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Saint Paul

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XIV
LE TUMULTE D’ÉPHÈSE

Parti de Kenkrées — du port de Corinthe qui regardait l’Asie — Paul, que Silas et Luc n’accompagnèrent point emmenait avec lui Aquilas, Prisca et, sans doute, les gens de leur maison. Fut-ce uniquement pour suivre le prêcheur de l’Évangile que le fabricant de tentes ferma sa boutique, résolut de transporter à Éphèse son négoce ? Nous n’en savons rien. Mais le fait offre une vraisemblance. La main-d’œuvre, le matériel d’un tel commerce étaient fort simples ; il avait chance de prospérer partout. Cette décision d’Aquilas laisse discerner la puissance persuasive qu’exerçait Paul autour de lui. Il est vain, au surplus, de s’enquérir quels motifs particuliers l’engageaient à prendre cette famille comme l’associée de sa fortune apostolique.

Avant de s’embarquer, en signe d’un vœu dont nous ignorons la cause, il s’était fait tondre la tête. Dévotion juive qui frappa son entourage. Après un péril de mort ou une grande angoisse, les Juifs, pour attester au Seigneur leur gratitude, se liaient ainsi à une promesse pénitentielle ; ils s’abstenaient, pour un temps, de vin et livraient au rasoir leurs cheveux. Paul, une fois de plus, démontra qu’il n’était pas un fanatique. Là où les traditions nationales ne contredisaient point son évangile, il revenait spontanément aux pratiques de la piété juive. Ce vœu, comme plus tard, celui du nazirat, dépassait un acte de simple condescendance.

Il navigua jusqu’à Éphèse ; Éphèse communiquait avec la mer ; ce sont les alluvions du Caystre qui, peu à peu, en ont ensablé le port. Il y laissa son ami Aquilas et Prisca. Bien que des Juifs curieux de sa doctrine cherchassent à le retenir, il se remit en route dans le dessein de monter en pèlerinage à Jérusalem. On n’est pas certain qu’il ait alors accompli cet itinéraire. De Césarée, par Antioche et Tarse, il gagna le Taurus, retourna voir les églises de Phrygie et celles de Galatie.

Il savait que des missionnaires judaïsants venus, croit-on, d’Antioche, détruisaient son œuvre parmi les Galates. Paul, à les entendre, n’était pas un véritable apôtre ; est-ce que le Messie vivant lui avait, comme aux Douze, révélé toute vérité ? De quel droit abrogeait-il la Loi transmise comme un patrimoine intangible ? Les gentils pouvaient-ils être sauvés sans incorporer leur salut à celui d’Israël ? Or, le signe du salut, le gage des prééminences spirituelles, c’était la circoncision. Paul, chez eux, l’avait interdite ; ailleurs il l’approuvait, puisqu’il avait fait circoncire Timothée. Donc, « pour plaire aux hommes », il modifiait son évangile !

Paul comprenait l’urgence de rétablir dans l’esprit des Galates la notion vraie de la justice, l’intelligence de la Croix.

Avant de retourner chez eux, dans un premier moment d’indignation et d’inquiétude, il leur envoya son épître, d’Éphèse, semble-t-il, en 53 ou 54.

Elle débute par des apostrophes, comme l’avertissement d’un père à de grands enfants indociles :

« Même si nous, ou un ange venu du ciel vous annonçait quelque chose de contraire à l’évangile que je vous ai prêché, qu’il soit anathème ! »

Son évangile, ce n’est pas des hommes qu’il le tient, mais de Jésus-Christ. Car ils savent à quel point, jusqu’à l’heure où Dieu lui révéla son Fils, il était, plus jalousement que personne, attaché aux traditions pharisiennes.

Les Apôtres ont reconnu sa vocation ; mais est-ce parce qu’ils l’ont reconnue qu’elle est authentique ? Elle lui vient d’une révélation qui ne peut être mise en doute. Cependant Jacques, Céphas et Jean, les colonnes, ont confirmé, à lui et à Barnabé, l’apostolat des gentils.

Vise-t-il à plaire aux hommes ? Non, car il a dit à Pierre devant tous ce qu’il pensait de sa conduite. Il ne voit que Jésus crucifié, il est crucifié avec lui. Si la Loi suffisait à justifier, le Christ serait donc mort en vain.

Alors, à quoi bon la Loi ? Vous avez eu les prémices de l’Esprit et vous voulez retomber dans la vie charnelle ? C’est par la foi que vous êtes enfants d’Abraham, non par la circoncision. Abraham fut justifié avant d’être circoncis ; ce n’est pas la circoncision qui l’a fait juste.

La justification vient de la promesse, non de la Loi. La Loi est un contrat ; or, un contrat est aboli, si l’une des deux parties le viole ou l’annule. La promesse, au contraire, vient de Dieu seul ; elle est donc irrévocable.

La Loi était comme un pédagogue pour des enfants mineurs. Quand est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme, né sous la Loi, aux esclaves devenus, par le Christ, des fils d’adoption, des héritiers.

Ici, Paul s’attendrit au souvenir de tous les liens d’affection qui l’unissaient aux bons Galates :

« Vous m’avez reçu comme un ange de Dieu, comme le Christ lui-même… Vous suis-je devenu ennemi en vous disant la vérité ?… Mes petits enfants que j’enfante avec douleur une seconde fois, jusqu’à ce que le Christ se forme en vous… je ne sais comment m’y prendre avec vous… »

Et, sous l’allégorie de Sara et d’Agar, il leur expose plus nettement encore les deux états de l’humanité, avant, après le Rédempteur : Agar, symbole de la Loi, était mère de fils esclaves ; Sara, comme l’Église, engendra une humanité libre. Il faut chasser le fils de l’esclave, vivre selon la promesse, comme des enfants de liberté et de lumière.

« Ne vous ployez donc pas une seconde fois au joug de la servitude. Voici que moi, Paul, je vous le dis : si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. » Quiconque admet cette partie de la Loi s’engage à observer la Loi tout entière, puisque la circoncision est l’abrégé de la Loi.

On objecte à Paul que lui-même la prêche. S’il la prêchait, pourquoi les Juifs le persécuteraient-ils ? « Qu’ils se mutilent tout à fait (comme les prêtres de Cybèle), ceux qui vous bouleversent ! »

« Ne revenez pas aux pratiques charnelles, mais accomplissez les œuvres de l’Esprit. Le fruit de l’Esprit, c’est la charité, la joie, la paix, la douceur… Portez le fardeau les uns des autres… La circoncision n’est rien, ni non plus l’incirconcision. Désormais, que personne ne me cause des ennuis ; car je porte sur mon corps les cicatrices du Seigneur Jésus. »

La véhémente admonition redressa-t-elle le faux ascétisme des Galates ? Il est permis d’en douter. Son passage en Galatie ne suffit pas à réprimer la campagne des judaïsants. Mais il affermissait des principes qui, pour le salut de la foi, devaient prévaloir dans l’Église ; sa lettre éclatait comme un prodigieux document d’inspiration, de logique, de verve dominatrice et de charité.

Il revint bientôt de la Galatie à Éphèse, centre présent de son apostolat.

Éphèse, plus proche de l’Europe que Tarse et Antioche, lui semblait le nœud des routes par où les églises d’Occident se joindraient à celles de l’Asie. Dans cette métropole, tous les peuples méditerranéens se donnaient rendez-vous. Le temple d’Artémis, magnifiquement reconstruit, y ralliait des caravanes de pèlerins. On adorait là une Artémis qui n’avait rien de commun, à l’origine, avec l’Artémis hellénique ; son image primitive avait été une pierre noire tombée du ciel, un aérolithe ; elle était une divinité astrale, sans forme humaine ; puis elle devint une Artémis « aux multiples mamelles », mère des humains et des bêtes, figure de la Terre omniféconde.

Le lieu de ce temple ne se reconnaît plus maintenant qu’au tracé du péribole. Mais le théâtre, les rues, la bibliothèque témoignent d’une ville opulente, curieuse de voluptés intellectuelles.

Le théâtre, où pouvaient prendre place vingt-cinq mille spectateurs, servait à toutes les assemblées populaires. Ses gradins ébréchés s’appuient à une colline ; sur son flanc, une montagne, aujourd’hui sauvage et boisée, forme un amphithéâtre naturel qui amplifiait la résonance des voix.

La scène demeure presque intacte, avec les bases de ses colonnes, ses degrés, ses soubassements. Tout en haut des gradins, l’arche d’une porte repose encore sur ses montants. De cet endroit, une trouée entre la double ligne des hauteurs, majestueusement dessinées, laisse le regard s’en aller au loin jusqu’à la mer.

Des rues, bordées de stèles et de tombeaux, gardent leur dallage que l’on croirait tout neuf, tant la blancheur en est éblouissante. Plus bas, la bibliothèque émerge, construite à la manière d’un portique, ayant en son milieu le demi-cercle arrondi d’une abside. Les rayons qui logeaient les volumes sont encore visibles dans ses parois. Derrière, circulent des galeries soutenues par des colonnes et s’enfonçant vers des couloirs obscurs. Dans ce dédale, empilait-on des livres de sciences occultes pareils à ceux que les chrétiens voueront au bûcher public ?

Éphèse, quand il y débarqua, avait déjà entendu la parole de Dieu. Un disciple, Alexandrin d’origine, Juif converti, nommé Apollos ou Apollonios, homme instruit dans les Écritures, avait prêché à l’intérieur de la synagogue. Une foi ardente le transportait, et « il enseignait exactement ce qui concerne Jésus ». Mais, par une lacune étrange, il ne connaissait, en fait de rite baptismal, que le baptême de Jean. Il ignorait le baptême donné au nom des Trois Personnes, celui qui donne le Saint-Esprit.

Prisca et Aquilas l’écoutèrent et ils l’avertirent de son erreur avec la simplicité d’un temps où quiconque possédait la science de la foi la communiquait librement même à de plus doctes que lui.

Ils l’engagèrent, puisque Paul n’était plus à Corinthe, à l’y suppléer dans son apostolat. Ils lui donnèrent pour les fidèles de cette ville des lettres qui le recommandaient. Apollos partit aussitôt, vivement pressé par l’Apôtre lui-même[320], et, d’après le témoignage de Paul[321], nous savons qu’il acquit sur l’église de Corinthe un ascendant considérable.

[320] I Cor. XVI, 12.

[321] I Cor. I, 12 : « On dit couramment chez vous : « Moi, je suis à Paul, moi à Apollos… » Et, plus loin (III, 6) : « Moi, j’ai planté ; Apollos a arrosé. »

Si Paul, retournant à Éphèse, ne l’y trouva point, il rencontra un groupe de croyants qui avaient reçu apparemment d’Apollos une doctrine très incomplète. Comme Apollos ils ignoraient le baptême au nom du Saint-Esprit ; ils ne savaient même point que le Saint-Esprit existât. Paul leur demanda : « A quoi donc avez-vous été baptisés ? » Ils répondirent : « Au baptême de Jean. » Paul expliqua : « Jean baptisait d’un baptême de repentance en disant au peuple de croire en celui qui venait après lui, en Jésus. » Ils furent alors baptisés au nom du Seigneur Jésus. Paul leur imposa les mains et l’Esprit Saint vint sur eux ; ils parlèrent en langues et ils prophétisaient.

Cet épisode surprenant dévoile, au seuil de l’Église primitive, de petites chapelles qui professaient un christianisme simpliste, noué, pour ainsi dire, en sa croissance. Cette douzaine de demi-chrétiens vivaient hors de la prédication commune ; la descente du Paraclet sur les Apôtres n’était jamais venue à leurs oreilles. On les croirait païens d’origine plutôt que Juifs ; car des Juifs n’eussent pas eu cette ignorance de l’Esprit, du Principe vivifiant qui se mouvait sur les eaux et illuminait les visions des prophètes.

Paul, au lieu de la corriger par une preuve métaphysique, évoque simplement les rapports de saint Jean-Baptiste avec Jésus, tels que les Évangiles les présenteront. Le Christ dont il se fait le héraut est bien le Christ de l’histoire, non un être fictif construit d’après les religions gréco-orientales.

On voudrait pouvoir suivre sa catéchèse dans les disputes quotidiennes. Le journal de ses prédications, quelle chose sans prix c’eût été pour nous !

A Éphèse, selon sa méthode, elles commencèrent dans la synagogue. Mais, au bout de trois mois, là, comme ailleurs, les Juifs décrièrent, blasphémèrent son enseignement. Alors il emmena ses disciples hors du lieu de prières ; un certain Tyrannos, professeur de grammaire et de philosophie, lui loua ou lui céda la salle de son gymnase[322]. Les classes, en son école, avaient lieu le matin et finissaient vers onze heures. Paul l’occupait ensuite et, quand la chaleur n’était pas trop lourde, il y discourait, catéchisait jusqu’à la fin de l’après-midi.

[322] On voit encore à Éphèse les ruines de trois gymnases. Les salles étaient vastes, avec des hémicycles et des gradins.

Le reste de sa journée, il l’employait chez Aquilas, continuait, pour gagner son pain, à tisser des tentes ; et, le soir, il s’en allait, « de maison en maison[323] », exhortait les fidèles, instruisait les païens, suppliait « avec des larmes » les Juifs de se repentir. Jamais, semble-t-il, sa ferveur n’avait atteint une pareille violence convaincante. Il était le parfait « esclave du Seigneur ». Il se donnait si pleinement à Lui qu’il recevait de cette union une force illimitée.

[323] Actes XX, 19.

Il n’exerçait sa puissance que par ses bienfaits et en communiquant au loin sa foi. Même à son insu il opérait des guérisons : les linges qui avaient essuyé la sueur de son visage, ses tabliers de travail, si on les appliquait sur les corps des malades ou des possédés, les soulageaient merveilleusement.

Jaloux de ses pouvoirs surnaturels, des mages et des sorciers prétendaient le contrefaire. Des exorcistes juifs couraient le pays et se targuaient de les délivrer grâce à des paroles secrètes que leur famille se transmettait depuis Salomon[324]. Quelques-uns d’entre eux, les sept fils d’un prêtre ayant nom Scéva, se risquèrent à invoquer sur des malheureux que tourmentaient des mauvais esprits le nom du Seigneur Jésus :

[324] Josèphe, Antiq. VIII, II.

« Je vous adjure, commandèrent-ils, par le Jésus que Paul annonce. »

L’esprit malin répondit :

« Je connais Jésus ; et je sais qui est Paul ; mais vous, qui êtes-vous ? »

Et le démoniaque, sautant sur les exorcistes, les mordit, déchira leurs vêtements ; plus fort qu’eux tous, il les chassa de la maison, meurtris, presque nus, honteux.

Tout Éphèse commenta leur mésaventure. Aucune ville peut-être ne se vouait plus follement aux mystères de la magie ; les désœuvrés y cherchaient un passe-temps ; ils collectionnaient des livres d’incantations ; leur fantaisie s’exaltait en des expériences semblables à celles qu’Apulée décrira. Dans un pays où sévissait la trouble mysticité phrygienne, les formules magiques disposaient d’un prestige difficile à vaincre[325]. Par elles on entrait en rapport avec les Esprits maîtres de l’air et du monde souterrain ; l’invisible se faisait palpable ; l’homme contraignait les Êtres supérieurs à lui céder une parcelle de leur pouvoir, à le délivrer des maladies, à contenter ses amours ou ses haines.

[325] Plutarque dit (Symposiaca, l. VII, quest. V) que, par les mots éphésiens, on peut chasser l’obsession des malins esprits.

Beaucoup de chrétiens, avant leur baptême, s’étaient adonnés à ces pratiques ; malgré eux, ils y retournaient. Paul leur découvrit la servitude démoniaque impliquée dans l’illusion d’une puissance surhumaine. Mais les livres de magie demeuraient pour eux une tentation, et, pour d’autres, un péril. Saisis d’une sainte véhémence, ils en firent un gros tas, les brûlèrent devant toute l’assemblée. Le chroniqueur des Actes estime à cinquante mille drachmes la valeur des ouvrages anéantis de la sorte. On les vendait fort cher en raison des vertus miraculeuses que prétendaient loger leurs litanies.

Paul avait-il prescrit cette extermination ? Tout au moins il l’approuva, dussent les païens l’accuser de sauvage intolérance. Protéger l’erreur nocive lui eût semblé un crime envers la vérité. Ce que les Psaumes appellent énergiquement « la chaire de pestilence » devait maintenant disparaître, puisqu’en Jésus crucifié toute sagesse avait sa plénitude.

Paul voyait donc, à Éphèse, s’ouvrir devant lui « une porte grande et puissante[326] ». Mais il reconnaissait en même temps, et non sans tristesse : « Ceux qui s’opposent sont nombreux. » Les contradictions, les pièges, l’acharnement, la furie de ses adversaires lui avaient suggéré ce mot terrible : « Quand, à Éphèse, j’ai combattu les bêtes féroces, qu’y ai-je gagné, si les morts ne ressuscitent point[327] ? » Et nous devinons qu’il avait contre lui les Juifs implacables, les païens dévots, les faux frères qui s’évertuent à diviser et à tromper les fidèles, en attendant l’émeute de la populace déchaînée par les trafiquants du temple d’Artémis.

[326] Cor. XVI, 9.

[327] Id. XV, 32.

Pour l’heure, outre ses luttes immédiates, il soutenait le tourment de savoir, dans les autres églises, en Galatie et à Corinthe, son œuvre calomniée, déchirée, menacée d’un désastre.

De Corinthe, il reçut d’une chrétienne, Chloé, dont les gens vinrent à Éphèse[328], des nouvelles si alarmantes qu’il se disposait à courir en Achaïe. Sa présence éteindrait les scandales, remettrait au milieu de ces turbulents l’unité dans l’esprit du Christ.

[328] Id. I, 11.

Cependant, il voulait « rester à Éphèse jusqu’à la Pentecôte ». Il dépêcha aux Corinthiens Timothée avec Érastos chargés d’un message d’une admirable vigueur, sa première épître, où il réprouve les divisions des sectes, le libertinage, le désordre spirituel, et donne un ensemble de doctrines vital pour l’Église de tous les temps.

Les Corinthiens ont été comblés de dons inévaluables, puisque le témoignage du Seigneur mis en croix est fermement établi parmi eux. Qu’ils attendent en paix sa Parousie, sans chercher, comme les païens, la sagesse du monde. Ce qui est sagesse selon le monde est folie devant le Christ ; entre le monde et Dieu nul compromis n’est possible ; et « la folie de Dieu » confond la sagesse des hommes.

La parole de l’Esprit, la vie de l’Esprit, l’homme spirituel, et non le charnel la comprend. Paul, comme tous les Apôtres, n’est qu’un témoin, un dispensateur. Que les fidèles n’aillent donc pas dire : « Je suis à Paul », ou bien : « Je suis à Apollos », ou : « à Céphas »[329]. Est-ce que Paul a été crucifié pour le salut des hommes ?

[329] Il ne faudrait pas conclure de ce mot que Pierre évangélisa Corinthe. Eusèbe l’a supposé ; mais on n’en a aucune preuve. Paul veut dire exclusivement que des groupes de fidèles prétendaient suivre Pierre, comme le premier des Apôtres.

Que les chrétiens, à l’intérieur de la communauté, fuient le commerce des impudiques et des idolâtres[330]. Qu’ils ne tolèrent pas la liaison incestueuse d’un d’entre eux avec la femme de son père défunt. Qu’ils évitent eux-mêmes l’impureté. L’impudique pèche contre son propre corps, et le corps est le sanctuaire de l’Esprit Saint en nous.

[330] Paul, avec son bon sens, précise qu’il n’interdit pas aux chrétiens le commerce « des impudiques du monde, ni des gens cupides, ni des voleurs ou des idolâtres en général. Car autant vaudrait sortir de ce monde ».

Que ceux qui sont mariés vivent dans le mariage saintement et loyalement. Chacun doit garder la condition où l’appel divin l’a trouvé. Le mariage est bon ; mais l’état de continence est plus parfait. « Celui qui est marié a le souci des choses de ce monde. Il s’inquiète de plaire à sa femme. Il est divisé. » Les idoles ne sont rien. Manger des viandes sacrifiées aux idoles, c’est donc un acte indifférent. Néanmoins, qu’on prenne garde de scandaliser les faibles en s’attablant près d’une idole.

Que les assemblées se tiennent dans l’ordre et l’amour. Que nul ne s’enfle d’orgueil à cause de ses dons spirituels. C’est le même Esprit qui dispense ses dons à chacun, comme il lui plaît. Avant tout, qu’on recherche la charité, cette chose plus grande que la foi et l’espérance, parce qu’elle subsistera éternellement.

L’Apôtre mène les Corinthiens au centre de la vérité angulaire, au fait de la Résurrection. Le Christ est ressuscité ; par Lui les morts ressusciteront ; la chair corruptible se revêtira d’immortalité.

« Ainsi, conclut-il, mes bien-aimés frères, soyez fermes, inébranlables. Croissez en tous sens dans l’œuvre du Seigneur, puisque votre travail n’est pas vain dans le Seigneur. »

Mais il ne s’arrête pas à des conseils généraux et sublimes. La fin de son épître définit un projet qui lui tenait au cœur : une grande collecte le préoccupait ; il pensait aux frères, toujours indigents, de Jérusalem ; et il se proposait de leur porter lui-même une importante aumône. Il ne compatissait pas simplement à leurs besoins ; il voulait témoigner aux saints de l’église mère qu’elle demeurait pour lui et pour tous les chrétiens, même non juifs, la métropole de leur vie sanctifiée. De Sion était sorti le Rédempteur de l’univers ; le Seigneur avait promis à Israël : « Le pacte de ta paix avec moi ne sera pas ébranlé[331]. » C’était à Jérusalem que se manifesterait le Christ triomphant.

[331] Isaïe LIV, 10.

Cette collecte, si hautement significative, Paul entend qu’elle produise le plus possible ; et il l’organise avec industrie, en Juif pratique :

« Le premier jour de la semaine (le dimanche), que chacun de vous mette quelque chose de côté, ce qu’il peut, afin de ne pas attendre que je sois là pour que la collecte se fasse. »

Au moment où il envoya son épître, on était au printemps. Il songeait à se rendre en Macédoine, puis, l’automne venu, à gagner Corinthe :

« Je séjournerai chez vous un certain temps ; ou même, je passerai l’hiver auprès de vous afin que vous me mettiez en route pour l’endroit où je veux aller. »

Les circonstances devaient changer ses dispositions. Resta-t-il, comme il l’annonçait, à Éphèse, jusqu’à la Pentecôte, fête des prémices ? On peut en douter.

Tous les ans, au mois d’avril, les Éphésiens célébraient Artémis par des pompes orgiastiques, des jeux dans le stade et des concours dans le théâtre. Les eunuques du temple, les Mégabyzes, et les vierges qui servaient la déesse la promenaient à travers les rues, le long des bassins du port. Des hérauts sacrés, des trompettes, des joueurs de flûte, des cavaliers précédaient la procession. Des encensoirs se balançaient devant la statue, coiffée d’un haut modius, et qui exhibait une grappe de mamelles, symbole de sa puissance féconde. Son corps était enfermé dans une gaine où des animaux en relief, lions ailés, taureaux ailés, béliers, griffons, abeilles signifiaient la fidélité créatrice de la Mère des Dieux. Artémis régnait sur Éphèse, elle était la gloire de sa ville ; elle inspirait à ses fidèles les ivresses d’une communion sainte avec sa force éternelle.

Durant le mois d’Artémision, les pèlerins, foules enthousiastes, arrivaient de toute la province d’Asie, des îles et même d’Égypte. Les dévots achetaient autour du temple de petites images du sanctuaire, en bois, en ivoire, en argent. Une corporation exploitait ce commerce, et il était des plus fructueux.

Cette année-là, les orfèvres constatèrent que la vente des images diminuait ; ils cherchèrent la cause et s’en prirent à la prédication du missionnaire juif qui annonçait un nouveau dieu. L’un des plus influents, un certain Démétrius, convoqua les autres orfèvres et les ouvriers qu’ils employaient :

« Hommes, leur dit-il, vous savez que de cette industrie vient votre bien-être : et vous voyez et apprenez que, non seulement à Éphèse, mais presque dans toute l’Asie, cet homme a détourné par persuasion un grand nombre de gens, disant que ce ne sont pas des dieux, ceux qui se font avec les mains. Or, il est à craindre que non seulement notre partie (métier) tombe en discrédit, mais que le temple de la grande Artémis soit compté pour rien, et que soit détruit le prestige de celle que révère toute l’Asie et le monde entier. »

Assurément, Démétrius exagérait, en démagogue, afin d’échauffer les fureurs populaires ; il confondait, à dessein, ou peut-être par ignorance, la propagande juive, âprement hostile aux simulacres idolâtriques, et qui pouvait agir dans toute l’Asie, avec l’apostolat du chrétien Paul pour qui la dévotion aux images était chose secondaire. La croissance des églises avait-elle pu si promptement ruiner un commerce prospère depuis des siècles ? Tout au moins, Démétrius visait à le faire accroire ; il espérait intéresser aux revendications des orfèvres les prêtres eux-mêmes, le personnel du temple[332] et les mendiants. Il voulait, par une émeute, obtenir que Paul et les chrétiens fussent chassés ou massacrés ; et il faillit réussir au delà de ses espérances.

[332] Ce personnel était énorme. Outre les prêtres et les prêtresses, on y comptait les préposés aux festins religieux, les encenseurs, les hérauts sacrés, les trompettes, les cavaliers, les balayeurs, les joueurs de flûte, les préposés à la garde-robe de la déesse, etc. (voir Daremberg et Saglio, art. Diana),

Les ouvriers sortirent dans la rue, exaspérés, criant : « Grande est l’Artémis des Éphésiens ! »

Cette clameur se multipliait, les passants, les pèlerins, se joignaient aux manifestants, entonnaient sans savoir pourquoi : « Grande est l’Artémis des Éphésiens ! » Un courroux sacré précipitait la cohue ; elle roulait vers le théâtre, lieu habituel des réunions publiques.

Sur son passage, deux Grecs macédoniens, Aristarque et Gaïus, furent signalés comme étant des compagnons de Paul. On les bouscula, on les entraîna. Les plus violents se disposaient à les lapider ou à les mettre en pièces.

A la nouvelle du tumulte, et sachant deux des siens en péril de mort, Paul n’eut qu’une idée : s’élancer au théâtre, apostropher les séditieux. Le danger l’exaltait ; il apercevait une occasion magnifique de proclamer le Christ devant tout un peuple en s’offrant lui-même au martyre. Mais ses disciples l’en conjurèrent : « Ne vous montrez pas[333] ! » Et des notables de la ville, des fonctionnaires romains dont il s’était fait des amis, les asiarques[334] lui mandèrent de se tenir coi. Il céda, parce que l’heure où il devait donner tout son sang n’était pas encore venue.

[333] M. Loisy (Commentaire des Actes, p. 749-756) soutient sans aucune preuve que l’émeute d’Éphèse est une invention du narrateur. Or celui-ci, dans l’hypothèse d’un récit fictif, n’aurait-il pas attribué à l’Apôtre un rôle de parade, le faisant monter sur la scène et haranguer la foule ?

[334] Les asiarques étaient les magistrats ou les membres du comité qui veillait au culte des Césars. Il y avait à Éphèse deux temples dédiés aux Césars.

Dans le théâtre, les cris continuaient. Répercutées par la montagne, les voix s’entre-choquaient comme des vagues entre les blocs d’un môle. Les hurlements redoublèrent quand un certain Alexandre fit signe qu’il voulait parler. C’était un Juif, et les Juifs qui se trouvaient pris dans la foule, ayant peur d’être mis à mal, le poussaient en avant pour qu’il dégageât leur cause de celle des chrétiens. Il agitait les mains, réclamait un peu de silence. On reconnut un Juif ; la populace vociféra, comme pour le broyer sous ses invectives.

La clameur se répétait : « Grande est l’Artémis des Éphésiens ! » Deux heures durant, secouée par une frénésie, la foule jeta vers la déesse l’appel orgueilleux de sa foi blessée. La clameur tombait, puis reprenait dans un paroxysme. Tout d’un coup, sur la scène, devant les colonnes d’un portique, un personnage parut, étendit son bras. La foule applaudit, saluant le grammateus, le chancelier qui, d’ordinaire, présidait les assemblées du peuple. A l’instant, le calme s’établit ; le grammateus dit simplement :

« Éphésiens, qui ne sait que la ville d’Éphèse est gardienne du temple de la grande Artémis et de son image tombée du ciel ? Ces choses étant hors de toute dispute, il convient que vous ayez de la tenue et que vous ne fassiez rien d’irréfléchi. Car vous avez amené ces hommes sans qu’ils soient sacrilèges ni blasphémateurs de la déesse. Si donc Démétrius et ceux de son métier qui sont avec lui ont un grief contre quelqu’un, des audiences se tiennent et il y a des proconsuls ; qu’ils portent devant eux leurs griefs. Mais si vous avez quelque autre différend, il sera éclairci dans une assemblée légitime. Car enfin nous risquons d’être accusés de sédition pour l’affaire d’aujourd’hui, ne pouvant rendre aucune raison de cet attroupement. »

Ayant ainsi parlé, il congédia l’assemblée du peuple. Les Éphésiens, gens frivoles, s’apaisèrent aussi vite qu’ils s’étaient émus.

Cependant, Paul, après cet événement, ne put s’attarder à Éphèse. Les haines coalisées préparaient contre sa vie quelque sinistre embuscade. Aquilas et Prisca « risquèrent leur tête pour le sauver[335] ». Il ne voulut point les exposer davantage et s’embarqua secrètement pour Troas avec le dessein de passer en Macédoine.

[335] Rom. XVI, 3.

Mais il demeura quelque temps abattu par cette épreuve ajoutée à toutes les autres. Les plus vaillants, certains soirs, se couchent à bout de forces. « Nous fûmes accablés, confessera-t-il, au point de ne plus savoir comment vivre[336]. » Même physiquement, il se sentait las : « L’homme extérieur, chez moi, s’en va en ruines[337]. » Il eût, par moments, crié le Psaume de la déréliction : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous abandonné ? De nombreux chiens m’entourent… L’assemblée des malveillants m’a cerné[338]. » Il s’était attendu à une mort prochaine et n’espérait plus rien des hommes, afin, ajoute-t-il superbement, « que nous n’ayons point confiance en nous-mêmes, mais en Dieu qui réveille les morts[339] ». Si l’homme extérieur, par moments, défaillait, à l’intérieur il se renouvelait de jour en jour[340]. « Quand je suis faible, c’est alors que je suis puissant[341]. »

[336] II Cor. I, 8.

[337] Id. IV, 16.

[338] Ps. XXI, 2-17.

[339] II Cor. I, 8.

[340] Id. IV, 16.

[341] Id. XII, 10.

Plus que jamais, il le savait, ses jours terrestres seraient un perpétuel combat contre « les bêtes fauves ». La merveille fut qu’il n’en resta pas moins doux, confiant, brûlant de charité pour ses frères.

A Rome, dans la cuve de pierre du Colisée, en me représentant les martyrs au milieu de l’arène, debout sous les huées innombrables, vis-à-vis des chiens hurlants, des ours et des hyènes qui se léchaient, j’ai compris, mieux qu’ailleurs, la rigueur magnifique de la destinée faite au chrétien : en face de lui, au dedans de lui, le monde et son implacable hostilité ; tout autour, des murailles énormes, impossibles à franchir ; une seule issue, le ciel.

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