Saint Paul
V
A TARSE. LES ANNÉES OBSCURES
Dans la cour d’une maison de Tarse, sous un avant-toit, s’abrite un puits très ancien, à la margelle de marbre, basse, creusée par la rainure de la corde ; l’eau qu’on en tire est d’une douceur exquise. On l’appelle le puits de Saint-Paul parce qu’un jour en fut extraite une pierre basaltique où était gravé en grec ce nom : ΠΑΥΛΟΣ. Rien ne prouve que ce puits ait jamais été mêlé à l’histoire vraie de Paul. Pourtant il représente avec suavité l’ombre fraîche de ces années sans événements, mystérieuses, qu’il vécut dans la ville de ses pères ou aux environs, peut-être en anachorète, habitant une grotte de la montagne, s’abreuvant en silence aux sources de l’éternelle Sagesse, et, quelquefois, descendant vers les hommes, pour que ses frères eussent part aux dons qu’il amassait.
Tous ceux qui fondèrent de hautes entreprises ont été, à leurs moments, des contemplatifs. Jésus n’avait pas en vain laissé aux disciples l’exemple de se retirer, la nuit, sur une colline, et d’y veiller dans l’oraison. L’extase de Saul, à Jérusalem, le saisit pendant qu’il priait ; et, plus tard, ce héros jamais inactif enjoindra aux Thessaloniciens : « Priez sans relâche[139]. »
[139] I, V, 17.
Il est superflu de s’enquérir si, durant sa retraite à Tarse, il fit autre chose que prier, méditer, mettre sous la lampe des Écritures le message des temps nouveaux.
S’il prêcha — pouvait-il s’en abstenir tout à fait ? — ce fut d’homme à homme, parmi les gens de sa parenté. Il ne semble avoir établi, dans sa ville natale, aucune église. Pas une seule fois, les Épîtres ne mentionnent Tarse. Lui non plus, il ne fut guère prophète en son pays.
Est-ce par libre choix qu’il prolongea cette pause ? Ou lui fut-elle imposée comme un temps d’épreuve par le Maître qu’il suivait en esclave obéissant ?
On voudrait pouvoir atteindre le travail de sa pensée, la croissance mystique de la doctrine au dedans de lui.
Les historiens qui s’évertuent à l’helléniser[140] ont prétendu qu’à Tarse il aurait étudié les mystères et les philosophies de l’Hellade, pour en faire la synthèse dans sa théologie.
[140] Voir Toussaint, l’Hellénisme et l’apôtre Paul ; Loisy, les Mystères païens et le Mystère chrétien.
Au dire de Loisy, « l’idée d’une mort divine dont le salut s’étend aux hommes de tous les temps était dans les mystères » ; Paul l’aurait adaptée à la théodicée juive, simplifiée, universalisée.
Conjecture démentie par les origines de la foi chez Paul : il a cru en Jésus rédempteur, parce qu’il l’a vu ; il n’a pas construit une figure de songe, et, autour d’elle, un système qui fût son œuvre. Sa réflexion travaillait sur des réalités qu’il n’avait point faites, dont il se souvenait.
Il savait que la chute d’Adam a transmis un principe de mort. Cela, il ne l’inventait pas, il ne l’avait pas reçu des fables grecques, mais de la tradition juive, du Psalmiste qui se lamentait : « Voici que ma mère m’a conçu dans le péché[141]. »
[141] Ps. L, 7.
Il savait, en même temps, depuis sa conversion, que le Christ s’est fait péché pour expier les offenses de tous les hommes, qu’étant le Fils de Dieu il a vaincu la mort, qu’il a pris une forme d’esclave afin de nous diviniser en Lui. Paul, entre la faute et la rémission, découvrait le rapport logique ; il s’expliquait, autant qu’elle lui était possible, la magnificence du plan divin.
Ses idées sur la rédemption ne lui vinrent donc pas des mystères. On peut se demander s’il les connut, sauf par ouï-dire. A supposer qu’il fût instruit des rites de Dionysos, d’Isis et de Mithra, il en eut horreur, comme d’idolâtries démoniaques. Leur influence a été nulle sur son esprit.
Jamais il ne les a nommément réprouvés. Mais ils sont enveloppés dans le mépris général qu’il voue aux cultes païens :
« [Les gentils] ont échangé la gloire du Dieu incorruptible pour des simulacres d’homme corruptible, d’oiseaux, de quadrupèdes et de reptiles[142]. »
[142] Rom. I, 23.
Il devait les abominer, de même que la magie et toute recherche du divin par des voies obliques ou menteuses. Et, sur la magie, nous savons ce qu’il pensait : à Chypre il s’emportera contre le mage Elymas jusqu’à le rendre aveugle en signe de châtiment. A Éphèse, il approuvera les chrétiens qui venaient brûler devant l’assemblée des frères tous les livres de sciences occultes.
Or la magie et les mystères se tenaient entre eux par des liens immémoriaux. Une même conviction pénétrait le magicien et l’initié : ce que la parole énonce, elle l’opère. Quand le myste d’Éleusis était admis à contempler, dans une lumière soudaine, l’épi vert sacré, en prononçant la formule : « Salut, clarté ! » il croyait aider le travail de la terre qui féconde le soleil du printemps ; ou bien il se donnait la fête idéale de se voir enlevé, hors des ténèbres inférieures, dans une sphère de joie immortelle.
Les mythes et les liturgies des mystères ne ressemblaient aux dogmes et aux rites chrétiens que par de grossières analogies. Un pressentiment de l’Invisible, un désir de béatitude mêlait son éveil à des rites sanglants ou obscènes, à des symboles confus. Les apologistes — tel Justin — y verront une duperie inventée par l’Esprit du mal.
Le mythe orphique de Zagreus n’était aucunement l’image du sacrifice rédempteur ni de l’union eucharistique.
Zagreus, enfant, prenait, pour échapper aux violences des Titans, la forme d’un taureau. Les Titans le mettaient en pièces, faisaient cuire ses membres, les dévoraient. Le cœur se dérobait à leurs mains ; Athéné, sœur de Zagreus, le recueillait, le portait à Zeus. Celui-ci le mangeait ; et Zagreus, ainsi absorbé, renaissait en Dionysos. Alors Zeus punissait les Titans, les foudroyait, et de leur cendre étaient nés les hommes qui portent la peine du crime des ancêtres. S’ils veulent se libérer de la faute originelle, ils doivent se purifier dans les mystères.
Observons qu’ici Zagreus ne meurt aucunement pour sauver le monde ; il succombe malgré lui. Sa renaissance, une fois son cœur dévoré par Zeus, est une de ces folles conceptions grecques qu’un Juif eût trouvées absurdes. Et l’initié n’est point sauvé par les mérites du dieu, en s’unissant à ses souffrances et à sa résurrection[143].
[143] Voir Lagrange, Revue biblique du 1er juillet 1920.
Les orphiques supposaient entre la matière et l’esprit une contradiction radicale. Aussi traitaient-ils le corps comme une geôle d’où l’âme se dégage lentement. L’âme et le corps, à les entendre, n’étaient unis que pour expier une transgression commise dans une vie antérieure. La sainteté, c’est de délivrer en nous l’élément divin, il faut donc s’abstenir de tout contact avec les choses charnelles, ne jamais manger la chair des animaux, ne point toucher les cadavres, ne pas assister aux noces, atténuer par des bains et des aspersions l’impureté du corps. Leur pureté demeurait négative et principalement physique, comme leur espoir de félicité dans la vie future[144] où, par une incohérence trop explicable, ils ne désiraient qu’un festin perpétuel, des rondes et des chants sur des prairies élyséennes[145].
[144] Voir Umberto Fracassini, Il Misticismo greco e il christianesimo, p. 309-354.
[145] Témoin le chœur des initiés dans les Grenouilles d’Aristophane.
Au fond, le mysticisme païen restait impuissant à dépasser la terre. Il voulait, comme tout élan religieux, faire l’homme un avec la divinité. Mais cette divinité n’était que l’ensemble des forces naturelles. Le dieu des stoïciens eux-mêmes est identique au grand tout. L’âme, parcelle du feu créateur, retournera en son principe et s’y perdra.
L’union rêvée, quand elle n’aboutissait pas à cette consomption panthéiste, se bornait à vouloir s’approprier quelque chose d’une puissance occulte.
Lorsque le grand prêtre de Mithra descendait, avec ses habits pontificaux, dans la fosse, sous la pluie de sang du taureau éventré, en arrosait ses joues, ses paupières, ouvrait la bouche pour se gorger de la noire liqueur et s’en imbiber tout entier, il croyait que le dieu, caché dans le sang de la victime, descendait en ses veines et l’emplissait d’un pouvoir surhumain. Par sa prière ensuite, le sol et les animaux seraient plus féconds, et lui-même aurait le don d’immortalité.
Ce baptême de Mithra peut-il se comparer au baptême chrétien, issu des rites baptismaux en usage chez les Juifs ? Parce que les baptisés s’appelaient, comme dans l’initiation orphique, les illuminés, est-il permis d’en induire que l’Église emprunta même cette métaphore à l’orphisme ?
Le baptême des initiés d’Isis, celui qu’Apulée décrit au livre XI des Métamorphoses, s’administrait dans les bains publics et n’avait que le sens d’un rite extérieur. Les litanies chantées à la gloire de la déesse l’honoraient comme la déité suréminente, absorbant en sa forme les attributs de toutes les autres ; mais Isis représente la toute-puissante Nature[146], non un Dieu personnel, infini, ayant créé l’univers librement, et l’homme à son image. Isis n’aime pas ses fidèles, elle ne souffre pas avec eux, pour eux.
[146] Una quae es omnia Isis, selon l’inscription de Capoue, citée par Fracassini, p. 168.
Pourquoi Paul aurait-il demandé aux mystères une doctrine ou des rites, quand il trouvait dans le Christ Jésus la lumière de la foi, les charismes et la vertu des sacrements ?
Admettons qu’il ait entendu raconter la mort du dieu Osiris et sa résurrection, cette fable symbolique lui aurait simplement fait hausser les épaules. Mais, si un fidèle du dieu égyptien avait opposé à la vie du Christ ressuscité la renaissance de son idole, l’Apôtre l’eût sans doute embarrassé par cette question :
— Dans les douleurs et la seconde vie de votre dieu, quelle part avez-vous ?
— Aucune, eût répondu le païen. Osiris jouit dans sa gloire et n’a plus besoin de nous.
Alors, quoi de commun entre Osiris et Jésus, « image du Dieu invisible, engendré avant toute créature ? En lui toutes choses ont été créées, dans le ciel et sur la terre, les visibles et les invisibles… par lui Dieu s’est tout réconcilié, en son corps de chair, par le sang de sa Croix, et avec lui j’achève ce qui manque à ses souffrances, pour son corps qui est l’Église[147] ».
[147] Coloss. I, 15-24.
De même, si un myste d’Éleusis lui avait vanté ses abstinences, il lui eût répliqué avec sa rudesse paradoxale :
— On te dit : « Ne prends pas ! Ne goûte pas ! Ne touche pas ! » Tout cela, règlements, enseignements des hommes ! Ces choses ont une apparence de sagesse, d’humilité, de mépris du corps. Elles ne valent que pour assouvir la chair[148] ».
[148] Id. II, 22-23. « Assouvir la chair » signifie : satisfaire une piété tout extérieure.
Mais, si le même initié, ayant ouï dire que les chrétiens buvaient ensemble la coupe du sang mystique et rompaient le corps de leur dieu, avait osé nommer devant Paul la communion liturgique où les dévots s’exaltaient avec un breuvage d’eau, de farine d’orge et de menthe, le Saint eût jeté sur cet aveugle un regard douloureux, en murmurant la prière eucharistique :
[149] Cette oraison liturgique, transmise dans la didaché (petit manuel de catéchèse chrétienne, rédigé vers la fin du Ier siècle) est peut-être contemporaine des Apôtres.
Les Épîtres donneront place à certains termes, comme le mot « mystère », à des images qui, pour des initiés, rendaient un son connu. Là où Paul dit que « le Père nous a délivrés de la puissance des ténèbres et transférés dans le Royaume du Fils de son amour[150] », c’est une perspective, en apparence, analogue à l’antithèse de la sphère d’Adès et de la clarté des vivants. Mais il loge sous des images populaires, universelles, un sens nouveau, des certitudes divines, l’anticipation de choses vraies soutenues par des témoignages, des visions et des miracles.
[150] Coloss. I, 18.
Les mystères ont retardé plutôt que préparé la conversion du monde à l’Esprit du Christ. Ils leurraient d’un mysticisme commode l’inquiétude religieuse. Leurs adeptes obtenaient à bon marché le salut par des cérémonies et des purifications externes, semblables à celles qui suffisent aux croyants de Mahomet. Les thiases, les confréries d’initiés, quand la propagande chrétienne les pénétra, se prêtèrent à devenir des communautés charitables. Mais, tant qu’ils y résistaient, ils opposaient à la foi des milieux plus fermes que la masse des idolâtres demeurés vis-à-vis d’anciens dieux inertes. Pourquoi les adorateurs d’Isis eussent-ils préféré au culte d’une déesse heureuse un crucifié n’offrant en héritage aux siens, pour mériter la couronne, que le bois de son gibet ? Les spirites et les théosophes, parce qu’ils ont un semblant de vie surnaturelle, sont des païens plus difficiles que d’autres à tourner vers le Rédempteur.
Paul n’utilisera même pas au profit de l’Évangile des affinités superficielles qu’il discernait fausses et sacrilèges.
Il avait obtenu la liberté des fils de la lumière ; était-ce pour s’assujettir à ce qu’il appellera « l’alphabet du monde[151] » ?
[151] Coloss. II, 20. Ce mot désigne peut-être le culte des divinités astrales.
En présence des philosophes, même supériorité indépendante. Peu importent quelques locutions extraites de Platon ou d’Aristote, un mot de Cléanthe cité à l’usage des Athéniens, des tours de controverse où se reconnaît la diatribe stoïcienne. Dans les rues, sous les portiques, au seuil des écoles, il avait croisé des disputeurs, des besaciers missionnaires, un bâton à la main, promenant leur manteau sombre, avec une barbe hirsute et des cheveux longs, gris de poussière ; il écouta leurs propos et, plus d’une fois, réfuta leur vaine sagesse. Pour lui, ces apôtres de mensonges étaient plus dangereux que des fanatiques idolâtres, parce qu’ils excitaient l’orgueil des faibles, leur insinuaient l’illusion d’être justes et impeccables.
Certes, il devait mépriser le Dieu des stoïciens, ce Dieu qui, ayant fait le destin, le subit, à qui les philosophes attribuaient une forme, celle d’une sphère circonscrivant tous les êtres[152]. Un dieu-boule, Paul eut envie d’en rire. Quelle rencontre possible entre une doctrine affirmant : « L’homme est bon par nature ; nos vices ne naissent pas avec nous ; ils ne sont qu’une erreur d’opinion[153] », et le dogme de la faute originelle, la foi en un Dieu libre et distinct du monde, qui nous a prédestinés à l’aimer, qui nous aime démesurément, dont la grâce assiste notre volonté impuissante, par elle-même, au salut ?
[152] Voir Sénèque, Épître à Lucilius, LXIII, 22.
[153] Voir Sénèque, Épître à Lucilius, XLIV, 53.
Chrétiens et stoïques, au siècle de Paul, semblaient pourtant se rapprocher dans leurs exclusions : ils méprisaient les plaisirs lâches, les cupidités ; leur courage défiait les épreuves ou les supplices. Mais leurs principes et leurs attitudes se montraient, même là, tellement contraires !
Le stoïcien agissait comme si l’homme seul était, comme s’il était dieu. Savoir, être intelligent demeurait son évangile ; il s’arrogeait la mission d’enseigner au commun des hommes ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire. La raison naturelle était l’unique maîtresse d’école qu’il écoutait, qu’il leur proposait. Il glorifiait la liberté de son Moi, intrépide sous les foudres de la fortune ; il bravait l’injustice et les tyrans. Chez lui, la mansuétude, le dévouement prenaient une figure doctrinaire ; il se proposait en exemple, comme une sentence gravée sur une colonne de bronze. Il possédait, pour lui-même, la paix et la justice : et sa force d’âme suffisait à l’asseoir dans le bien absolu.
Le chrétien, au rebours, cherchait avant tout Dieu et son royaume. Humble en se confrontant avec le divin exemplaire ; fort, parce que l’Omnipotent lui communiquait sa puissance. Il ne voulait point la science en soi, pour le stérile contentement de son intellect ; il désirait la connaissance, afin de s’immerger tout entier dans Celui qui est. Il la recevait, assurée et pleine, non de sa propre suffisance, mais d’une tradition révélée ou, directement, de l’Esprit Saint. Au lieu de magnifier sa personne, il l’immolait pour accroître la communion des Élus. La froide solidarité stoïcienne devait lui paraître un reflet de lune morte sur la neige. Il apportait au monde mieux qu’un système intellectuel, mieux qu’une doctrine d’amour entre les hommes ; il refaisait, partout où il éliminait les puissances du mal, l’unité du royaume de Dieu.
Un fleuve de vie enlevait sur son courant la jeune barque humaine ; ce qu’elle abandonnait, derrière elle, au bas des rives, ne comptait plus. « Où est le sage ? s’écriera Paul. Où est le scribe ? Où est le disputeur du siècle[154] ? » Ces gens-là n’étaient, sur son chemin, que des aveugles et des meneurs d’aveugles. Héritier de trésors inévaluables, il n’allait pas emprunter à des mendiants leurs guenilles ; quand il appréhendait en leurs mains quelques précieuses vérités d’attente, il se les appropriait sans façon, comme reprenant son bien.
[154] I Cor. I, 20.
Si, durant les années de Tarse, les formes du passé le sollicitèrent, ce ne fut pas la philosophie païenne qui l’inquiéta, mais le ressouvenir de son enfance, son lien atavique avec sa race. Il revit, pouvons-nous croire, la maison natale, peut-être sa vieille mère ou son père, dont il n’a jamais parlé. Peut-être baisa-t-il la barbe d’un aïeul. L’escabeau où il s’asseyait autrefois l’attendait. S’il vint une veille de sabbat, les lampes pleines de l’huile rituelle étaient allumées dans la grande chambre. On ouvrit, devant lui, l’armoire où s’alignaient, en leurs étuis, les rouleaux de la Loi. A table, il récita, sur des nourritures légales, les Bénédictions. Mais il dut se sentir étranger parmi les siens, leur silence même lui laissait entendre :
— Saul, tu n’es plus des nôtres. Tu t’es fait le disciple d’hommes de rien[155]. As-tu donc oublié ce que Moïse a dit : « Malheur à celui qui n’accomplit pas toutes les choses écrites dans le livre de la Loi[156] » ? Ce crucifié, dont tu racontes qu’il est le Christ, n’a aucune puissance ; il n’est pas le Christ ; Élie n’est pas venu l’oindre et le révéler. Démontre-nous d’abord qu’il est ressuscité. Il y a un seul Dieu ; jamais tu ne nous feras croire qu’ils soient trois.
[155] Justin, Dialogue avec le Juif Tryphon, VIII, 3. Tryphon est-il un personnage réel ou symbolique ? On ne sait. Tout au moins ses objections contre la foi énoncent-elles parfaitement les raisons que les Juifs de tous les temps ont opposées à la foi chrétienne.
[156] Deutéronome XXVII, 26.
Saul leur déroula l’histoire miraculeuse de l’apparition. Ils le regardèrent avec stupeur ; mais, tandis qu’il exposait la loi du Christ dont le sang a racheté même les goïm, une tristesse les raidissait. Les rêveries de l’enfant prodigue leur semblaient une trahison ; et quelqu’un, sans doute, lui demanda :
— Alors, personne d’entre nous, s’il ne croit pas à ton Christ, n’aura le moindre héritage sur la montagne du Seigneur ? Laisse-nous en paix. La Loi est sainte ; quiconque l’aura observée en craignant Dieu ne sera pas confondu.
Saul leur prouva qu’Abraham, Isaac, Noé, Job, sans connaître la Loi, furent sauvés. Donc elle n’était pas nécessaire. Une loi nouvelle abroge une autre loi ; une alliance annule une alliance. Désormais suffira la seconde circoncision, celle du cœur, et la première est inutile. C’est trop peu de manger le pain azyme pour accomplir la volonté de Dieu. A quoi bon savoir qu’il y a dans les oblations tant de mesures de froment, tant de mesures d’huile, si l’on n’aime de toutes ses forces le Fils bien-aimé du Père, celui qui s’est offert selon la promesse[157] ?
[157] Dialogue avec Tryphon.
Il est vraisemblable que les proches de Saul résistèrent à sa parole, et qu’il gagna dans Tarse peu de disciples. Il les quitta sans perdre l’espérance qu’ils comprendraient un jour la prophétie :
« Voici que ton roi viendra, le Juste et le Sauveur ; il sera pauvre ; il montera sur l’ânesse et sur l’ânon[158]. »
[158] Zacharie IX, 9.
L’ânesse, c’était Israël, et l’ânon qui la suivait, c’étaient les gentils. Donc Israël ne serait pas maudit, puisque le Seigneur, au jour de son triomphe, l’avait pris pour sa monture, sa monture de bonne volonté.
Il se retira vers la montagne, dans la solitude, peut-être dans la grotte qu’une tradition lui prête comme refuge, jusqu’au temps où Barnabé vint le chercher d’Antioche, et, l’ayant découvert, l’emmena pour travailler avec lui.