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Saint Paul

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EN MARCHE VERS L’OCCIDENT

PAUL CHEZ LES GALATES

Paul, dans sa véhémence, avait eu si nettement raison que Barnabé, comme Pierre, lui pardonna. Et, peu de temps après, il dit à Barnabé :

« Retournons donc, par toutes les villes où nous avons annoncé la parole du Seigneur, voir les frères comment ils vont. »

Cette proposition, brusque en apparence, eut d’autres mobiles qu’un besoin de changement ou les difficultés que son allure intraitable lui valut avec les judaïsants d’Antioche. C’était sa méthode, nous l’avons remarqué, et une méthode commune à tous les missionnaires chrétiens, de revoir les églises après leur fondation. La vie des Apôtres ressemblait, dans cette mobilité, à celle d’un provincial d’Ordre, sans cesse en tournée, de couvent en couvent, pour maintenir partout l’harmonie, les bonnes coutumes et la ferveur.

Paul voulait donc, avec Barnabé, retraverser Chypre ; puis ils visitèrent une seconde fois les églises de Pamphylie, de Lycaonie, de Phrygie. Un plus ample itinéraire sollicitait leur espérance ; Paul songeait à la Galatie du Nord, à la Bithynie, à la Mysie. Au reste, d’étape en étape, la Voix secrète et infaillible lui dicterait : « Prends cette route ou détourne-t’en. »

Mais une étrange querelle devait troubler leur départ. Jean-Marc, le cousin de Barnabé, était venu de Jérusalem à Antioche. Barnabé décida qu’il les accompagnerait. Paul ne voulut point de cet acolyte. Au milieu de leur première mission Jean-Marc les avait abandonnés, avait refusé « d’aller à l’ouvrage avec eux ». Des motifs dont nous ne savons rien imposaient à Paul une rigueur qui n’était point de la rancune.

Barnabé en conçut quelque dépit, insista. Paul s’obstina ; ils se fâchèrent. On peut croire que d’autres griefs irritaient leur mésintelligence. Elle ne fut guère tenace, puisque Paul écrivant d’Éphèse aux Corinthiens[245] nommera Barnabé sur un ton fraternel, fera cause commune avec lui.

[245] I Cor. IX, 6 : « Est-ce qu’à moi seul et à Barnabé on refuse le droit de ne point travailler ? »

Pour l’heure, Barnabé partit seul, emmenant Jean-Marc. Ils s’embarquèrent à Séleucie, et reprirent à Chypre le travail commencé avec Paul. Celui-ci prit comme compagnon Silas ; d’Antioche, ils parcoururent la Syrie et la Cilicie ; des églises se développaient en ces deux provinces ; apparemment, c’était Paul qui leur avait donné leur essor.

De Tarse, ils franchirent le Taurus, afin de gagner la Lycaonie.

Sur la route de la montagne, au bas des longues rampes coupant le ciel qui brûle, entre les parois des rochers que les pluies hivernales flagellent depuis le commencement des siècles, on aimerait pouvoir suivre l’Apôtre et ses compagnons. On voudrait surtout faire halte avec eux, près d’un arbre et d’une source, devant un de ces abris où se rencontrent les caravanes. Ce devait être la même écurie à l’entrée basse, la même grande chambre sous le toit. Les ânes déchargés, les chameaux, les petits chevaux des steppes erraient et mangeaient dans un libre désordre. Des pintades criaient ; les conducteurs vociféraient, faisaient claquer leur fouet. L’hôte apportait aux voyageurs importants un escabeau de bois sous l’arbre et leur lavait les pieds dans la fontaine. Paul s’informait des pays vers lesquels il marchait ; aux colporteurs juifs, aux soldats, aux chameliers, il parlait du royaume de Dieu.

La voie romaine était sans doute meilleure que la route turque d’aujourd’hui, défoncée, ébréchée sur le bord. Mais, comme elle, forcément, elle longeait le gouffre et le torrent qui tournait, précipitant sa clameur farouche. Par endroits il était facile de descendre pour s’abreuver à la nappe claire et filtrée entre les roches. De torrente in via bibet ; propterea exaltabit caput. Le double abîme d’humilité et de splendeur qu’ouvrait l’histoire du Christ se réfléchissait « en énigme » dans le miroir d’un site façonné par la seule main de Dieu : sous leurs pieds, l’ombre, le gémissement éternel de la créature en travail ; au-dessus d’eux, le silence des crêtes radieuses, des pins, çà et là, dressés comme des fers de lance, dans le soleil ; et, sous une nuée ardente, des éperviers qui tournoyaient.

Quand Paul atteignit l’endroit où les deux formidables murs se rapprochent comme les portes d’une écluse qu’on ferme, il put considérer une image de l’étranglement rigide, sans issue apparente, où la Loi bloquait l’avenir humain. La caravane pourtant y trouvait un passage, et montait plus haut, vers la liberté « des fils de la lumière », avant de redescendre dans la grande plaine verte, scintillante d’eaux bleuâtres, qui s’étalait, au printemps, comme le pâturage du Bon Berger.

Il revit les églises lycaoniennes, Derbé, Lystres, et connut, en cette ville, un très jeune disciple prédestiné à devenir, entre tous, « son vrai fils dans la foi[246] ». Timothée avait pour père un Grec. Mais sa grand’mère Loïs et sa mère Eunice étaient des Juives, converties, sans doute, lors de la première mission. Dès son enfance, elles l’avaient initié aux Saintes Lettres[247]. Les lettres de Paul font entrevoir, chez lui, une complexion délicate, un naturel timide et sensible, une âme charmante.

[246] I Tim. I, 2.

[247] II Tim. III, 15.

Timothée, enfant, n’avait pas été circoncis ; comme fils d’une Juive, il aurait dû l’être ; Paul voulut qu’il subît cette initiation légale, « à cause, nous dit-on, des Juifs qui vivaient dans ces pays[248] ». Son dessein était d’associer Timothée à sa campagne. Or, il se souvenait trop que les Juifs avaient failli tuer son œuvre et l’assassiner lui-même. Il se préoccupait d’éviter ce qui pourrait encore les aigrir contre lui. Il tenait davantage à démontrer que, s’il faisait la guerre aux judaïsants, il n’était pas l’ennemi juré de la Loi.

[248] Actes, XVI, 3.

Dans les villes où il passa, il propagea comme un pacte de paix entre Juifs et gentils le décret de Jérusalem ; et cette sorte de concordat demeura, plusieurs siècles, pour les chrétiens d’Asie, une charte respectée. La lettre fameuse des églises de Lyon et de Vienne se plaît à rappeler, comme un trait de fidélité aux principes reçus, qu’une martyre nommée Biblis, une Asiatique, après avoir, au milieu des tortures, apostasié, se ressaisit et cria aux païens :

« Comment voulez-vous que des gens à qui il n’est pas permis de manger le sang des bêtes mangent des enfants ? »

D’Iconium, et d’Antioche de Pisidie, Paul remonta vers le Nord, se proposant de pénétrer en Bithynie. Les Galates étaient sur son chemin ; et c’est ainsi que des hommes de sang gaulois, des Celtes barbares, vingt ans après la mort du Christ, eurent la révélation de la foi.

Les Galates descendaient d’une bande d’aventuriers qui, des bords de la Garonne, étaient arrivés jusqu’en Thessalie. Arrêtés aux Thermopyles, ils s’étaient embarqués, avaient ravagé les côtes de l’Asie Mineure[249]. Repoussés vers l’intérieur des terres, ils avaient pris d’assaut les villes phrygiennes d’Ancyre et de Pessinonte, puis s’étaient établis au delà du fleuve Sangarius, groupés, comme dans leur patrie d’origine, en trois tribus, dont l’une, celle que Paul évangélisa, gardait le nom de Tolstibolges ; et l’une de leurs villes, au sud de Pessinonte, s’appelait Tolosichôrion, Toulouse. Auguste, unissant la Galatie du Nord à la Phrygie, à la Lycaonie, avait réduit ces régions en une seule province. Des colonies juives étaient disséminées parmi les Galates, comme partout.

[249] Voir Pausanias, l’Attique, ch. IV.

Ce peuple avait rencontré en Phrygie des inclinations mystiques qui s’accordaient avec les siennes. La violence de l’amour, la folie du sacrifice, s’exaltaient dans les rites sanglants de Cybèle ; autour de son temple, à Pessinonte, les dévots, en dansant et en hurlant, se mutilaient. Il ne faudra pas s’étonner si les judaïsants persuadent aux Galates de s’infliger la circoncision.

L’éloquence de Paul, sa doctrine les émerveilla. Prompts à se donner ils se convertirent en foule. Pendant qu’il traversait le pays, sans vouloir s’y arrêter, il tomba malade. On le combla de soins et d’affection.

« Vous n’avez pas rejeté avec horreur, leur écrira-t-il tendrement, l’épreuve que vous causait ma chair, mais vous m’avez reçu comme un ange de Dieu, comme le Christ Jésus… Je vous rends ce témoignage que, si la chose eût été possible, vous vous seriez arraché les yeux, pour m’en faire don[250]. »

[250] Gal. IV, 15-16.

De cette hyperbole proverbiale on a conclu que Paul fut atteint d’une ophtalmie purulente. Mais les maux d’yeux sont si communs en Orient que le contact d’une telle maladie n’eût pas été, pour les Galates, « une épreuve ». Il vaut mieux supposer quelque fièvre aggravée d’une éruption violente et contagieuse comme la variole.

Paul se souviendra, toute sa vie, du dévouement des bons Galates. Mais il apprendra aussi à souffrir de leur inconstance. Sa doctrine les avait enivrés ; lorsque des judaïsants survinrent après lui et déformèrent son évangile, le peuple galate se laissa berner par eux. Il crut, d’après l’exemple de Timothée, que l’Apôtre faisait de la circoncision un précepte. Cette versatilité l’indigna : « O absurdes Galates, s’écria-t-il, qui donc vous a ensorcelés[251] ? » Et son apostrophe semble franchir les siècles comme les lieux, viser les Français qui se croient modernes, leur manie de verbiage, leur fausse générosité.

[251] III, 1.

A PHILIPPES. LE TÉMOIGNAGE DU SANG

Il avait passé chez les Galates avec l’intention de fonder une église en Bithynie. L’Esprit l’en détourna ; Dieu avait désigné d’autres missionnaires pour cette province ; car, soixante ans plus tard, Pline, dans son rapport à Trajan, se voyait forcé de reconnaître : « Cette superstition (la foi chrétienne) a gagné non seulement les villes, mais encore les bourgades et les campagnes. »

Paul infléchit sa marche vers l’Occident, par la Mysie, suivit la vallée du Scamandre, longeant les pentes touffues du majestueux Ida, et descendit jusqu’à la mer.

Il fit halte à Troas, Alexandrie de Troade, port où Jules César, si nous en croyons Suétone[252], aurait voulu transférer la capitale de l’Empire, et le ramener ainsi à ses origines orientales. César ne se doutait point que l’Empire spirituel et indestructible de Rome partirait, en vérité, du vieil Orient.

[252] Vie de César.

Pendant son séjour à Troas, Paul fut peut-être l’hôte de Carpos, ce Grec généreux, chez qui, dans un troisième voyage, il laissa son manteau[253].

[253] II Tim. IV, 13. « Le manteau que j’ai laissé à Troas chez Carpos, apporte-le. »

Au point de sa course qu’il venait d’atteindre, il pouvait choisir entre deux voies : ou remonter vers les villes d’Asie, vers Éphèse et Milet, ou faire voile pour l’Hellade. Il pria le Seigneur de lui montrer son chemin. Une vision lui répondit. Dans un songe un homme lui apparut, enveloppé d’une chlamyde et portant un haut chapeau à larges bords. Paul reconnut un Macédonien, et cet étranger lui disait d’un ton suppliant : « Passe en Macédoine ; viens à notre secours. » Au réveil, Paul raconta le songe qu’il avait eu ; ses compagnons furent unanimes : le Christ les appelait à évangéliser les Macédoniens.

Ainsi, Paul, au cours de ses missions, n’exécutait pas un plan rigoureux. Il allait ici ou là selon les possibilités de la route, les chances de succès, attentif surtout à l’invisible Guide qui marchait devant lui.

C’est à Troas que surgit, pour la première fois, dans son entourage, avec le « nous » du récit, un compagnon qu’il avait emmené d’Antioche[254] : Luc « le médecin bien-aimé[255] », qu’on retrouvera, même à Rome, auprès de lui. Témoin des gestes de Paul, Luc était qualifié pour devenir son historien. Il serait vain de certifier quelles raisons le déterminèrent à s’effacer dans la plus grande partie de sa relation et à mettre parfois sa personne en évidence. Le « nous » apparaît au moment où Paul va quitter Troas ; mais la manière dont il est introduit fait entendre que l’auteur, déjà auparavant, voyageait avec l’Apôtre. Il disparaît une page plus loin, puis revient au chapitre XX, quand Paul, de nouveau, se rend à Troas ; il persiste jusqu’à ce qu’on atteigne Jérusalem ; il reparaît dans le récit de la traversée et du naufrage devant Malte. On dirait que l’auteur utilise, par instants, un journal du bord, un mémorandum, ses notes immédiates, n’ayant pas eu le loisir de les fondre avec ses autres documents.

[254] Selon une hypothèse très vraisemblable, car Luc était natif de cette ville.

[255] Coloss. IV, 14.

Du quai de Troas, au bas des portiques où des escaliers sont encore visibles, Paul leva l’ancre pour commencer la conquête de l’Europe. A tous égards, il avait le vent en poupe.

Une seule journée de navigation porta le vaisseau près de Samothrace, là où tombe sur la mer l’ombre du mont fatidique[256]. Au nord-ouest de l’île, le long des torrents, se cachaient les temples des Cabires, asiles d’initiations terribles, dont l’idée seule dut suggérer à Paul et à ses disciples l’aversion d’une présence démoniaque.

[256] La montagne de Samothrace a dix lieues de tour à sa base et seize cents mètres de hauteur (voir Le Camus, l’Œuvre des Apôtres, t. II, p. 210).

Ils abordèrent le lendemain dans la rade de Néapolis (aujourd’hui Cavalla). A cette ville aboutissait la puissante voie romaine, la via Egnatia, qui, depuis Dyrrachium, fendait comme un dur sillon l’Illyrie, la Thrace, la Macédoine.

Paul se dirigea vers Philippes, à trois lieues et demie, derrière le mont Pangée. Il put faire connaissance avec les paysans macédoniens, hommes droits, primitifs, dévots. Chez eux, insinue Renan, « un certain goût de simplicité enfantine préparait les voies à l’Évangile[257] ». En réalité, des gens âpres au travail, tenaces en leurs traditions, devaient, au contraire, fermer leur porte à une religion qui déconcertait leurs coutumes et leur imposait un idéal surhumain. La croissance prompte de l’Évangile n’eut rien d’un fait « humainement inévitable ». Il est prodigieux que le principe chrétien n’ait pas échoué contre la persistance des vieux cultes, et, plus encore, contre l’esprit des Mystères. Ceux-ci, offrant un mirage de supériorité morale, de salut, l’attrait des réunions secrètes, ne pouvaient être, en face du dogme nouveau, qu’une puissance ennemie ou une cause, pour la foi, d’altération. Parce que les Macédoniens avaient des centres orphiques et adoraient le dieu Sabazios, Jésus crucifié, chassant tous les autres dieux, arrivait-il moins comme un intrus, digne de mépris ou exécrable ?

[257] Saint Paul, p. 140.

Philippes était, depuis Auguste, une colonie de vétérans. Paul aurait pu, au milieu de gens qui parlaient latin, faire valoir son jus civile. Mais, selon son invariable fidélité, il chercha d’abord un auditoire israélite.

Les Juifs, en vue de leurs ablutions rituelles, choisissaient des endroits calmes, à proximité d’une eau courante ou de la mer ; ils faisaient là, d’un simple enclos, un lieu de réunion pour y prier. Cet oratoire en plein air s’appelait une proseuché.

Le jour du sabbat, Paul, avec Silas et Luc, sortit hors de la ville, et longea le bord d’une rivière, le Gangitès, « pensant[258] » découvrir quelque part sur ses berges une pieuse assemblée. Ils trouvèrent, en effet, dans un parvis rustique, des « craignant Dieu », surtout des femmes, qui psalmodiaient. Ils s’assirent auprès d’elles et leur parlèrent du Royaume. L’une d’elles avait nom Lydia, car elle venait de Thyatires, en Lydie ; elle était une riche commerçante qui vendait des étoffes de pourpre. Transportée, elle écouta Paul, et « son cœur s’ouvrit aux choses qu’il disait ». Ce fut d’une simple et merveilleuse douceur. Elle voulut être baptisée, elle et « sa maison », ses ouvriers, ses esclaves. Puis elle dit aux missionnaires :

[258] Ce détail suffit à prouver que Luc n’habitait point Philippes et qu’il connaissait mal la ville et ses environs. Autrement il eût conduit sans incertitude Paul au lieu de prière.

« Si vous m’avez jugée croyante au Seigneur, entrez dans ma maison et demeurez-y. »

Ils résistèrent d’abord ; elle leur fit une violence suppliante ; ils devinrent les hôtes de Lydia.

Dans le logis d’une marchande de pourpre le christianisme occidental eut sa première église. La couleur du sang glorieux allait être ainsi magnifiée ; et, à Philippes, sur le sol européen, Paul et Silas allaient offrir au Christ, en libation, les premières gouttes de leur sang.

Quelques jours après, comme ils retournaient à l’oratoire, une toute jeune fille vint, sur la route, à leur rencontre, et, tendant ses mains frénétiques, elle vociférait :

« Ces hommes-là, ils sont les esclaves du Dieu très haut ; ils nous annoncent la voie du salut. »

Ils pressèrent le pas, gênés par la fureur de cet hommage. Elle les poursuivit, répéta, comme une folle, sa profession de foi. Ils apprirent qu’elle était une devineresse ; elle voyait à distance, expliquait l’avenir ; ses prédictions se vérifiaient. On disait qu’elle avait « un Esprit python » ; elle parlait avec une double voix, comme si une seconde personne habitait en elle. On lui donnait de l’argent ; plusieurs compères, s’étant associés, exploitaient les prestiges de ce « médium ».

Chaque fois que Paul et Silas revenaient, elle recommençait à crier. Paul comprit que les démons la possédaient ; ils reconnaissaient la mission des Apôtres, de même qu’ils avaient confessé au passage de Jésus : « Je le sais, tu es le Saint de Dieu[259]. »

[259] Luc IV, 34.

Fatigué de ses clameurs, indigné de s’entendre glorifier par les Esprits impurs, et voulant sauver la malheureuse qui, peut-être, implorait sa délivrance, Paul s’arrêta, considéra la jeune fille, et, d’une voix terrible, enjoignit au démon : « Je te l’ordonne au nom de Jésus-Christ ; sors d’elle. »

Le Démon, à l’instant, sortit. Mais, aussitôt, elle perdit ses dons prophétiques. Ses maîtres s’en aperçurent ; elle raconta ce qui lui était arrivé. Furieux, ils attendirent dans la rue Paul et Silas. Ils les insultèrent, se jetèrent sur eux, les entraînèrent au palais de justice, devant les duumvirs ou « stratèges ». Ils n’eurent garde d’énoncer leur vrai grief ; la loi romaine était sévère à l’endroit des sorciers. Leur violence, pour se justifier, allégua un délit d’ordre public :

— Ces Juifs troublent la ville ; ils propagent des mœurs que nous, Romains, nous ne pouvons accepter.

Ils confondaient ou feignaient de confondre ces chrétiens avec les Juifs. Les Romains octroyaient aux Juifs le libre exercice de leur culte ; mais ils voyaient d’un mauvais œil le prosélytisme des religions orientales. Les empereurs, et Claude en particulier, se targuaient d’une fidélité rigide aux dieux nationaux.

Le délit fut prouvé sans peine ; la foule se massait autour du tribunal ; des témoins affirmèrent que des étrangers prêchaient une superstition nouvelle. Les magistrats n’interrogèrent même pas les accusés ; Paul et son disciple gardèrent, semble-t-il, le silence. Ils auraient pu dire : « Nous sommes citoyens romains », — car Silas[260] l’était comme Paul. Ils aimèrent mieux souffrir, contents de ressembler au Christ Jésus.

[260] Son nom avait aussi une forme latine : Silvanus.

On les livra aux licteurs qui déchirèrent leurs habits, les fouettèrent jusqu’au sang. Roués de coups, presque nus, ils furent menés à la prison. Ils se virent précipités dans une geôle profonde ; on serra leurs jambes meurtries, liées avec des cordes, dans les deux trous d’un bloc de bois.

Ce cachot était, selon la coutume romaine, une cave suintante, au plafond bas, sans fenêtre, nauséabonde. Paul et Silas y furent laissés comme des condamnés à mort ; les araignées, les rats et d’autres bêtes hideuses leur tenaient compagnie. Il y avait pourtant, à l’étage au-dessus ou à côté, d’autres prisonniers ; et ceux-ci, vers minuit, entendirent des choses étranges.

Les deux hommes enfermés dans la basse fosse chantaient ; leurs voix s’élevaient comme un hymne grave, suppliant et fort ; une joie inexplicable enflait leur psaume. Quel Dieu appelaient-ils du profond des ténèbres ? Soudain, la terre trembla violemment, au point que les fondations furent secouées. Toutes les portes s’ouvrirent, et tous les captifs sentirent que leurs chaînes tombaient. Paul et Silas se trouvèrent debout, les jambes hors des ceps, sans savoir comment. Ils sortirent dans l’escalier. Le gardien qui dormait en sa loge, sur la foi des portes verrouillées, s’éveilla au grondement de la secousse ; il vit les cachots ouverts ; il crut que les prisonniers avaient fui. Désespéré, il tira du fourreau son coutelas, et il allait se tuer, quand Paul, surgissant près de lui, cria d’un ton joyeux, impérieux : « Ne te fais point de mal ; nous sommes tous ici. »

Alors cet homme demanda des torches, et bondit à l’intérieur du cachot. Il vit les captifs libérés, en prière, les mains étendues ; comprenant qu’un prodige venait de s’accomplir, tremblant, il s’abattit à leurs pieds, comme s’ils étaient des dieux. L’éclair d’une illumination divine le foudroya ; il obéit à un mouvement dont il ne savait pas encore le sens. Il les emmena hors de la geôle et leur dit :

« Seigneurs, que dois-je faire pour être sauvé ? »

Les Apôtres répondirent : « Crois au Seigneur Jésus-Christ, et tu seras sauvé, toi et les tiens. » Et ils lui dirent la parole de Dieu, à lui et à tous ceux qui étaient dans sa maison.

Le geôlier, dans la cour de la prison, lava leurs membres où s’était collé le sang des plaies. Paul et Silas versèrent sur son front, sur celui de sa femme et de ses enfants l’eau qui lave toutes les souillures. Puis ils montèrent à la chambre haute ; là, il leur servit à manger ; ils rompirent sans doute ensemble le pain vivant ; et il exultait, avec les siens, d’avoir foi au vrai Dieu.

Cependant, de crainte qu’il ne fût inquiété, les Saints redescendirent en leur cachot. Mais, dans la soirée, des amis de Paul avaient dû intervenir auprès des magistrats. Ceux-ci, dès l’aurore, envoyèrent au gardien les licteurs porter cet ordre :

« Délivre les prisonniers d’hier. »

Le gardien courut annoncer aux deux captifs la bonne nouvelle : « Sortez, leur dit-il, allez en paix. » Paul voulut parler aux licteurs et ce fut, après le miracle de la nuit, un autre coup de théâtre :

« Vous nous avez, en public, écorchés, déchirés de coups ! Sans jugement on nous a jetés en prison, nous, citoyens romains ! Cela ne se passera pas ainsi. Que les préteurs viennent eux-mêmes et qu’ils nous fassent sortir d’ici. »

Les préteurs, en apprenant qu’ils avaient traité comme des misérables deux citoyens romains, s’effrayèrent ; ils encouraient, d’après la loi Porcia, la peine de mort. En hâte, ils allèrent, humblement, s’excuser ; ils libérèrent Paul et Silas, non sans les prier de quitter la ville ; ils avaient trop peur d’un nouvel incident !

Paul et son compagnon refusèrent d’obtempérer aussitôt ; ils se rendirent chez Lydia, virent là tous les frères, les exhortèrent, puis partirent.

Nul historien n’a mis en doute les tribulations de Paul à Philippes. L’Apôtre, écrivant aux Philippiens, évoque « le combat pour le Christ qu’ils ont vu jadis en sa personne[261] » ; il en parle comme un vétéran d’un fait d’armes honorable et connu de tous.

[261] I, 30. Voir aussi I Thessalon. II, 2.

Mais l’épisode du tremblement de terre, des chaînes qui se délient par miracle, devait exciter les sarcasmes de l’exégèse incroyante. Wellhausen a plaisanté sans élégance sur ce fait anormal : vers minuit, Paul et Silas veillaient ; les autres prisonniers veillaient ; seul, le gardien dormait. Le détail, quand on y réfléchit, n’a pourtant rien d’invraisemblable. Pour des captifs affreusement entravés, étendus sur des dalles humides ou dans la fange, parmi les vermines, le sommeil venait lent, inquiet, rompu au moindre bruit. Plus loin, M. Loisy[262], comme s’il oubliait que la cour de la prison possédait une fontaine, se demande pourquoi la même eau sert « au gardien pour laver les cicatrices des missionnaires et au missionnaire pour baptiser le gardien avec sa famille ».

[262] Op. cit., p. 643.

Tout esprit de bonne foi éclaircit aisément ces objections puériles. Deux autres circonstances sont moins nettes. Quand les prisonniers ont senti se dénouer leurs chaînes, une fois la stupeur passée, que font-ils ? Ne s’élancent-ils pas au dehors, affolés, ou dans l’espoir de fuir ? Le gardien ne paraît aucunement se préoccuper d’eux. Paul, en pleine obscurité, entend le gardien qui se désespère et veut se percer de son coutelas. Mais au nom de quelle certitude lui donne-t-il cette assurance : « Nous sommes tous ici » ?

Le narrateur abrège l’essentiel et néglige le reste. Supposer un clair de lune qui tombait d’un soupirail autour des cachots, ce n’est pas une solution. Un élément de mystère, une présence de l’Invisible impose sa nécessité, pour que tout soit explicable. Des Anges sont là. Ils n’interviennent pas, comme dans l’évasion de Pierre, en conduisant Paul et Silas hors de la prison. Ils frappent de stupeur les prisonniers, en sorte que personne ne songe à prendre la fuite. L’Esprit le révèle à Paul. Le miracle semble surtout d’ordre moral et symbolique. Les chaînes dénouées figurent la libération des âmes par la foi ; et la conversion brusque du gardien démontre l’efficacité surnaturelle des tourments qu’ont endurés les serviteurs de Dieu. Le baptême et ce qui suit atteste la même simplicité ingénue que la scène avec Lydia et l’invitation de cette bonne âme aux messagers du Christ.

Faut-il s’étonner ensuite si Paul accueille fièrement les licteurs, si, après s’être tu la veille, il déclare sa qualité de citoyen romain ? Paul agit surtout en vue du plus grand bien ; il est tout l’opposé d’un homme à système. Les mœurs de l’Orient moderne, comme celles des préteurs de Rome, peuvent ici nous élucider sa conduite. Rien n’est plus normal que la brutalité des magistrats envers deux étrangers sans défense ; dès que ces fonctionnaires apprendront à quoi ils s’exposaient, leur platitude égalera leur insolence. Paul et Silas pourraient porter plainte contre eux ; des excuses leur suffiront. Mais Paul y tient ; il les veut, pour la jeune église des gentils qu’une injustice non corrigée scandaliserait, et, plus encore, pour la suite de sa mission.

Il connaît maintenant, par expérience, la dureté romaine ; il va s’avancer en pays hostile ; il exhibe un sauf-conduit dont il ne fera usage, ailleurs, qu’en des cas extrêmes. Sa véritable identité restera toujours d’être Hébreu, fils d’Hébreu. Mais, partout, on saura qu’il est citoyen romain.

En attendant, à Philippes, il a goûté, sous les verges des licteurs, les prémices du martyre. « J’ai été flagellé trois fois », dira-t-il aux Corinthiens. La flagellation de Philippes est la seule des trois mentionnée dans les Actes. Il en est une autre pourtant que la tradition devait consacrer. A Rome, avant qu’on lui tranche la tête, Paul sera encore déchiré par les verges. Dernière ironie dont son titre de citoyen se verra flagellé lui-même.

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