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Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face: Histoire d'une âme écrite par elle-même

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NUL NE QUITTERA POUR MOI SON PÈRE SA MAISON ET SES BIENS QU'IL NE REÇOIVE LE CENTUPLE EN CE TEMPS PRÉSENT ET DANS LE SIÈCLE A VENIR LA VIE ÉTERNELLE. MARC X. XXX NUL NE QUITTERA POUR MOI SON PÈRE SA MAISON ET SES BIENS QU'IL NE REÇOIVE LE CENTUPLE EN CE TEMPS PRÉSENT ET DANS LE SIÈCLE A VENIR LA VIE ÉTERNELLE. MARC X. XXX

CHAPITRE VII

Entrée de Thérèse dans l'Arche bénie.—Premières
épreuves.—Les fiançailles divines.—De la neige.
Une grande douleur.

——

Le lundi, 9 avril 1888, fut choisi pour mon entrée.—C'était le jour où l'on célébrait au Carmel la fête de l'Annonciation, remise à cause du Carême.—La veille, nous nous trouvions tous réunis autour de cette table de famille où je devais m'asseoir une dernière fois. Que ces adieux sont déchirants! Alors que l'on voudrait se voir oublié, les paroles les plus tendres s'échappent de toutes les lèvres, comme pour faire sentir davantage le sacrifice de la séparation.

Le matin, après avoir jeté un dernier regard sur les Buissonnets, ce nid gracieux de mon enfance, je partis pour le Carmel. J'assistai à la sainte Messe, entourée comme la veille de mes parents chéris. Au moment de la communion, quand Jésus fut descendu dans leur cœur, je n'entendis que des sanglots. Pour moi, je ne versai pas de larmes; mais en marchant la première pour me rendre à la porte de clôture, mon cœur battait si violemment que je me demandais si je n'allais pas mourir. Ah! quel instant! quelle agonie! Il faut l'avoir éprouvée pour la comprendre.

J'embrassai tous les miens et je me mis à genoux devant mon père pour recevoir sa bénédiction. Il s'agenouilla lui-même et me bénit en pleurant. C'était un spectacle qui dut faire sourire les anges que celui de ce vieillard présentant au Seigneur son enfant, encore au printemps de la vie. Enfin, les portes du Carmel se fermèrent sur moi... je tombai dans vos bras, ma Mère bien-aimée; et là, je reçus les embrassements d'une nouvelle famille dont on ne soupçonne pas dans le monde le dévouement et la tendresse.

Mes désirs étaient donc enfin réalisés; mon âme ressentait une paix si douce et si profonde qu'il me serait impossible de l'exprimer. Et, depuis 8 ans et demi, cette paix intime est restée mon partage; elle ne m'a pas abandonnée, même au milieu des plus grandes épreuves.

Tout dans le monastère me parut ravissant; je me croyais transportée dans un désert; notre petite cellule surtout me charmait. Cependant, je le répète, mon bonheur était calme, le plus léger zéphyr ne faisait pas onduler les eaux tranquilles sur lesquelles voguait ma petite nacelle. Aucun nuage n'obscurcissait mon ciel d'azur. Ah! je me trouvais pleinement récompensée de toutes mes épreuves! Avec quelle joie profonde je répétais: «Maintenant je suis ici pour toujours!»

Ce bonheur n'était pas éphémère, il ne devait pas s'envoler avec les illusions des premiers jours. Les illusions! le bon Dieu m'en a préservée dans sa miséricorde. J'ai trouvé la vie religieuse telle que je me l'étais figurée, aucun sacrifice ne m'étonna; et pourtant, vous le savez, ma Mère, mes premiers pas ont rencontré plus d'épines que de roses.

D'abord je n'avais pour mon âme que le pain quotidien d'une sécheresse amère. Puis le Seigneur permit, ma Mère vénérée, que, même à votre insu, je fusse traitée par vous très sévèrement. Je ne pouvais vous rencontrer sans recevoir quelque reproche. Une fois, je me rappelle qu'ayant laissé dans le cloître une toile d'araignée, vous m'avez dit devant toute la communauté: «On voit bien que nos cloîtres sont balayés par une enfant de quinze ans! c'est une pitié! Allez donc ôter cette toile d'araignée, et devenez plus soigneuse à l'avenir.»

Dans les rares directions où je restais près de vous pendant une heure, j'étais encore grondée presque tout le temps; et ce qui me faisait le plus de peine, c'était de ne pas comprendre la manière de me corriger de mes défauts: par exemple, de ma lenteur, de mon peu de dévouement dans les offices; défauts que vous me signaliez, ma Mère, dans votre sollicitude et votre bonté pour moi.

Un jour, je me dis que, sans doute, vous désiriez me voir employer au travail les heures de temps libre, ordinairement consacrées à la prière, et je fis marcher ma petite aiguille sans lever les yeux; mais, comme je voulais être fidèle et n'agir que sous le regard de Jésus, personne n'en eut jamais connaissance.

Pendant ce temps de mon postulat, notre Maîtresse m'envoyait le soir, à quatre heures et demie, arracher de l'herbe dans le jardin: cela me coûtait beaucoup; d'autant plus, ma Mère, que j'étais presque sûre de vous rencontrer en chemin. Vous dîtes en l'une de ces circonstances: «Mais enfin, cette enfant ne fait absolument rien! Qu'est-ce donc qu'une novice qu'il faut envoyer tous les jours à la promenade?» Et, pour toutes choses, vous agissiez ainsi à mon égard.

O ma Mère bien-aimée, que je vous remercie de m'avoir donné une éducation si forte et si précieuse! Quelle grâce inappréciable! Que serais-je devenue si, comme le croyaient les personnes du monde, j'avais été le joujou de la communauté? Peut-être au lieu de voir Notre-Seigneur en mes supérieures, n'aurais-je considéré que la créature, et mon cœur si bien gardé dans le monde se serait attaché humainement dans le cloître. Heureusement, par votre sagesse maternelle, je fus préservée de ce véritable malheur.

Oui, je puis le dire, non seulement pour ce que je viens d'écrire, mais pour d'autres épreuves plus sensibles encore, la souffrance m'a tendu les bras dès mon entrée et je l'ai embrassée avec amour. Ce que je venais faire au Carmel, je l'ai déclaré dans l'examen solennel qui précéda ma profession: Je suis venue pour sauver les âmes, et surtout afin de prier pour les prêtres. Lorsqu'on veut atteindre un but, il faut en prendre les moyens; et Jésus m'ayant fait comprendre qu'il me donnerait des âmes par la croix, plus je rencontrais de croix, plus mon attrait pour la souffrance augmentait. Pendant cinq années, cette voie fut la mienne; mais j'étais seule à la connaître. Voilà justement la fleur ignorée que je voulais offrir à Jésus, cette fleur dont le parfum ne s'exhale que du côté des cieux.

Le Révérend Père Pichon[54], deux mois après mon entrée, fut surpris lui-même de l'action de Dieu sur mon âme; il croyait ma ferveur tout enfantine et ma voie bien douce. Mon entretien avec ce bon Père m'eût apporté de grandes consolations, sans la difficulté extrême que j'éprouvais à m'épancher. Je lui fis cependant une confession générale, après laquelle il prononça ces paroles: «En présence de Dieu, de la sainte Vierge, des Anges et de tous les Saints, je déclare que jamais vous n'avez commis un seul péché mortel; remerciez le Seigneur de ce qu'il a fait pour vous gratuitement, sans aucun mérite de votre part.»

Sans aucun mérite de ma part! Ah! je n'avais pas de peine à le croire! Je sentais combien j'étais faible, imparfaite: seule, la reconnaissance remplissait mon cœur. La crainte d'avoir terni la robe blanche de mon baptême me faisait beaucoup souffrir, et cette assurance, sortie de la bouche d'un directeur comme le désirait notre Mère sainte Thérèse, c'est-à-dire «unissant la science à la vertu», me paraissait venir de Dieu lui-même. Le bon Père me dit encore: «Mon enfant, que Notre-Seigneur soit toujours votre Supérieur et votre Maître des novices.» Il le fut en effet, et aussi mon Directeur. Par là, je ne veux pas dire que mon âme ait été fermée à mes supérieurs; bien loin de leur cacher mes dispositions, j'ai toujours essayé d'être pour eux un livre ouvert.

Notre Maîtresse était une vraie sainte, le type achevé des premières carmélites; je ne la quittais pas un instant, car elle m'apprenait à travailler. Sa bonté pour moi ne se peut dire, je l'aimais beaucoup, je l'appréciais; et cependant mon âme ne se dilatait pas. Je ne savais comment exprimer ce qui se passait en moi, les termes me manquaient, mes directions devenaient un supplice, un vrai martyre.

Une de nos anciennes Mères sembla comprendre un jour ce que je ressentais. Elle me dit à la récréation: «Ma petite fille, il me semble que vous ne devez pas avoir grand chose à dire à vos supérieurs.

—Pourquoi pensez-vous cela, ma Mère?

—Parce que votre âme est extrêmement simple; mais, quand vous serez parfaite, vous deviendrez plus simple encore; plus on s'approche de Dieu, plus on se simplifie.»

La bonne Mère avait raison. Cependant la difficulté extrême que j'éprouvais à m'ouvrir, tout en venant de ma simplicité, était une véritable épreuve. Aujourd'hui, sans cesser d'être simple, j'exprime mes pensées avec une très grande facilité.

J'ai dit que Jésus m'avait servi de directeur. A peine le Révérend Père Pichon se chargeait-il de mon âme, que ses supérieurs l'envoyèrent au Canada. Réduite à ne recevoir qu'une lettre par an, la petite fleur transplantée sur la montagne du Carmel se tourna bien vite vers le Directeur des directeurs et s'épanouit à l'ombre de sa croix, ayant pour rosée bienfaisante ses larmes, son sang divin, et pour soleil radieux sa Face adorable.

Jusqu'alors je n'avais pas sondé la profondeur des trésors renfermés dans la sainte Face; ce fut ma petite Mère Agnès de Jésus qui m'apprit à les connaître. De même qu'autrefois elle avait précédé ses trois sœurs au Carmel; de même elle avait pénétré la première les mystères d'amour cachés dans le Visage de notre Epoux; alors, elle me les a découverts, et j'ai compris... J'ai compris mieux que jamais ce qu'est la véritable gloire. Celui dont le royaume n'est pas de ce monde[55], me montra que la royauté seule enviable consiste à vouloir être ignorée et comptée pour rien[56], à mettre sa joie dans le mépris de soi-même. Ah! comme celui de Jésus, je voulais que mon visage fût caché à tous les yeux, que sur la terre personne ne me reconnût[57]: j'avais soif de souffrir et d'être oubliée.

Qu'elle est miséricordieuse la voie par laquelle le divin Maître m'a toujours conduite! Jamais il ne m'a fait désirer quelque chose sans me le donner; c'est pourquoi son calice amer me parut délicieux.


A la fin de mai 1888, après la belle fête de la Profession de Marie, notre aînée, que Thérèse, le Benjamin, eut la faveur de couronner de roses au jour de ses noces mystiques, l'épreuve vint de nouveau visiter ma famille. Depuis sa première attaque de paralysie, nous constations que notre bon père se fatiguait très facilement. Pendant notre voyage de Rome, je remarquais souvent que son visage trahissait l'épuisement et la souffrance. Mais surtout ce qui me frappait, c'étaient ses progrès admirables dans la voie de la sainteté; il était parvenu à se rendre maître de sa vivacité naturelle et les choses de la terre semblaient à peine l'effleurer.

Permettez-moi, ma Mère, de vous citer à ce propos un petit exemple de sa vertu:

Pendant le pèlerinage, les jours et les nuits en wagon paraissaient longs aux voyageurs, et nous les voyions entreprendre des parties de cartes qui parfois devenaient orageuses. Un jour, les joueurs nous demandèrent notre concours: nous refusâmes, alléguant notre peu de science en cette matière; nous ne trouvions pas comme eux le temps long, mais trop court pour contempler à loisir les magnifiques panoramas qui s'offraient à nos yeux. Le mécontentement perça bientôt; notre cher petit père prenant la parole avec calme nous défendit, laissant à entendre qu'étant en pèlerinage la prière ne tenait pas une assez large place.

Un des joueurs, oubliant alors le respect dû aux cheveux blancs, s'écria sans réflexion: «Heureusement, les pharisiens sont rares!» Mon père ne répondit pas un mot, il parut même saintement joyeux et trouva le moyen un peu plus tard de serrer la main de ce monsieur, accompagnant cette belle action d'une parole aimable qui pouvait faire croire que l'invective n'avait pas été entendue, ou du moins qu'elle était oubliée.

D'ailleurs, cette habitude de pardonner ne datait pas de ce jour. Au témoignage de ma mère et de tous ceux qui l'ont connu, jamais il ne prononça une parole contre la charité.

Sa foi et sa générosité étaient également à toute épreuve. Voici en quels termes il annonça mon départ à l'un de ses amis: «Thérèse, ma petite reine, est entrée hier au Carmel. Dieu seul peut exiger un tel sacrifice; mais il m'aide si puissamment qu'au milieu de mes larmes mon cœur surabonde de joie.»

A ce fidèle serviteur, il fallait une récompense digne de ses vertus, et cette récompense il la demanda lui-même à Dieu. O ma Mère, vous souvient-il de ce jour, de ce parloir, où mon père nous dit: «Mes enfants, je reviens d'Alençon, où j'ai reçu dans l'église Notre-Dame de si grandes grâces, de telles consolations, que j'ai fait cette prière: «Mon Dieu, c'en est trop! oui, je suis trop heureux, il n'est pas possible d'aller au ciel comme cela, je veux souffrir quelque chose pour vous! Et je me suis offert...» Le mot victime expira sur ses lèvres, il n'osa pas le prononcer devant nous, mais nous avions compris!

Vous connaissez, ma Mère, toutes nos amertumes! Ces souvenirs déchirants, je n'ai pas besoin d'en écrire les détails...


Cependant l'époque de ma prise d'habit arriva. Contre toute espérance, mon père s'étant remis d'une seconde attaque, Monseigneur fixa la cérémonie au 10 janvier. L'attente avait été longue; mais aussi, quelle belle fête! Rien n'y manquait, pas même la neige.

Vous ai-je parlé, ma Mère, de ma prédilection pour la neige? Toute petite, sa blancheur me ravissait. D'où me venait ce goût pour la neige? Peut-être de ce qu'étant une petite fleur d'hiver, la première parure dont mes yeux d'enfant virent la terre embellie fut son blanc manteau. Je voulais donc voir, le jour de ma prise d'habit, la nature comme moi parée de blanc. Mais la veille, la température était si douce qu'on aurait pu se croire au printemps et je n'espérais plus la neige. Le 10, au matin, pas de changement! Je laissai donc là mon désir d'enfant, irréalisable, et je sortis du monastère.

Mon père m'attendait à la porte de clôture. S'avançant vers moi, les yeux pleins de larmes, et me pressant sur son cœur: «Ah! s'écria-t-il, la voilà donc ma petite reine[58]!» Puis, m'offrant son bras, nous fîmes solennellement notre entrée à la chapelle. Ce jour fut son triomphe, sa dernière fête ici-bas! Toutes ses offrandes étaient faites[59], sa famille appartenait à Dieu. Céline lui ayant confié que plus tard elle abandonnerait aussi le monde pour le Carmel, ce père incomparable avait répondu dans un transport de joie: «Viens, allons ensemble devant le Saint Sacrement remercier le Seigneur des grâces qu'il accorde à notre famille, et de l'honneur qu'il me fait de se choisir des épouses dans ma maison. Oui, le bon Dieu me fait un grand honneur en me demandant mes enfants. Si je possédais quelque chose de mieux, je m'empresserais de le lui offrir.» Ce mieux, c'était lui-même! Et le Seigneur le reçut comme une hostie d'holocauste, il l'éprouva comme l'or dans la fournaise et le trouva, digne de lui[60].


Après la cérémonie extérieure, quand je rentrai au monastère, Monseigneur entonna le Te Deum. Un prêtre lui fit remarquer que ce cantique ne se chantait qu'aux professions, mais l'élan était donné et l'hymne d'action de grâces se continua jusqu'à la fin. Ne fallait-il pas que cette fête fût complète, puisqu'en elle se réunissaient toutes les autres?

Au moment où je mettais le pied dans la clôture, mon regard se porta d'abord sur mon joli petit Jésus[61] qui me souriait au milieu des fleurs et des lumières; puis me tournant vers le préau, je le vis tout couvert de neige! Quelle délicatesse de Jésus! Comblant les désirs de sa petite fiancée, il lui donnait de la neige! Quel est donc le mortel, si puissant soit-il, qui puisse en faire tomber du ciel un seul flocon pour charmer sa bien-aimée?

Tout le monde s'étonna de cette neige comme d'un véritable événement, à cause de la température contraire; et depuis, bien des personnes instruites de mon désir parlèrent souvent, je le sais, «du petit miracle» de ma prise d'habit, trouvant que j'avais un singulier goût d'aimer la neige... Tant mieux! cela faisait ressortir davantage encore l'incompréhensible condescendance de l'Epoux des vierges, de Celui qui chérit les lis blancs comme la neige.

Monseigneur entra après la cérémonie et me combla de toutes sortes de bontés paternelles: il me rappela, devant tous les prêtres qui l'entouraient, ma visite à Bayeux, mon voyage à Rome, sans oublier les cheveux relevés; puis, me prenant la tête dans ses mains, Sa Grandeur me caressa longtemps. Notre-Seigneur me fit alors penser avec une ineffable douceur aux caresses qu'il me prodiguera bientôt devant l'assemblée des Saints, et cette consolation me devint comme un avant-goût de la gloire céleste.

D'après une photographie de Janvier 1888  Vivre d'amour, ce n'est pas sur la terre Fixer sa tente au sommet du Thabor Avec Jésus, c'est gravir le Calvaire C'est regarder la Croix comme un trésor!... D'après une photographie de Janvier 1888

Vivre d'amour, ce n'est pas sur la terre
Fixer sa tente au sommet du Thabor
Avec Jésus, c'est gravir le Calvaire
C'est regarder la Croix comme un trésor!...


Je viens de le dire, la journée du 10 janvier fut le triomphe de mon bon père; je compare cette fête à l'entrée de Jésus à Jérusalem, le dimanche des Rameaux. Comme celle de notre divin Maître, sa gloire d'un jour fut suivie d'une passion douloureuse; et de même que les souffrances de Jésus percèrent le cœur de sa divine Mère, de même nos cœurs ressentirent bien profondément les blessures et les humiliations de celui que nous chérissions le plus sur la terre...

Je me rappelle qu'au mois de juin 1888,—au moment où nous craignions pour lui une paralysie cérébrale—je surpris notre Maîtresse en lui disant: «Je souffre beaucoup, ma Mère, mais je le sens, je puis souffrir davantage encore.» Je ne pensais pas alors à l'épreuve qui nous attendait. Je ne savais pas que, le 12 février, un mois après ma prise d'habit, notre père vénéré s'abreuverait à un calice aussi amer!... Ah! je n'ai pas dit alors pouvoir souffrir davantage! Les paroles ne peuvent exprimer mes angoisses et celles de mes sœurs; je n'essaierai pas de les écrire...

Plus tard, dans les cieux, nous aimerons à nous entretenir de ces jours sombres de l'exil. Oui, les trois années du martyre de mon père me paraissent les plus aimables, les plus fructueuses de notre vie, je ne les échangerais pas pour les plus sublimes extases; et mon cœur, en présence de ce trésor inestimable, s'écrie dans sa reconnaissance: «Soyez béni, mon Dieu, pour ces années de grâces que nous avons passées dans les maux.»[62]

O ma Mère bien-aimée, qu'elle fut précieuse et douce notre croix si amère, puisque de tous nos cœurs ne se sont échappés que des soupirs d'amour et de reconnaissance! Nous ne marchions plus, nous courions, nous volions dans les sentiers de la perfection.

Léonie et Céline n'étaient plus du monde, tout en vivant au milieu du monde. Les lettres qu'elles nous écrivaient à cette époque sont empreintes d'une résignation admirable. Et quels parloirs je passais avec ma Céline! Ah! loin de nous séparer, les grilles du Carmel nous unissaient plus fortement: les mêmes pensées, les mêmes désirs, le même amour de Jésus et des âmes nous faisaient vivre. Jamais un mot des choses de la terre ne se mêlait à nos conversations. Comme autrefois aux Buissonnets, nous plongions, non plus nos regards, mais nos cœurs, jusque par delà les espaces et le temps; et, pour jouir bientôt d'un bonheur éternel, nous choisissions ici-bas la souffrance et le mépris.

Mon désir de souffrances était comblé. Toutefois mon attrait pour elles ne diminuait pas, aussi mon âme partagea-t-elle bientôt l'épreuve du cœur. La sécheresse augmenta; je ne trouvais de consolation ni du côté du ciel, ni du côté de la terre; et cependant, au milieu de ces eaux de la tribulation que j'avais appelées de tous mes vœux, j'étais la plus heureuse des créatures.

Ainsi s'écoula le temps de mes fiançailles, hélas! trop long pour mes désirs. A la fin de mon année, vous me dîtes, ma Mère, de ne pas songer à faire profession, que M. le Supérieur s'y opposait formellement; et je dus attendre encore huit mois! Au premier moment, il me fut difficile d'accepter un pareil sacrifice; mais bientôt la lumière divine pénétra dans mon âme.

Je méditais alors les Fondements de la Vie spirituelle par le P. Surin. Un jour, pendant l'oraison, je compris que mon si vif désir de prononcer mes vœux était mélangé d'un grand amour-propre; puisque j'appartenais à Jésus comme son petit jouet, pour le consoler et le réjouir, je ne devais pas l'obliger à faire ma volonté au lieu de la sienne. Je compris de plus que, le jour de ses noces, une fiancée ne serait pas agréable à son époux si elle n'était parée de magnifiques ornements, et moi, je n'avais pas encore travaillé dans ce but. Alors je dis à Notre-Seigneur: «Je ne vous demande plus de faire profession, j'attendrai autant que vous le voudrez; seulement je ne pourrai souffrir que, par ma faute, mon union avec vous soit différée; je vais donc mettre tous mes soins à me faire une robe enrichie de diamants et de pierreries de toutes sortes: quand vous la trouverez assez riche, je suis sûre que rien ne vous empêchera de me prendre pour épouse.»

Je me mis à l'œuvre avec un courage nouveau. Depuis ma prise d'habit, j'avais reçu déjà des lumières abondantes sur la perfection religieuse, principalement au sujet du vœu de pauvreté. Pendant mon postulat, j'étais contente d'avoir à mon usage des choses soignées et de trouver sous ma main ce qui m'était nécessaire. Jésus souffrait cela patiemment; car il n'aime pas à tout montrer aux âmes en même temps, il ne donne ordinairement sa lumière que petit à petit.

Au commencement de ma vie spirituelle, vers l'âge de treize à quatorze ans, je me demandais ce que je gagnerais plus tard, je croyais alors impossible de mieux comprendre la perfection; mais j'ai reconnu bien vite que plus on avance dans ce chemin, plus on se croit éloigné du terme. Maintenant je me résigne à me voir toujours imparfaite, et même j'y trouve ma joie.

Je reviens aux leçons que me donna Notre-Seigneur. Un soir, après complies, je cherchai vainement notre lampe sur les planches destinées à cet usage; c'était grand silence, impossible de la réclamer. Je me dis avec raison qu'une sœur croyant prendre sa lanterne avait emporté la nôtre. Mais fallait-il passer une heure entière dans les ténèbres, à cause de cette méprise? Justement ce soir-là je comptais beaucoup travailler. Sans la lumière intérieure de la grâce, je me serais plainte assurément; avec elle, au lieu de ressentir du chagrin, je fus heureuse, pensant que la pauvreté consiste à se voir privée, non seulement des choses agréables, mais indispensables. Et dans les ténèbres extérieures, je trouvai mon âme illuminée d'une clarté divine.

Je fus prise à cette époque d'un véritable amour pour les objets les plus laids et les moins commodes: ainsi j'éprouvai de la joie lorsque je me vis enlever la jolie petite cruche de notre cellule, pour recevoir à sa place une grosse cruche tout ébréchée. Je faisais aussi bien des efforts pour ne pas m'excuser, ce qui m'était très difficile surtout avec notre Maîtresse à laquelle je n'aurais rien voulu cacher.

Ma première victoire n'est pas grande, mais elle m'a bien coûté. Un petit vase, laissé par je ne sais qui derrière une fenêtre, se trouva brisé. Notre Maîtresse me croyant coupable de l'avoir laissé traîner, me dit de faire plus attention une autre fois, que je manquais totalement d'ordre; enfin elle parut mécontente. Sans rien dire, je baisai la terre, ensuite je promis d'avoir plus d'ordre à l'avenir. A cause de mon peu de vertu, ces petites pratiques, je l'ai dit, me coûtaient beaucoup, et j'avais besoin de penser qu'au jour du Jugement tout serait révélé.

Je m'appliquais surtout aux petits actes de vertu bien cachés; ainsi j'aimais à plier les manteaux oubliés par les sœurs, et je cherchais mille occasions de leur rendre service. L'attrait pour la pénitence me fut aussi donné; mais rien ne m'était permis pour le satisfaire. Les seules mortifications que l'on m'accordait consistaient à mortifier mon amour-propre; ce qui me faisait plus de bien que les pénitences corporelles.

Cependant la sainte Vierge m'aidait à préparer la robe de mon âme; aussitôt qu'elle fut achevée, les obstacles s'évanouirent, et ma profession se trouva fixée au 8 septembre 1890. Tout ce que je viens de dire en si peu de mots demanderait bien des pages; mais ces pages ne se liront jamais sur la terre...

VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE  TU MARCHES À LA SPLENDEUR QUI JAILLIT DE SON VISAGE HEUREUSE ES-TU PARCE QUE CE QUI PLAÎT À DIEU T'A ÉTÉ RÉVÉLÉ. Bar. III  ... «Avant de partir, mon Jésus m'a demandé dans quel pays je voulais voyager, quelle route je désirais suivre. Je lui ai répondu que je n'avais qu'un seul désir, celui de me rendre au sommet de la montagne de l'AMOUR.  Et Notre-Seigneur me prit par la main...» VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE

TU MARCHES À LA SPLENDEUR QUI JAILLIT DE SON VISAGE HEUREUSE ES-TU PARCE
QUE CE QUI PLAÎT À DIEU T'A ÉTÉ RÉVÉLÉ. Bar. III

... «Avant de partir, mon Jésus m'a demandé dans quel pays je
voulais voyager, quelle route je désirais suivre. Je lui ai répondu
que je n'avais qu'un seul désir, celui de me rendre au sommet de la
montagne de l'AMOUR.

Et Notre-Seigneur me prit par la main...»

CHAPITRE VIII

Les Noces divines.—Une retraite de grâces.—La dernière larme d'une sainte.—Mort de son père.—Comment Notre-Seigneur comble tous ses désirs.—Une victime d'Amour.

——

Faut-il vous parler, ma Mère, de ma retraite de profession? Bien loin d'être consolée, l'aridité la plus absolue, presque l'abandon, furent mon partage. Jésus dormait comme toujours dans ma petite nacelle. Ah! je vois que bien rarement les âmes le laissent dormir tranquillement en elles. Ce bon Maître est si fatigué de faire continuellement des frais et des avances, qu'il s'empresse de profiter du repos que je lui offre. Il ne se réveillera pas sans doute avant ma grande retraite de l'éternité; mais au lieu d'en avoir de la peine, cela me fait un extrême plaisir.

Vraiment, je suis loin d'être sainte; rien que cette disposition en est une preuve. Je devrais, non pas me réjouir de ma sécheresse, mais l'attribuer à mon peu de ferveur et de fidélité, je devrais me désoler de dormir bien souvent pendant mes oraisons et mes actions de grâces. Eh bien, je ne me désole pas! Je pense que les petits enfants plaisent autant à leurs parents lorsqu'ils dorment que lorsqu'ils sont éveillés; je pense que, pour faire des opérations, les médecins endorment leurs malades; enfin je pense que le Seigneur voit notre fragilité, qu'il se souvient que nous ne sommes que poussière[63].


Ma retraite de profession fut donc, comme celles qui suivirent, une retraite de grande aridité. Cependant, sans même que je m'en aperçusse, les moyens de plaire à Dieu et de pratiquer la vertu m'étaient alors clairement dévoilés. J'ai remarqué bien des fois que Jésus ne veut pas me donner de provisions. Il me nourrit à chaque instant d'une nourriture toute nouvelle; je la trouve en moi, sans savoir comment elle y est. Je crois tout simplement que c'est Jésus lui-même, caché au fond de mon pauvre petit cœur, qui agit en moi d'une façon mystérieuse et m'inspire tout ce qu'il veut que je fasse au moment présent.

Quelques heures avant ma profession, je reçus de Rome, par le vénéré Frère Siméon, la bénédiction du Saint-Père, bénédiction bien précieuse qui m'aida certainement à traverser la plus furieuse tempête de toute ma vie.

Pendant la pieuse veille, ordinairement si douce, qui précède l'aurore du grand jour, ma vocation m'apparut tout à coup comme un rêve, une chimère; le démon—car c'était lui—m'inspirait l'assurance que la vie du Carmel ne me convenait aucunement, que je trompais les supérieurs en avançant dans une voie où je n'étais pas appelée. Mes ténèbres devinrent si épaisses que je ne compris plus qu'une seule chose: n'ayant pas la vocation religieuse, je devais retourner dans le monde.

Ah! comment dépeindre mes angoisses! Que faire dans une semblable perplexité? Je me décidai au meilleur parti: découvrir sans retard cette tentation à notre Maîtresse. Je la fis donc sortir du chœur; et, remplie de confusion, je lui avouai l'état de mon âme. Heureusement elle vit plus clair que moi, se contenta de rire de ma confidence et me rassura complètement. D'ailleurs, l'acte d'humilité que je venais de faire avait mis en fuite le démon comme par enchantement. Ce qu'il voulait, c'était m'empêcher de confesser mon trouble et, par là, m'entraîner dans ses pièges. Mais je l'attrapai à mon tour: pour rendre mon humiliation plus complète, je voulus aussi tout vous dire, ma Mère bien-aimée, et votre réponse consolante acheva de dissiper mes doutes.


Dès le matin du 8 septembre, je fus inondée d'un fleuve de paix et, dans cette paix qui surpasse tout sentiment[64], je prononçai mes saints vœux. Que de grâces n'ai-je pas demandées! Je me sentais vraiment la «reine», et je profitai de mon titre pour obtenir toutes les faveurs du Roi envers ses sujets ingrats. Je n'oubliai personne: je voulais que ce jour-là tous les pécheurs de la terre se convertissent, que le purgatoire ne renfermât plus un seul captif. Je portais aussi sur mon cœur ce petit billet contenant ce que je désirais pour moi:

«O Jésus, mon divin Epoux, faites que la robe de mon baptême ne soit jamais ternie! Prenez-moi, plutôt gué de me laisser ici-bas souiller mon âme en commettant la plus petite faute volontaire. Que je ne cherche et ne trouve jamais que vous seul! Que les créatures ne soient rien pour moi, et moi, rien pour elles! Qu'aucune des choses de la terre ne trouble ma paix.

«O Jésus, je ne vous demande que la paix!... La paix, et surtout l'AMOUR sans bornes, sans limites! Jésus! que pour vous je meure martyre; donnez-moi le martyre du cœur ou celui du corps. Ah! plutôt donnez-les-moi tous deux!

«Faites que je remplisse mes engagements dans toute leur perfection, que personne ne s'occupe de moi, que je sois foulée aux pieds, oubliée comme un petit grain de sable. Je m'offre à vous, mon Bien-Aimé, afin que vous accomplissiez parfaitement en moi votre volonté sainte, sans que jamais les créatures y puissent mettre obstacle.»

A la fin de ce beau jour, ce fut sans tristesse que je déposai, selon l'usage, ma couronne de roses aux pieds de la sainte Vierge; je sentais que le temps n'emporterait pas mon bonheur...

La Nativité de Marie! quelle belle fête pour devenir l'épouse de Jésus! C'était la petite sainte Vierge d'un jour qui présentait sa petite fleur au petit Jésus. Ce jour-là, tout était petit; excepté les grâces que j'ai reçues, excepté ma paix et ma joie en contemplant le soir les belles étoiles du firmament, en pensant que bientôt je m'envolerais au ciel pour m'unir à mon divin Epoux, au sein d'une allégresse éternelle.


Le 24 eut lieu la cérémonie de ma Prise de Voile. Cette fête fut tout entière voilée de larmes. Papa était trop malade pour venir bénir sa reine; au dernier moment, Mgr Hugonin qui devait présider en fut empêché lui-même; enfin, à cause de plusieurs autres circonstances encore, tout fut tristesse et amertume... Cependant la paix, toujours la paix se trouvait pour moi au fond du calice. Ce jour-là, Jésus permit que je ne pusse retenir mes larmes... et mes larmes ne furent pas comprises... En effet, j'avais supporté sans pleurer des épreuves beaucoup plus grandes; mais alors, j'étais aidée d'une grâce puissante; tandis que, le 24, Jésus me laissa à mes propres forces, et je montrai combien elles étaient petites.

Huit jours après ma Prise de Voile, ma cousine, Jeanne Guérin, épousa le Dr La Néele. Au parloir suivant, l'entendant parler des prévenances dont elle entourait son mari, je sentis mon cœur tressaillir: «Il ne sera pas dit, pensai-je, qu'une femme du monde fera plus pour son époux, simple mortel, que moi pour mon Jésus bien-aimé.» Et, remplie d'une ardeur nouvelle, je m'efforçai plus que jamais de plaire en toutes mes actions à l'Epoux céleste, au Roi des rois qui avait bien voulu m'élever jusqu'à son alliance divine.

Ayant vu la lettre de faire-part du mariage, je m'amusai à composer l'invitation suivante que je lus aux novices, pour leur faire remarquer ce qui m'avait tant frappée moi-même: combien la gloire des unions de la terre est peu de chose, comparée aux titres d'une épouse de Jésus:

Et maintenant, ma Mère, que vous dirai-je? C'est entre vos mains que je me suis donnée à Jésus, vous me connaissez depuis mon enfance, ai-je besoin de vous écrire mes secrets? Ah! je vous en prie, pardonnez-moi si j'abrège beaucoup l'histoire de ma vie religieuse.

L'année qui suivit ma profession, je reçus de grandes grâces pendant la retraite générale. Ordinairement les retraites prêchées me sont très pénibles; mais cette fois il en fut autrement. Je m'y étais préparée par une neuvaine fervente, il me semblait que j'allais tant souffrir! Le Révérend Père, disait-on, s'entendait plutôt à convertir les pécheurs qu'à faire avancer les âmes religieuses. Eh bien, je suis donc une grande pécheresse, car le bon Dieu se servit de ce saint religieux pour me consoler.

J'avais alors des peines intérieures de toutes sortes que je me sentais incapable de dire; et voilà que mon âme se dilata parfaitement, je fus comprise d'une façon merveilleuse et même devinée. Le Père me lança à pleines voiles sur les flots de la confiance et de l'amour qui m'attiraient si fort, mais sur lesquels je n'osais avancer. Il me dit que mes fautes ne faisaient pas de peine au bon Dieu: «En ce moment, ajouta-t-il, je tiens sa place auprès de vous; eh bien, je vous affirme de sa part qu'il est très content de votre âme.»

Oh! que je fus heureuse en écoutant ces consolantes paroles! Jamais je n'avais entendu dire que les fautes pouvaient ne pas faire de peine au bon Dieu. Cette assurance me combla de joie; elle me fit supporter patiemment l'exil de la vie. C'était bien là, d'ailleurs, l'écho de mes pensées intimes. Oui, je croyais depuis longtemps que le Seigneur est plus tendre qu'une mère, et je connais à fond plus d'un cœur de mère! Je sais qu'une mère est toujours prête à pardonner les petites indélicatesses involontaires de son enfant. Que de fois n'en ai-je pas fait la douce expérience? Nul reproche ne m'aurait autant touchée qu'une seule des caresses maternelles; je suis d'une nature telle que la crainte me fait reculer; avec l'amour, non seulement j'avance, mais je vole!


Deux mois après cette retraite bénie, notre vénérée Fondatrice, Mère Geneviève de Sainte-Thérèse, quitta notre petit Carmel pour entrer au Carmel des Cieux.

Mais, avant de vous parler de mes impressions au moment de sa mort, je veux, ma Mère, vous dire mon bonheur d'avoir vécu plusieurs années avec une sainte non point inimitable, mais sanctifiée par des vertus cachées et ordinaires. Plus d'une fois j'ai reçu d'elle de grandes consolations.

Un dimanche, en entrant à l'infirmerie pour lui faire ma petite visite, je trouvai près d'elle deux sœurs anciennes; je me retirais discrètement, lorsqu'elle m'appela et me dit d'un air inspiré: «Attendez, ma petite fille, j'ai seulement un mot à vous dire: vous me demandez toujours un bouquet spirituel, eh bien, aujourd'hui, je vous donne celui-ci: «Servez Dieu avec paix et avec joie; rappelez-vous, mon enfant, que notre Dieu est le Dieu de la paix.»

Après l'avoir simplement remerciée, je sortis, émue jusqu'aux larmes et convaincue que le bon Dieu lui avait révélé l'état de mon âme. Ce jour-là, j'étais extrêmement éprouvée, presque triste, dans une nuit telle que je ne savais plus si j'étais aimée de Dieu. Mais la joie et la consolation qui remplacèrent ces ténèbres, vous les devinez, ma Mère chérie...

Le dimanche suivant, je voulus savoir quelle révélation Mère Geneviève avait eue; elle m'assura n'en avoir reçu aucune. Alors mon admiration fut plus grande encore, voyant à quel degré éminent Jésus vivait en son âme et la faisait agir et parler. Ah! cette sainteté-là me paraît la plus vraie, la plus sainte; c'est elle que je désire, car il ne s'y rencontre aucune illusion.

Le jour où cette vénérée Mère quitta l'exil pour la patrie, je reçus une grâce toute particulière. C'était la première fois que j'assistais à une mort; vraiment ce spectacle était ravissant! Mais pendant les deux heures que je passai au pied du lit de la sainte mourante, une espèce d'insensibilité s'était emparée de moi; j'en éprouvais de la peine, lorsqu'au moment même de la naissance au ciel de notre Mère, ma disposition intérieure changea complètement. En un clin d'œil, je me sentis remplie d'une joie et d'une ferveur indicibles, comme si l'âme bienheureuse de notre sainte Mère m'eût donné, à cet instant, une partie de la félicité dont elle jouissait déjà; car je suis bien persuadée qu'elle est allée droit au ciel.

Pendant sa vie, je lui dis un jour: «O ma Mère, vous n'irez pas en purgatoire.»—«Je l'espère!» me répondit-elle avec douceur. Certainement le bon Dieu n'a pu tromper une espérance si remplie d'humilité; toutes les faveurs que nous avons reçues en sont la preuve.

Chaque sœur s'empressa de réclamer quelque relique de notre Mère vénérée; et vous savez, ma Mère, celle que je conserve précieusement. Pendant son agonie, je remarquai une larme qui scintillait à sa paupière comme un beau diamant. Cette larme, la dernière de toutes celles qu'elle répandit sur la terre, ne tomba pas; je la vis encore briller lorsque la dépouille mortelle de notre Mère fut exposée au chœur. Alors, prenant un petit linge fin, j'osai m'approcher le soir, sans être vue de personne, et j'ai maintenant le bonheur de posséder la dernière larme d'une sainte.

Je n'attache pas d'importance à mes rêves, d'ailleurs j'en ai rarement de symboliques, et je me demande même comment il se fait que, pensant toute la journée au bon Dieu, je ne m'en occupe pas davantage pendant mon sommeil. Ordinairement je rêve les bois, les fleurs, les ruisseaux et la mer. Presque toujours je vois de jolis petits enfants, j'attrape des papillons et des oiseaux comme jamais je n'en ai vu. Si mes rêves ont une apparence poétique, vous voyez, ma Mère, qu'ils sont loin d'être mystiques.

Une nuit, après la mort de Mère Geneviève, j'en fis un plus consolant. Cette sainte Mère donnait à chacune de nous quelque chose qui lui avait appartenu. Quand vint mon tour, je croyais ne rien recevoir, car ses mains étaient vides. Me regardant alors avec tendresse, elle me dit par trois fois: «A vous, je laisse mon cœur.»


Un mois après cette mort si précieuse devant Dieu, c'est-à-dire dans les derniers jours de l'année 1891, l'épidémie de l'influenza sévit dans la communauté; je ne fus que légèrement atteinte et restai debout avec deux autres sœurs. Il est impossible de se figurer l'état navrant de notre Carmel en ces jours de deuil. Les plus malades étaient soignées par celles qui se traînaient à peine; la mort régnait partout; et lorsqu'une de nos sœurs avait rendu le dernier soupir, il fallait, hélas! l'abandonner aussitôt.

Le jour de mes 19 ans fut attristé par la mort de notre vénérée Mère Sous-Prieure; je l'assistai avec l'infirmière pendant son agonie. Cette mort fut bientôt suivie de deux autres. Je me trouvais seule alors à la sacristie et je me demande comment j'ai pu suffire à tout.

Un matin, au signal du réveil, j'eus le pressentiment que sœur Madeleine n'était plus. Le dortoir[65] se trouvait dans une obscurité complète; personne ne sortait des cellules. Je me décidai pourtant à pénétrer dans celle de sœur Madeleine que je vis, en effet, habillée et couchée sur sa paillasse dans l'immobilité de la mort. Je n'eus pas la moindre frayeur; et, courant à la sacristie, j'apportai bien vite un cierge, et lui mis sur la tête une couronne de roses. Au milieu de cet abandon, je sentais la main du bon Dieu, son Cœur qui veillait sur nous! C'était sans effort que nos chères sœurs passaient à une vie meilleure; une expression de joie céleste se répandait sur leur visage, elles semblaient reposer dans un doux sommeil.

Pendant ces longues semaines d'épreuves, je pus avoir l'ineffable consolation de faire tous les jours la sainte communion. Ah! que c'était doux! Jésus me gâta longtemps, plus longtemps que ses fidèles épouses. Après l'influenza, il voulut venir à moi quelques mois encore, sans que la communauté partageât mon bonheur. Je n'avais pas demandé cette exception, mais j'étais bien heureuse de m'unir chaque jour à mon Bien-Aimé.

Je l'étais aussi de pouvoir toucher aux vases sacrés, de préparer les petits langes destinés à recevoir Jésus. Je sentais qu'il me fallait être bien fervente, et je me rappelais souvent cette parole adressée à un saint diacre: «Soyez saint, vous qui touchez les vases du Seigneur.»[66]

Que vous dirai-je, ma Mère, de mes actions de grâces en ce temps-là et toujours? Il n'y a pas d'instants où je sois moins consolée! Et n'est-ce pas bien naturel, puisque je ne désire pas recevoir la visite de Notre-Seigneur pour ma satisfaction, mais uniquement pour son plaisir à lui?

SŒUR THÉRÈSE DE L'ENFANT-JÉSUS  préparant les vases sacrés lorsqu'elle était sacristine.  (D'après une photographie de juin 1890.) SŒUR THÉRÈSE DE L'ENFANT-JÉSUS
préparant les vases sacrés lorsqu'elle était sacristine.
(D'après une photographie de juin 1890.)

Je me représente mon âme comme un terrain libre, et je demande à la sainte Vierge d'en ôter les décombres, qui sont les imperfections; ensuite je la supplie de dresser elle-même une vaste tente digne du ciel, et de l'orner de ses propres parures. Puis j'invite tous les Anges et les Saints à venir chanter des cantiques d'amour. Il me semble alors que Jésus est content de se voir si magnifiquement reçu; et moi, je partage sa joie. Tout cela n'empêche pas les distractions et le sommeil de venir m'importuner; aussi n'est-il pas rare que je prenne la résolution de continuer mon action de grâces la journée entière, puisque je l'ai si mal faite au chœur.

Vous voyez, ma Mère vénérée, que je suis loin de marcher par la voie de la crainte; je sais toujours trouver le moyen d'être heureuse et de profiter de mes misères. Notre-Seigneur lui-même m'encourage dans ce chemin. Une fois, contrairement à mon habitude, je me sentais troublée en me rendant à la sainte Table. Depuis plusieurs jours le nombre des hosties n'étant pas suffisant, je n'en recevais qu'une parcelle; et, ce matin-là, je fis cette réflexion bien peu fondée: «Si je ne reçois aujourd'hui que la moitié d'une hostie, je vais croire que Jésus vient comme à regret dans mon cœur!» Je m'approche... O bonheur! le prêtre, s'arrêtant, me donna deux hosties bien séparées! N'était-ce pas une douce réponse?

O ma Mère, que j'ai de sujets d'être reconnaissante envers Dieu! Je vais vous faire encore une naïve confidence: Le Seigneur m'a montré la même miséricorde qu'au roi Salomon. Tous mes désirs ont été satisfaits; non seulement mes désirs de perfection, mais encore ceux dont je comprenais la vanité sans l'avoir expérimentée. Ayant toujours regardé Mère Agnès de Jésus comme mon idéal, je voulais lui ressembler en tout. La voyant peindre de charmantes miniatures et composer de belles poésies, je pensais que je serais heureuse de savoir peindre aussi[67], de pouvoir exprimer mes pensées en vers et de faire du bien autour de moi. Cependant je n'aurais pas voulu demander ces dons naturels, et mes désirs restaient cachés au fond de mon cœur.

Jésus, caché lui aussi dans ce pauvre petit cœur, se plut à lui montrer une fois de plus le néant de ce qui passe. Au grand étonnement de la communauté, je réussis plusieurs travaux de peinture, je composai des poésies, il me fut donné de faire du bien à quelques âmes. Et de même que Salomon se tournant vers les ouvrages de ses mains, où il avait pris une peine si inutile, vit que tout est vanité et affliction d'esprit sous le soleil[68], je reconnus, par expérience, que le seul bonheur de la terre consiste à se cacher, à rester dans une totale ignorance des choses créées. Je compris que, sans l'amour, toutes les œuvres ne sont que néant, même les plus éclatantes. Au lieu de me faire du mal, de blesser mon âme, les dons que le Seigneur m'a prodigués me portent vers lui, je vois qu'il est seul immuable, seul capable de combler mes immenses désirs.

Mais, puisque je suis sur le chapitre de mes désirs, il en est d'un autre genre que le divin Maître s'est plu à combler encore: désirs enfantins, semblables à celui de la neige de ma prise d'habit. Vous savez, ma Mère, combien j'aime les fleurs. En me faisant prisonnière à quinze ans, je renonçai pour toujours au bonheur de courir dans les campagnes émaillées des trésors du printemps. Eh bien, jamais je n'ai possédé plus de fleurs que depuis mon entrée au Carmel!

Il est d'usage dans le monde que les fiancés offrent de jolis bouquets à leurs fiancées; Jésus ne l'oublia pas... Je reçus à foison pour son autel des bluets, des coquelicots, de grandes pâquerettes, toutes les fleurs qui me ravissent le plus. Une petite fleurette de mes amies, la nielle des blés, avait seule manqué au rendez-vous; je souhaitais beaucoup la revoir, et voilà que dernièrement elle vint me sourire et me montrer que, dans les moindres choses comme dans les grandes, le bon Dieu donne le centuple dès cette vie aux âmes qui pour son amour ont tout quitté.

Un seul désir, le plus intime de tous et le plus irréalisable pour bien des motifs, me restait encore. Ce désir était l'entrée de Céline au Carmel de Lisieux. Cependant j'en avais fait l'entier sacrifice, confiant à Dieu seul l'avenir de ma sœur chérie. J'acceptais qu'elle partît au bout du monde, s'il le fallait, mais je voulais la voir comme moi l'épouse de Jésus. Ah! que j'ai souffert en la sachant exposée dans le monde à des dangers qui m'avaient été inconnus! Je puis dire que mon affection fraternelle ressemblait plutôt à un amour de mère, j'étais remplie de dévouement et de sollicitude pour son âme. Un certain jour, elle dut aller avec ma tante et mes cousines à une réunion mondaine. Je ne sais pourquoi j'en éprouvai plus de peine que jamais, et je versai un torrent de larmes, suppliant Notre-Seigneur de l'empêcher de danser... Ce qui arriva justement! Il ne permit pas que sa petite fiancée pût danser ce soir-là—bien que d'habitude elle ne fût pas embarrassée pour le faire gracieusement.—Son cavalier s'en trouva lui-même incapable, il ne put faire autre chose que marcher très religieusement avec mademoiselle, au grand étonnement de toute l'assistance. Après quoi, ce pauvre monsieur s'esquiva tout honteux sans oser reparaître un seul instant de la soirée. Cette aventure, unique en son genre, me fit grandir en confiance et me montra clairement que le signe de Jésus était aussi posé sur le front de ma sœur bien-aimée.

Le 29 juillet 1894, le Seigneur rappela à lui mon bon père si éprouvé et si saint! Pendant les deux ans qui précédèrent sa mort, la paralysie étant devenue générale, mon oncle le gardait près de lui, comblant sa douloureuse vieillesse de toutes sortes d'égards. Mais à cause de son état d'infirmité et d'impuissance, nous ne le vîmes qu'une seule fois au parloir pendant tout le cours de sa maladie. Ah! quelle entrevue! Au moment de nous séparer, comme nous lui disions au revoir, il leva les yeux et, nous montrant du doigt le ciel, il resta ainsi bien longtemps, n'ayant pour traduire sa pensée que cette seule parole prononcée d'une voix pleine de larmes: «Au ciel!!!»

Ce beau ciel étant devenu son partage, les liens qui retenaient dans le monde son ange consolateur se trouvaient rompus. Mais les anges ne restent pas sur la terre: lorsqu'ils ont accompli leur mission ils retournent aussitôt vers Dieu, c'est pour cela qu'ils ont des ailes! Céline essaya donc de voler au Carmel. Hélas! les difficultés semblaient insurmontables. Un jour, ses affaires s'embrouillant de plus en plus, je dis à Notre-Seigneur après la sainte communion: «Vous savez, mon Jésus, combien j'ai désiré que l'épreuve de mon père lui servît de purgatoire. Oh! que je voudrais savoir si mes vœux sont exaucés. Je ne vous demande pas de me parler, je vous demande seulement un signe: Vous connaissez l'opposition de Sœur*** à l'entrée de Céline; eh bien, si désormais elle n'y met plus d'obstacles, ce sera votre réponse, vous me direz par là que mon père est allé droit au ciel.»

O miséricorde infinie! condescendance ineffable! Le bon Dieu, qui tient en sa main le cœur des créatures et l'incline comme il veut, changea les dispositions de cette sœur. La première personne que je rencontrai aussitôt après l'action de grâces, ce fut elle-même qui, m'appelant, les larmes aux yeux, me parla de l'entrée de Céline, ne me témoignant plus qu'un vif désir de la voir parmi nous! Et bientôt Monseigneur, tranchant les dernières difficultés, vous permettait, ma Mère, sans la moindre hésitation, d'ouvrir nos portes à la petite colombe exilée[69].

Maintenant je n'ai plus aucun désir, si ce n'est d'aimer Jésus à la folie! Oui, c'est l'AMOUR seul qui m'attire. Je ne désire plus ni la souffrance, ni la mort, et cependant je les chéris toutes deux! Longtemps je les ai appelées comme des messagères de joie... J'ai possédé la souffrance et j'ai cru toucher le rivage du ciel! J'ai cru, dès ma plus tendre jeunesse, que la petite fleur serait cueillie en son printemps; aujourd'hui, c'est l'abandon seul qui me guide, je n'ai point d'autre boussole. Je ne sais plus rien demander avec ardeur, excepté l'accomplissement parfait de la volonté de Dieu sur mon âme. Je puis dire ces paroles du cantique de notre Père saint Jean de la Croix:

Dans le cellier intérieur
De mon Bien-Aimé, j'ai bu... et quand je suis sortie,
Dans toute cette plaine
Je ne connaissais plus rien,
Et je perdis le troupeau que je suivais auparavant.

Mon âme s'est employée
Avec toutes ses ressources à son service;
Je ne garde plus de troupeau,
Je n'ai plus d'autre office,
Car maintenant tout mon exercice est d'AIMER.

Ou bien encore:

Depuis que j'en ai l'expérience,
L'amour est si puissant en œuvres
Qu'il sait tirer profit de tout,
Du bien et du mal qu'il trouve en moi,
Et transformer mon âme en soi.

O ma Mère, qu'elle est douce la voie de l'amour! Sans doute on peut tomber, on peut commettre des infidélités; mais l'amour, sachant tirer profit de tout, a bien vite consumé tout ce qui peut déplaire à Jésus, ne laissant plus au fond du cœur qu'une humble et profonde paix.

Ah! que de lumières n'ai-je pas puisées dans les œuvres de saint Jean de la Croix! A l'âge de dix-sept et dix-huit ans je n'avais pas d'autre nourriture. Mais plus tard, les auteurs spirituels me laissèrent tous dans l'aridité; et je suis encore dans cette disposition. Si j'ouvre un livre, même le plus beau, le plus touchant, mon cœur se serre aussitôt et je lis sans pouvoir comprendre; ou, si je comprends, mon esprit s'arrête sans pouvoir méditer.

Dans cette impuissance, l'Ecriture sainte et l'Imitation viennent à mon secours; en elles je trouve une manne cachée, solide et pure. Mais c'est par-dessus tout l'Evangile qui m'entretient pendant mes oraisons; là je puise tout ce qui est nécessaire à ma pauvre petite âme. J'y découvre toujours de nouvelles lumières, des sens cachés et mystérieux. Je comprends et je sais par expérience que le royaume de Dieu est au dedans de nous[70]. Jésus n'a pas besoin de livres ni de docteurs pour instruire les âmes; lui, le Docteur des docteurs, enseigne sans bruit de paroles. Jamais je ne l'ai entendu parler; mais je sais qu'il est en moi. A chaque instant, il me guide et m'inspire; j'aperçois, juste au moment où j'en ai besoin, des clartés inconnues jusque-là. Ce n'est pas le plus souvent aux heures de prière qu'elles brillent à mes yeux, mais au milieu des occupations de la journée.

Parfois cependant, une parole comme celle-ci—que j'ai tirée ce soir, à la fin d'une oraison passée dans la sécheresse—vient me consoler: «Voici le Maître que je te donne, il t'apprendra tout ce que tu dois faire. Je veux te faire lire dans le Livre de vie où est contenue la science d'amour[71].» La science d'amour! Ah! cette parole résonne doucement à l'oreille de mon âme. Je ne désire que cette science-là! Pour elle, ayant donné toutes mes richesses, comme l'épouse des cantiques, j'estime n'avoir rien donné[72].

O ma Mère, après tant de grâces, ne puis-je pas chanter avec le Psalmiste, que le Seigneur est bon, que sa miséricorde est éternelle[73]! Il me semble que si toutes les créatures recevaient les mêmes faveurs, Dieu ne serait craint de personne, mais aimé jusqu'à l'excès; par amour, et non pas en tremblant, jamais aucune âme ne commettrait la moindre faute volontaire.

Mais enfin, je comprends que toutes les âmes ne peuvent pas se ressembler; il faut qu'il y en ait de différentes familles, afin d'honorer spécialement chacune des perfections divines. A moi, il a donné sa MISÉRICORDE INFINIE, et c'est à travers ce miroir ineffable que je contemple ses autres attributs. Alors tous m'apparaissent rayonnants d'AMOUR: la justice même, plus que les autres peut-être, me semble revêtue d'amour. Quelle douce joie de penser que le Seigneur est juste, c'est-à-dire qu'il tient compte de nos faiblesses, qu'il connaît parfaitement la fragilité de notre nature! De quoi donc aurais-je peur? Le bon Dieu infiniment juste qui daigne pardonner avec tant de miséricorde les fautes de l'enfant prodigue, ne doit-il pas être juste aussi envers moi qui suis toujours avec lui[74]?

En l'année 1895, j'ai reçu la grâce de comprendre plus que jamais combien Jésus désire être aimé. Pensant un jour aux âmes qui s'offrent comme victimes à la justice de Dieu, afin de détourner, en les attirant sur elles, les châtiments réservés aux pécheurs, je trouvai cette offrande grande et généreuse, mais j'étais bien loin de me sentir portée à la faire.

«O mon divin Maître! m'écriai-je au fond de mon cœur, n'y aura-t-il que votre justice à recevoir des hosties d'holocauste? Votre amour miséricordieux n'en a-t-il pas besoin lui aussi? De toutes parts il est méconnu, rejeté... les cœurs auxquels vous désirez le prodiguer se tournent vers les créatures, leur demandant le bonheur avec une misérable affection d'un instant, au lieu de se jeter dans vos bras et d'accepter la délicieuse fournaise de votre amour infini.

«O mon Dieu, votre amour méprisé va-t-il rester en votre Cœur? Il me semble que si vous trouviez des âmes s'offrant comme VICTIMES D'HOLOCAUSTE A VOTRE AMOUR, vous les consumeriez rapidement, que vous seriez heureux de ne point comprimer les flammes de tendresse infinie qui sont renfermées en vous.

«Si votre justice aime à se décharger, elle qui ne s'étend que sur la terre, combien plus votre amour miséricordieux désire-t-il embraser les âmes, puisque votre miséricorde s'élève jusqu'aux cieux[75]! O Jésus, que ce soit moi cette heureuse victime, consumez votre petite hostie par le feu du divin amour.»

Ma Mère, vous savez les flammes, ou plutôt les océans de grâces qui vinrent inonder mon âme, aussitôt après ma donation du 9 juin 1895. Ah! depuis ce jour, l'amour me pénètre et m'environne; à chaque instant, cet amour miséricordieux me renouvelle, me purifie et ne laisse en mon cœur aucune trace de péché. Non, je ne puis craindre le purgatoire; je sais que je ne mériterais même pas d'entrer avec les âmes saintes dans ce lieu d'expiation; mais je sais aussi que le feu de l'amour est plus sanctifiant que celui du purgatoire, je sais que Jésus ne peut vouloir pour nous de souffrances inutiles, et qu'il ne m'inspirerait pas les désirs que je ressens s'il ne voulait les combler.

VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE JE SERAI TON GUIDE CONTINUEL JE TE TRANSPORTERAI COMME EN TRIOMPHE DANS LES HAUTEURS DU CIEL Is. LVIII.  CONFIANCE  «Je suis trop petite pour gravir le rude escalier de la perfection... L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au ciel, ce sont vos bras, ô Jésus!» VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE
CONFIANCE

JE SERAI TON GUIDE CONTINUEL
JE TE TRANSPORTERAI COMME EN TRIOMPHE DANS LES HAUTEURS DU CIEL Is. LVIII.

«Je suis trop petite pour gravir le rude escalier de la perfection... L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au ciel, ce sont vos bras, ô Jésus!»

CHAPITRE IX

L'Ascenseur divin.—Premières invitations aux joies éternelles.—La nuit obscure.—La Table des pécheurs.—Comment cet ange de la terre comprend la charité fraternelle.—Une grande victoire.—Un soldat déserteur.

——

Mère bien-aimée, je croyais avoir fini, et vous me demandez plus de détails sur ma vie religieuse. Je ne veux pas raisonner, mais je ne puis m'empêcher de rire en prenant de nouveau la plume pour vous raconter des choses que vous savez aussi bien que moi; enfin j'obéis. Je ne veux pas chercher quelle utilité peut avoir ce manuscrit; je vous l'avoue, ma Mère, si vous le brûliez sous mes yeux avant même de l'avoir lu, je n'en éprouverais aucune peine.


Dans la communauté, on croit généralement que vous m'avez gâtée de toute façon depuis mon entrée au Carmel; mais l'homme ne voit que l'apparence, c'est Dieu qui lit au fond des cœurs[76]. O ma Mère, je vous remercie une fois encore de ne m'avoir pas ménagée; Jésus savait bien qu'il fallait à sa petite fleur l'eau vivifiante de l'humiliation, elle était trop faible pour prendre racine sans ce moyen, et c'est à vous qu'elle doit cet inestimable bienfait.

Depuis quelques mois, le divin Maître a changé complètement sa manière de faire pousser sa petite fleur: la trouvant sans doute assez arrosée, il la laisse maintenant grandir sous les rayons bien chauds d'un soleil éclatant. Il ne veut plus pour elle que son sourire, qu'il lui donne encore par vous, ma Mère vénérée. Ce doux soleil, loin de flétrir la petite fleur, la fait croître merveilleusement. Au fond de son calice, elle conserve les précieuses gouttes de rosée qu'elle a reçues autrefois; et ces gouttes lui rappelleront toujours qu'elle est petite et faible. Toutes les créatures pourraient se pencher vers elle, l'admirer, l'accabler de leurs louanges; cela n'ajouterait jamais une ombre de vaine satisfaction à la véritable joie qu'elle savoure en son cœur, se voyant aux yeux de Dieu un pauvre petit néant, rien de plus.

En disant que tous les compliments me laisseraient insensible, je ne veux pas parler, ma Mère, de l'amour et de la confiance que vous me témoignez; j'en suis au contraire bien touchée, mais je sens que je n'ai rien à craindre, je puis en jouir maintenant à mon aise, rapportant au Seigneur ce qu'il a bien voulu mettre de bon en moi. S'il lui plaît de me faire paraître meilleure que je ne le suis, cela ne me regarde pas, il est libre d'agir comme il veut.

Mon Dieu, que les voies par lesquelles vous conduisez les âmes sont différentes! Dans la vie des Saints, nous en voyons un grand nombre qui n'ont rien laissé d'eux après leur mort: pas le moindre souvenir, pas le moindre écrit. Il en est d'autres, au contraire, comme notre Mère sainte Thérèse, qui ont enrichi l'Eglise de leur doctrine sublime, ne craignant pas de révéler les secrets du Roi[77], afin qu'il soit plus connu, plus aimé des âmes. Laquelle de ces deux manières plaît le mieux à Notre-Seigneur? Il me semble qu'elles lui sont également agréables.

Tous les bien-aimés de Dieu ont suivi le mouvement de l'Esprit-Saint qui a fait écrire au prophète: «Dites au juste que tout est bien.»[78] Oui, tout est bien lorsqu'on ne recherche que la volonté divine; c'est pour cela que moi, pauvre petite fleur, j'obéis à Jésus en essayant de faire plaisir à celle qui me le représente ici-bas.


Vous le savez, ma Mère, mon désir a toujours été de devenir sainte; mais hélas! j'ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu'il existe entre eux et moi la même différence que nous voyons dans la nature entre une montagne dont le sommet se perd dans les nuages, et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants.

Au lieu de me décourager, je me suis dit: «Le bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables; je puis donc, malgré ma petitesse, aspirer à la sainteté. Me grandir, c'est impossible! Je dois me supporter telle que je suis, avec mes imperfections sans nombre; mais je veux chercher le moyen d'aller au ciel par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle. Nous sommes dans un siècle d'inventions: maintenant ce n'est plus la peine de gravir les marches d'un escalier; chez les riches, un ascenseur le remplace avantageusement. Moi, je voudrais aussi trouver un ascenseur pour m'élever jusqu'à Jésus; car je suis trop petite pour gravir le rude escalier de la perfection.»

Alors j'ai demandé aux Livres saints l'indication de l'ascenseur, objet de mon désir; et j'ai lu ces mots sortis de la bouche même de la Sagesse éternelle: «Si quelqu'un est TOUT PETIT, qu'il vienne à moi.»[79] Je me suis donc approchée de Dieu, devinant bien que j'avais découvert ce que je cherchais; voulant savoir encore ce qu'il ferait au tout petit, j'ai continué mes recherches et voici ce que j'ai trouvé: «Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein, et je vous balancerai sur mes genoux.»[80]

Ah! jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses ne sont venues réjouir mon âme. L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au ciel, ce sont vos bras, ô Jésus! Pour cela je n'ai pas besoin de grandir, il faut au contraire que je reste petite, que je le devienne de plus en plus. O mon Dieu, vous avez dépassé mon attente, et moi je veux chanter vos miséricordes! Vous m'avez instruite dès ma jeunesse, et jusqu'à présent j'ai annoncé vos merveilles: je continuerai de les publier dans l'âge le plus avancé[81].


Quel sera-t-il pour moi cet âge avancé? Il me semble que ce pourrait être aussi bien maintenant que plus tard: deux mille ans ne sont pas plus aux yeux du Seigneur que vingt ans... qu'un seul jour!

Mais ne croyez pas, ma Mère, que votre enfant désire vous quitter, estimant comme une plus grande grâce de mourir à l'aurore plutôt qu'au déclin du jour; ce qu'elle estime, ce qu'elle désire uniquement, c'est de faire plaisir à Jésus. Maintenant qu'il semble s'approcher d'elle pour l'attirer au séjour de la gloire, son cœur se réjouit; elle le sait, elle l'a compris, le bon Dieu n'a besoin de personne, encore moins d'elle que des autres, pour faire du bien sur la terre.

En attendant, ma Mère vénérée, je connais votre volonté: vous désirez que j'accomplisse près de vous une mission bien douce, bien facile[82]; et cette mission je l'achèverai du haut des cieux. Vous m'avez dit, comme Jésus à saint Pierre: «Pais mes agneaux»; et moi, je me suis étonnée, je me suis trouvée trop petite, je vous ai suppliée de faire paître vous-même vos petits agneaux et de me garder par grâce avec eux. Répondant un peu à mon juste désir, vous m'avez plutôt nommée leur première compagne que leur maîtresse, me commandant toutefois de les conduire dans les pâturages fertiles et ombragés, de leur indiquer les herbes les meilleures et les plus fortifiantes, de leur désigner avec soin les fleurs brillantes, mais empoisonnées, auxquelles ils ne doivent jamais toucher sinon pour les écraser sous leurs pas.

Ma Mère, comment se fait-il que ma jeunesse, mon inexpérience ne vous aient point effrayée? Comment ne craignez-vous pas que je laisse égarer vos agneaux? En agissant ainsi, peut-être vous êtes-vous rappelé que souvent le Seigneur se plaît à donner la sagesse aux plus petits.

Sur la terre, elles sont bien rares les âmes qui ne mesurent pas la puissance divine à leurs courtes pensées! Le monde veut bien que, partout ici-bas, il y ait des exceptions; seul, le bon Dieu n'a pas le droit d'en faire. Depuis longtemps, je le sais, cette manière de mesurer l'expérience aux années se pratique parmi les humains; car, en son adolescence, le saint roi David chantait au Seigneur: «Je suis jeune et méprisé.» Dans le même psaume cependant il ne craint pas de dire: «Je suis devenu plus prudent que les vieillards, parce que j'ai recherché votre volonté. Votre parole est la lampe qui éclaire mes pas; je suis prêt à accomplir vos ordonnances, et je ne suis troublé de rien.»[83]

Vous n'avez pas même jugé imprudent, ma Mère, de me dire un jour que le divin Maître illuminait mon âme et me donnait l'expérience des années. Je suis trop petite maintenant pour avoir de la vanité, je suis trop petite encore pour savoir tourner de belles phrases afin de laisser croire que j'ai beaucoup d'humilité; j'aime mieux convenir simplement que le Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses[84]; et la plus grande, c'est de m'avoir montré ma petitesse, mon impuissance à tout bien.


Mon âme a connu bien des genres d'épreuves, j'ai beaucoup souffert ici-bas! Dans mon enfance, je souffrais avec tristesse; aujourd'hui, c'est dans la paix et la joie que je savoure tous les fruits amers. Pour ne pas sourire en lisant ces pages, il faut, je l'avoue, que vous me connaissiez à fond, ma Mère chérie; car est-il une âme apparemment moins éprouvée que la mienne? Ah! si le martyre que je souffre depuis un an apparaissait aux regards, quel étonnement! Puisque vous le voulez, je vais essayer de l'écrire; mais il n'y a pas de termes pour expliquer ces choses, et je serai toujours au-dessous de la réalité.

Au carême de l'année dernière, je me trouvai plus forte que jamais, et cette force, malgré le jeûne que j'observais dans toute sa rigueur, se maintint parfaitement jusqu'à Pâques; lorsque le jour du Vendredi Saint, à la première heure, Jésus me donna l'espoir d'aller bientôt le rejoindre dans son beau ciel. Oh! qu'il m'est doux ce souvenir!

Le jeudi soir, n'ayant pas obtenu la permission de rester au Tombeau la nuit entière, je rentrai à minuit dans notre cellule. A peine ma tête se posait-elle sur l'oreiller, que je sentis un flot monter en bouillonnant jusqu'à mes lèvres; je crus que j'allais mourir et mon cœur se fendit de joie. Cependant, comme je venais d'éteindre notre petite lampe, je mortifiai ma curiosité jusqu'au matin et m'endormis paisiblement.

A cinq heures, le signal du réveil étant donné, je pensai tout de suite que j'avais quelque chose d'heureux à apprendre; et, m'approchant de la fenêtre, je le constatai bientôt en trouvant notre mouchoir rempli de sang. O ma Mère, quelle espérance! J'étais intimement persuadée que mon Bien-Aimé, en ce jour anniversaire de sa mort, me faisait entendre un premier appel, comme un doux et lointain murmure qui m'annonçait son heureuse arrivée.

Ce fut avec une grande ferveur que j'assistai à Prime, puis au Chapitre. J'avais hâte d'être aux genoux de ma Mère pour lui confier mon bonheur. Je ne ressentais pas la moindre fatigue, la moindre souffrance, aussi j'obtins facilement la permission de finir mon carême comme je l'avais commencé; et, ce jour du Vendredi Saint, je partageai toutes les austérités du Carmel, sans aucun soulagement. Ah! jamais ces austérités ne m'avaient semblé aussi délicieuses... l'espoir d'aller au ciel me transportait d'allégresse.

Le soir de cet heureux jour je rentrai pleine de joie dans notre cellule, et j'allais encore m'endormir doucement, lorsque mon bon Jésus me donna, comme la nuit précédente, le même signe de mon entrée prochaine dans l'éternelle vie. Je jouissais alors d'une foi si vive, si claire, que la pensée du ciel faisait tout mon bonheur; je ne pouvais croire qu'il y eût des impies n'ayant pas la foi, et me persuadais que, certainement, ils parlaient contre leur pensée en niant l'existence d'un autre monde.

Aux jours si lumineux du temps pascal, Jésus me fit comprendre qu'il y a réellement des âmes sans foi et sans espérance qui, par l'abus des grâces, perdent ces précieux trésors, source des seules joies pures et véritables. Il permit que mon âme fût envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du ciel, si douce pour moi depuis ma petite enfance, me devînt un sujet de combat et de tourment. La durée de cette épreuve n'était pas limitée à quelques jours, à quelques semaines; voilà des mois que je la souffre, et j'attends encore l'heure de ma délivrance. Je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens; mais c'est impossible! Il faut avoir voyagé sous ce sombre tunnel pour en comprendre l'obscurité. Cependant je vais essayer de l'expliquer par une comparaison.

Je suppose que je suis née dans un pays environné d'épais brouillards; jamais je n'ai contemplé le riant aspect de la nature, jamais je n'ai vu un seul rayon de soleil. Dès mon enfance, il est vrai, j'entends parler de ces merveilles, je sais que le pays où j'habite n'est pas ma patrie, qu'il en est un autre vers lequel je dois sans cesse aspirer. Ce n'est pas une histoire inventée par un habitant des brouillards, c'est une vérité indiscutable; car le Roi de la patrie au brillant soleil est venu trente-trois ans dans le pays des ténèbres... Hélas! et les ténèbres n'ont point compris qu'il était la lumière du monde[85].

Mais, Seigneur, votre enfant l'a comprise votre divine lumière! elle vous demande pardon pour ses frères incrédules, elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur, elle s'assied pour votre amour à cette table remplie d'amertume, où les pauvres pécheurs prennent leur nourriture et dont elle ne veut point se lever avant le signe de votre main. Mais ne peut-elle pas dire en son nom, au nom de ses frères coupables: «Ayez pitié de nous, Seigneur, car nous sommes de pauvres pécheurs[86]?» Renvoyez-nous justifiés! Que tous ceux qui ne sont point éclairés du flambeau de la foi le voient luire enfin! O mon Dieu, s'il faut que la table souillée par eux soit purifiée par une âme qui vous aime, je veux bien y manger seule le pain des larmes, jusqu'à ce qu'il vous plaise de m'introduire dans votre lumineux royaume; la seule grâce que je vous demande, c'est de ne jamais vous offenser!


Je vous disais, ma Mère, que la certitude d'aller un jour loin de mon pays ténébreux m'avait été donnée dès mon enfance; non seulement je croyais d'après ce que j'entendais dire, mais encore je sentais dans mon cœur, par des aspirations intimes et profondes, qu'une autre terre, une région plus belle, me servirait un jour de demeure stable, de même que le génie de Christophe Colomb lui faisait pressentir un nouveau monde. Quand, tout à coup, les brouillards qui m'environnent pénètrent dans mon âme et m'enveloppent de telle sorte, qu'il ne m'est plus possible même de retrouver en moi l'image si douce de ma patrie... Tout a disparu!...

Lorsque je veux reposer mon cœur, fatigué des ténèbres qui l'entourent, par le souvenir fortifiant d'une vie future et éternelle, mon tourment redouble. Il me semble que les ténèbres, empruntant la voix des impies, me disent en se moquant de moi: «Tu rêves la lumière, une patrie embaumée, tu rêves la possession éternelle du Créateur de ces merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards où tu languis; avance!... avance!... réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant!...»


Mère bien-aimée, cette image de mon épreuve est aussi imparfaite que l'ébauche comparée au modèle; cependant je ne veux pas en écrire plus long, je craindrais de blasphémer... j'ai peur même d'en avoir trop dit. Ah! que Dieu me pardonne! Il sait bien que, tout en n'ayant pas la jouissance de la foi, je m'efforce d'en faire les œuvres. J'ai prononcé plus d'actes de foi depuis un an que pendant toute ma vie.

A chaque nouvelle occasion de combat, lorsque mon ennemi veut me provoquer, je me conduis en brave: sachant que c'est une lâcheté de se battre en duel, je tourne le dos à mon adversaire sans jamais le regarder en face; puis je cours vers mon Jésus, je lui dis être prête à verser tout mon sang pour confesser qu'il y a un ciel, je lui dis être heureuse de ne pouvoir contempler sur la terre, avec les yeux de l'âme, ce beau ciel qui m'attend, afin qu'il daigne l'ouvrir pour l'éternité aux pauvres incrédules.

Aussi, malgré cette épreuve qui m'enlève tout sentiment de jouissance, je puis m'écrier encore: «Seigneur, vous me comblez de joie par tout ce que vous faites.»[87] Car est-il une joie plus grande que celle de souffrir pour votre amour? Plus la souffrance est intense, moins elle paraît aux yeux des créatures, plus elle vous fait sourire, ô mon Dieu! Et si, par impossible, vous deviez l'ignorer vous-même, je serais encore heureuse de souffrir, dans l'espérance que, par mes larmes, je pourrais empêcher ou réparer peut-être une seule faute commise contre la foi.

Vous allez croire sans doute, ma Mère vénérée, que j'exagère un peu la nuit de mon âme. Si vous en jugez par les poésies que j'ai composées cette année, je dois vous paraître inondée de consolations, une enfant pour laquelle le voile de la foi s'est presque déchiré! Et cependant... ce n'est plus un voile, c'est un mur qui s'élève jusqu'aux cieux et couvre le firmament étoilé!

Lorsque je chante le bonheur du ciel, l'éternelle possession de Dieu, je n'en ressens aucune joie; car je chante simplement ce que je veux croire. Parfois, je l'avoue, un tout petit rayon de soleil éclaire ma sombre nuit, alors l'épreuve cesse un instant; mais ensuite, le souvenir de ce rayon, au lieu de me consoler, rend mes ténèbres plus épaisses encore.

Ah! jamais je n'ai si bien senti que le Seigneur est doux et miséricordieux; il ne m'a envoyé cette lourde croix qu'au moment où je pouvais la porter; autrefois je crois bien qu'elle m'aurait jetée dans le découragement. Maintenant elle ne produit qu'une chose: enlever tout sentiment de satisfaction naturelle dans mon aspiration vers la patrie céleste.


Ma Mère, il me semble qu'à présent rien ne m'empêche de m'envoler: car je n'ai plus de grands désirs, si ce n'est celui d'aimer jusqu'à mourir d'amour... Je suis libre, je n'ai aucune crainte, même celle que je redoutais le plus, je veux dire la crainte de rester longtemps malade et par suite d'être à charge à la communauté. Si cela fait plaisir au bon Dieu, je consens volontiers à voir ma vie de souffrances, du corps et de l'âme, se prolonger des années. Oh! non, je ne crains pas une longue vie, je ne refuse pas le combat: «Le Seigneur est la roche où je suis élevée, qui dresse mes mains au combat et mes doigts à la guerre; il est mon bouclier, j'espère en lui.»[88] Jamais je n'ai demandé à Dieu de mourir jeune; il est vrai, je n'ai pas cessé de croire qu'il en serait ainsi, mais sans rien faire pour l'obtenir.

Souvent le Seigneur se contente du désir de travailler pour sa gloire; et mes désirs, vous le savez, ma Mère, ont été bien grands! Vous savez aussi que Jésus m'a présenté plus d'un calice amer par rapport à mes sœurs chéries! Ah! le saint roi David avait raison lorsqu'il chantait: «Qu'il est bon, qu'il est doux à des frères d'habiter ensemble dans une parfaite union[89]!» Mais c'est au sein des sacrifices que cette union doit s'accomplir sur la terre. Non, ce n'est pas pour vivre avec mes sœurs que je suis venue dans ce Carmel béni; je pressentais bien, au contraire, que ce devait être un sujet de grandes souffrances lorsqu'on ne veut rien accorder à la nature.

Comment peut-on dire qu'il est plus parfait de s'éloigner des siens? A-t-on jamais reproché à des frères de combattre sur le même champ de bataille, de voler ensemble pour cueillir la palme du martyre? Sans doute on a jugé avec raison qu'ils s'encouragent mutuellement; mais aussi que le martyre de chacun devient celui de tous.

Ainsi en est-il dans la vie religieuse que les théologiens appellent un martyre. En se donnant à Dieu, le cœur ne perd pas sa tendresse naturelle: cette tendresse, au contraire, grandit en devenant plus pure et plus divine. C'est de cette tendresse que je vous aime, ma Mère, et que j'aime mes sœurs. Oui, je suis heureuse de combattre en famille pour la gloire du Roi des cieux; mais je serais prête aussi à voler sur un autre champ de bataille, si le divin Général m'en exprimait le désir: un commandement ne serait pas nécessaire, mais un simple regard, un signe suffirait!

Depuis mon entrée au Carmel, j'ai toujours pensé que, si Jésus ne m'emportait bien vite au ciel, le sort de la petite colombe de Noé serait le mien: qu'un jour le Seigneur, ouvrant la fenêtre de l'arche, me dirait de voler bien loin vers des rivages infidèles, portant avec moi la branche d'olivier. Cette pensée m'a fait planer plus haut que tout le créé.

Comprenant que, même au Carmel, il pouvait y avoir des séparations, j'ai voulu par avance habiter dans les cieux; j'ai accepté, non seulement de m'exiler au milieu d'un peuple inconnu, mais, ce qui m'était bien plus amer, j'ai accepté l'exil pour mes sœurs. Deux d'entre elles, en effet, furent demandées par le Carmel de Saïgon, que notre monastère avait fondé. Pendant quelque temps, il fut sérieusement question de les y envoyer. Ah! je n'aurais pas voulu dire une parole pour les retenir, bien que mon cœur fût brisé à la pensée des épreuves qui les attendaient...

Maintenant tout est passé, les supérieurs ont mis des obstacles insurmontables à leur départ; à ce calice, je n'ai fait que tremper mes lèvres, juste le temps d'en goûter l'amertume.

Laissez-moi vous dire, ma Mère, pourquoi, si la sainte Vierge me guérit, je désire répondre à l'appel de nos Mères d'Hanoï. Il paraît que pour vivre dans les Carmels étrangers, il faut une vocation toute spéciale; beaucoup d'âmes s'y croient appelées sans l'être en effet. Vous m'avez dit, ma Mère, que j'avais cette vocation, et que ma santé seule mettait obstacle à son accomplissement.

Ah! s'il me fallait un jour quitter mon berceau religieux, ce ne serait pas sans blessure. Je n'ai pas un cœur insensible; et c'est justement parce qu'il est capable de souffrir beaucoup, que je désire donner à Jésus tous les genres de souffrances qu'il pourrait supporter. Ici, je suis aimée de vous, ma Mère, de toutes mes sœurs, et cette affection m'est bien douce: voilà pourquoi je rêve un monastère où je serais inconnue, où j'aurais à souffrir l'exil du cœur. Non, ce n'est pas dans l'intention de rendre service au Carmel d'Hanoï que je quitterais tout ce qui m'est cher, je connais trop mon incapacité; mon seul but serait d'accomplir la volonté du bon Dieu et de me sacrifier pour lui au gré de ses désirs. Je sens bien que je n'aurais aucune déception; car, lorsqu'on s'attend à une souffrance pure, on est plutôt surpris de la moindre joie; et puis, la souffrance elle-même devient la plus grande des joies, quand on la recherche comme un précieux trésor.

Mais je suis malade maintenant, et je ne guérirai pas. Toutefois je reste dans la paix; depuis longtemps je ne m'appartiens plus, je suis livrée totalement à Jésus... Il est donc libre de faire de moi tout ce qui lui plaira. Il m'a donné l'attrait d'un exil complet, il m'a demandé si je consentais à boire ce calice: aussitôt je l'ai voulu saisir, mais lui, retirant sa main, me montra que l'acceptation seule le contentait.

Mon Dieu, de quelles inquiétudes on se délivre en faisant le vœu d'obéissance! Que les simples religieuses sont heureuses! Leur unique boussole étant la volonté des supérieurs, elles sont toujours assurées d'être dans le droit chemin, n'ayant pas à craindre de se tromper, même s'il leur paraît certain que les supérieurs se trompent. Mais, lorsqu'on cesse de consulter la boussole infaillible, aussitôt l'âme s'égare dans des chemins arides où l'eau de la grâce lui manque bientôt.

Ma Mère, vous êtes la boussole que Jésus m'a donnée pour me conduire sûrement au rivage éternel. Qu'il m'est doux de fixer sur vous mon regard et d'accomplir ensuite la volonté du Seigneur! En permettant que je souffre des tentations contre la foi, le divin Maître a beaucoup augmenté dans mon cœur l'esprit de foi qui me le fait voir vivant en votre âme et me communiquant par vous ses ordres bénis. Je sais bien, ma Mère, que vous me rendez doux et léger le fardeau de l'obéissance; mais il me semble, d'après mes sentiments intimes, que je ne changerais pas de conduite et que ma tendresse filiale ne souffrirait aucune diminution, s'il vous plaisait de me traiter sévèrement, parce que je verrais encore la volonté de mon Dieu se manifestant d'une autre façon pour le plus grand bien de mon âme.

CELLULE DE Sr THÉRÈSE DE L'ENFANT-JÉSUS CELLULE DE Sr THÉRÈSE DE L'ENFANT-JÉSUS
LE PREAU DU CARMEL DE LISIEUX  Un côté du Monastère.  La fenêtre marquée d'une croix est celle de la cellule que St Thérèse de l'Enfant-Jésus habita pendant les dernières années de sa vie.—A gauche la salle du Chapitre où elle fit Profession. LE PREAU DU CARMEL DE LISIEUX
Un côté du Monastère.

La fenêtre marquée d'une croix est celle de la cellule que St Thérèse de l'Enfant-Jésus habita pendant les dernières années de sa vie.—A gauche la salle du Chapitre où elle fit Profession.


Parmi les grâces sans nombre que j'ai reçues cette année, je n'estime pas la moindre celle qui m'a donné de comprendre dans toute son étendue le précepte de la charité. Je n'avais jamais approfondi cette parole de Notre-Seigneur: «Le second commandement est semblable au premier: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.»[90] Je m'appliquais surtout à aimer Dieu, et c'est en l'aimant que j'ai découvert le secret de ces autres paroles: «Ce ne sont pas ceux qui disent: Seigneur! Seigneur! qui entreront dans le royaume des deux: mais celui qui fait la volonté de mon Père.»[91]

Cette volonté, Jésus me l'a fait connaître, lorsqu'à la dernière Cène il donna son commandement nouveau, quand il dit à ses Apôtres de s'entr'aimer comme il les a aimés lui-même[92]... Et je me suis mise à rechercher comment Jésus avait aimé ses disciples; j'ai vu que ce n'était pas pour leurs qualités naturelles, j'ai constaté qu'ils étaient ignorants et remplis de pensées terrestres. Cependant il les appelle ses amis, ses frères, il désire les voir près de lui dans le royaume de son Père et, pour leur ouvrir ce royaume, il veut mourir sur la croix, disant qu'il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime[93].

En méditant ces paroles divines, j'ai vu combien mon amour pour mes sœurs était imparfait, j'ai compris que je ne les aimais pas comme Jésus les aime. Ah! je devine maintenant que la vraie charité consiste à supporter tous les défauts du prochain, à ne pas s'étonner de ses faiblesses, à s'édifier de ses moindres vertus; mais surtout, j'ai appris que la charité ne doit point rester enfermée dans le fond du cœur, car personne n'allume un flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais on le met sur le chandelier, afin qu'il éclaire tous ceux qui sont dans la maison[94]. Il me semble, ma Mère, que ce flambeau représente la charité qui doit éclairer, réjouir, non seulement ceux qui me sont le plus chers, mais tous ceux qui sont dans la maison.

Lorsque le Seigneur, dans l'ancienne loi, ordonnait à son peuple d'aimer son prochain comme soi-même, il n'était pas encore descendu sur la terre; et, sachant bien à quel degré l'on aime sa propre personne, il ne pouvait demander davantage. Mais lorsque Jésus fait à ses Apôtres un commandement nouveau, son commandement à lui[95], il n'exige plus seulement d'aimer son prochain comme soi-même, mais comme il l'aime lui-même, comme il l'aimera jusqu'à la consommation des siècles.

O mon Jésus! je sais que vous ne commandez rien d'impossible; vous connaissez mieux que moi ma faiblesse et mon imperfection, vous savez bien que jamais je n'arriverai à aimer mes sœurs comme vous les aimez, si vous-même, ô mon divin Sauveur, ne les aimez encore en moi. C'est parce que vous voulez m'accorder cette grâce que vous avez fait un commandement nouveau. Oh! que je l'aime! puisqu'il me donne l'assurance que votre volonté est d'aimer en moi tous ceux que vous me commandez d'aimer.

Oui, je le sens, lorsque je suis charitable c'est Jésus seul qui agit en moi; plus je suis unie à lui, plus aussi j'aime toutes mes sœurs. Si je veux augmenter en mon cœur cet amour et que le démon essaie de me mettre devant les yeux les défauts de telle ou telle sœur, je m'empresse de rechercher ses vertus, ses bons désirs; je me dis que, si je l'ai vue tomber une fois, elle peut bien avoir remporté un grand nombre de victoires qu'elle cache par humilité; et que, même ce qui me paraît une faute peut très bien être, à cause de l'intention, un acte de vertu. J'ai d'autant moins de peine à me le persuader que j'en fis l'expérience par moi-même.

Un jour, pendant la récréation, la portière vint demander une sœur pour une besogne qu'elle désigna. J'avais un désir d'enfant de m'employer à ce travail, et justement le choix tomba sur moi. Aussitôt je commence à plier notre ouvrage, mais assez doucement pour que ma voisine ait plié le sien avant moi, car je savais la réjouir en lui laissant prendre ma place. La sœur qui demandait de l'aide, me voyant si peu pressée, dit en riant: «Ah! je pensais bien que vous ne mettriez pas cette perle à votre couronne, vous alliez trop lentement!» Et toute la communauté crut que j'avais agi par nature.

Je ne saurais dire combien ce petit événement me fut profitable et me rendit indulgente. Il m'empêche encore d'avoir de la vanité quand je suis jugée favorablement, car je me dis: Puisque mes petits actes de vertu peuvent être pris pour des imperfections, on peut tout aussi bien se tromper en appelant vertu ce qui n'est qu'imperfection; et je répète alors avec saint Paul: «Je me mets fort peu en peine d'être jugée par aucun tribunal humain. Je ne me juge pas moi-même. Celui qui me juge, c'est le Seigneur.» [96]

Oui, c'est le Seigneur, c'est Jésus qui me juge! Et pour me rendre son jugement favorable, ou plutôt pour ne pas être jugée du tout, puisqu'il a dit: «Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés[97]», je veux toujours avoir des pensées charitables.


Je reviens au saint Evangile où le Seigneur m'explique bien clairement en quoi consiste son commandement nouveau.

Je lis en saint Matthieu: «Vous avez appris qu'il a été dit: Vous aimerez votre ami, et vous haïrez votre ennemi. Pour moi, Je vous dis: Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent.»[98]

Sans doute, au Carmel, on ne rencontre pas d'ennemis, mais enfin, il y a des sympathies; on se sent attiré vers telle sœur, au lieu que telle autre vous ferait faire un long détour pour éviter sa rencontre. Eh bien, Jésus me dit que cette sœur il faut l'aimer, qu'il faut prier pour elle, quand même sa conduite me porterait à croire qu'elle ne m'aime pas: «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on? car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.»[99] Et ce n'est pas assez d'aimer, il faut le prouver. On est naturellement heureux de faire plaisir à un ami; mais cela n'est point de la charité, car les pécheurs le font aussi.

Voici ce que Jésus m'enseigne encore: «Donnez à quiconque vous demande; et si l'on prend ce qui vous appartient, ne le redemandez pas.»[100] Donner à toutes celles qui demandent, c'est moins doux que d'offrir soi-même par le mouvement de son cœur; encore, lorsqu'on vous demande avec affabilité, cela ne coûte pas de donner; mais si par malheur on use de paroles peu délicates, aussitôt l'âme se révolte quand elle n'est pas affermie dans la charité parfaite; elle trouve alors mille raisons pour refuser ce qui lui est ainsi demandé, et ce n'est qu'après avoir convaincu la solliciteuse de son indélicatesse qu'elle lui donne par grâce ce qu'elle réclame, ou qu'elle lui rend un léger service qui lui prend vingt fois moins de temps qu'il n'en a fallu pour faire valoir des obstacles et des droits imaginaires.

S'il est difficile de donner à quiconque demande, il l'est encore bien plus de laisser prendre ce qui appartient sans le redemander. O ma Mère, je dis que c'est difficile, je devrais plutôt dire que cela semble difficile; car le joug du Seigneur est suave et léger[101]: lorsqu'on l'accepte, on sent aussitôt sa douceur.

Je disais: Jésus ne veut pas que je réclame ce qui m'appartient; cela devrait me paraître tout naturel, puisque réellement rien ne m'appartient en propre: je dois donc me réjouir lorsqu'il m'arrive de sentir la pauvreté dont j'ai fait le vœu solennel. Autrefois je croyais ne tenir à quoi que ce soit; mais, depuis que les paroles de Jésus me sont lumineuses, je me vois bien imparfaite. Par exemple si, me mettant à l'ouvrage pour la peinture, je trouve les pinceaux en désordre, si une règle ou un canif a disparu, la patience est bien près de m'abandonner et je dois la prendre à deux mains pour ne pas réclamer avec amertume les objets qui me manquent.

Ces choses indispensables je puis sans doute les demander, mais en le faisant avec humilité je ne manque pas au commandement de Jésus; au contraire, j'agis comme les pauvres qui tendent la main pour recevoir le nécessaire; s'ils sont rebutés, ils ne s'en étonnent pas, personne ne leur doit rien. Ah! quelle paix inonde l'âme lorsqu'elle s'élève au—dessus des sentiments de la nature! Non, il n'est pas de joie comparable à celle que goûte le véritable pauvre d'esprit! S'il demande avec détachement une chose nécessaire, et que non seulement cette chose lui soit refusée, mais encore que l'on essaie de prendre ce qu'il a, il suit le conseil de Nôtre-Seigneur: «Abandonnez même votre manteau à celui qui veut plaider pour avoir votre robe.»[102]

Abandonner son manteau, c'est, il me semble, renoncer à ses derniers droits, se considérer comme la servante, l'esclave des autres. Lorsqu'on a quitté son manteau, c'est plus facile de marcher, de courir, aussi Jésus ajoute-t-il: «Et qui que ce soit qui vous force défaire mille pas, faites-en deux mille de plus avec lui.»[103] Non, ce n'est pas assez pour moi de donner à quiconque me demande, je dois aller au-devant des désirs, me montrer très obligée, très honorée de rendre service; et, si l'on prend une chose à mon usage, paraître heureuse d'en être débarrassée.

Toutefois je ne puis pas toujours pratiquer à la lettre les paroles de l'Evangile; il se rencontre des occasions où je me vois contrainte de refuser quelque chose à mes sœurs. Mais lorsque la charité a jeté de profondes racines dans l'âme, elle se montre à l'extérieur: il y a une façon si gracieuse de refuser ce qu'on ne peut donner, que le refus fait autant de plaisir que le don. Il est vrai qu'on se gêne moins de mettre à contribution celles qui se montrent toujours disposées à obliger; cependant, sous prétexte que je serais forcée de refuser, je ne dois pas m'éloigner des sœurs qui demandent facilement des services, puisque le divin Maître a dit: «N'évitez point celui qui veut emprunter de vous.»[104]

Je ne dois pas non plus être obligeante afin de le paraître ou dans l'espoir qu'une autre fois la sœur que j'oblige me rendra service à son tour; car Nôtre-Seigneur a dit encore: «Si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir quelque chose, quel gré vous en saura-t-on? les pécheurs même prêtent aux pécheurs afin d'en recevoir autant. Mais pour vous, faites du bien, prêtez sans en rien espérer, et votre récompense sera grande.»[105]

Oh! oui, la récompense est grande, même sur la terre. Dans cette voie, il n'y a que le premier pas qui coûte. Prêter sans en rien espérer, cela paraît dur; on aimerait mieux donner, car une chose donnée n'appartient plus. Lorsqu'on vient vous dire d'un air tout à fait convaincu: «Ma sœur, j'ai besoin de votre aide pendant quelques heures; mais soyez tranquille, j'ai permission de notre Mère, et je vous rendrai le temps que vous me donnez.» Vraiment, lorsqu'on sait très bien que jamais le temps prêté ne sera rendu, on aimerait mieux dire: «Je vous le donne!» Cela contenterait l'amour-propre; Car c'est un acte plus généreux de donner que de prêter, et puis on fait sentir à la sœur que l'on ne compte pas sur ses services.

Ah! que les enseignements divins sont contraires aux sentiments de la nature! Sans le secours de la grâce, il serait impossible, non seulement de les mettre en pratique, mais encore de les comprendre.


Ma Mère chérie, je sens que, plus que jamais, je me suis très mal expliquée. Je ne sais quel intérêt vous pourrez trouver à lire toutes ces pensées confuses. Enfin je n'écris pas pour faire une œuvre littéraire; si je vous ennuie par cette sorte de discours sur la charité, du moins vous verrez que votre enfant a fait preuve de bonne volonté.

Hélas! je suis loin, je l'avoue, de pratiquer ce que je comprends; et cependant le seul désir que j'en ai me donne la paix. S'il m'arrive de tomber en quelque faute contraire, je me relève aussitôt; depuis quelques mois, je n'ai plus même à combattre, je puis dire avec notre Père saint Jean de la Croix: «Ma demeure est entièrement pacifiée», et j'attribue cette paix intime à un certain combat dans lequel j'ai été victorieuse. A partir de ce triomphe, la milice céleste vient à mon secours, ne pouvant souffrir de me voir blessée après avoir lutté vaillamment dans l'occasion que je vais décrire.

Une sainte religieuse de la communauté avait autrefois le talent de me déplaire en tout; le démon s'en mêlait, car c'était lui certainement qui me faisait voir en elle tant de côtés désagréables; aussi, ne voulant pas céder à l'antipathie naturelle que j'éprouvais, je me dis que la charité ne devait pas seulement consister dans les sentiments, mais se laisser voir dans les œuvres. Alors je m'appliquai à faire pour cette sœur ce que j'aurais fait pour la personne que j'aime le plus. A chaque fois que je la rencontrais, je priais le bon Dieu pour elle, lui offrant toutes ses vertus et ses mérites. Je sentais bien que cela réjouissait grandement mon Jésus; car il n'est pas d'artiste qui n'aime à recevoir des louanges de ses œuvres, et le divin Artiste des âmes est heureux lorsqu'on ne s'arrête pas à l'extérieur, mais que, pénétrant jusqu'au sanctuaire intime qu'il s'est choisi pour demeure, on en admire la beauté.

Je ne me contentais pas de prier beaucoup pour celle qui me donnait tant de combats, je tâchais de lui rendre tous les services possibles; et quand j'avais la tentation de lui répondre d'une façon désagréable, je m'empressais de lui faire un aimable sourire, essayant de détourner la conversation; car il est dit dans l'Imitation qu'il vaut mieux laisser chacun dans son sentiment que de s'arrêter à contester[106].

Souvent aussi, quand le démon me tentait violemment et que je pouvais m'esquiver sans qu'elle s'aperçût de ma lutte intime, je m'enfuyais comme un soldat déserteur.... Et sur ces entrefaites, elle me dit un jour d'un air radieux: «Ma sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, voudriez-vous me confier ce qui vous attire tant vers moi? Je ne vous rencontre pas que vous ne me fassiez le plus gracieux sourire.» Ah! ce qui m'attirait, c'était Jésus caché au fond de son âme, Jésus qui rend doux ce qu'il y a de plus amer!


Je vous parlais à l'instant, ma Mère, de mon dernier moyen pour éviter une défaite dans les combats de la vie, je veux dire la désertion. Ce moyen peu honorable, je l'employais pendant mon noviciat, il m'a toujours parfaitement réussi. Je vais vous en citer un éclatant exemple qui, je crois, vous fera sourire:

Vous étiez malade depuis plusieurs jours d'une bronchite qui nous donna bien des inquiétudes. Un matin, je vins tout doucement remettre à votre infirmerie les clefs de la grille de communion, car j'étais sacristine. Au fond, je me réjouissais d'avoir cette occasion de vous voir, mais je me gardais bien de le faire paraître. Or, l'une de vos filles, animée d'un saint zèle, crut que j'allais vous éveiller et voulut discrètement me prendre les clefs. Je lui répondis, le plus poliment possible, que je désirais autant qu'elle ne point faire de bruit, et j'ajoutai que c'était mon droit de rendre les clefs. Je comprends aujourd'hui qu'il eût été plus parfait de céder tout simplement, mais je ne le comprenais pas alors et voulus entrer à sa suite, malgré elle.

Bientôt le malheur redouté arriva, le bruit que nous faisions vous fit ouvrir les yeux, et tout retomba sur moi! La sœur à laquelle j'avais résisté se hâta de prononcer tout un discours, dont le fond était ceci: «C'est ma sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus qui a fait le bruit.» Je brûlais du désir de me défendre; mais heureusement il me vint une idée lumineuse; je me dis que, certainement, si je commençais à me justifier j'allais perdre la paix de mon âme; de plus, que ma vertu étant trop faible pour me laisser accuser sans rien répliquer, je devais choisir la fuite pour dernière planche de salut. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Je partis... mais mon cœur battait si fort qu'il me fut impossible d'aller loin, et je m'assis dans l'escalier pour jouir en paix des fruits de ma victoire. Sans doute, c'était là une singulière bravoure; cependant il vaut mieux, je crois, ne pas s'exposer au combat lorsque la défaite est certaine.

Hélas! quand je pense au temps de mon noviciat, comme je constate mon imperfection! Je ris maintenant de certaines choses. Ah! que le Seigneur est bon d'avoir élevé mon âme, de lui avoir donné des ailes! Tous les filets des chasseurs ne sauraient plus m'effrayer; car c'est en vain que l'on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes[107].

Plus tard, il se pourra que le temps où je suis me paraisse rempli de bien des misères encore, mais je ne m'étonne plus de rien, je ne m'afflige pas en me voyant la faiblesse même; au contraire, c'est en elle que je me glorifie et je m'attends chaque jour à découvrir en moi de nouvelles imperfections. Je l'avoue, ces lumières sur mon néant me font plus de bien que des lumières sur la foi.

Me souvenant que la charité couvre la multitude des péchés[108], je puise à cette mine féconde ouverte par le Seigneur dans son Evangile sacré. Je fouille dans les profondeurs de ses paroles adorables, et je m'écrie avec David: «J'ai couru dans la voie de vos commandements, depuis que vous avez dilaté mon cœur.»[109] Et la charité seule peut dilater mon cœur... O Jésus! depuis que cette douce flamme le consume, je cours avec délices dans la voie de votre commandement nouveau, et je veux y courir jusqu'au jour bienheureux où, m'unissant au cortège virginal, je vous suivrai dans les espaces infinis, chantant votre Cantique nouveau qui doit être celui de l'Amour.

VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE PAIX · SIMPLICITÉ ·  TA FORCE EST DANS LE REPOS ET LA CONFIANCE Is. XXX. LE PLUS PETIT DEVIENDRA LE CHEF D'UN PEUPLE NOMBREUX Is. LX.  «Seigneur, vous le voyez, je suis trop petite pour nourrir vos enfants; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main, et sans quitter vos bras, sans même détourner la tête, je distribuerai vos trésors à l'âme qui viendra me demander sa nourriture.» VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE

PAIX · SIMPLICITÉ ·

TA FORCE EST DANS LE REPOS ET LA CONFIANCE Is. XXX. LE PLUS PETIT DEVIENDRA LE CHEF D'UN PEUPLE NOMBREUX Is. LX.

«Seigneur, vous le voyez, je suis trop petite pour nourrir vos enfants; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main, et sans quitter vos bras, sans même détourner la tête, je distribuerai vos trésors à l'âme qui viendra me demander sa nourriture.»

CHAPITRE X

Nouvelles lumières sur la charité.—Le petit pinceau: sa manière de peindre dans les âmes.—Une prière exaucée.—Les miettes qui tombent de la table des enfants.—Le bon Samaritain.—Dix minutes plus précieuses que mille ans des joies de la terre.

——

Ma Mère bien-aimée, le bon Dieu m'a fait cette grâce de pénétrer les mystérieuses profondeurs de la charité. Si je pouvais exprimer ce que je comprends, vous entendriez une mélodie du ciel. Mais hélas! je n'ai que des bégaiements enfantins, et, si les paroles de Jésus ne me servaient d'appui, je serais tentée de vous demander la permission de me taire.

Quand le divin Maître me dit de donner à quiconque me demande et de laisser prendre ce qui m'appartient sans le redemander, je pense qu'il ne parle pas seulement des biens de la terre, mais qu'il entend aussi les biens du ciel. D'ailleurs, les uns et les autres ne sont pas à moi: j'ai renoncé aux premiers par le vœu de pauvreté, et les seconds me sont également prêtés par Dieu qui peut me les retirer sans qu'il me soit permis de me plaindre.

Mais les pensées profondes et personnelles, les flammes de l'intelligence et du cœur forment une richesse à laquelle on s'attache comme à un bien propre, auquel personne n'a le droit de toucher. Par exemple: si je communique à l'une de mes sœurs quelque lumière de mon oraison et qu'elle la révèle ensuite comme venant d'elle-même, il semble qu'elle s'approprie mon bien; ou si l'on dit tout bas à sa voisine, pendant la récréation, une parole d'esprit et d'à-propos et que celle-ci, sans en faire connaître la source, répète tout haut cette parole, cela paraît comme un vol à la propriétaire qui ne réclame pas, mais en aurait bien envie et saisira la première occasion pour faire savoir finement qu'on s'est emparé de ses pensées.

Ma Mère, je ne pourrais vous expliquer aussi bien ces tristes sentiments de la nature, si je ne les avais éprouvés moi-même; et j'aimerais à me bercer de la douce illusion qu'ils n'ont visité que moi, si vous ne m'aviez ordonné d'entendre les tentations des novices. J'ai beaucoup appris en remplissant la mission que vous m'avez confiée; surtout je me suis vue forcée de pratiquer ce que j'enseignais.

Oui, maintenant je puis le dire, j'ai reçu la grâce de n'être pas plus attachée aux biens de l'esprit et du cœur qu'à ceux de la terre. S'il m'arrive de penser et de dire une chose qui plaise à mes sœurs, je trouve tout naturel qu'elles s'en emparent comme d'un bien à elles: cette pensée appartient à l'Esprit-Saint et non pas à moi, puisque saint Paul assure que nous ne pouvons, sans cet Esprit d'amour, donner à Dieu le nom de Père[110]. Il est donc bien libre de se servir de moi pour donner une bonne pensée à une âme et je ne puis croire que cette pensée soit ma propriété.

D'ailleurs, si je ne méprise pas les belles pensées qui unissent à Dieu, j'ai compris, il y a longtemps, qu'il faut bien se garder de s'appuyer trop sur elles. Les inspirations les plus sublimes ne sont rien sans les œuvres. Il est vrai que d'autres âmes peuvent en retirer beaucoup de profit, si elles témoignent au Seigneur une humble reconnaissance de ce qu'il leur permet de partager le festin d'un de ses privilégiés: mais si celui-ci se complaît dans sa richesse et fait la prière du pharisien, il devient semblable à une personne mourant de faim devant une table bien servie, pendant que tous ses invités y puisent une abondante nourriture et jettent peut-être un regard d'envie sur le possesseur de tant de trésors.

Ah! comme il n'y a bien que le bon Dieu tout seul qui connaisse le fond des cœurs! Comme les créatures ont de courtes pensées! Lorsqu'elles voient une âme dont les lumières surpassent les leurs, elles en concluent que le divin Maître les aime moins. Et depuis quand donc n'a-t-il plus le droit de se servir de l'une de ses créatures pour dispenser à ses enfants la nourriture qui leur est nécessaire? Au temps de Pharaon, le Seigneur avait encore ce droit; car, dans l'Ecriture, il dit à ce monarque: «Je vous ai élevé tout exprès pour faire éclater en vous MA PUISSANCE, afin que mon nom soit annoncé par toute la terre[111].» Les siècles ont succédé aux siècles depuis que le Très-Haut prononça ces paroles, et sa conduite n'a pas changé: toujours il s'est choisi des instruments parmi les peuples pour faire son œuvre dans les âmes.


Si la toile peinte par un artiste pouvait penser et parler, certainement elle ne se plaindrait pas d'être sans cesse touchée et retouchée par le pinceau; elle n'envierait pas non plus le sort de cet objet, sachant que ce n'est point au pinceau, mais à l'artiste qui le dirige, qu'elle doit la beauté dont elle est revêtue. Le pinceau de son côté ne pourrait se glorifier du chef-d'œuvre exécuté par son moyen, car il n'ignorerait pas que les artistes ne sont jamais embarrassés, qu'ils se jouent des difficultés et se servent parfois, pour leur plaisir, des instruments les plus faibles, les plus défectueux.

Ma Mère vénérée, je suis un petit pinceau que Jésus a choisi pour peindre son image dans les âmes que vous m'avez confiées. Un artiste a plusieurs pinceaux, il lui en faut au moins deux: le premier, qui est le plus utile, donne les teintes générales et couvre complètement la toile en fort peu de temps; l'autre, plus petit, sert pour les détails. Ma Mère, c'est vous qui me représentez le précieux pinceau que la main de Jésus tient avec amour lorsqu'il veut faire un grand travail dans l'âme de vos enfants; et moi, je suis le tout petit qu'il daigne employer ensuite pour les moindres détails.

La première fois que le divin Maître saisit son petit pinceau, ce fut vers le 8 décembre 1892; je me rappellerai toujours cette époque comme un temps de grâces.

En entrant au Carmel, je trouvai au noviciat une compagne plus âgée que moi de huit ans; et, malgré la différence des années, il s'établit entre nous une véritable intimité. Pour favoriser cette affection qui semblait propre à donner des fruits de vertu, de petits entretiens spirituels nous furent permis: ma chère compagne me charmait par son innocence, son caractère expansif et ouvert; mais, d'un autre côté, je m'étonnais de voir combien son affection pour vous, ma Mère, était différente de la mienne; de plus, bien des choses dans sa conduite me paraissaient regrettables. Cependant le bon Dieu me faisait déjà comprendre qu'il est des âmes que sa miséricorde ne se lasse pas d'attendre, auxquelles il ne donne sa lumière que par degrés; aussi je me gardais bien de vouloir devancer son heure.

Réfléchissant un jour sur cette permission qui nous avait été donnée de nous entretenir ensemble, comme il est dit dans nos saintes constitutions: «pour nous enflammer davantage en l'amour de notre Epoux», je pensai avec tristesse que nos conversations n'atteignaient pas le but désiré; et je vis clairement qu'il ne fallait plus craindre de parler, ou bien alors cesser des entretiens qui ressemblaient à ceux des amies du monde. Je suppliai Notre-Seigneur de mettre sur mes lèvres des paroles douces et convaincantes, ou plutôt de parler lui-même pour moi. Il exauça ma prière; car ceux qui tournent leurs regards vers lui en seront éclairés[112], et la lumière s'est levée dans les ténèbres pour ceux qui ont le cœur droit[113]. La première parole, je me l'applique à moi-même, et la seconde à ma compagne qui véritablement avait le cœur droit.

A l'heure marquée pour notre entrevue, ma pauvre petite sœur vit bien dès le début que je n'étais plus la même, elle s'assit à mes côtés en rougissant; alors, la pressant sur mon cœur, je lui dis avec tendresse tout ce que je pensais d'elle. Je lui montrai en quoi consiste le véritable amour, je lui prouvai qu'en aimant sa Mère Prieure d'une affection naturelle c'était elle-même qu'elle aimait, je lui confiai les sacrifices que j'avais été obligée de faire à ce sujet au commencement de ma vie religieuse; et bientôt ses larmes se mêlèrent aux miennes. Elle convint très humblement de ses torts, reconnut que je disais vrai, et me promit de commencer une vie nouvelle, me demandant comme une grâce de l'avertir toujours de ses fautes. A partir de ce moment, notre affection devint toute spirituelle; en nous se réalisait l'oracle de l'Esprit-Saint: «Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville fortifiée[114]

O ma Mère, vous savez bien que je n'avais pas l'intention de détourner de vous ma compagne, je voulais seulement lui dire que le véritable amour se nourrit de sacrifices, et que plus l'âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa tendresse devient forte et désintéressée.


Je me souviens qu'étant postulante j'avais parfois de si violentes tentations de me satisfaire et de trouver quelques gouttes de joie, que j'étais obligée de passer rapidement devant votre cellule et de me cramponner à la rampe de l'escalier pour ne point retourner sur mes pas. Il me venait à l'esprit quantité de permissions à demander, mille prétextes pour donner raison à ma nature et la contenter. Que je suis heureuse maintenant de m'être privée dès le début de ma vie religieuse! Je jouis déjà de la récompense promise à ceux qui combattent courageusement. Je ne sens plus qu'il soit nécessaire de me refuser les consolations du cœur; car mon cœur est affermi en Dieu... Parce qu'il l'a aimé uniquement, il s'est agrandi peu à peu, jusqu'à donner à ceux qui lui sont chers une tendresse incomparablement plus profonde que s'il s'était concentré dans une affection égoïste et infructueuse.


Je vous ai parlé, ma Mère bien-aimée, du premier travail que Jésus et vous avez daigné accomplir par le petit pinceau; mais il n'était que le prélude du tableau de maître que vous lui avez ensuite confié.

Aussitôt que je pénétrai dans le sanctuaire des âmes, je jugeai du premier coup d'œil que la tâche dépassait mes forces; et, me plaçant bien vite dans les bras du bon Dieu, j'imitai les petits bébés qui, sous l'empire de quelque frayeur, cachent leur tête blonde sur l'épaule de leur père, et je dis: «Seigneur, vous le voyez, je suis trop petite pour nourrir vos enfants; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main; et, sans quitter vos bras, sans même détourner la tête, je distribuerai vos trésors à l'âme qui viendra me demander sa nourriture. Lorsqu'elle la trouvera de son goût, je saurai que ce n'est pas à moi, mais à vous qu'elle la doit; au contraire, si elle se plaint et trouve amer ce que je lui présente, ma paix ne sera pas troublée, je tâcherai de lui persuader que cette nourriture vient de vous, et me garderai bien d'en chercher une autre pour elle.»

En comprenant ainsi qu'il m'était impossible de rien faire par moi-même, la tâche me parut simplifiée. Je m'occupai intérieurement et uniquement à m'unir de plus en plus à Dieu, sachant que le reste me serait donné par surcroît. En effet, jamais mon espérance n'a été trompée: ma main s'est trouvée pleine autant de fois qu'il a été nécessaire pour nourrir l'âme de mes sœurs. Je vous l'avoue, ma Mère, si j'avais agi autrement, si je m'étais appuyée sur mes propres forces, je vous aurais, sans tarder, rendu les armes.

De loin, il semble aisé de faire du bien aux âmes, de leur faire aimer Dieu davantage, de les modeler d'après ses vues et ses pensées. De près, au contraire, on sent que faire du bien est chose aussi impossible, sans le secours divin, que de ramener sur notre hémisphère le soleil pendant la nuit. On sent qu'il faut absolument oublier ses goûts, ses conceptions personnelles et guider les âmes, non par sa propre voie, par son chemin à soi, mais par le chemin particulier que Jésus leur indique. Et ce n'est pas encore le plus difficile: ce qui me coûte par-dessus tout, c'est d'observer les fautes, les plus légères imperfections et de leur livrer une guerre à mort.

J'allais dire: malheureusement pour moi,—mais non, ce serait de la lâcheté,—je dis donc: heureusement pour mes sœurs, depuis que j'ai pris place dans les bras de Jésus, je suis comme le veilleur observant l'ennemi de la plus haute tourelle d'un château fort. Rien n'échappe à mes regards; souvent je suis étonnée d'y voir si clair, et je trouve le prophète Jonas bien excusable de s'être enfui de devant la face du Seigneur pour ne pas annoncer la ruine de Ninive. J'aimerais mieux recevoir mille reproches que d'en adresser un seul; mais je sens qu'il est très nécessaire que cette besogne me soit une souffrance, car lorsqu'on agit par nature, il est impossible que l'âme en défaut comprenne ses torts, elle pense tout simplement ceci: la sœur chargée de me diriger est mécontente, et son mécontentement retombe sur moi qui suis pourtant remplie des meilleures intentions.

Ma Mère, il en est de cela comme du reste: il faut que je rencontre en tout l'abnégation et le sacrifice; ainsi je sens qu'une lettre ne produira aucun fruit, tant que je ne l'écrirai pas avec une certaine répugnance et pour le seul motif d'obéir. Quand je parle avec une novice, je veille à me mortifier, j'évite de lui adresser des questions qui satisferaient ma curiosité. Si je la vois commencer une chose intéressante, puis passer à une autre qui m'ennuie sans achever la première, je me garde bien de lui rappeler cette interruption, car il me semble que l'on ne peut faire aucun bien en se recherchant soi-même.

Je sais, ma Mère, que vos petits agneaux me trouvent sévère!... S'ils lisaient ces lignes, ils diraient que cela n'a pas l'air de me coûter le moins du monde de courir après eux, de leur montrer leur belle toison salie, ou bien de leur rapporter quelques flocons de laine qu'ils ont accrochés aux ronces du chemin. Les petits agneaux peuvent dire tout ce qu'ils voudront: dans le fond, ils sentent que je les aime d'un très grand amour; non, il n'y a pas de danger que j'imite le mercenaire qui, voyant venir le loup, laisse le troupeau et s'enfuit[115]. Je suis prête à donner ma vie pour eux et mon affection est si pure que je ne désire même pas qu'ils la connaissent. Jamais, avec la grâce de Dieu, je n'ai essayé de m'attirer leurs cœurs; j'ai compris que ma mission était de les conduire à Dieu et à vous, ma Mère, qui êtes ici-bas le Dieu visible qu'ils doivent aimer et respecter.


J'ai dit qu'en instruisant les autres j'avais beaucoup appris. D'abord j'ai vu que toutes les âmes ont à peu près les mêmes combats; et, d'un autre côté, qu'il y a entre elles une différence extrême; cette différence oblige à ne pas les attirer de la même manière. Avec certaines, je sens qu'il faut me faire petite, ne point craindre de m'humilier en avouant mes luttes et mes défaites; alors elles avouent elles-mêmes facilement les fautes qu'elles se reprochent et se réjouissent que je les comprenne par expérience; avec d'autres, pour réussir, c'est la fermeté qui convient, c'est ne jamais revenir sur une chose dite: s'abaisser deviendrait faiblesse.

Le Seigneur m'a fait cette grâce de n'avoir nulle peur de la guerre; à tout prix, il faut que je fasse mon devoir. Plus d'une fois j'ai entendu ceci: «Si vous voulez obtenir quelque chose de moi, ne me prenez pas par la force mais par la douceur, autrement vous n'aurez rien.» Mais je sais que nul n'est bon juge dans sa propre cause, et qu'un enfant auquel le chirurgien fait subir une douloureuse opération, ne manquera pas de jeter les hauts cris et de dire que le remède est pire que le mal; cependant s'il se trouve guéri quelques jours après, il est tout heureux de pouvoir jouer et courir. Il en est de même pour les âmes: bientôt elles reconnaissent qu'un peu d'amertume est préférable au sucre et ne craignent pas de l'avouer.

Quelquefois c'est un spectacle vraiment féerique de constater le changement qui s'opère du jour au lendemain.

On vient me dire: «Vous aviez raison hier d'être sévère; au commencement, cela m'a révoltée, mais après je me suis souvenue de tout et j'ai vu que vous étiez très juste. En sortant de votre cellule, je pensais que c'était fini, je me disais: Je vais aller trouver notre Mère et lui dire que je n'irai plus avec ma sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, mais j'ai senti que c'était le démon qui me soufflait cela; et puis il m'a semblé que vous priiez pour moi, alors je suis restée tranquille et la lumière commence à briller; maintenant éclairez-moi tout à fait, c'est pour cela que je viens.»

Et moi, tout heureuse de suivre le penchant de mon cœur, je sers vite des mets moins amers... Oui, mais... je m'aperçois qu'il ne faut pas trop s'avancer... un mot pourrait détruire le bel édifice construit dans les larmes! Si j'ai le malheur de dire la moindre chose qui semble atténuer les vérités de la veille, je vois ma petite sœur essayer de se raccrocher aux branches... Alors j'ai recours à la prière, je jette un regard intérieur sur la Vierge Marie, et Jésus triomphe toujours! Ah! c'est la prière et le sacrifice qui font toute ma force, ce sont mes armes invincibles; elles peuvent, bien plus que les paroles, toucher les cœurs, je le sais par expérience.


Pendant le carême, il y a deux ans, une novice vint me trouver toute rayonnante: «Si vous saviez, me dit-elle, ce que j'ai rêvé cette nuit! J'étais auprès de ma sœur qui est si mondaine, et je voulais la détacher de toutes les vanités du monde; pour cela je lui expliquais ces paroles de votre cantique: Vivre d'amour:

T'aimer, Jésus, quelle perte féconde!
Tous mes parfums sont à loi sans retour.

Je sentais bien que mon discours pénétrait jusqu'au fond de son âme, et j'étais ravie de joie. Ce matin, je pense que le bon Dieu veut peut-être que je lui donne cette âme. Si je lui écrivais à Pâques pour lui raconter mon rêve et lui dire que Jésus la veut pour son épouse! Qu'en pensez-vous?» Je répondis simplement qu'elle pouvait bien en demander la permission.

Comme le carême ne touchait pas à sa fin, vous avez été surprise, ma Mère, d'une demande si prématurée; et, visiblement inspirée par le bon Dieu, vous avez répondu que les carmélites doivent sauver les âmes plutôt par la prière que par des lettres. En apprenant cette décision, je dis à ma chère petite sœur: «Il faut nous mettre à l'œuvre, prions beaucoup; quelle joie si, à la fin du carême, nous étions exaucées!» O miséricorde infinie du Seigneur! A la fin du carême, une âme de plus se consacrait à Jésus! C'était un véritable miracle de la grâce: miracle obtenu par la ferveur d'une humble novice!

Qu'elle est donc grande la puissance de la prière! On dirait une reine ayant toujours libre accès auprès du roi et pouvant obtenir tout ce qu'elle demande. Il n'est point nécessaire, pour être exaucé, de lire dans un livre une belle formule composée pour la circonstance; s'il en était ainsi, que je serais à plaindre!

En dehors de l'office divin que je suis heureuse, quoique bien indigne, de réciter chaque jour, je n'ai pas le courage de m'astreindre à chercher dans les livres de belles prières; cela me fait mal à la tête, il y en a tant! Et puis, elles sont toutes plus belles les unes que les autres! Ne pouvant donc les réciter toutes, et ne sachant lesquelles choisir, je fais comme les enfants qui ne savent pas lire: je dis tout simplement au bon Dieu ce que je veux lui dire, et toujours il me comprend.

Pour moi, la prière c'est un élan du cœur, c'est un simple regard jeté vers le ciel, c'est un cri de reconnaissance et d'amour au milieu de l'épreuve comme au sein de la joie! Enfin c'est quelque chose d'élevé, de surnaturel, qui dilate l'âme et l'unit à Dieu. Quelquefois, lorsque mon esprit se trouve dans une si grande sécheresse que je ne puis en tirer une seule bonne pensée, je récite très lentement un Pater ou un Ave Maria; ces prières seules me ravissent, elles nourrissent divinement mon âme et lui suffisent.


Mais où en étais-je de mon sujet? Me voici de nouveau perdue dans un dédale de réflexions... Pardonnez-moi, ma Mère, d'être si peu précise! Cette histoire, j'en conviens, est un écheveau bien embrouillé. Hélas! je ne saurais mieux faire; j'écris comme les pensées me viennent, je pêche au hasard dans le petit ruisseau de mon cœur, et je vous offre ensuite mes petits poissons comme ils se laissent prendre.


J'en étais donc aux novices qui souvent me disent: «Mais vous avez une réponse à tout, je croyais cette fois vous embarrasser... où donc allez-vous chercher ce que vous nous enseignez?» Il en est même d'assez candides pour croire que je lis dans leur âme, parce qu'il m'est arrivé de les prévenir en leur révélant—sans révélation—ce qu'elles pensaient.

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