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Saint Paul

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XV
RETOUR EN HELLADE. L’ÉPITRE AUX ROMAINS

Rome, l’Apôtre y songeait apparemment depuis son voyage à Chypre, peut-être depuis l’heure de sa vocation : toute la gentilité ne se concentrait-elle pas dans la capitale de l’Empire ? Il en parlait souvent avec Aquilas et Prisca. Pendant son séjour à Éphèse, on avait retenu cette parole qu’il dut prononcer plus d’une fois :

« Il faut que je voie Rome aussi. »

Au début de l’épître aux Romains, il déclare solennellement :

« Dieu… m’est témoin que je fais sans relâche mémoire de vous et demande constamment dans mes prières que la voie me soit ouverte quelque jour, par la volonté divine, pour aller vers vous. »

Et les salutations finales de l’épître démontrent qu’il connaissait beaucoup de monde parmi les fidèles de Rome. Il y nomme, en premier lieu, ses amis Aquilas et Prisca. En effet, peu après lui, ils avaient quitté Éphèse où leur commerce n’était plus possible, où ils couraient le risque d’être assassinés ; et ils avaient repris le chemin de Rome, l’édit d’expulsion n’étant plus appliqué. Là, comme à Éphèse, ils réunissaient « l’église dans leur maison » et préparaient la venue de Paul.

Avant de les y rejoindre, il tenait à revoir les saints de Jérusalem, à leur donner le témoignage de l’œuvre en croissance, dans les puissantes aumônes moissonnées par toutes les églises d’Asie, de Macédoine et d’Achaïe.

Son projet initial était de visiter d’abord la Macédoine[342]. Mais, à Troas, il avait appris que les dissensions et les scandales persistaient chez les Corinthiens ; on critiquait son apostolat, on le contestait ; on lui reprochait, comme une preuve d’humeur instable, son extraordinaire promptitude à se déplacer. Il pensa que, pour l’instant, dans l’état d’accablement, d’agitation qu’il avait peine à surmonter, sa venue serait inefficace ; il aima mieux écrire. Il dicta une lettre pleine d’angoisse et de reproches qu’il confia aux mains de Tite. Si Timothée, trop timide, n’avait pas réussi à dominer le trouble des sectes, Tite peut-être réussirait mieux.

[342] II Cor. I, 15.

Cette épître de Paul a disparu, on ne sait au juste pourquoi. Mais il nous apprend qu’elle fit grande impression.

« Lors de notre arrivée en Macédoine, notre chair n’avait aucun répit, nous étions pressurés en tout : au dehors, combats ; au dedans, terreurs. Mais Dieu qui réconforte les humbles nous a consolés par l’arrivée de Tite. Et non par son arrivée seulement, mais par la consolation que vous lui aviez vous-même donnée. Il nous a fait connaître votre désir ardent [de vous amender], vos gémissements, votre zèle pour moi, en sorte que je me suis réjoui davantage. Car, si je vous ai affligés par cette lettre, je ne m’en repens point. Je m’en étais repenti d’abord ; car je vois bien que cette lettre, ne fût-ce que sur l’heure, vous a contristés. Mais, à présent, oui, je me réjouis, non pas de vous avoir contristés, mais parce que votre tristesse vous a menés au repentir[343]. »

[343] II Cor. VII, 5-9.

La lettre de Paul les avait bouleversés, puis inclinés vers de sages conseils. Tite, par ses insistances vigoureuses, en avait aidé l’action. Ils l’avaient reçu « avec crainte et tremblement », mais s’étaient soumis dans un élan d’humilité. Tite les avait, en outre, disposés « à participer au ministère en faveur des saints », à la collecte pour Jérusalem.

Quand il revint auprès de Paul, celui-ci, rasséréné devant le repentir des Corinthiens, leur adressa une nouvelle épître, celle que nous possédons comme la deuxième, la quatrième en fait[344].

[344] La première est aussi perdue, celle dont il fait mention (I Cor. V. 9) : « Je vous ai écrit (dans la lettre que vous avez) de ne point vous mêler aux fornicateurs. »

Après leur avoir dit dans une effusion pénétrante ce qu’il avait éprouvé à leur endroit, il les exhorte à se montrer généreux comme l’ont été les fidèles de Macédoine. Le passage de sa lettre où il touche ce point délicat est à la fois décisif et insinuant ; la grandeur des vues commande l’aumône et l’onction de la charité sollicite.

« Ce n’est pas en ordonnant que je parle, mais, par le zèle d’autrui, je veux éprouver la sincérité de votre amour. Vous savez la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qu’il s’est fait mendiant à cause de vous, afin que vous deveniez riches par sa mendicité. En cette affaire, je vous donne un simple avis… Lorsque le cœur y est, chacun est le bienvenu, s’il donne en proportion, non de ce qu’il n’a pas, mais de ce qu’il a. Pour que d’autres soient dans l’aisance, il ne faut pas que vous soyez dans la gêne ; mais, selon l’équilibre, que votre abondance d’à présent subvienne à leur indigence, afin qu’à son tour leur abondance subvienne à votre indigence. »

Il stimule par l’amour-propre leur libéralité : « Si les Macédoniens, qui peuvent venir avec nous, trouvaient que vous n’êtes point prêts, nous serions couverts de confusion (je ne parle pas de vous). » Mais il s’élève infiniment au-dessus des petites habiletés d’un quêteur ; il fait appel à autre chose qu’à l’intérêt bien entendu ; il voit dans l’aumône une communication ineffable de l’amour divin. En tendant la main pour Jérusalem, il fait sentir qu’il donne beaucoup plus qu’il ne reçoit.

Ses explications laissent entrevoir les difficultés d’une telle collecte. Elle paraissait toute simple aux Juifs convertis ; pour eux, elle reprenait avec un autre sens la coutume séculaire des Israélites de la diaspora, envoyant au Temple leurs offrandes annuelles[345]. Les païens baptisés, au contraire, s’en étonnaient. Certains avaient dû murmurer sur Paul les mots de l’éternelle suspicion : « Tout cet argent ira-t-il aux pauvres de Jérusalem ? » Le propos était revenu à ses oreilles ; voilà pourquoi il prévient qu’il a grand souci d’éviter les moindres soupçons[346] ; et il adjoint aux quêteurs un frère « dont il a, en maintes circonstances, éprouvé le zèle ».

[345] Pour désigner les frères qu’on chargera de porter la collecte à Jérusalem, il emploie le mot d’apôtres consacré chez les Juifs pour ces sortes de messagers.

[346] VIII, 20-21.

S’il prend ces précautions, est-ce vaine inquiétude de passer aux yeux des hommes pour ce qu’il n’est pas ? Ses ennemis pouvaient déformer, amoindrir tous ses actes. En soi, la chose était sans importance. Mais les calomnies propagées sur sa conduite gênaient l’efficacité de son apostolat. Aussi l’ensemble de cette épître est-il une sorte d’apologie, singulièrement précieuse. Bénis soient les détracteurs de Paul qui nous ont valu cette réplique poignante et fière, la confession des souffrances et des visions du Saint !

Ses ennemis, ceux qu’il appelle ironiquement les archi-apôtres, « les plus que trop apôtres », ou, sans ironie, les faux apôtres, des missionnaires cupides, hypocrites dans leurs diatribes, l’accusaient de contradiction et de faiblesse.

« Ses lettres, insinuaient-ils, sont pesantes et fortes ; devant vous il sera faible, comme anéanti. »

Peut-être avait-il en effet des inégalités d’humeur et d’attitude ; comme un malade qu’il était, il subissait des crises d’accablement ; son éloquence, qu’il déclare médiocre, montrait des hauts et des bas ; il obéissait à des impulsions paradoxales que les malveillants déclaraient contradictoires. Toutes ses pensées étaient asservies « à l’obéissance au Christ ».

Mais il avertit les Corinthiens qu’ils le trouveront tel de près que de loin. Si, par lui-même, il est faible, le Christ, tout-puissant, lui prête sa force.

Il rétorque les griefs, accusant à son tour ceux qui devraient se taire et s’humilier. Lui en veut-on d’avoir prêché gratuitement, sans être à charge à personne ? Il donne à entendre que les faux apôtres, eux, exigent des fidèles au delà de leurs besoins.

On lui reprochait de se glorifier, de faire trop valoir la puissance qu’il tenait du Christ. Il se vante de mériter ce blâme ; car ce n’est pas sa personne qu’il glorifie. Il pourrait se targuer de ses avantages selon la chair. Il est Juif, de race pure et de bonne lignée. Il a plus travaillé que nul autre pour le Christ, enduré plus de fatigues et d’opprobres. Il a été comblé de révélations et de visions. Mais il ne veut se glorifier que dans son infirmité ; et, s’il se justifie, ce n’est pas devant les hommes : « Nous disons toutes ces choses, ô bien-aimés, en face de Dieu, pour votre édification[347]. »

[347] Entre le début et la fin de cette épître, l’exégèse négative s’est plu à grossir une opposition qui n’en rompt aucunement l’unité. Si, au ch. II, le ton annonce des dispositions indulgentes, tandis qu’au dernier il avertit : « Je ne vous ménagerai pas », la conclusion, quelques lignes ensuite, n’en est pas moins pleine de douceur : « Tout mon désir est de ne pas avoir à user de sévérité, quand je viendrai, mais du pouvoir que le Seigneur m’a donné pour édifier et non pour détruire. »

Il annonce aux Corinthiens sa visite. Pour la troisième fois il ira les voir. Il avait donc fait chez eux un deuxième séjour, dont nous ne savons rien, si ce n’est par l’allusion d’ici, toute fugitive. Et, sur sa troisième venue, les Actes ne nous apprennent qu’une chose : il demeura trois mois à Corinthe, les trois mois de la mauvaise saison où l’on ne pouvait naviguer.

C’est là, on le suppose, qu’avant de s’en aller à Jérusalem, les yeux tournés vers Rome et l’Occident, inaugurant en désir une phase nouvelle de sa carrière, il dicta sa grande épître aux Romains. Peut-être la confia-t-il à Phoebé, une chrétienne, « diaconesse[348] de l’église de Kenchrées », qui partait justement pour l’Italie, celle dont il dit à la fin :

[348] La Ire épître à Timothée, III, 12, indique les qualités des femmes qu’on choisira comme diaconesses : « Qu’elles n’aient pas une mauvaise langue. Qu’on les prenne graves et fidèles en tout. » Les diaconesses étaient des vierges ou des veuves chargées de catéchiser les femmes, de les baptiser, de prendre soin des pauvresses et de porter aux chrétiennes malades l’eucharistie.

« Assistez-la en toute affaire où elle pourrait avoir besoin de vous. Elle a fait beaucoup pour le service de plusieurs et pour moi-même. »

L’épître semble proportionner la solennité de son accent et son ampleur à l’idée qu’il se faisait de la chrétienté romaine, de son avenir. Qu’il l’ait crue opportune, c’est une apparente étrangeté ; car, en principe, il n’œuvrait point sur les fondations posées par autrui. Or, il n’avait aucune part aux commencements de l’Église, à Rome.

L’Évangile, de très bonne heure, y était venu. Tout ce qui se passait en Orient avait, dans la ville maîtresse, une prompte répercussion. Des soldats de la cohorte italique, à Césarée, avaient pu se convertir comme le centurion Cornélius, et, rentrés à Rome, avaient parlé du Christ[349]. Quelques-uns des étrangers présents à Jérusalem, lors de la première Pentecôte, des Grecs d’Antioche avaient émigré ou séjourné dans la capitale de l’Empire. La plupart des gens que mentionnent les salutations finales de l’Épître portent des noms grecs.

[349] Voir Marucci, Archéologie chrétienne, t. I, p. 6.

Des Juifs aussi avaient formé le premier noyau des « saints élus ». La colonie juive était si considérable qu’ils imposaient le repos du sabbat dans les quartiers où ils faisaient du commerce[350], au Transtévère, à Suburre, près de la porte Capène.

[350] Voir Paul Allard, Histoire des persécutions, t. I, p. 1-13.

Ils étaient surtout cabaretiers, petits marchands de dattes, d’huile, de poissons. Juvénal, en se promenant par les rues des faubourgs, croisera, non sans curiosité, la sorcière juive en guenilles qui mendiait à l’oreille du passant[351] et, pour prix de ses prédictions heureuses, happait de ses doigts crasseux quelques as. Mais il aurait pu connaître aussi des Juifs, commerçants aisés, tels que Prisca et Aquilas, des Juifs médecins, peintres, poètes, comédiens, et des prosélytes juives, riches courtisanes, comme l’était Poppée.

[351] Voir Sat. VI.

A Rome, ainsi que partout, les Juifs s’acharnaient à gagner des prosélytes. Ils travaillaient, sans le savoir, pour la foi chrétienne. Quand elle fut annoncée dans une synagogue, les craignant Dieu, plus que les Juifs, ouvrirent leur cœur. Paul, après son arrivée à Rome, réunira « les principaux des Juifs », les personnages importants d’une synagogue ; ils se donneront l’air de ne pas connaître, même par ouï-dire, sa doctrine. Cependant son épître atteste que, parmi les chrétiens, les Juifs convertis étaient en nombre.

Entre la synagogue et l’église d’âpres conflits avaient certainement éclaté ; les Juifs avaient dû se porter à des violences ; la police s’en était mêlée ; Claude, pour se débarrasser des Juifs, avait signé son édit, fait expulser les uns et les autres. Mais, bientôt, Juifs et chrétiens étaient revenus ; et l’église romaine prospérait, puisque Paul, au début de l’épître, peut lui donner cette louange :

« On publie votre foi dans l’univers entier. »

Quel apôtre avait d’abord évangélisé les Romains ?

La tradition veut que Pierre ait fait à Rome un premier séjour, dès l’an 44. Aucun document ne l’infirme. Nous sommes néanmoins assurés qu’à l’époque où Paul écrivit aux Romains, Pierre avait quitté Rome. Autrement Paul aurait fait allusion à sa présence ; il se fût même dispensé de superposer son enseignement à celui d’une des « colonnes ».

S’il eut l’inspiration et la volonté d’un tel message, on peut en découvrir le motif immédiat dans l’admonition qui le conclut :

« Je vous exhorte, frères, à vous méfier de ceux qui font des scissions et des scandales, contrairement à la doctrine que vous avez reçue ; et détournez-vous d’eux. Ces gens-là ne servent pas Jésus-Christ, mais leur ventre ; et par des mots honnêtes et de beaux discours ils trompent les cœurs simples. Votre obéissance est connue de tous. Je me réjouis donc à votre sujet. Mais je veux que vous soyez sages pour le bien, purs à l’égard du mal[352]. »

[352] XVI, 17.

Paul a vu les schismes et les scandales désoler d’autres églises ; il voudrait en préserver pour l’avenir l’admirable église romaine. Les deux fléaux à redouter seraient une régression vers l’idolâtrie ou, comme chez les Galates, une propagande judaïsante. C’est pourquoi il établit avec une force irréfutable ces deux vérités :

L’homme n’est point sauvé par sa justice naturelle, puisque les païens, ayant pu connaître Dieu, ont cependant glissé vers toutes les erreurs de l’esprit, vers les égarements des sens les plus ignominieux. Il n’est point sauvé non plus par les observances de la Loi ; les Juifs ont la Loi, mais ils la transgressent. Donc, seul vivra, celui qui est juste en vertu de la foi ; car il tient de la grâce la vie sanctifiante. Qu’il soit né Juif ou gentil, c’est Dieu qui le justifie :

« Ceux qu’il a distingués d’avance, il les a prédestinés pour être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il soit un premier-né parmi un grand nombre de frères. Ceux qu’il a prédestinés, il les a appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a justifiés ; ceux qu’il a justifiés, il les a (d’avance) glorifiés[353]. »

[353] VIII, 29-30.

Autour de ces idées cardinales — elles soutiennent toute sa doctrine — Paul déploie une fresque théologique, morale, prophétique, d’une majesté, d’une profondeur inégalable. Ici, nous ne la considérons que dans ses rapports avec les milieux qu’il a transformés, avec ses sentiments et ses actes.

Une page lui suffit pour l’expression de la déchéance païenne. Il retrace, en sa terrible logique, l’obscurcissement, chez les idolâtres, de la vérité divine et la dégradation des vices. Assurément, la société romaine lui eût offert des hommes d’une haute vertu, des femmes très chastes, des âmes aussi pures qu’elles savaient l’être. Mais Tacite, Suétone, Juvénal, Apulée, certaines peintures de Pompéi commentent l’Apôtre par des documents difficiles à contester. Ce que Suétone raconte de Tibère, de Néron et de leur entourage, n’est pas une invention. Les héros de Pétrone, quand ils s’abandonnent à des perversions contre nature, sont représentés comme louables. L’amoraliste se délecte en ces turpitudes ; et chez qui les trouvait-on, dans le monde païen, condamnées ?

Paul les condamne et les explique — c’est la forte nouveauté de son jugement — en les confrontant avec la justice de Dieu. Dès que l’homme « adore et sert la créature de préférence au Créateur », dès qu’il se prend comme fin, il avilit en soi-même cette humanité qu’il déifie ; et de l’aberration charnelle procèdent l’orgueil, la cruauté, toutes les passions homicides.

Mais le Juif n’est pas au-dessus du gentil ; il est encore moins excusable, si, connaissant Dieu, il outrage par ses œuvres mauvaises des commandements auxquels il croit. Qu’il ne se flatte donc point de ses privilèges, qu’il se garde bien de vanter aux païens baptisés les avantages de la Loi, sans la foi qui vivifie les œuvres.

Paul est loin cependant de vouloir accabler les Juifs. Il engage les Gentils à rester humbles devant eux. Les oracles de Dieu furent confiés au peuple élu ; celui-ci a reçu des promesses ; elles se sont vérifiées dans la personne du Christ. Elles s’achèveront, quand Israël croira en son Rédempteur.

Faut-il admettre que Paul se propose simplement d’engager les chrétiens de Rome, en majorité païens d’origine, à ne pas mépriser les Juifs, à les honorer[354] ? Une telle pensée apparaît dans l’apostrophe au gentil[355] :

[354] Voir Lagrange, Introd. du Commentaire sur l’Épître, p. XXIX.

[355] XI, 13-25.

« Si toi, olivier sauvage, tu as été enté parmi eux… ne fais pas l’arrogant avec les branches… Ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte. Tu vas dire : Des rameaux ont été arrachés, pour que, moi, je sois enté. C’est bien. Ils ont été arrachés à cause de leur incrédulité. Toi, tu es là par la foi. Ne va pas t’enorgueillir. Crains plutôt. »

Cette apologie d’Israël semble pourtant correspondre à quelque chose de plus intime, au tourment, qui, dès sa conversion, affligea Paul d’une sainte angoisse. Ses frères selon la chair seraient-ils disgraciés jusqu’à la fin ? Se peut-il que la promesse de Dieu reste inaccomplie ? Y a-t-il en Dieu de l’injustice ?

Toutes ses méditations sur un problème insondable, mais immense dans le plan divin comme dans les destinées humaines, Paul les abrège en ce débat pathétique.

Il a scruté les Écritures, il a pesé les mots où s’articulait la promesse :

« C’est la postérité d’Isaac qui sera ta postérité. »

L’erreur des Juifs, la sienne tant qu’il fut avec eux, était d’admettre que toute leur descendance selon la chair aurait part à la promesse. Isaac est l’enfant du miracle. Dieu reste libre en son choix ; il sauve ceux qu’il veut sauver. Qui donc lui demandera raison ?

Pour justifier le Seigneur, Paul se contente d’évoquer sa parole à Moïse : « J’aurai compassion de qui j’aurai compassion. » Que nul ne se glorifie de ses œuvres. Il serait vain « de vouloir et de courir », si l’on n’est appelé.

Dieu s’est réservé des vases « de miséricorde », des Juifs et des païens. Les autres n’ont rien à dire, car Dieu ne leur devait rien. Paul envisage moins le salut éternel de toutes les âmes que la mission collective d’un peuple[356]. Israël a cru pouvoir obtenir le salut par la justice des œuvres. Il a entendu la parole du Christ, il ne l’a pas comprise, il n’a pas voulu la comprendre. C’est pourquoi Dieu l’a endurci[357].

[356] Voir Lagrange, op. cit., p. 246.

[357] Saint Thomas, commentant ce mot paradoxal, p. 138, remarque avec son admirable perspicacité : « Dieu n’endurcit pas les hommes directement, ce qui serait causer leur malice, mais indirectement, en tant que, des choses qu’il fait dans l’homme, l’homme prend occasion de pécher, et cela, Dieu le permet… Et ceux qu’il endurcit méritent l’endurcissement. »

Et cependant, Dieu ne l’a point tout à fait rejeté. Paul lui-même est Israélite « de la race d’Abraham, de la tribu de Benjamin ». L’obstination des Juifs a causé le salut des gentils. Si, d’un seul coup, Israël s’était converti, les Apôtres n’auraient point travaillé à sauver les infidèles. Or, si « sa chute est une richesse pour le monde », que ne sera pas son relèvement, sinon « la résurrection des morts » ?

Cette dernière parole, dans son obscurité pleine de substance, fait songer à la vision des ossements qu’eut Ézéchiel. Israël sera longtemps, sur la face de la terre, comme un cadavre dont les os desséchés sont épars. Ses membres se rejoindront, mais ils seront sans vie, jusqu’à ce que l’Esprit souffle et que la Grâce ranime le peuple de Dieu.

Selon la pensée de l’Apôtre, une partie d’Israël a résisté au Christ, jusqu’à ce que « la masse des gentils » soit entrée dans l’église ; ensuite, les Juifs eux-mêmes se soumettront. Paul ne veut pas dire que toutes les nations, un jour, seront composées de croyants, que tous les Juifs, à leur suite, se feront chrétiens. Il n’ignorait pas, ayant communiqué aux fidèles la prévision de la « grande apostasie », ce que Jésus avait annoncé : « Quand le Fils de l’homme reviendra, trouvera-t-il de la foi sur la terre[358] ? » Mais il se représente l’avenir des deux groupes humains : gentils et Juifs. Il voit des temps pareils aux nôtres : la foi décline dans les âmes, ici ou là, chez tel peuple ; cependant, il n’est plus un seul coin du monde où le nom du Christ n’ait retenti. L’offrande du sang, par la continuité du Sacrifice quotidien, arrose la plénitude du globe d’un perpétuel torrent de vie rédemptrice. Ainsi entendue, la prophétie paulinienne n’est plus loin de s’accomplir. Il reste à voir la conversion d’Israël ; car Dieu a laissé les hommes s’enfermer dans l’incroyance ; on dirait, pour parler le langage de Paul, qu’il les y a lui-même enfermés, afin de les en tirer par sa miséricorde.

[358] Luc XVIII, 8.

Et le mystique, au lieu d’être effrayé par l’énigme des prédestinations, conclut en magnifiant le mystère :

« O abîme de la richesse et de la sagesse, et de la science de Dieu ! Comme ses jugements sont inscrutables, et impénétrables ses voies ! »

En somme, par son épître, qu’apportait-il d’essentiel ? Une vue d’ensemble sur le passé religieux et sur l’avenir du genre humain.

Le passé, devant son regard, n’obtient qu’une condamnation radicale : tous les hommes sous une loi de mort, œuvre d’Adam ; personne de juste. La Loi de Moïse donne le discernement du péché, en tant qu’il offense le bien suprême, mais non la force d’être vertueux et de mériter la béatitude.

L’avenir, qui est déjà le présent depuis la mort et la résurrection du Christ, ouvre au contraire des espérances sans terme : tous sont justifiés par la foi, sans les œuvres de la Loi ; Dieu n’est pas seulement le Dieu des juifs, il est aussi le Dieu des gentils.

Sans doute, l’homme reste soumis aux souffrances et aux convoitises de la chair. Toute la nature gémit avec nous, attendant l’adoption des enfants de Dieu, c’est-à-dire le renouvellement du monde après la bienheureuse Parousie, un état de paix et de gloire où les créatures seront associées à la transfiguration des Saints. Mais les épreuves de ce monde ne sont rien auprès de cette vie suprême. Notre chair a beau sentir la loi du péché ; la Grâce remédie à nos impuissances. Celui qui a donné pour nous son propre Fils, comment pourrait-il ne pas nous donner toutes choses avec lui ? Contre ceux que Dieu a élus, qui se portera accusateur ? C’est Dieu qui justifie. Qui condamnera ? Sera-ce le Christ Jésus… qui est à la droite de Dieu, qui intercède auprès de nous ? Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation ? L’angoisse ? La persécution ? La faim ? La nudité ? Le péril ? Le coutelas (du bourreau) ?… Mais en toutes ces choses nous sommes plus que vainqueurs, grâce à Celui qui nous a aimés[359]. »

[359] VIII, 31-37.

Paul ne discourt pas à la façon d’un métaphysicien ni d’un moraliste lisant un morceau dans une lecture publique. Quand il parle de la faim, de la nudité, il sait par expérience ce qu’il y a sous ces mots. Quand il nomme « le coutelas », il laisse entrevoir le martyre qui achèvera sa course, et dans cette Rome qu’il fera sienne par son sang.

Il veut que la foi s’épanouisse en des actes. Ses expositions théologiques, si serrées, si subtiles qu’on se demande comment des fidèles de moyenne espèce pouvaient les comprendre, aboutissent à des préceptes d’une limpide simplicité.

Certaines de ces maximes, très générales, appartiennent au fond commun de la morale évangélique :

« Que la charité soit sans feinte. Exécrez le mal, attachez-vous au bien. Aimez-vous d’un amour fraternel les uns les autres… Bénissez ceux qui vous persécutent… Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent… Frayez avec les humbles. Ne soyez point orgueilleux. »

Il en est, au contraire, qui sont des réminiscences juives de l’Ancien Testament :

« Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger. S’il a soif, donne-lui à boire. En faisant cela, tu amoncelleras sur sa tête des charbons de feu[360]. »

[360] Citation des Proverbes, XXV, 21-22. Paul ne veut pas dire qu’on doit faire du bien à ses ennemis pour les rendre aux yeux du Seigneur plus coupables et dignes de châtiment, mais qu’il faut « vaincre le mal par le bien », fléchir nos ennemis par l’évidence brûlante qu’ils seraient trop coupables s’ils résistaient à notre bonté.

D’autres exhortations paraissent ajustées à des conjonctures politiques où les fidèles de Rome pouvaient hésiter entre l’obéissance et la révolte.

Paul — et Pierre imposera les mêmes règles[361] — fait une obligation à tout chrétien « d’être soumis aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne soit de Dieu ». Pour les Juifs, le souverain véritable et unique, c’était Dieu ; les zélotes, nationalistes intraitables, dégageaient du principe cette conclusion : Dieu étant le seul maître, nous devons payer le didrachme au Temple, mais non le tribut à César[362]. Jésus avait condamné d’un mot péremptoire[363] cette intransigeance anarchique. Mais certains chrétiens pouvaient s’autoriser d’une autre parole du Maître : « Les fils sont libres[364] » et refuser l’obéissance à des princes ou à des magistrats païens. Paul entend qu’ils soient de bons sujets et des citoyens exemplaires, qu’ils le soient « par un motif de conscience », et non simplement par crainte.

[361] I Petr. II, 13 : « Soyez soumis à toute puissance humaine à cause de Dieu. »

[362] Voir saint Jérôme, in Tit., III, 1.

[363] Math. XXII, 21.

[364] Id. XVII, 25.

Son exhortation part d’une certitude mystique ; le prince ou le magistrat délégué par lui représente ces attributs divins : la puissance, la justice, la miséricorde ; il n’exercerait ni ne transmettrait son pouvoir, si Dieu ne l’avait permis. Paul a l’air de supposer que l’autorité sera juste, « qu’elle porte l’épée, étant ministre de Dieu, chargée de châtier celui qui fait le mal ».

Faut-il croire que la majesté romaine l’étonnait, comme elle éblouira Josèphe ? Il voyait tout au moins dans l’Empire une force ordonnatrice constituée pour le bien des peuples. Il admirait, chez les Romains, le sens organisateur, la continuité dans les vues, l’esprit équitable de la législation[365]. Tout spectateur intelligent du chaos oriental devait penser comme lui. Il avait trop voyagé pour ne pas apprécier la différence des routes impériales et des autres. Citoyen romain, il faisait rarement usage de son titre ; il négligeait la fierté d’avoir place parmi les maîtres de l’univers. Mais l’unité de l’Empire ouvrait à la foi des promptitudes d’expansion prodigieuses ; et cela, aux yeux de Paul, c’était la grandeur vraie de Rome, sa raison d’être dans les perspectives d’un avenir surnaturel.

[365] Rom. VII, 1 : « Je parle à des gens qui se connaissent en fait de loi. »

Il n’ignorait point les férocités hypocrites ni les vices de Tibère, les monstruosités de Caligula. Au moment de cette épître — en 56 — Néron avait déjà fait empoisonner Britannicus ; il songeait à tuer sa mère ; il courait, la nuit, les rues mal famées ; déguisé en esclave, il détroussait les passants, et se mêlait à d’ignobles rixes[366]. Sénèque, cependant, dirigeait encore les conseils du prince ; l’histrion démagogue gardait un masque généreux et visait à demeurer populaire par d’extravagantes libéralités.

[366] Voir Tacite, Ann. XIII, XXV.

L’Apôtre, jugeant la puissance romaine sur l’ensemble de sa politique, croit bon de la montrer comme légitime. Prévoit-il que les chrétiens ne seront pas toujours en paix avec elle ?

Il ne les dresse point comme des rebelles en face des tyrans de ce monde ; il les met davantage en garde contre les faux ascètes, ceux qui s’abstiennent, comme les orphiques, de toute chair ayant eu vie, ou contre les judaïsants prêts à semer des schismes dans cette église romaine si tranquille et si forte.

Il s’excuse, malgré tout, d’avoir osé avertir les Romains de vérités qu’ils connaissent, qu’ils pratiquent largement. Il l’a fait, parce qu’il doit à tous les gentils « l’œuvre sacrée » de son Évangile ; il est « le prêtre[367] » de Jésus-Christ, celui qui lui présente, comme une oblation, afin qu’elle soit agréable, la foi des peuples baptisés.

[367] Le mot qu’il emploie : leitourgos indique l’accomplissement d’un office sacré.

En même temps il a voulu leur promettre sa visite autrement que par un message de circonstance ; il leur fait part de ses dons spirituels, il « ravive » en eux les vérités qu’ils ont entendues.

S’il n’est pas encore allé jusqu’à eux, c’est qu’il a dû évangéliser des régions où le Christ était inconnu. A présent, il a fait en Orient ce qu’exigeait de lui l’Esprit Saint ; il n’a plus de champ où il puisse établir des églises. L’Occident l’appelle ; il se rendra en Espagne, et Rome sera sur son chemin.

Deux fois il nomme l’Espagne ; son dessein était ferme d’atteindre l’extrémité, à l’ouest, du monde habitable, les colonnes d’Hercule. Il tient, au reste, à faire sentir qu’il ne prétend point s’approprier l’église romaine, puisque d’autres l’ont fondée.

Pour l’heure, il va entreprendre le voyage de Jérusalem. Il y portera l’offrande abondante des églises de Macédoine et d’Achaïe ; et, par là, il insinue que les Romains, à leur tour, devront songer aux pauvres de Sion. Mais il prévoit des périls sérieux :

« Je vous engage, frères, par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par la charité de l’Esprit, à combattre avec moi dans vos prières pour moi à Dieu, afin que je sois sauvé des mains des non-croyants, et afin que mon ministère à Jérusalem trouve bon accueil auprès des saints. »

Dans ces confidences, quel pressentiment ! Paul connaissait les haines recuites des Juifs de Judée, les méfiances accumulées même parmi les chrétiens de Jérusalem, depuis qu’il proclamait la circoncision inutile et la Loi périmée. Pourtant, il se met en route, humblement soumis, pour aller déposer aux pieds de Jacques et des presbytres les aumônes d’une charité industrieuse et patiente.

En vérité, il se jette dans la gueule du lion. C’est ici qu’il va se montrer peut-être le plus grand.

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