare qu’il ne parvienne à l’immoler pour servir à la nourriture de son maître.

Les troupeaux de gazelles suivent les sinuosités des vallées et s’avancent rarement jusqu’aux bords de la mer : quoique leurs mouvements soient moins prompts que ceux du lièvre, néanmoins l’élasticité de leur corps et l’inégalité de leurs bonds réitérés parviennent à lasser les meilleurs soulouks et à les dérober le plus souvent à leurs poursuites.

Ce joli animal, dont les formes gracieuses et la pétulante vivacité sont si souvent l’objet des comparaisons poétiques des Arabes, est tellement connu que je ne saurais rien ajouter aux portraits que l’on en a déja faits. Les sables reçoivent l’empreinte de ses pates bifurquées, et trahissent ainsi sa fuite et sa retraite ; mais dans les terres durcies ou rocailleuses de la Marmarique, qui n’offrent pas le même secours à l’Arabe chasseur dépourvu de soulouk, un autre indice, quoique moins certain, lui sert à reconnaître à peu près l’époque et le lieu du passage des gazelles. C’est l’odeur de musc qu’exhalent leurs crottes, et qui est plus ou moins forte selon qu’elles sont plus ou moins récentes. J’ai remarqué que toutes les plantes aromatiques du désert, et particulièrement le statice tubifora[81], nommé hachich-el-gazal par les Arabes, sont les plus recherchées par les gazelles.

Le loup d’une petite espèce, le chakal, l’hyène, le hérisson, le rat et la gerboise, connue sous le nom de dipode par les anciens[82], sont les autres quadrupèdes que l’on rencontre encore dans la Marmarique.

Parmi les reptiles, le plus inoffensif est sans contredit la tortue, que l’on trouve fréquemment dans les plaines sous des touffes de broussailles. Le céraste qu’échauffèrent dans leur sein les sables brûlants de la Libye, redoute, en hiver, les pluies de la Marmarique, et se réfugie dans les cavités des citernes ruinées, où il se trouve en société des scorpions, des lézards et d’autres espèces de cette hideuse famille dont je n’aimais guère à déranger le repos.

Dans la saison où je parcourais ce pays, il ne me parut pas très-riche en insectes ; des sauterelles, l’araignée, la fourmi, un grand nombre de scarabées, entre autres le scarabæus-sacer, sont les seuls que j’aie vus. Sans doute l’œil exercé de l’entomologiste aurait trouvé dans ceux-là mêmes des caractères nouveaux ou intéressants, et en aurait distingué d’autres qui ont échappé à mes regards. Je ne rangerai point parmi ces derniers une quantité prodigieuse de petits limaçons blancs qui couvraient presque tous les végétaux, et leur donnaient l’aspect d’une floraison générale. Quelques Arabes les mangent, sans autre assaisonnement que de les jeter par poignées sur des broussailles allumées ; ils ont le soin, il est vrai, d’en relever quelquefois le goût avec des sauterelles d’une grosse espèce, et qui ne subissent pas d’autre préparation : mais ce ne sont que les plus pauvres d’entre eux qui recourent à ces mesquines ressources pour leur nourriture ; et s’ils ont conservé de pareils usages, c’est sans doute pour ne point faire du tort à la mémoire des Libyens leurs prédécesseurs[83].

Dans un pays totalement dépourvu de forêts, et où la vue d’un arbre est un phénomène, les plus jolies espèces d’oiseaux, celles surtout qui nous charment par leur mélodie, doivent être bien rares. Habituées à chercher sous des dômes de feuillage un abri contre les rayons du soleil, et un asile aérien pour y confier leur naissante postérité, elles détournent leur vol de cette contrée nue et inhospitalière, et le prolongent jusqu’aux riants bosquets de la Pentapole.

Aussi parmi les nombreux habitants de l’air, ceux qui fréquentent habituellement la Marmarique sont bien en rapport avec la tristesse de la contrée : leurs chants ne sont que des cris sinistres ; et s’ils se meuvent, c’est pour chercher une proie.

Je voyais fréquemment l’aigle, le milan, le vautour, planer sur les troupeaux ; des bandes de corbeaux se pressaient autour d’un cadavre isolé, tandis que des hiboux et des chouettes étaient tapis dans les crevasses des rochers ou sous les décombres des ruines, pour se dérober à la clarté du jour.

Les bords de la mer n’offraient pas un spectacle plus riant : l’alcyon, la cigogne, l’oubara et d’autres espèces d’oiseaux aquatiques, ressemblaient tantôt à des points immobiles au milieu de la surface des lagunes ; ou bien, rangés sur le rivage en ligne régulière, tranquilles, ils laissaient les ondes se dérouler sur leurs pates exhaussées. Quelquefois à cette immobilité monotone succédait un vol précipité, et une grande confusion régnait entre eux, mais c’était pour m’annoncer l’approche d’un orage.

Toutefois, vers la fin de décembre, lorsque ce littoral se couvre d’un peu de verdure, l’on voit des alouettes, des cailles, des faisans, en un mot, un grand nombre d’oiseaux voyageurs qui viennent s’y reposer, et poursuivent ensuite leur périodique migration.

§ II.

Habitants de la Marmarique.

Pour mieux distinguer les habitants de cette région, je la diviserai en deux parties : la première et la plus grande, celle qui est comprise entre Alexandrie et l’Akabah-el-Soloum, est exclusivement habitée par les Aoulâd-Aly ; le plateau de Za’rah, formé par cette montagne, est occupé à-la-fois par les Aoulâd-Aly et les Harâbi ; et depuis le revers occidental de ce plateau, le reste de la Marmarique est au pouvoir de ces derniers.

La nombreuse tribu des Aoulâd-Aly se subdivise en quatre corps ou Bednat, qui habitent, chacun, leurs cantons respectifs.

Le Baharièh, partie occidentale du lac Maréotis jusqu’à Damanhour, est occupé par les Aoulâd-Karouf, l’Ouadi-Mariout par les Senenèh, la petite Akabah par les Seneghrèh, et le plateau de l’Akabah-el-Soloum par les Aly-el-Akhmar.

Chacun de ces quatre corps se subdivise en plusieurs petites tribus ou familles, savoir :

  • Les Aoulâd-Karouf, en
  • Djeraïdat.
  • Haddâout.
  • Aoulâd-Mansour.
  • Heit-Ibrahim.
  • Heit-Bou-Zaïenèh.
  • Heit-Behièh.
  • Les Senenèh, en
  • Mahâffit.
  • Harâouah.
  • Hedjenèh.
  • Ghattifèh.
  • Chouâbah.
  • Les Seneghrèh, en
  • Affrât.
  • Moughaourèh.
  • Azaïm.
  • Adjebâlah.
  • Les Aly-el-Akhmar, en
  • Kemeïliat.
  • Acheïbeat.
  • Ghenâcheat.

Outre ces Arabes, on en trouve encore d’autres dans la Marmarique qui appartiennent au grand corps des Mouraboutin, réparti dans toutes les tribus qui occupent les différents déserts, mais formant néanmoins une classe à part, qui se subdivise aussi en plusieurs familles ; celles qui habitent la contrée dont il s’agit sont connues sous les dénominations suivantes :

Au Bahirèh, les
Shaëth Aoulâd-Aly.
Djouâbis
A l’Ouadi-Mariout, les
Chtour Aoulâd-Aly.
Sammalouss
A la petite Akabah, les
Srhêet Aoulâd-Aly.
Sur le plateau de l’Akabah-el-Soloum, les
Mouâlek Harâbi.
Srhânèh
Heit-Meirèh
Echrousât Aoulâd-Aly.
A la vallée de Daphnèh, les
Habboun Harâbi.
Chouaërh
Ghettâan
Au golfe de Bomba, les
Meneflèh Harâbi.
Ghereirèh

Une plus grande réserve dans les mœurs, et une observation plus scrupuleuse des préceptes du Coran, sont les qualités qui distinguent généralement les Mouraboutin des autres Arabes du désert. Ils composent, pour ainsi dire, un ordre religieux qui, sans le secours de prosélytes, se renouvelle lui-même dans ses propres descendants. Quoique les Mouraboutin se livrent généralement aux mêmes travaux que les autres Arabes, cependant il y en a parmi eux qui se renferment dans de petites constructions élevées dans le voisinage des villes. Mais cet usage n’est adopté que rarement et par quelques vieillards dont le corps épuisé ne peut plus ni guider les travaux de la charrue, ni supporter les fatigues des voyages.

S’il est difficile d’évaluer avec exactitude la population des villes de l’Orient, il est presque impossible de connaître celle des contrées occupées par des peuplades errantes. Dans le premier cas, on a du moins sous les yeux plusieurs points de comparaison, d’où l’on peut tirer des inductions très-approchantes ; dans le second, au contraire, tout est incertitude, puisque l’inconstance des Nomades dans le choix de leur demeure et la durée de leur séjour, trompe sans cesse les investigations du voyageur : au défaut de preuves, il faut alors se contenter de renseignements.

En contrôlant tous ceux que j’ai pu réunir sur le nombre des habitants de la Marmarique, je crois m’approcher de la vérité, si je suppose que chacune des tribus que je viens de nommer soit composée de trois cents tentes, et chaque tente de quatre habitants des deux sexes. Selon ce calcul, le plus étendu que je puisse admettre, la population de tout le pays compris entre Alexandrie et les montagnes de la Cyrénaïque, s’élèverait environ à 38,000 ames, dont la moitié seulement serait armée. Parmi ces 19,000 hommes armés, je ne crois point qu’il faille en compter plus du cinquième qui possède des chevaux, ce qui porterait le nombre des cavaliers à 4,000 au maximum.

Dans ce calcul de la population de la Marmarique, j’ai dû comprendre ceux des Harâbi qui habitent sa partie occidentale. Quoique les mêmes causes produisent chez ces différentes peuplades à peu près les mêmes effets, néanmoins, comme ces derniers font partie de la grande famille qui occupe la Pentapole, et qui sera le sujet d’un examen particulier, je ne les comprendrai point, pour plus d’exactitude, dans le tableau rapide que je vais tracer, spécialement consacré à la célèbre tribu des Aoulâd-Aly.

Depuis que Mohammed-Aly est parvenu à attirer dans les villes les chefs les plus remuants de la nombreuse tribu des Aoulâd-Aly[84], ces Arabes ont bien déchu de leur ancienne réputation. La bravoure et les exploits des Aoulâd-Aly, consignés encore dans des chansons populaires, les rendaient autrefois redoutables à tous leurs voisins. Ils profitaient du moindre trouble qui survenait dans les principales villes de l’Égypte, et dont ils étaient quelquefois les fauteurs, pour fondre à l’improviste dans les bazars, et disparaître aussitôt dans les solitudes, alors inaccessibles, avec le riche butin qu’ils confiaient à la vélocité de leurs juments. Ils occupaient alors, en majeure partie, tout le pays qui s’étend depuis l’Égypte jusqu’à la grande Syrte ; et de leurs camps innombrables qui couvraient ce vaste littoral, se détachaient des corps de cavalerie qui se dispersaient dans les déserts du sud, allaient faire contribuer les Oasis, s’emparaient des caravanes d’esclaves, et poussaient leurs courses audacieuses jusqu’au fond de la Nubie. Mais, par un contraste singulier, ces hommes farouches et spoliateurs hors de leurs camps, devenaient humains et hospitaliers dès qu’ils y rentraient ; de plus, ces mœurs paraissent communes à tous les Arabes qui habitent les différents déserts ; un écrivain justement célèbre l’a observé long-temps avant moi.

Devenus plus paisibles, moins nombreux et plus resserrés dans les limites de leur domaine, les Aoulâd-Aly, tels que je les ai vus, composent une société dont il m’a paru difficile de déterminer le gouvernement. On pourrait le nommer aristocratique, mais il en aurait tout au plus la forme, sans en avoir l’effet. Leurs cheiks n’exercent qu’une autorité précaire, et qui est moins le résultat de la force que celui de la réputation et de l’estime dont ils jouissent dans la tribu. Depuis l’époque que je viens de rappeler, ils font confirmer leur titre, il est vrai, par le pacha d’Égypte ; mais de retour dans leurs camps, le bernous d’honneur qu’ils ont reçu du prince, loin d’être le signe du pouvoir et du ralliement, serait celui du mépris et de l’abandon, si les suffrages de la tribu n’avaient précédé ceux du pacha.

En effet, cette faveur du souverain d’Égypte, sans secours pour la faire valoir, deviendrait au moins illusoire ; le cheik ne diffère en rien des simples Arabes ; aucun signe du pouvoir ne l’entoure, aucune ressource pour l’établir n’est à sa disposition : ses trésors sont des troupeaux plus nombreux ; ses gardes sont ses proches et ses enfants. Aussi, ne pouvant exercer l’autorité par la violence, il l’obtient par la libéralité et la douceur.

Devant sa tente est un grand prolongement, espèce de caravanserail du désert, où sont accueillis tous les voyageurs, où l’on célèbre les grands repas, enfin où se réunissent les plus âgés de la tribu pour délibérer sur les affaires pressantes. J’ai été témoin de ces délibérations : elles sont tumultueuses, bruyantes, le plus souvent tous parlent ou crient à-la-fois ; mais dès que le cheik, qui ordinairement est un vieillard, demande la parole, le tumulte s’apaise et le calme renaît.

Ces Arabes sont d’une taille médiocre, mais bien proportionnée ; leur figure basanée, maigre, est généralement régulière : l’œil noir et vif, le nez assez grand et jamais aquilin, le front large et souvent avancé, forment un caractère constant qui atteste leur antique origine, indique leur éloignement pour les mésalliances, et les distingue parfaitement des Arabes mograbins. Leur barbe peu fournie, courte et dégarnie latéralement, se termine en pointe au menton ; elle blanchit de bonne heure, ce qui occasionne la surprise qu’éprouve un Européen en voyant l’emblème de la caducité contraster avec des yeux pleins de feu, et avec toutes les apparences de la force et de l’agilité.

Le reste du corps est également peu velu ; faut-il en attribuer la cause aux fatigues et aux privations ? J’ai remarqué que ceux des Bédouins qui ont quitté le désert pour habiter la vallée du Nil, ont généralement avec plus d’embonpoint la barbe plus touffue. Ceux-ci sont méprisés par leurs anciens confrères, qui les nomment ironiquement Arab-el-Hêt, Bédouins casaniers ; et quelque soin qu’ils mettent à ne point se mésallier avec les autres agriculteurs, leur figure gagne en air de prospérité, mais elle perd insensiblement son caractère originel.

Non seulement les habitudes de la vie influent sur le moral de l’homme, mais elles parviennent à donner aux traits du visage, et même au maintien habituel du corps, un caractère qui leur est relatif. Que l’on déguise un Bédouin sous la chemise bleue des Fellahs[85], qu’il soit ainsi confondu parmi ces derniers, la fierté de ses regards, sa démarche, ses gestes, le feront bientôt reconnaître. Cette fierté est le type distinctif des Arabes du désert ; elle est imprimée sur leurs traits, et leur donne une énergie qui paraît susceptible d’inspirer les plus fermes résolutions.

La physionomie de ces Arabes donne lieu à une autre observation qui peut acquérir quelque intérêt aux yeux du philosophe. Leur figure, ordinairement sévère, sans être triste, n’offre jamais cet air d’étourderie et de gaîté légère que l’on remarque souvent chez d’autres nations, et quelquefois même en des personnes d’un âge très-avancé. Mais si, par une suite de malheurs, il en est parmi ces Arabes qui tombent dans l’indigence, les traits de leur visage, loin d’être flétris par la honte et le découragement, n’en offrent pas moins la même noblesse ; et ces hommes, quoique couverts de haillons, conservent l’assurance du bien-être et la dignité de l’indépendance. Ce phénomène moral ne peut provenir uniquement de la pieuse résignation que le Coran inspire à ses sectateurs, puisque nulle part l’indigence n’est plus hideuse, nulle part elle ne dégrade plus la figure humaine que dans les villes de l’Orient, où le contraste qu’elle présente avec le luxe est encore augmenté par la terreur que répand le despotisme. La stoïque tranquillité de l’Arabe du désert dans l’infortune a sa principale source en ce que, dans tout ce qui l’entoure, rien ne peut le porter à faire un retour humiliant sur lui-même. En outre, ayant peu de besoins, il a peu de désirs ; ce qu’il a perdu, il espère l’acquérir de nouveau ; et tandis qu’il attend sans inquiétude un sort plus favorable, il trouve dans la fraternité qui règne dans sa tribu et dans les inviolables lois de l’hospitalité, un asile assuré pour les premiers besoins de la vie.

Cette existence facile et ces désirs bornés sont la cause, il est vrai, du peu d’activité et même de l’insouciance que l’on remarque en général chez ces Arabes. Je n’examinerai point si les brillants avantages produits par l’égoïsme des peuples policés rendraient ces hommes plus heureux ; ce sujet m’entraînerait trop loin, et je continue mon récit.

Le costume des Aoulâd-Aly est le même que celui des autres Arabes du désert libyque. Un bonnet de drap rouge (tarbouch) ou de feutre blanc (takièh) couvre leur tête ; les cheiks ornent quelquefois ce bonnet d’un schall, mais ils affectent de le coiffer différemment des Osmanlis. Les plus aisés chaussent des boulghas, souliers jaunes que l’on fabrique dans les villes de la Barbarie. Un ample caleçon de toile nommé lebas, noué à la ceinture, leur descend jusqu’aux jarrets ; ils revêtent ordinairement par-dessus une chemise bien plus ample encore, mais ils en sont quelquefois dépourvus, et le ihram la remplace.

Cette dernière partie du costume bédouin en est aussi la plus indispensable comme la plus distinctive. C’est tout simplement une pièce d’étoffe de laine, formant un parallélogramme très-alongé, que l’on revêt sans couture ni incision préalable. Mais l’Arabe du désert possède l’art de la draper avec une noblesse et une simplicité que voudraient en vain imiter le Fellah et l’habitant des villes. Porté par ces derniers, le ihram n’est plus qu’une draperie lourde et sans grace, qui gêne leur démarche et embarrasse leurs gestes ; ils en sont plutôt affublés que drapés ; aussi, quoique parés de ce passe-port nécessaire dans les régions libyques, ces faux Bédouins sont bientôt trahis par leur allure composée ou par leur maintien gauche et timide. Que l’Arabe du désert, au contraire, revête le ihram immédiatement sur sa peau bronzée ou sur sa large chemise, il le dispose avec un art d’autant plus inimitable, qu’il est le fruit de l’habitude et non de la recherche.

Une des extrémités du ihram, repliée et nouée au quart de sa longueur, forme une ouverture qui donne un libre passage à la tête et au bras gauche ; la partie nouée descend en replis sous ce bras, soutenue par le nœud qui vient se poser sur l’épaule droite ; le reste de la draperie est jeté négligemment sur l’autre épaule, ou bien il fait auparavant un contour sur la tête pour la préserver des rayons du soleil.

Ce costume, qui a de l’analogie avec celui des temps héroïques, ne saurait être plus simple, et par cela même il est noble et martial.

L’instant où l’Arabe saisit d’une main la bride et le pommeau de la selle, et de l’autre jette le pan de sa draperie sur l’épaule et s’élance en même temps sur le cheval, cet instant, dis-je, présente des mouvements combinés avec une noblesse et une aisance particulières aux mœurs de ces hommes du désert. Mais l’usage du ihram ne se borne point à draper noblement le corps, il supplée à lui seul tout le mol attirail de nos lits européens. Sans autre secours que leur costume, ces Arabes trouvent leur lit partout ; qu’ils dorment en plein air ou sous les tentes, ils se blottissent dans leur draperie, et s’en couvrent de telle manière qu’une personne étrangère à leurs usages, en entrant la nuit dans un camp ou s’arrêtant près d’une caravane, chercherait en vain les habitants ou les conducteurs, si un allah, un hia akbar, un hia mastour, ou telle autre exclamation prononcée de temps à autre en accents étouffés, ne décelait des hommes sous des paquets de hardes.

Les femmes portent aussi le ihram, mais elles le vêtent différemment. Une partie de la draperie contourne la tête en guise de capuchon, et le reste est assujetti autour du corps par une ceinture ordinairement en peau. Leurs cheveux, qu’elles laissent croître dès l’enfance, sont disposés en tresses autour du front ou tombent flottants sur les épaules. Elles les couvrent ordinairement du médaouârah, étoffe qui est quelquefois de soie et coton, bariolée de différentes couleurs, et plus souvent de laine noire.

Les Bédouines ont l’avantage de n’être point voilées par le bounah[86], imposé par la jalousie orientale à toutes les femmes indistinctement qui habitent les villes[87]. Les traits de leur visage sont réguliers, et s’ils n’étaient défigurés par des tatouages de khol et d’énormes anneaux en verre ou en argent qui leur pendent aux oreilles et souvent même au nez, ils ne seraient pas dépourvus d’agrément. Elles ne se bornent point à charger leur figure de ces lourds ornements, elles s’en garnissent aussi les jambes et les bras ; leur nombre augmente même en raison de leur coquetterie ; mais fort heureusement pour leurs maris que ce surcroît de luxe ne témoigne pas chez les modernes Libyennes les mêmes conséquences que chez les anciennes[88].

Pour les Bédouins limitrophes de la vallée du Nil, la loi sacrée de l’hospitalité n’est plus qu’un simple nom de tradition ; partager le pain et le sel, n’est plus qu’une vaine simagrée qui n’oblige à aucun devoir, et dont ils savent toutefois au besoin invoquer l’inviolabilité. Corrompus par le voisinage des villes, excités par les jouissances qu’elles procurent, ils n’ont d’autre loi que l’intérêt, d’autre désir que le gain. J’ai trouvé des différences bien notables chez les Arabes de la Marmarique[89].

Ceux-ci sont loin, il est vrai, d’avoir conservé toute la pureté de mœurs de la vie patriarcale ; leur amour pour l’argent est même assez vif, mais il est rare qu’il les porte à des excès coupables pour s’en procurer. De plus, selon mon expérience et le témoignage des voyageurs indigènes, les Aoulâd-Aly respectent généralement le droit de propriété ; les Mograbins disent proverbialement que lorsqu’ils ont descendu la grande Akabah, leurs biens et leurs personnes sont en sûreté.

Il est une observation que m’ont inspirée, à quelques différences près, tous les habitants du désert que j’ai connus : quoique scrupuleux observateurs des préceptes du Coran, et par conséquent fanatiques par devoir, toutefois les Bédouins n’offrent point dans leur fanatisme ces formes repoussantes et cet esprit intolérant que l’on ne remarque que trop souvent chez les Musulmans des villes ; les idées sont les mêmes partout, mais leur effet est bien différent.

En parcourant la vallée du Nil, j’ai été plus d’une fois exposé, comme chrétien, aux gestes menaçants et aux imprécations farouches d’un stupide Santon ou d’un brutal Osmanli ; tandis qu’en traversant les camps des Bédouins, ou bien en pénétrant dans leurs tentes, mon oreille n’a jamais été frappée d’aucune insulte. Chez les Aoulâd-Aly, j’ai même reçu le plus souvent un accueil assez doux, et une hospitalité, sinon tout-à-fait désintéressée, du moins obligeante.

La première impression que je produisais sur eux m’était toujours favorable ; je m’apercevais alors qu’un sentiment indépendant de leurs idées religieuses les engageait à bien accueillir un être semblable à eux ; ils me voyaient souffrir les mêmes maux, ils étaient portés à les soulager. La froideur et la réserve succédaient quelquefois à ces élans de bonté naturelle ; elles étaient produites spontanément par leurs fréquentes et intempestives citations du Coran qui arrêtaient les progrès de notre naissante intimité, sans toutefois occasionner de propos injurieux.

Lorsqu’ils m’accompagnaient dans mes courses, ils souriaient de pitié en examinant mes différents travaux ; ils plaignaient mon aveuglement de surmonter tant de fatigues pour des choses qu’ils traitaient de futilités ; et souvent, après avoir adressé des prières au Prophète, afin qu’il éclairât les infidèles de sa lumière, ils s’entretenaient familièrement avec moi, et m’aidaient à la recherche des objets que je désirais connaître.

Je cite ces détails, parce qu’ils me paraissent prouver que ces hommes, dont le premier abord est si farouche, ont néanmoins un fonds de bonhomie qui rendrait leur commerce assez doux, même pour un Européen, si leurs louables qualités n’étaient malheureusement altérées par le funeste esprit d’une religion exclusive.

Passons à leurs habitudes, nous les trouverons aussi simples et aussi peu variées que leurs idées.

Les femmes s’occupent seules des soins du ménage ; elles dressent les tentes, y entretiennent la propreté, préparent différents laitages et tous les aliments, et se dispersent, le soir, dans les environs de la demeure, pour recueillir des herbes sèches et quelques plantes ligneuses éparses dans les vallées.

Du reste, elles jouissent d’une grande liberté qui paraît d’abord peu s’accorder avec le caractère soupçonneux des Orientaux. Il n’est point rare de les voir causer familièrement, loin de leurs tentes, avec les autres Arabes de la tribu, sans que la jalousie de leurs maris en conçoive aucun ombrage.

L’orgueil est sans doute le principal motif de la confiance des Arabes du désert dans la vertu de leurs femmes ; cette confiance est même sans limites envers leurs filles ; mais si elles la trahissaient, et surtout par des liaisons étrangères au sang bédouin, les suites en seraient terribles[90].

Les filles et les jeunes gens des différentes familles passent ensemble des journées entières sans occasioner ni soupçon ni scandale. Leur développement précoce hâte l’époque des mariages, et souvent à l’âge de quinze ans ces Bédouines sont déja mères.

Dans les déserts comme dans les villes, les filles sont vendues à leurs époux moyennant une somme d’argent plus ou moins forte, selon le degré de leur beauté : ici même elles sont plus communément échangées contre des troupeaux, et, pour le dire en passant, il est rare que la plus jolie de ces Bédouines soit évaluée au-delà de deux chameaux !

Mais si ces Arabes partagent, comme Musulmans, la plupart des vices inhérents au culte qu’ils professent, il est à remarquer, je le répète, que ces vices sont bien moins choquants chez eux que chez les habitants des villes. La pauvreté des Aoulâd-Aly est un garant de leur moralité ; il est rare qu’ils aient plus d’une femme. Faut-il encore attribuer à cette pauvreté la bonne intelligence qui paraît régner dans leurs ménages ? Ces outrageants divorces que le voluptueux Musulman des villes se plaît à renouveler si souvent sont très-rares chez eux ; et en général ces hommes sobres et austères, quoique sectateurs de Mahomet, paraissent plutôt considérer en leurs femmes des compagnes à leurs peines, que des meubles pour leurs plaisirs.

Ces observations m’ont paru d’autant plus remarquables que les Aoulâd-Aly mènent une vie très-oisive.

Dès que la terre a été sillonnée et que le grain lui a été confié, toutes leurs occupations se bornent à garder les troupeaux et à veiller à la sûreté de la famille. Quelques-uns font des voyages en Égypte, à Syouah et à Derne ; ils portent à Alexandrie et à Damanhour la laine de leurs troupeaux, et en rapportent des ihram, des toiles, des armes et de la poudre ; ils prennent à Syouah et à Audjelah des dattes qu’ils échangent contre du beurre et des bestiaux, et ne se rendent que très-rarement à Derne lorsqu’ils louent aux marchands leurs chameaux comme bêtes de somme.

Leur nourriture habituelle consiste en dattes sèches, en laitage et en farine d’orge et de blé, qui, pétrie et jetée sur des tisons ardents, compose leur pain qu’ils nomment foutah, et cuite dans un grand vase avec quelques assaisonnements, forme le hedjim ou le plat par excellence. Toutefois, aux grands jours de fête, et lorsqu’ils acquittent les devoirs de l’hospitalité, leurs repas sont plus somptueux, et la viande de mouton est un mets obligé. Chez les plus aisés, on voit même, dans ces circonstances, figurer les bammièh et les melloukhièh[91] d’Égypte, et d’autres friandises encore plus recherchées.

De tous leurs ustensiles de ménage, le kassah, vaste soucoupe en bois, de deux à trois pieds de diamètre, est le plus utile. Après avoir servi, dans la journée, à abreuver les troupeaux et à d’autres usages domestiques, le kassah posé le soir sur la modeste natte, réunit la famille arabe qui s’accroupit circulairement auprès de l’universel ustensile. Dès que l’on a prononcé l’indispensable bismillah[92], chacun pétrit avec ses doigts les pâtes ou les légumes en boules, et forme peu à peu dans l’épaisseur de ce mets un creux devant lui, que le chef de la famille a soin de combler de temps en temps, en promenant sa main du centre à la circonférence du plat.

Tel est l’avantage de la civilisation, que de pareils usages adoptés par les chefs mêmes de ces peuplades, exciteraient les dédains du plus modeste bourgeois d’Europe. Toutefois je dois faire observer que, dans les moments où le cheik et même les simples Arabes de la tribu prennent aussi peu délicatement leur repas, s’il vient à passer un voyageur, pauvre ou riche, n’importe, le généreux bismillah l’invite indistinctement à partager la table hospitalière ; et l’étranger, comme l’indigène, chez ce peuple grossier, accepte sans honte ainsi qu’on lui donne sans orgueil des secours qu’il serait injurieux de payer, et cela comme chose toute naturelle et d’habitude.

Après ces détails il est peut-être superflu d’ajouter que ces Arabes ne sont point gourmands ; ils n’aiment en général que les mets très-substantiels, dont ils relèvent le goût avec du piment en poudre ; mais ils le prodiguent avec tant de profusion que j’ai souvent été surpris que leur palais pût y résister. Ils dévorent les aliments plutôt qu’ils ne les savourent ; selon leurs idées, l’instant consacré à la nourriture ne doit point être envahi par la conversation ; aussi leurs repas sont courts et silencieux. Le même usage est suivi dans les villes et même chez les grands ; s’il choque nos mœurs, il favorise et commande même la sobriété. Je me suis trouvé quelquefois à la table des beys et d’autres seigneurs orientaux ; les mets sont servis avec profusion, mais le plus souvent tous à la fois, et ils sont enlevés avant d’être à moitié consommés : il est vrai que chez ces derniers, et dans les villes en général, le même service passe ensuite aux femmes, et des femmes aux domestiques ; ce qui n’a pas lieu chez les Arabes du désert, où nulle distinction servile ou orgueilleuse n’est admise.

Le peu d’occupations qu’ont ces Arabes, et non l’influence du climat, font pencher leur caractère vers l’indolence ; sérieux, comme tous les Orientaux, ils passent des journées entières accroupis sur leurs talons, et n’échangent que par intervalles quelques paroles entre eux.

Il est à remarquer que leurs propos sont toujours accompagnés d’exclamations ou de sentiments religieux ; le nom de Dieu, Allah, est répété à chaque phrase et presque à chaque mot ; s’ils parlent, il remplit leurs conversations ; s’ils se taisent, il interrompt leur silence. L’habitude sans doute plutôt que la réflexion les porte à cette continuelle répétition d’idées religieuses ; le plus grand avantage qu’ils paraissent en retirer, c’est la résignation, qualité distinctive des Musulmans, et qui prend quelquefois un caractère sublime dans les dangers et les grandes souffrances.

Cette pieuse résignation est bien plus touchante dans les déserts que dans les villes, et j’ai souvent été frappé de la majesté qu’elle imprime chez les Bédouins, même aux pratiques extérieures de leur culte. Depuis long-temps on a ridiculisé en Europe les nombreuses gesticulations qui accompagnent les prières des Musulmans. J’avoue que les danses inspirées et les tournoiements convulsifs des santons, et les exercices journaliers de la prière, exécutés par une partie de la population à la porte même des maisons et des boutiques, produisent sur un Européen une impression moins respectueuse que plaisante. Mais que l’on porte les regards dans l’intérieur du désert vers cet Arabe simplement vêtu d’une ondoyante draperie blanche, costume qui ajoute à la gravité de son maintien ; que l’on choisisse la prière du Moghreb[93], alors que le sol brûlant de ces contrées est rafraîchi par la disparition du soleil ; alors que l’horizon se colore d’un rideau de pourpre qui se dégrade en teintes les plus douces ; dans ces heureux moments où tout ce qui respire dans ces lieux est rendu à l’activité et le cœur de l’homme à l’espérance ; que l’on voie alors cet Arabe lever les yeux et les mains au ciel ; qu’on l’entende s’écrier d’une voix pénétrée mais calme : Dieu est grand ! Dieu est miséricordieux ! et se prosterner devant l’Être invisible qu’il implore, humilier contre la terre son front sillonné par les privations ; que l’on examine son air de confiance dans la Divinité, confiance bien naturelle dans ces affreuses solitudes où l’homme ne paraît qu’un grain de sable ajouté aux mers de sables qui l’entourent ; que l’on se représente un pareil tableau, et ces mêmes paroles, ces mêmes gestes que nous avons trouvés ridicules au milieu d’une foule nombreuse, nous inspirent un respect involontaire lorsqu’ils n’ont d’autres témoins que l’Être-Suprême, et d’autre théâtre que l’immensité du désert.

Pourquoi faut-il que des hommes si rapprochés de la nature ne possèdent de qualités précieuses sans les porter à des excès qui en détruisent l’effet ? Si leur touchante résignation est louable, elle dégénère souvent en apathique impassibilité ; et si leurs idées simples les élèvent vers la religion, leur aveugle crédulité les abaisse vers des croyances absurdes. Mais j’ai tort de les accuser ; la superstition est le résultat de l’ignorance ; totalement livrés à la cause, ils doivent posséder au suprême degré son effet inévitable.

Aussi ajoutent-ils la plus grande confiance au pouvoir des sortiléges et à l’influence des talismans. Il est rare de ne pas voir sur leurs bonnets et autour de leurs bras de petits lisérés de papiers enveloppés dans des bandes de peau ; ils contiennent quelques versets du Coran ou des grimoires inintelligibles écrits par de rusés fripons, qui jouent les inspirés pour mettre à contribution la crédulité de leurs dupes. Ces talismans se retrouvent partout, enfants et vieillards en sont munis ; on les voit suspendus à l’entrée des tentes, aux cous des juments et des chameaux ; ils passent pour neutraliser l’effet des sortiléges, guérir toutes sortes de maladies, et préserver les hommes et les animaux de tout accident fâcheux.

Rien ne prouve mieux la bizarre confusion des idées de ces Arabes que de les voir ajouter la même foi aux talismans écrits par des personnes d’une religion étrangère à l’islamisme ; il suffit d’être supposé magicien, pour posséder, selon eux, l’avantage de donner à ces colifichets leur inappréciable efficacité. En ma qualité de chrétien, et par conséquent de sorcier, on a souvent voulu profiter des rares vertus de ma science devineresse : il me répugnait de tromper aussi gratuitement leur confiance ; mais en vain je protestais contre le pouvoir surnaturel qu’ils me supposaient, mes raisons n’étaient pour eux que des prétextes ; et j’ai souvent été obligé, pour me débarrasser de leur importunité, à barbouiller des lambeaux de papier qu’ils enveloppaient bien soigneusement, en me témoignant une grande satisfaction.

Néanmoins, si cette excessive crédulité est ridicule, elle est accompagnée d’une grande simplicité qui les rend très-attachés aux anciennes traditions, et interdit chez eux toute espèce d’innovation. N’ayant que peu d’idées à eux, ils imitent religieusement ce qu’ont fait leurs pères, et répètent avec bonne foi ce qu’ils leur ont ouï dire. Si on leur demande l’origine de tel usage, la cause de telle dénomination, ils répondent avec bonhomie : Cela se fait ainsi ; cela s’appelle ainsi depuis long-temps. Ils paraissent même étonnés de ces questions, comme si ce qu’ils tiennent de leurs aïeux ne devait pas rendre tout examen superflu.

Quoique leurs traditions soient souvent bien défigurées, il en résulte néanmoins un avantage pour l’observateur, celui de découvrir dans les récits de ces Arabes, et principalement dans les noms qu’ils donnent aux localités, des traces précieuses qui remontent souvent jusqu’aux époques les plus reculées.

Les principales richesses des Aoulâd-Aly consistent en troupeaux ; les cheiks, et parmi les simples Bédouins les plus aisés seulement, possèdent des juments. Des ânes très-petits, grêles de formes, mais habitués à une sobriété qui approche de celle du chameau, servent à transporter les effets d’un camp à l’autre ; les plus pauvres parmi ces Bédouins les emploient même à de longs voyages, et ils ont soin alors de ne s’écarter jamais du littoral, où l’on rencontre plus fréquemment des puits. Dès qu’on a passé la vallée de Mariout, il est rare de voir des vaches ou des bœufs ; les terres, en général, n’offrent pas d’assez gras pâturages pour ces bestiaux ; mais les troupeaux de menu bétail et les chameaux y sont très-nombreux.

Les moutons de la Marmarique ont la queue moins traînante, la laine moins touffue et le corps moins volumineux que ceux d’Égypte ; mais toutes ces proportions se trouvent généralement plus fortes que celles des moutons de la Barbarie.

Les chameaux présentent, d’un canton à l’autre, par leurs formes, par la disposition et la nature de leur laine, des nuances qui n’échappent point à un œil exercé, mais qui seraient difficiles à décrire. Ces nuances se changent même en différences marquantes, ou pour mieux dire en caractères opposés, si l’on franchit de plus grands espaces et que l’on compare les chameaux des contrées plus éloignées entre elles. J’aurai plus tard l’occasion d’établir ces comparaisons sur ce précieux animal : je me bornerai maintenant à faire remarquer que la nature, toujours prévoyante, pour mettre les chameaux de la partie septentrionale de l’Afrique à l’abri des intempéries de l’hiver, les a pourvus d’une laine touffue et d’une couleur obscure, tandis qu’elle a donné un vêtement plus léger et d’une teinte plus claire à ceux de l’intérieur de la Libye.

Le petit nombre de puits qui ne sont pas comblés ou détruits, et leur distance souvent très-grande des lieux habités, distance que la sécheresse de l’été augmente encore, ont obligé les Aoulâd-Aly à ne faire désaltérer leurs troupeaux que tous les deux ou trois jours. Pour empêcher qu’une tribu entière ne se trouve simultanément réunie auprès de l’aiguade, les différentes familles qui la composent alternent entre elles les époques, et ne se rendent au puits commun qu’à des jours convenus. Ces Arabes partent alors précédés de leurs différents bestiaux ; sur les chameaux ils déposent les cordes et les seaux en cuir qui servent à puiser l’eau, et les outres qu’ils doivent remplir pour les besoins du ménage. Dès qu’ils sont arrivés à une petite distance de l’aiguade, ils arrêtent leurs troupeaux ; tandis que les uns s’occupent à les retenir, les autres vont faire les préparatifs : ils consistent à réparer le creux fait précédemment dans la terre, et à tracer un sillon qui doit y conduire l’eau ; si les environs du puits sont rocailleux, le kassah tient lieu d’abreuvoir. Ils lâchent ensuite les bestiaux, mais seulement un petit nombre à-la-fois ; sans cette précaution, chameaux, ânes et moutons se précipiteraient pêle-mêle sur l’eau, et ces derniers, sans doute, ne se désaltéreraient de long-temps.

Un Arabe suffit ordinairement à la garde d’un troupeau considérable ; placé sur une éminence, le fusil ou le nabout[94] à la main, et accroupi sur ses talons, il promène de temps en temps ses regards dans les solitudes qui l’environnent ; si nul objet ne provoque ses craintes, il cherche à tromper la durée du temps par des chants analogues aux sensations qu’il éprouve. Les fortes intonations de sa voix habituée à se faire entendre dans l’espace, sont souvent transmises fort loin jusqu’à d’autres Arabes, pasteurs comme lui ; alors ils répètent ou alternent entre eux les mêmes strophes du chant, après de courts intervalles qu’ils laissent de l’une à l’autre. Mais si par hasard le pâtre gardien aperçoit dans l’horizon une caravane nombreuse ou tout autre sujet d’alarme, il se hâte de rallier ses troupeaux, et par des signes convenus, il prévient les siens du danger qui les menace.

Les Aoulâd-Aly, et généralement tous les Arabes du désert, ne connaissent ni l’agriculture régulière, ni le jardinage. C’est aux céréales, et principalement à l’orge indispensable pour leur nourriture et celle de leurs juments, que se bornent tous leurs travaux agricoles. La terre n’est sillonnée qu’une fois et peu profondément par une charrue de petite dimension, souvent dépourvue de fer, et faite quelquefois de roseaux. Dès que le grain a été semé, on le recouvre d’une légère couche de terre ; trois mois après la récolte est prête, le chaume est coupé aux deux tiers de sa hauteur, et le champ même devient l’aire qui sert à dépouiller le grain de son enveloppe.

Quoique la nature ait grand besoin dans cette contrée de soins industrieux pour lui faire varier ses productions, cette cause n’est point la seule de l’état d’abandon où elle languit. L’Arabe du désert croirait déroger à sa noblesse, et compromettre son orgueilleuse indépendance, s’il fixait son séjour dans un lieu quelconque, pour le rendre plus fécond par des soins agricoles. Ce serait imiter les mœurs du Fellah, qu’il méprise ; ce serait quitter la vie errante qu’il aime, pour la vie sédentaire qu’il redoute.

Sa manière de vivre le rend étranger aux charmes qu’inspirent les souvenirs des localités ; ils naissent chez nous par de longues habitudes, et surtout par les impressions de l’enfance : une colline, un bosquet, ou le simple sentier du village qui nous a vus naître, viennent souvent occuper notre pensée ; leurs images sourient à notre imagination, en lui rappelant une foule de circonstances futiles, mais toujours chères. Ces impressions locales ne peuvent exercer aucun empire sur l’esprit du nomade ; habitué dès le bas âge à changer sans cesse de demeure, il n’en préfère aucune ; pour lui, sa patrie est le désert, et ses souvenirs sont les vastes solitudes.

Dès qu’il a moissonné sa récolte, dès que ses troupeaux ont épuisé les pâturages d’une vallée, aussitôt il lève sa tente ; des djérids[95], pliés en demi-cercle, assujettis à la selle des chameaux et couverts de longues toiles, servent à garantir les femmes et les jeunes enfants de la trop grande ardeur du soleil : bientôt tout se met en mouvement ; les troupeaux ouvrent la marche ; continuant à brouter çà et là, leur domicile n’a point changé : les chiens veillent alentour des troupeaux ; ils pressent les plus tardifs, et défendent aux voyageurs qu’ils rencontrent l’approche de la caravane : le gros bétail et les chameaux terminent la marche. Les ustensiles du ménage, les fruits de la récolte, en un mot, tous les objets de la bourgade errante, se voient bizarrement groupés autour des formes sauvages et pittoresques du chameau.

Après que la caravane est partie, si l’on jette un coup d’œil sur le camp abandonné, à peine si la terre foulée et les traces du foyer domestique indiquent la place des tentes. Les vents ou la pluie feront bientôt disparaître ces faibles indices d’habitations humaines, rendus à la solitude, jusqu’à ce que le hasard y amène de nouvelles familles.

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