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Saint Paul

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VI
LE GRAND DÉPART

Sans le vouloir, Saul persécuteur avait fondé la communauté d’Antioche. En chassant hors de Palestine les hellénistes nazaréens, il avait précipité la diffusion lointaine de la secte. Les bannis s’attachèrent à convertir d’abord des Juifs, puis des païens[159], des « craignant Dieu ». Exigea-t-on de ceux-ci l’observance des pratiques juives, et surtout la circoncision ? Le contraire est probable. Quand, sur la route de Gaza, Philippe avait baptisé l’eunuque éthiopien, il n’avait demandé à l’infidèle qu’une seule condition : croire de tout son cœur « que Jésus-Christ est le Fils de Dieu[160] ». C’était déjà la méthode paulinienne. Paul n’aura pas le privilège de l’inventer ; mais il la fera prévaloir comme celle qui assurait à la foi l’empire de l’univers.

[159] Actes XI, 20.

[160] Actes VIII, 37.

Antioche fut, après Samarie et Damas, l’avant-poste de l’Évangile. Les villes où s’établiront de puissantes églises — Thessalonique, Corinthe, Éphèse — étaient des centres cosmopolites agglomérant Juifs, Grecs, Syriens, Phéniciens, Romains. Dans un milieu de province, dans une bourgade, les changements de mœurs et de religion sont difficiles ; la tribu, les clans homogènes ne tolèrent pas les dissidents. Au contraire, dans une ville de cinq cent mille âmes, les nouveautés se font jour, sans que la masse les ait vu naître. La promiscuité des races, les milliers d’étrangers qui circulent, excitent le remuement des idées. L’extrême corruption porte au dégoût les âmes délicates et les prépare aux héroïsmes ascétiques.

Antioche n’est plus aujourd’hui qu’une sous-préfecture. Une dizaine de minarets domine ses maisons grises, au pied de l’aride Silpius, en face de l’Amanus dont la chaîne clôt l’horizon comme la ligne sèche d’un mur de citadelle. L’Oronte jaunâtre pousse sa nappe limoneuse entre des collines sauvages que des tremblements de terre ont bouleversées. Les vergers qu’il nourrit, ses îlots de gravier où des peupliers touffus évoquent les îles du Rhône en Provence, mettent un peu de fraîcheur dans l’austère paysage. On arrive par un très vieux pont aux arches étroites et basses, avec des pierres disjointes ; il y en avait un semblable, au temps de Paul et de Barnabé. La montagne est trouée de creux qui furent jadis des cellules d’ermites ou de chrétiens proscrits. Mais, en bas, courent parmi les oliviers les vestiges d’une voie dallée, longue d’une lieue, bordée de portiques, promenoir opulent et salubre dans un pays où les orages sont terribles. Le circuit d’un amphithéâtre, à mi-côte, atteste, comme à Éphèse, une fastueuse grandeur de plan. Tibère y avait fait dresser les statues gigantesques des Dioscures tenant en main leurs chevaux cabrés. Un temple de Zeus Kéraunios protégeait l’Acropole et la cité contre la foudre ; un Panthéon ralliait tous les dieux.

De la mer, comme à Tarse, montaient à Antioche les denrées de l’Égypte et de toute la Méditerranée. Les caravanes, venant des bords de l’Euphrate, y déchargeaient les richesses de la haute Asie. C’était une ville de plaisir, folle de magie, frénétique, mais raffinée[161]. Sous Tibère, elle passait pour la troisième du monde romain. Le légat de Syrie avait là son quartier général. Les trafiquants israélites, les Grecs, très nombreux, actifs, y tenaient le haut du pavé.

[161] Voir Renan, les Apôtres, p. 220.

Les disciples hellénistes, cyrénéens ou cypriotes, qui entreprirent la conversion d’Antioche, s’adressèrent naturellement à des Grecs. Voilà pourquoi eux et leurs adeptes furent appelés d’un nom grec : les chrétiens. Les non-croyants mirent-ils une ironie dans ce mot : christianoi ? C’est vraisemblable. A la gloire de la Croix fut toujours collé quelque opprobre.

En tout cas, la chrétienté d’Antioche donna bientôt de si abondantes promesses qu’à Jérusalem on en parla ; les notables, les anciens de l’église mère décidèrent d’envoyer Barnabé pour examiner l’esprit de la communauté nouvelle, et, s’il l’estimait bon, la confirmer dans son élan.

Barnabé était un missionnaire admirable. Sa largeur de vues, sa flamme prophétique, son autorité s’imposèrent à des Hellènes prompts aux enthousiasmes et percevant le surnaturel dans les formes généreuses de la grandeur morale. Il devait être, même physiquement, très beau. Lévite, il appartenait à la caste sacerdotale, où l’on n’admettait que des hommes d’une beauté pure. Nous le savons natif de Chypre[162]. Or, même à présent, c’est de Chypre ou des îles proches que viennent ces prêtres grecs aux figures régulières comme celle d’un Christ byzantin, et qui semblent détachées de fresques solennelles pour officier dans d’interminables liturgies. A Lystres, après la guérison du boiteux[163], sa noble prestance et sa voix dominatrice donneront à la foule l’illusion qu’elle voyait Zeus en personne. Il possédait, près de Jérusalem, un domaine qu’il avait vendu, et il en avait déposé le prix aux pieds des Apôtres. Ceux-ci mettaient en lui de hautes espérances. Il s’appelait de son vrai nom Joseph. On l’avait surnommé Bar-nabé, le fils de la prophétie, ou le fils de l’exhortation. Car le ministère du prophète, dans l’Église apostolique, dépassait le don de pénétrer l’avenir ; sa mission était « d’édifier, d’exhorter, de consoler[164] », et l’Esprit Saint qui l’emplissait lui avait, en ce sens, départi le pouvoir de prophétiser, c’est-à-dire d’interpréter la Parole.

[162] Actes IV, 36.

[163] Actes XIV, 11.

[164] I Cor. XIV, 3.

Sa prédication accrut singulièrement l’église d’Antioche[165]. Mais il sentit qu’à lui seul il ne pourrait en gouverner l’essor. Peut-être, déjà, les fidèles circoncis se choquaient-ils de voir des Grecs, des Syriens, des païens baptisés, l’emporter sur eux par le nombre, et leur intransigeance s’indignait que l’Église les mît au même rang qu’eux. Barnabé décida de s’adjoindre Saul. A Jérusalem, il avait compris quel associé l’Esprit lui réservait ; Saul obéissait à la même inspiration que lui, épargnant aux catéchumènes païens tout ce qui, dans la Loi mosaïque, les chagrinait sans nécessité.

[165] On voudrait savoir dans quelles proportions. Mais l’auteur des Actes, avec son insouciance des chiffres, se contente de dire (XI, 24) : « Un grand nombre, ayant la foi, se convertit au Seigneur ».

Barnabé connaissait la retraite de Saul à Tarse où, recueilli, l’Apôtre attendait son jour, se gardant « de courir en vain[166] ». On l’avait informé qu’il se cachait dans une solitude voulue par Dieu. Il prit le parti d’aller lui-même à sa recherche[167]. Trois journées de marche seulement séparaient Tarse d’Antioche. Il le découvrit, non sans peine, et le convainquit de le suivre. Paul ne demandait, en somme, qu’à s’élancer dans la carrière. « Malheur à moi, s’exclamera-t-il, si je n’évangélise point[168] ! »

[166] Gal. II, 2.

[167] Renan, les Apôtres, p. 232, interprète d’une façon arbitraire et injuste l’isolement de Paul comme la démarche de Barnabé : « Paul était à Tarse dans un repos qui, pour un homme aussi actif, devait être un supplice… Il se rongeait lui-même et restait presque inutile. Barnabé sut appliquer à son œuvre véritable cette force qui se consumait en une solitude malsaine et dangereuse… Gagner cette grande âme rétractile, susceptible ; se plier aux faiblesses, aux humeurs d’un homme plein de feu, mais très personnel,… c’est là ce que Barnabé fit pour Saint Paul. La plus grande partie de la gloire de ce dernier revient à l’homme modeste qui le devança en toutes choses, s’effaça devant lui… empêcha plus d’une fois ses défauts de tout gâter et les idées étroites des autres de le jeter dans la révolte. »

[168] I Cor. IX, 16.

Un halluciné, un excentrique se fût targué de son évangile, aurait prétendu le propager selon soi, Dieu seul étant juge de sa mission. Paul aura beau tenir la sienne d’une voix secrète, jamais il n’admettra qu’on pût dire de telle église : elle est à Paul.

Cette obéissance dans l’unité du Christ fut plus méritoire en lui qu’en nul autre ; il était venu le dernier, mais il avait reçu d’en haut plus que personne. Son originalité fougueuse le prédisposait aux sursauts indépendants. L’abnégation commune à tous les Apôtres sera un des plus forts témoignages de leur véracité et la condition de leur victoire.

Arrivé à Antioche comme l’ouvrier de la deuxième heure, au lieu de faire œuvre distincte, Paul aida fraternellement Barnabé. Toute une année ils « enseignèrent », gagnant et, ce qui était plus difficile, retenant sous la discipline de la Croix ces Syriens à l’esprit flexible, mais si instables, voluptueux, cupides.

Quelques Romains vinrent-ils dans la rue du Singon, près du temple de tous les dieux, écouter Paul révélant le Seigneur unique ? Il eut sans doute comme auditeurs, avec des idolâtres désabusés, des « craignant Dieu », de ces païens qui avaient un pied dans la synagogue, mais ne se décidaient pas à devenir des prosélytes. Position instable, socialement fausse, où il était malséant de s’attarder. La porte de la foi s’ouvrait devant ces âmes indécises, elles trouvaient parmi les chrétiens un asile de certitude et une ineffable fraternité.

Sur l’apostolat de Paul à Antioche, aucun trait personnel n’est parvenu jusqu’à nous. En tout cas, l’allégresse de son labeur dut être merveilleuse. Les temps du salut allaient s’accomplir : l’Église, sans nier la synagogue, n’était plus dans la synagogue ; les disciples du Nazaréen s’appelaient des chrétiens ; et ce mot, hébreu par son sens, hellénique et latin dans sa forme, impliquait une promesse d’universalité ; il posait déjà sur l’Occident, comme sur l’Orient, le sceau du tétragramme vainqueur.

Contraste enivrant ! Tandis que le peuple juif marchait à sa ruine, le règne du Fils de David commençait chez les gentils. La chimère d’un Messie triomphateur des nations se tournait en une vérité immédiate et souveraine. Paul songea-t-il à cette prodigieuse compensation ? L’avenir national des Israélites semble médiocrement l’avoir préoccupé ; mystique, seule leur éternité l’inquiétait.

Cependant, il ne négligeait point le temporel des églises.

Un prophète, ayant nom Agab, était descendu de Jérusalem à Antioche ; il avait prédit une famine qui désolerait « toute la terre ». L’église de Jérusalem était presque indigente ; entre ses ressources et ses besoins, à mesure qu’elle s’accroissait, la disproportion devenait plus lourde. Quand le fléau survint — en l’an 44 — les denrées étant hors de prix, on se demanda comment elle dispenserait aux fidèles le blé, l’huile, les figues, le nécessaire de chaque jour. Les chrétiens d’Antioche souffraient moins de la crise ; ils eurent l’idée d’une collecte. Paul et Barnabé furent chargés d’en porter l’argent à Jérusalem. C’étaient eux, apparemment, qui avaient conseillé cette offrande. En remplissant la loi de charité selon le Christ, ils suivaient aussi la tradition juive, car les Juifs de la diaspora envoyaient au trésor sacré, au Corban, des aumônes annuelles, confiées à des messagers spéciaux qu’on appelait apôtres.

A son premier voyage, une vision l’avait saisi dans le Temple. Jésus lui avait distinctement commandé : « Va, je t’enverrai au loin chez les gentils. » Cette fois, il eut un ravissement plus mémorable encore, celui qu’il évoquera devant les Corinthiens[169].

[169] II, XII, 2. Cette épître datée d’Éphèse, fut écrite, admet-on communément, en 56 ou 57, environ quatorze ans après le second voyage à Jérusalem.

« Je sais un homme dans le Christ, qui, voici quatorze ans (était-ce dans son corps, je ne sais ; était-ce hors de son corps, je ne sais ; Dieu le sait), fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et je sais d’un tel homme (soit dans son corps, soit hors de son corps, je ne sais ; Dieu le sait) qu’il fut ravi dans le Paradis et qu’il entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas licite à un homme de prononcer. »

Cette extase, si mystérieuse que soit l’allusion — et chaque mot semble gonflé de choses divines — marque dans l’histoire intime de l’Apôtre un immense événement.

Être élevé jusqu’au troisième ciel, c’est voir l’essence de Dieu, comme la vit Moïse, quand il dit au Seigneur : « Montre-moi ta face[170] », comme la voient, dans la lumière de gloire, les archanges et les bienheureux[171]. Paul fut comblé d’un plus haut don, par cette vision tout intellectuelle, qu’en jouissant de la présence humaine de Jésus. Quand Pierre avait vu descendre du ciel la nappe chargée des animaux que les Juifs croyaient impurs, ce fut simplement la révélation d’un ordre nouveau sur la terre. Le ravissement de Paul signifiait que le Christ ressuscité haussait avec Lui, à la droite du Père, l’homme béatifié. Le voyant ne pouvait se souvenir s’il était monté jusque-là par une assomption miraculeuse de toute sa personne ou en esprit seulement. Il n’aurait pu exprimer les paroles entendues ou les substances aperçues dans l’éclair de l’intuition (entendre et voir n’avaient fait qu’un).

[170] Exode XXXIII, 13.

[171] Voir saint Thomas, Commentaire sur les Épîtres, t. I, p. 502-507.

Mais il retenait de son extase une sublime évidence : le Tout-Puissant était son guide ; l’invisible colonne de feu marchait devant lui ; tant qu’il la suivrait, il ne pouvait ni s’égarer ni défaillir.

Vers le même temps, peu après le passage de Paul, un miracle palpable vint conforter les églises. Les Juifs clairvoyants s’irritaient des progrès de la secte chrétienne ; pour leur plaire, Hérode Agrippa avait fait trancher la tête à Jacques, frère de Jean. Pierre était en prison ; à cause de la Pâque, on différait sa comparution devant le sanhédrin. Une nuit, un Ange délia ses chaînes, l’emmena entre les soldats endormis. Il sortit de Jérusalem, gagna, dit l’auteur des Actes, volontairement vague, « un autre lieu[172] ».

[172] XII, 17. Peut-être se réfugia-t-il à Antioche. Ou est-ce alors qu’il s’embarqua pour l’Italie ?

Au moment où l’Ange l’avait quitté, Pierre, se trouvant seul dans une rue déserte, et, comme s’éveillant tout à fait, avait reconnu à quelques pas la maison de Marie, mère de Jean-Marc — le futur évangéliste — et tante de Barnabé. Des chrétiens étaient assemblés chez elle, priant pour le salut du chef de la communauté. Son apparition imprévue les transporta, les émerveilla. Ainsi donc les élus du Christ n’avaient rien à craindre des hommes, quand il les préservait en vue de ses grands desseins !

Quelques mois plus tard, Hérode Agrippa mourut à Césarée, au milieu d’un triomphe idolâtrique, d’une maladie subite, atroce. Cette fin de l’orgueilleux et du persécuteur ajouta un nouveau signe aux espoirs des Saints.

Paul dut lire en ces concordances une certitude victorieuse pour les entreprises qu’il méditait. Il n’ignorait point tout ce qu’il aurait à souffrir ; mais, tant mieux ! C’était par ses agonies que le Christ Jésus était entré dans sa gloire. Les disciples seraient-ils « au-dessus du Maître » ? A eux d’achever ce qui manquait à ses douleurs, en tant qu’il y voulait unir le corps mystique de son Église. Mais Paul aimait peu s’appesantir sur l’attente des tribulations. Tendu vers les conquêtes proches ou lointaines, il aurait pu, envisageant la richesse future du butin, s’approprier au sens spirituel la devise du patriarche de sa tribu :

« Benjamin sera un loup dévorant ; le matin, il mangera sa proie ; et, le soir, il partagera les dépouilles[173]. »

[173] Genèse XLIX, 27.

Il revint de Jérusalem avec Barnabé, et ils ramenèrent un compagnon qui devait provoquer entre eux, dans la suite, une rupture accidentelle, le cousin de Barnabé, Jean-Marc.

Paul était prêt, on s’en doute, à de vastes missions, impatient de porter le nom du Seigneur en des pays où on l’ignorait. Cependant, il ne partirait point seul, ni avant que l’église, docile, comme lui, à l’Esprit Saint, eût défini, consacré son apostolat. La jeune église possédait cette force divine, qu’elle n’a jamais perdue, de l’unité dans l’amour. Rien d’important ne s’y décidait sans que les notables — et avec eux les fidèles — eussent prié, célébré les rites et conféré prudemment.

Les hommes qui la dirigeaient recevaient des Apôtres des ministères distincts selon qu’ils étaient prophètes ou docteurs. Les prophètes révélaient, par inspiration, certains événements futurs, et surtout la vérité de la doctrine, la voie à tenir dans la conduite des âmes. Les docteurs enseignaient sans inspiration personnelle. Il se peut que les mêmes aient tantôt exercé l’office de prophètes, et tantôt enseigné comme simples docteurs ; l’Esprit ne les remuait point de son souffle à tout moment.

L’église d’Antioche, depuis que la persécution avait décapité celle de Jérusalem, demeurait la tête ardente de la chrétienté. Elle assemblait, en abrégé, avec ses prophètes et ses docteurs, tout l’Orient : Barnabé représentait Chypre ; Saul, la Cilicie ; un certain Siméon, dit le Noir, l’Éthiopie ; Lucius de Cyrène, l’Afrique numide ; et Manahen, ancien frère de lait, disait-on, d’Hérode Antipas, la Palestine. Sauf ce dernier, tous avaient été des Juifs hellénistes ; ils conservaient, dans leur pays d’origine, des relations utiles pour la foi. Ils songeaient à l’y transplanter ; et ils saluaient les projets de Saul comme une réponse à leur commune espérance.

Mais lui et Barnabé attendirent, pour se mettre en route, le signal de l’Esprit. Les chefs se réunirent dans ce qu’on appellerait aujourd’hui « une retraite ». Ils jeûnèrent, invoquèrent le Seigneur, rompirent ensemble le pain sacré ; au terme de cette liturgie, la Volonté divine, se manifestant[174], leur fit entendre cette parole :

[174] Le texte ne précise pas de quelle manière.

« Mettez-moi à part Barnabé et Saul pour l’œuvre où je les appelle. »

Mis à part, ils l’étaient dès avant les siècles, prédestinés à leur œuvre, pour la faire mieux que personne. Seulement il fallait qu’une solennelle consécration leur transmît les pouvoirs d’apôtres. Et leurs frères, à cet effet, en présence de la communauté, leur imposèrent les mains, comme le font, dans l’ordination des prêtres, les prêtres assistants déjà ordonnés.

En recevant cette délégation liturgique, Paul ne crut pas amoindrir son évangile. Il savait qu’« un seul Seigneur existe, une seule foi, un seul baptême[175] ». Tous ses frères vivant comme lui dans le Christ, les charismes descendaient en lui par leurs mains de même que par l’effusion directe de l’Esprit. Devant son désir une chose unique resplendissait : le Christ allait être annoncé au loin, selon la volonté de son Église qui était celle de Dieu.

[175] Éphés. IV, 5.

Jamais coureur de mondes, au bord de l’inconnu, n’éprouva l’ivresse de Paul quand il prit avec Barnabé et Jean-Marc le chemin du port de Séleucie. Les montagnes, à droite et à gauche, se déployaient en éventail, laissant la mer, au delà, ouvrir comme un champ paradisiaque. La mer, en soi, ne l’attirait point ; du langage de cet homme qui a tant navigué, les métaphores maritimes seront presque absentes. Est-ce l’aversion héréditaire du Juif pour l’élément marin ? Est-ce plutôt cette négligence du monde physique qui met hors de sa pensée les animaux, les fleurs, l’eau, l’azur du ciel ? Malgré tout, je croirais que Paul aima la mer comme le chemin par où l’Évangile s’en irait jusqu’aux extrêmes plages de la terre.

« Les îles m’attendent, avait dit le prophète, s’adressant à la Jérusalem éternelle, pour que j’amène tes fils de loin[176]. »

[176] Isaïe LX, 9.

Le jour où Paul monta sur le navire qui devait le porter à Chypre, les îles l’attendaient, toute la gentilité tressaillit au fond d’elle-même, pressentant sa Rédemption. Ces trois passagers pauvres, à l’avant, sous les voiles, et qui n’ont peut-être ni argent dans leur ceinture, ni besace au dos, ni même un bâton dans la main, ils reviendront après avoir donné au Seigneur « un peuple de justes ». En vérité, pour l’avenir humain, rien de si grand ne s’est encore vu.

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