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Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face: Histoire d'une âme écrite par elle-même

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CHAPELLE DU CARMEL DE LISIEUX CHAPELLE DU CARMEL DE LISIEUX
CHŒUR DES CARMÉLITES  La stalle marquée d'une croix fut celle de Sr Thérèse de l'Enfant-Jésus. A droite la grille de Communion. CHŒUR DES CARMÉLITES La stalle marquée d'une croix fut celle de Sr Thérèse de l'Enfant-Jésus. A droite la grille de Communion.

La plus ancienne du noviciat avait résolu de me cacher une grande peine qui la faisait beaucoup souffrir. Elle venait de passer une nuit d'angoisses sans vouloir verser une seule larme, craignant que ses yeux rouges ne la trahissent; lorsque, m'abordant avec le plus gracieux visage, elle me parle comme à l'ordinaire, d'une façon plus aimable encore s'il est possible. Je lui dis alors tout simplement: Vous avez du chagrin, j'en suis sûre. Aussitôt elle me regarde avec un étonnement inexprimable... sa stupéfaction est si grande qu'elle me gagne moi-même et me communique je ne sais quelle impression surnaturelle. Je sentais le bon Dieu là, tout près de nous... Sans m'en apercevoir,—car je n'ai pas le don de lire dans les âmes—j'avais prononcé une parole vraiment inspirée, et je pus ensuite consoler entièrement cette âme.


Maintenant, ma Mère bien-aimée, je vais vous confier mon meilleur profit spirituel avec les novices. Vous comprenez que tout leur est permis, il faut qu'elles puissent dire tout ce qu'elles pensent, le bien comme le mal, sans restriction. Cela leur est d'autant plus facile avec moi qu'elles ne me doivent pas le respect que l'on rend à une Maîtresse.

Je ne puis dire que Jésus me fasse marcher extérieurement par la voie des humiliations; non, il se contente de m'humilier au fond de mon âme. Devant les créatures tout me réussit, je suis le chemin périlleux des honneurs,—si l'on peut s'exprimer ainsi en religion—et je comprends à cet égard la conduite de Dieu et des supérieurs. En effet, si je passais aux yeux de la communauté pour une religieuse incapable, sans intelligence ni jugement, il vous serait impossible, ma Mère, de vous faire aider par moi. Voilà pourquoi le divin Maître a jeté un voile sur tous mes défauts intérieurs et extérieurs.

Ce voile m'attire quelques compliments de la part des novices, compliments sans flatterie, je sais qu'elles pensent ce qu'elles disent; mais vraiment cela ne m'inspire point de vanité, car j'ai sans cesse présent le souvenir de mes misères. Quelquefois cependant, il me vient un désir bien grand d'entendre autre chose que des louanges, mon âme se fatigue d'une nourriture trop sucrée, et Jésus lui fait servir alors une bonne petite salade bien vinaigrée, bien épicée: rien n'y manque, excepté l'huile, ce qui lui donne une saveur de plus.

Cette salade m'est présentée par les novices au moment où je m'y attends le moins. Le bon Dieu soulève le voile qui leur cache mes imperfections; et mes chères petites sœurs, voyant la vérité, ne me trouvent plus tout à fait à leur goût. Avec une simplicité qui me ravit, elles me disent les combats que je leur donne, ce qui leur déplaît en moi; enfin elles ne se gênent pas plus que s'il était question d'une autre, sachant qu'elles me font un grand plaisir en agissant ainsi.

Ah! vraiment c'est plus qu'un plaisir, c'est un festin délicieux qui comble mon âme de joie. Comment une chose qui déplaît tant à la nature peut-elle donner un pareil bonheur? Si je ne l'avais expérimenté, je ne le pourrais croire.

Un jour, où je désirais ardemment être humiliée, il arriva qu'une jeune postulante se chargea si bien de me satisfaire que la pensée de Séméi maudissant David me revint à l'esprit, et je répétai intérieurement avec le saint roi: «Oui, c'est bien le Seigneur qui lui a ordonné de me dire toutes ces choses.»[116]

Ainsi le bon Dieu prend soin de moi. Il ne peut toujours m'offrir le pain fortifiant de l'humiliation extérieure; mais, de temps en temps, il me permet de me nourrir des miettes qui tombent de la table des enfants[117]. Ah! que sa miséricorde est grande!


Mère bien-aimée, puisque j'essaie de chanter avec vous dès ce monde cette miséricorde infinie, je dois encore vous faire part d'un réel profit, retiré comme tant d'autres de ma petite mission. Autrefois, lorsque je voyais une sœur agir d'une façon qui me déplaisait et paraissait contre la règle, je me disais: Ah! si je pouvais donc l'avertir, lui montrer ses torts, que cela me ferait de bien! Mais en pratiquant le métier, j'ai changé de sentiment. Lorsqu'il m'arrive de voir quelque chose de travers, je pousse un soupir de soulagement:—Quel bonheur! ce n'est pas une novice, je ne suis pas obligée de la reprendre! Puis je tâche bien vite d'excuser la coupable et de lui prêter de bonnes intentions qu'elle a sans doute.


Mère vénérée, les soins que vous me prodiguez pendant ma maladie m'ont encore beaucoup instruite sur la charité. Aucun remède ne vous semble trop cher; et, s'il ne réussit pas, sans vous lasser vous essayez autre chose. Lorsque je vais en récréation, quelle attention ne faites-vous pas à me mettre à l'abri des moindres courants d'air! Ma Mère, je sens que je dois être aussi compatissante pour les infirmités spirituelles de mes sœurs, que vous l'êtes pour mon infirmité physique.

J'ai remarqué que les religieuses les plus saintes sont les plus aimées; on recherche leur conversation, on leur rend des services sans même qu'elles les demandent; enfin, ces âmes capables de supporter des manques d'égard et de délicatesse se voient entourées de l'affection générale. On peut leur appliquer cette parole de notre Père saint Jean de la Croix: «Tous les biens m'ont été donnés, quand je ne les ai plus recherchés par amour-propre.»

Les âmes imparfaites, au contraire, sont délaissées; on se tient vis-à-vis d'elles dans les bornes de la politesse religieuse: mais, craignant peut-être de leur dire quelque parole désobligeante, on évite leur compagnie. En disant les âmes imparfaites, je n'entends pas seulement les imperfections spirituelles, puisque les plus saintes ne seront parfaites qu'au ciel; j'entends aussi le manque de jugement, d'éducation, la susceptibilité de certains caractères: toutes choses qui ne rendent pas la vie agréable. Je sais bien que ces infirmités sont chroniques, sans espoir de guérison; mais je sais aussi que ma Mère ne cesserait pas de me soigner, d'essayer de me soulager, si je restais malade de longues années.

Voici la conclusion que j'en tire: Je dois rechercher la compagnie des sœurs qui ne me plaisent pas naturellement, et remplir à leur égard l'office du bon Samaritain. Une parole, un sourire aimable suffisent souvent pour épanouir une âme triste et blessée. Toutefois ce n'est pas seulement dans l'espoir de consoler que je veux être charitable: je sais qu'en poursuivant ce but je serais vite découragée; car un mot dit dans la meilleure intention sera pris peut-être tout de travers. Aussi, pour ne perdre ni mon temps, ni ma peine, j'essaie d'agir uniquement pour réjouir Nôtre-Seigneur et répondre à ce conseil de l'Evangile:

«Quand vous faites un festin, n'invitez pas vos parents et vos amis, de peur qu'ils ne vous invitent à leur tour, et qu'ainsi vous avez reçu votre récompense: mais invitez les pauvres, les boiteux, les paralytiques, et vous serez heureux de ce qu'ils ne pourront vous rendre, et votre Père qui voit dans le secret vous en récompensera.»[118]

Quel festin pourrais-je offrir à mes sœurs, si ce n'est un festin spirituel composé de charité aimable et joyeuse? Non, je n'en connais pas d'autre, et je veux imiter saint Paul qui se réjouissait avec ceux qu'il trouvait dans la joie. Il est vrai qu'il pleurait avec les affligés, et les larmes doivent quelquefois paraître dans le festin que je veux servir; mais toujours j'essaierai que les larmes se changent en sourires, puisque le Seigneur aime ceux qui donnent avec joie[119].

Je me souviens d'un acte de charité que le bon Dieu m'inspira lorsque j'étais encore novice. De cet acte tout petit en apparence, le Père céleste, qui voit dans le secret, m'a déjà récompensée sans attendre l'autre vie.

C'était avant que ma sœur Saint-Pierre tombât tout à fait infirme. Il fallait, le soir à six heures moins dix minutes, que l'on se dérangeât de l'oraison pour la conduire au réfectoire. Cela me coûtait beaucoup de me proposer; car je savais la difficulté ou plutôt l'impossibilité de contenter la pauvre malade. Cependant je ne voulais pas manquer une si belle occasion, me souvenant des paroles divines: «Ce que vous aurez fait au plus petit des miens, c'est à moi que vous l'aurez fait.»[120]

Je m'offris donc bien humblement pour la conduire, et ce ne fut pas sans peine que je parvins à faire accepter mes services. Enfin je me mis à l'œuvre avec tant de bonne volonté que je réussis parfaitement. Chaque soir, quand je la voyais agiter son sablier, je savais que cela voulait dire: Partons!

Prenant alors tout mon courage, je me levais, et puis toute une cérémonie commençait. Il fallait remuer et porter le banc d'une certaine manière, surtout ne pas se presser, ensuite la promenade avait lieu. Il s'agissait de suivre cette bonne sœur en la soutenant par la ceinture; je le faisais avec le plus de douceur qu'il m'était possible, mais si par malheur survenait un faux pas, aussitôt il lui semblait que je la tenais mal et qu'elle allait tomber.—«Ah! mon Dieu! vous allez trop vite, j'vais m'briser!» Si j'essayais alors de la conduire plus doucement:—«Mais suivez-moi donc, je n'sens pas vot'main, vous m'lâchez, j'vais tomber!... Ah! j'disais bien que vous étiez trop jeune pour me conduire.»

Enfin nous arrivions sans autre accident au réfectoire. Là, surgissaient d'autres difficultés: je devais installer ma pauvre infirme à sa place et agir adroitement pour ne pas la blesser; ensuite relever ses manches, toujours d'une certaine manière, après cela je pouvais m'en aller.

Mais je m'aperçus bientôt qu'elle coupait son pain avec une peine extrême; et depuis, je ne la quittais pas sans lui avoir rendu ce dernier service. Comme elle ne m'en avait jamais exprimé le désir, elle resta très touchée de mon attention, et ce fut par ce moyen nullement cherché que je gagnai entièrement sa confiance, surtout—je l'ai appris plus tard—parce qu'après tous mes petits services je lui faisais, disait-elle, mon plus beau sourire.


Ma Mère, il y a bien longtemps que cet acte de vertu est accompli, et pourtant le Seigneur m'en laisse le souvenir comme un parfum, une brise du ciel. Un soir d'hiver, j'accomplissais comme d'habitude l'humble office dont je viens de parler: il faisait froid, il faisait nuit... Tout à coup, j'entendis dans le lointain le son harmonieux de plusieurs instruments de musique, et je me représentai un salon richement meublé, éclairé de brillantes lumières, étincelant de dorures; dans ce salon, des jeunes filles élégamment vêtues recevant et prodiguant mille politesses mondaines. Puis mon regard se porta sur la pauvre malade que je soutenais. Au lieu d'une mélodie, j'entendais de temps à autre ses gémissements plaintifs; au lieu de dorures, je voyais les briques de notre cloître austère à peine éclairé d'une faible lueur.

Ce contraste impressionna doucement mon âme. Le Seigneur l'illumina des rayons de la vérité qui surpassent tellement l'éclat ténébreux des plaisirs de la terre que, pour jouir mille ans de ces fêtes mondaines, je n'aurais pas donné les dix minutes employées à mon acte de charité.

Ah! si déjà dans la souffrance, au sein du combat, on peut goûter de semblables délices en pensant que Dieu nous a retirées du monde, que sera-ce là-haut lorsque nous verrons, au milieu d'une gloire éternelle et d'un repos sans fin, la grâce incomparable qu'il nous a faite en nous choisissant pour habiter dans sa maison, véritable portique des cieux?


Ce n'est pas toujours avec ces transports d'allégresse que j'ai pratiqué la charité; mais, au commencement de ma vie religieuse, Jésus voulut me faire sentir combien il est doux de le voir dans l'âme de ses épouses: aussi, lorsque je conduisais ma sœur Saint-Pierre, c'était avec tant d'amour, qu'il m'eût été impossible de mieux faire si j'avais conduit Nôtre-Seigneur lui-même.


La pratique de la charité ne m'a pas toujours été si douce, je vous le disais à l'instant, ma Mère chérie. Pour vous le prouver, je vais vous raconter, entre bien d'autres, quelques-uns de mes combats.

Longtemps, à l'oraison, je ne fus pas éloignée d'une sœur qui ne cessait de remuer, ou son chapelet, ou je ne sais quelle autre chose; peut-être n'y avait-il que moi à l'entendre, car j'ai l'oreille extrêmement fine; mais dire la fatigue que j'en éprouvais serait chose impossible! J'aurais voulu tourner la tête pour regarder la coupable et faire cesser son tapage; cependant au fond du cœur, je sentais qu'il valait mieux souffrir cela patiemment pour l'amour du bon Dieu d'abord, et puis aussi pour éviter une occasion de peine.

Je restais donc tranquille, mais parfois la sueur m'inondait, et j'étais obligée de faire simplement une oraison de souffrance. Enfin je cherchais le moyen de souffrir avec paix et joie, au moins dans l'intime de l'âme; alors je tâchais d'aimer ce petit bruit désagréable. Au lieu d'essayer de ne pas l'entendre,—chose impossible—je mettais mon attention à le bien écouter, comme s'il eût été un ravissant concert; et mon oraison, qui n'était pas celle de quiétude, se passait à offrir ce concert à Jésus.

Une autre fois, je me trouvais à la buanderie devant une sœur qui, tout en lavant les mouchoirs, me lançait de l'eau sale à chaque instant. Mon premier mouvement fut de me reculer en m'essuyant le visage, afin de montrer à celle qui m'aspergeait de la sorte qu'elle me rendrait service en se tenant tranquille; mais aussitôt je pensai que j'étais bien sotte de refuser des trésors que l'on m'offrait si généreusement, et je me gardai bien de faire paraître mon ennui. Je fis tous mes efforts, au contraire, pour désirer recevoir beaucoup d'eau sale, si bien qu'au bout d'une demi-heure, j'avais vraiment pris goût à ce nouveau genre d'aspersion, et je me promis de revenir autant que possible à cette place fortunée où l'on servait gratuitement tant de richesses.

Ma Mère, vous voyez que je suis une très petite âme qui ne peut offrir au bon Dieu que de très petites choses; encore m'arrive-t-il souvent de laisser échapper ces petits sacrifices qui donnent tant de paix au cœur; mais cela ne me décourage pas, je supporte d'avoir un peu moins de paix et je tâche d'être plus vigilante une autre fois.


Ah! que le Seigneur me rend heureuse! Qu'il est facile et doux de le servir sur la terre! Oui, toujours, je le répète, il m'a donné ce que j'ai désiré, ou plutôt il m'a fait désirer ce qu'il voulait me donner. Ainsi, peu de temps avant ma terrible tentation contre la foi, je me disais: Vraiment, je n'ai pas de grandes peines extérieures, et, pour en avoir d'intérieures, il faudra que le bon Dieu change ma voie; je ne crois pas qu'il le fasse. Pourtant je ne puis toujours vivre ainsi dans le repos. Quel moyen donc trouvera-t-il?

La réponse ne se fit pas attendre; elle me montra que Celui que j'aime n'est jamais à court de moyens; car, sans changer ma voie, il me donna cette grande épreuve qui vint mêler bientôt une salutaire amertume à toutes mes douceurs.

VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE  PAR LA BOUCHE D'ENFANTS TU T'ES FONDÉ UNE FORCE VICTORIEUSE POUR CONFONDRE TES ENNEMIS ET POUR IMPOSER SILENCE AUX BLASPHÉMATEURS. Ps. VIII  «Dans le cœur de l'Eglise, ma Mère, je serai l'Amour...—Mes frères travaillent à ma place, et moi, petite enfant, je me tiens près du trône royal. Je jette les fleurs des petits sacrifices, je chante le cantique de l'Amour. J'aime pour ceux qui combattent.» VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE

PAR LA BOUCHE D'ENFANTS TU T'ES FONDÉ UNE FORCE VICTORIEUSE POUR CONFONDRE TES ENNEMIS ET POUR IMPOSER SILENCE AUX BLASPHÉMATEURS. Ps. VIII

«Dans le cœur de l'Eglise, ma Mère, je serai l'Amour...—Mes frères travaillent à ma place, et moi, petite enfant, je me tiens près du trône royal. Je jette les fleurs des petits sacrifices, je chante le cantique de l'Amour. J'aime pour ceux qui combattent.»

CHAPITRE XI

Deux frères prêtres—Ce qu'elle entend par ces paroles du livre des Cantiques: «Attirez-moi...»—Sa confiance en Dieu.—Une visite du Ciel.—Elle trouve son repos dans l'amour.—Sublime enfance.—Appel à toutes les «petites âmes».

——

Ce n'est pas seulement lorsqu'il veut m'envoyer des épreuves que Jésus me le fait pressentir et désirer. Depuis bien longtemps je gardais un désir qui me paraissait irréalisable: celui d'avoir un frère prêtre. Je pensais souvent que, si mes petits frères ne s'étaient pas envolés au ciel, j'aurais eu le bonheur de les voir monter à l'autel; ce bonheur je le regrettais! Et voilà que le bon Dieu, dépassant mon rêve,—puisque je désirais seulement un frère prêtre qui, chaque jour, pensât à moi au saint autel—m'a unie par les liens de l'âme à deux de ses apôtres. Je veux, ma Mère bien-aimée, vous raconter en détail comment le divin Maître combla mes vœux.


Ce fut notre Mère sainte Thérèse qui m'envoya pour bouquet de fête, en 1895, mon premier frère. C'était un jour de lessive, j'étais bien occupée de mon travail, lorsque Mère Agnès de Jésus[121], alors Prieure, me prit à l'écart et me lut une lettre d'un jeune séminariste, lequel, inspiré disait-il par sainte Thérèse, demandait une sœur qui se dévouât spécialement à son salut et au salut des âmes dont il s'occuperait dans la suite; il promettait d'avoir toujours un souvenir pour celle qui deviendrait sa sœur, quand il pourrait offrir le Saint Sacrifice. Et je fus choisie pour devenir la sœur de ce futur missionnaire.

Ma Mère, je ne saurais vous dire mon bonheur. Mon désir, ainsi comblé d'une façon inespérée, fit naître dans mon cœur une joie que j'appellerai enfantine; car il me faut remonter aux jours de mon enfance pour trouver le souvenir de ces joies si vives que l'âme est trop petite pour les contenir. Jamais, depuis des années, je n'avais goûté ce genre de bonheur; je sentais que de ce côté mon âme était neuve, comme si l'on eût touché en elle des cordes musicales restées jusque-là dans l'oubli.

Comprenant les obligations que je m'imposais, je me mis à l'œuvre, essayant de redoubler de ferveur, et j'écrivis de temps à autre quelques lettres à mon nouveau frère. Sans doute, c'est par la prière et le sacrifice qu'on peut aider les missionnaires, mais parfois, lorsqu'il plaît à Jésus d'unir deux âmes pour sa gloire, il permet qu'elles puissent se communiquer leurs pensées afin de s'exciter à aimer Dieu davantage.

Je le sais, il faut pour cela une volonté expresse de l'autorité; il me semble qu'autrement cette correspondance sollicitée ferait plus de mal que de bien, sinon au missionnaire, du moins à la carmélite continuellement portée par son genre de vie à se replier sur elle-même. Au lieu de l'unir au bon Dieu, cet échange de lettres—même éloigné—lui occuperait inutilement l'esprit; elle s'imaginerait peut-être faire des merveilles, et réellement ne ferait rien du tout que de se procurer, sous couleur de zèle, une distraction superflue.


Mère bien-aimée, me voici partie moi-même, non pas dans une distraction, mais dans une dissertation également superflue... Je ne me corrigerai jamais de ces longueurs qui devront être pour vous si fatigantes à lire! Pardonnez-moi, et permettez que je recommence à la prochaine occasion.

L'année dernière, à la fin de mai, ce fut à votre tour de me donner mon second frère; et sur ma réflexion, qu'ayant offert déjà mes pauvres mérites pour un futur apôtre je croyais ne pouvoir le faire encore aux intentions d'un autre, vous me fîtes cette réponse: que l'obéissance doublerait mes mérites.

Dans le fond de mon âme je pensais bien cela; et, puisque le zèle d'une carmélite doit embrasser le monde, j'espère même, avec la grâce de Dieu, être utile à plus de deux missionnaires. Je prie pour tous, sans laisser de côté les simples prêtres, dont le ministère est aussi difficile parfois que celui des apôtres prêchant les infidèles. Enfin je veux être «fille de l'Eglise» comme notre Mère sainte Thérèse, et prier à toutes les intentions du Vicaire de Jésus-Christ. C'est le but général de ma vie.

Mais, comme je me serais unie spécialement aux œuvres de mes petits frères chéris s'ils eussent vécu, sans délaisser pour cela les grands intérêts de l'Eglise qui embrassent l'univers, ainsi je reste particulièrement unie aux nouveaux frères que Jésus m'a donnés. Tout ce qui m'appartient appartient à chacun d'eux, je sens que Dieu est trop bon, trop généreux pour faire des partages; il est si riche qu'il donne sans mesure ce que je lui demande, bien que je ne me perde pas en de longues énumérations.

Depuis que j'ai seulement deux frères et mes petites sœurs les novices, si je voulais détailler les besoins de chaque âme, les journées seraient trop courtes, et je craindrais fort d'oublier quelque chose d'important. Aux âmes simples il ne faut pas de moyens compliqués, et comme je suis de ce nombre, Nôtre-Seigneur m'a inspiré lui-même un petit moyen très simple d'accomplir mes obligations.


Un jour, après la sainte communion, il m'a fait comprendre cette parole des Cantiques: «Attirez-moi, nous courrons à l'odeur de vos parfums.»[122] O Jésus, il n'est donc pas nécessaire de dire: En m'attirant, attirez les âmes que j'aime. Cette simple parole: «Attirez-moi» suffit! Oui, lorsqu'une âme s'est laissé captiver par l'odeur enivrante de vos parfums, elle ne saurait courir seule, toutes les âmes qu'elle aime sont entraînées à sa suite; c'est une conséquence naturelle de son attraction vers vous!

De même qu'un torrent entraîne après lui, dans les profondeurs des mers, ce qu'il rencontre sur son passage; de même, ô mon Jésus, l'âme qui se plonge dans l'océan sans rivages de votre amour attire après elle tous ses trésors! Seigneur, vous le savez, ces trésors pour moi ce sont les âmes qu'il vous a plu d'unir à la mienne; ces trésors, c'est vous qui me les avez confiés; aussi j'ose emprunter vos propres paroles, celles du dernier soir qui vous vit encore sur notre terre, voyageur et mortel.

Jésus, mon Bien-Aimé! je ne sais pas quel jour mon exil finira... plus d'un soir, peut-être, me verra chanter encore ici-bas vos miséricordes; mais enfin, pour moi aussi viendra le dernier soir... alors je veux pouvoir vous dire:


«Je vous ai glorifié sur la terre, j'ai accompli l'œuvre que vous m'avez donnée à faire, j'ai fait connaître votre Nom à ceux que vous m'avez donnés; ils étaient à vous, et vous me les avez donnés. C'est maintenant qu'ils connaissent que tout ce que vous m'avez donné vient de vous: car je leur ai communiqué les paroles que vous m'avez confiées; ils les ont reçues, et ils ont cru que c'est vous qui m'avez envoyée. Je prie pour ceux que vous m'avez donnés, parce qu'ils sont à vous. Je ne suis plus dans le monde, mais pour eux ils y sont encore, tandis que je retourne à vous. Conservez-les à cause de votre Nom.

«Je vais maintenant à vous; et c'est afin que la joie qui vient de vous soit parfaite en eux que je dis ceci, à présent que je suis dans le monde... Je ne vous prie pas de les ôter du monde, mais de les préserver du mal. Ils ne sont point du monde, de même que moi je ne suis pas du monde non plus.

«Ce n'est pas seulement pour eux que je prie, mais c'est encore pour ceux qui croiront en vous sur ce qu'ils leur entendront dire.

«Mon Dieu, je souhaite qu'où je serai, ceux que vous m'avez donnés y soient aussi avec moi; et que le monde connaisse que vous les avez aimés comme vous m'avez aimée moi-même.» [123]


Oui, Seigneur, voilà ce que je voudrais répéter après vous avant de m'envoler dans vos bras! C'est peut-être de la témérité; mais non... Depuis longtemps, ne m'avez-vous pas permis d'être audacieuse avec vous? Comme le père de l'enfant prodigue parlant à son fils aîné, vous m'avez dit: «Tout ce qui est à moi est à toi.»[124] Vos paroles, ô Jésus, sont donc à moi, et je puis m'en servir pour attirer sur les âmes qui m'appartiennent les faveurs du Père céleste.

Vous le savez, ô mon Dieu, je n'ai jamais désiré que vous aimer uniquement, je n'ambitionne pas d'autre gloire. Votre amour m'a prévenue dès mon enfance, il a grandi avec moi, et maintenant c'est un abîme dont je ne puis sonder la profondeur.

L'amour attire l'amour, le mien s'élance vers vous, il voudrait combler l'abîme qui l'attire; mais, hélas! ce n'est même pas une goutte de rosée perdue dans l'Océan! Pour vous aimer comme vous m'aimez, il me faut emprunter votre propre amour, alors seulement je trouve le repos. O mon Jésus, il me semble que vous ne pouvez combler une âme de plus d'amour que vous n'avez comblé la mienne, c'est pour cela que j'ose vous demander d'aimer ceux que vous m'avez donnés comme vous m'avez aimée moi-même.

Un jour, au ciel, si je découvre que vous les aimez plus que moi, je m'en réjouirai, reconnaissant dès ce monde que ces âmes le méritent davantage; mais ici-bas, je ne puis concevoir une plus grande immensité d'amour que celle dont il vous a plu de me gratifier, sans aucun mérite de ma part.


Ma Mère, je suis tout étonnée de ce que je viens d'écrire, je n'en avais pas l'intention!

En répétant ce passage du saint Evangile: «Je leur ai commimique les paroles que vous m'avez confiées», je ne pensais pas à mes frères, mais à mes petites sœurs du noviciat; car je ne me crois pas capable d'instruire des missionnaires. Ce que j'écrivais pour eux, c'était la prière de Jésus: «Je ne vous prie pas de les ôter du monde... Je vous prie encore pour ceux qui croiront en vous sur ce qu'ils leur entendront dire.» Comment, en effet, pourrais-je laisser dans l'oubli les âmes qui deviendront leur conquête par la souffrance et la prédication?

Mais je n'ai pas expliqué toute ma pensée sur ce passage des Cantiques sacrés: «Attirez-moi, nous courrons...»

«Personne, a dit Jésus, ne peut venir après moi si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire[125] Ensuite il nous enseigne qu'il suffit de frapper pour se faire ouvrir, de chercher pour trouver, et de tendre humblement la main pour recevoir. Il ajoute que tout ce qu'on demande à son Père en son Nom, il l'accorde. C'est pour cela sans doute que l'Esprit-Saint, avant la naissance de Jésus, dicta cette prière prophétique: «Attirez-moi, nous courrons...»

Demander d'être attiré, c'est vouloir s'unir d'une manière intime à l'objet qui captive le cœur. Si le feu et le fer étaient doués de raison et que ce dernier dit à l'autre: «Attire-moi», ne prouverait-il pas son désir de s'identifier au feu jusqu'à partager sa substance? Eh bien! voilà justement ma prière. Je demande à Jésus de m'attirer dans les flammes de son amour, de m'unir si étroitement à lui qu'il vive et agisse en moi. Je sens que, plus le feu de l'amour embrasera mon cœur, plus je dirai: «Attirez-moi», plus aussi les âmes qui s'approcheront de la mienne courront avec vitesse à l'odeur des parfums du Bien-Aimé.

Oui, elles courront, nous courrons ensemble; car les âmes embrasées ne peuvent rester inactives. Sans doute, comme sainte Madeleine, elles se tiennent aux pieds de Jésus, écoutant sa parole douce et enflammée. Paraissant ne rien donner, elles donnent bien plus que Marthe qui se tourmente de beaucoup de choses[126]. Ce ne sont pas cependant les travaux de Marthe, mais son inquiétude seule, que Jésus blâme; ces mêmes travaux, sa divine Mère s'y est humblement soumise, puisqu'il lui fallait préparer les repas de la sainte Famille.

Tous les saints ont compris cela, et plus particulièrement peut-être ceux qui remplirent l'univers de l'illumination de la doctrine évangélique. N'est-ce pas dans l'oraison que saint Paul, saint Augustin, saint Thomas d'Aquin, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse et tant d'autres amis de Dieu ont puisé cette science admirable qui ravit les plus grands génies?

Un savant l'a dit: «Donnez-moi un point d'appui et, avec un levier, je soulèverai le monde.» Ce qu'Archimède n'a pu obtenir, les saints l'ont reçu pleinement. Le Tout-Puissant leur a donné un point d'appui: Lui-même, Lui seul! Pour levier, l'oraison qui embrase d'un feu d'amour; et c'est ainsi qu'ils ont soulevé le monde, c'est ainsi que les saints encore militants le soulèvent et le soulèveront jusqu'à la fin des temps.


Ma Mère chérie, il me reste à vous dire ce que j'entends par l'odeur des parfums du Bien-Aimé. Puisque Jésus est remonté au ciel, je ne puis le suivre qu'aux traces qu'il a laissées. Ah! que ces traces sont lumineuses! qu'elles sont divinement embaumées! Je n'ai qu'à jeter les yeux sur le saint Evangile: aussitôt je respire le parfum de la vie de Jésus et je sais de quel côté courir. Ce n'est pas à la première place, mais à la dernière que je m'élance. Je laisse le pharisien monter, et je répète, remplie de confiance, l'humble prière du publicain. Ah! surtout, j'imite la conduite de Madeleine, son étonnante ou plutôt son amoureuse audace qui charme le Cœur de Jésus, séduit le mien!

Ce n'est pas parce que j'ai été préservée du péché mortel que je m'élève à Dieu par la confiance et l'amour. Ah! je le sens, quand même j'aurais sur la conscience tous les crimes qui se peuvent commettre, je ne perdrais rien de ma confiance; j'irais, le cœur brisé de repentir, me jeter dans les bras de mon Sauveur. Je sais qu'il chérit l'enfant prodigue, j'ai entendu ses paroles à sainte Madeleine, à la femme adultère, à la Samaritaine. Non, personne ne pourrait m'effrayer; car je sais à quoi m'en tenir sur son amour et sa miséricorde. Je sais que toute cette multitude d'offenses s'abîmerait en un clin d'œil, comme une goutte d'eau jetée dans un brasier ardent.

Il est rapporté dans la Vie des Pères du désert, que l'un d'eux convertit une pécheresse publique dont les désordres scandalisaient une contrée entière. Cette pécheresse, touchée de la grâce, suivait le saint dans le désert pour y accomplir une rigoureuse pénitence, quand, la première nuit du voyage, avant même d'être rendue au lieu de sa retraite, ses liens mortels furent brisés par l'impétuosité de son repentir plein d'amour; et le solitaire vit, au même instant, son âme portée par les Anges dans le sein de Dieu.

Voilà un exemple bien frappant de ce que je voudrais dire, mais ces choses ne peuvent s'exprimer... Ah! ma Mère, si les âmes faibles et imparfaites comme la mienne sentaient ce que je sens, aucune ne désespérerait d'atteindre le sommet de la montagne de l'Amour, puisque Jésus ne demande pas de grandes actions, mais seulement l'abandon et la reconnaissance.

«Je n'ai nul besoin, dit-il, des boucs de vos troupeaux, parce que toutes les bêtes des forêts m'appartiennent et les milliers d'animaux qui paissent sur les collines: je connais tous les oiseaux des montagnes.

«Si j'avais faim, ce n'est pas à vous que je le dirais: car la terre et tout ce qu'elle contient est à moi. Est-ce que je dois manger la chair des taureaux et boire le sang des boucs? Immolez a Dieu des sacrifices de louanges et d'actions de graces[127]


Voilà donc tout ce que Jésus réclame de nous! Il n'a pas besoin de nos œuvres, mais uniquement de notre amour. Ce même Dieu, qui déclare n'avoir nul besoin de nous dire s'il a faim, n'a pas craint de mendier un peu d'eau à la Samaritaine..... Il avait soif!!! Mais en disant: «Donne-moi à boire[128]», c'était l'amour de sa pauvre créature que le Créateur de l'univers réclamait. Il avait soif d'amour!

Oui, plus que jamais Jésus est altéré. Il ne rencontre que des ingrats et des indifférents parmi les disciples du monde; et parmi ses disciples à lui, il trouve, hélas! bien peu de cœurs qui se livrent sans aucune réserve à la tendresse de son Amour infini.

Mère chérie, que nous sommes heureuses de comprendre les intimes secrets de notre Epoux! Ah! si vous vouliez écrire ce que vous en connaissez, nous aurions de belles pages à lire. Mais, je le sais, vous aimez mieux, comme la sainte Vierge, conserver au fond de votre cœur toutes ces choses[129]... A moi, vous dites qu'il est honorable de publier les œuvres du Très-Haut[130]. Je trouve que vous avez raison de garder le silence; il est vraiment impossible de redire avec des paroles terrestres les secrets du ciel!

Pour moi, après avoir tracé toutes ces pages, je trouve n'avoir pas encore commencé. Il y a tant d'horizons divers, tant de nuances variées à l'infini, que la palette du peintre céleste pourra seule, après la nuit de cette vie, me fournir les couleurs divines capables de peindre les merveilles qu'il découvre à l'œil de mon âme.

Ancien cimetière intérieur du Carmel de Lisieux. Ancien cimetière intérieur du Carmel de Lisieux.
Ah! dés à present je le reconnais; oui, toutes mes espérances seront comblées... oui, le Seigneur fera pour moi des merveilles qui surpasseront infiniment mes immenses désirs!..

Cependant, ma Mère vénérée, puisque vous me témoignez le désir de connaître à fond, autant que possible, tous les sentiments de mon cœur, puisque vous voulez que je mette par écrit le rêve le plus consolant de ma vie, je terminerai l'histoire de mon âme par cet acte d'obéissance. Si vous le permettez, c'est à Jésus que je m'adresserai; de la sorte, je parlerai plus facilement. Vous trouverez peut-être mes expressions exagérées; pourtant, je vous assure qu'il n'y a aucune exagération dans mon cœur: tout y est calme et reposé.


O Jésus, qui pourra dire avec quelle tendresse, quelle douceur vous conduisez ma petite âme!...

L'orage grondait bien fort en elle depuis la belle fête de votre triomphe, la radieuse fête de Pâques; lorsqu'un des jours du mois de mai, vous avez fait luire dans ma sombre nuit un pur rayon de votre grâce...

Pensant aux songes mystérieux que vous accordez parfois à vos privilégiés, je me disais que cette consolation n'était pas faite pour moi; que, pour moi, c'était la nuit, toujours la nuit profonde! Et sous l'orage, je m'endormis.

Le lendemain, 10 mai, aux premières lueurs de l'aurore, je me trouvai, pendant mon sommeil, dans une galerie où je me promenais seule avec notre Mère. Tout à coup, sans savoir comment elles étaient entrées, j'aperçus trois carmélites revêtues de leurs manteaux et grands voiles, et je compris qu'elles venaient du ciel. «Ah! que je serais heureuse, pensai-je, de voir le visage d'une de ces carmélites!» Comme si ma prière eût été entendue, la plus grande des saintes s'avança vers moi et je tombai à genoux. O bonheur! elle leva son voile, ou plutôt le souleva et m'en couvrit.

Sans aucune hésitation, je reconnus la Vénérable Mère Anne de Jésus, fondatrice du Carmel en France[131]. Son visage était beau, d'une beauté immatérielle; aucun rayon ne s'en échappait, et cependant, malgré le voile épais qui nous enveloppait toutes les deux, je voyais ce céleste visage éclairé d'une lumière ineffablement douce qu'il semblait produire de lui-même.

La sainte me combla de caresses et, me voyant si tendrement aimée, j'osai prononcer ces paroles: «O ma Mère, je vous en supplie, dites-moi si le bon Dieu me laissera longtemps sur la terre? Viendra-t-il bientôt me chercher?» Elle sourit avec tendresse.—«Oui, bientôt... bientôt... Je vous le promets.»—«Ma Mère, ajoutai-je, dites-moi encore si le bon Dieu ne me demande pas autre chose que mes pauvres petites actions et mes désirs; est-il content de moi?»

A ce moment, le visage de la Vénérable Mère resplendit d'un éclat nouveau, et son expression me parut incomparablement plus tendre.—«Le bon Dieu ne demande rien autre chose de vous, me dit-elle, il est content, très content!...» Et me prenant la tête dans ses mains, elle me prodigua de telles caresses, qu'il me serait impossible d'en rendre la douceur. Mon cœur était dans la joie, mais je me souvins de mes sœurs et je voulus demander quelques grâces pour elles... Hélas! je m'éveillai!

Je ne saurais redire l'allégresse de mon âme. Plusieurs mois se sont écoulés depuis cet ineffable rêve, et cependant le souvenir qu'il me laisse n'a rien perdu de sa fraîcheur, de ses charmes célestes. Je vois encore le regard et le sourire pleins d'amour de cette sainte carmélite, je crois sentir encore les caresses dont elle me combla.

O Jésus, vous aviez commandé aux vents et à la tempête, et il s'était fait un grand calme[132].

A mon réveil, je croyais, je sentais qu'il y a un ciel, et que ce ciel est peuplé d'âmes qui me chérissent et me regardent comme leur enfant. Cette impression reste dans mon cœur, d'autant plus douce que la Vénérable Mère Anne de Jésus m'avait été jusqu'alors, j'ose presque dire indifférente; je ne l'avais jamais invoquée, et sa pensée ne me venait à l'esprit qu'en entendant parler d'elle, chose assez rare.

Et maintenant, je sais, je comprends combien de son côté je lui étais peu indifférente, et cette pensée augmente mon amour, non seulement pour elle, mais pour tous les bienheureux habitants de la céleste patrie.

O mon Bien-Aimé! cette grâce n'était que le prélude des grâces plus grandes encore dont vous vouliez me combler; laissez-moi vous les rappeler aujourd'hui, et pardonnez-moi si je déraisonne en voulant redire mes espérances et mes désirs qui touchent à l'infini... pardonnez-moi et guérissez mon âme en lui donnant ce qu'elle espère!

Etre votre épouse, ô Jésus! être carmélite, être, par mon union avec vous, la mère des âmes, tout cela devrait me suffire. Cependant je sens en moi d'autres vocations: je me sens la vocation de guerrier, de prêtre, d'apôtre, de docteur, de martyr... Je voudrais accomplir toutes les œuvres les plus héroïques, je me sens le courage d'un croisé, je voudrais mourir sur un champ de bataille pour la défense de l'Eglise.

La vocation de prêtre! Avec quel amour, ô Jésus, je vous porterais dans mes mains lorsque ma voix vous ferait descendre du ciel! avec quel amour je vous donnerais aux âmes! Mais hélas! tout en désirant être prêtre, j'admire et j'envie l'humilité de saint François d'Assise, et je me sens la vocation de l'imiter en refusant la sublime dignité du sacerdoce. Comment donc allier ces contrastes?

Je voudrais éclairer les âmes comme les prophètes, les docteurs. Je voudrais parcourir la terre, prêcher votre Nom et planter sur le sol infidèle votre croix glorieuse, ô mon Bien-Aimé! Mais une seule mission ne me suffirait pas: je voudrais en même temps annoncer l'Evangile dans toutes les parties du monde, et jusque dans les îles les plus reculées. Je voudrais être missionnaire, non seulement pendant quelques années, mais je voudrais l'avoir été depuis la création du monde, et continuer de l'être jusqu'à la consommation des siècles.

Ah! par-dessus tout, je voudrais le martyre. Le martyre! voilà le rêve de ma jeunesse; ce rêve a grandi avec moi dans ma petite cellule du Carmel. Mais c'est là une autre folie; car je ne désire pas un seul genre de supplice, pour me satisfaire il me les faudrait tous...

Comme vous, mon Epoux adoré, je voudrais être flagellée, crucifiée... Je voudrais mourir dépouillée comme saint Barthélémy; comme saint Jean, je voudrais être plongée dans l'huile bouillante; je désire, comme saint Ignace d'Antioche, être broyée par la dent des bêtes, afin de devenir un pain digne de Dieu. Avec sainte Agnès et sainte Cécile, je voudrais présenter mon cou au glaive du bourreau; et comme Jeanne d'Arc, sur un bûcher ardent, murmurer le nom de Jésus!

Si ma pensée se porte sur les tourments inouïs qui seront le partage des chrétiens au temps de l'Antéchrist, je sens mon cœur tressaillir, je voudrais que ces tourments me fussent réservés. Ouvrez, mon Jésus, votre Livre de Vie, où sont rapportées les actions de tous les Saints; ces actions, je voudrais les avoir accomplies pour vous!

A toutes mes folies, qu'allez-vous répondre? Y a-t-il sur la terre une âme plus petite, plus impuissante que la mienne? Cependant, à cause même de ma faiblesse, vous vous êtes plu à combler mes petits désirs enfantins; et vous voulez aujourd'hui combler d'autres désirs plus grands que l'univers...


Ces aspirations devenant un véritable martyre, j'ouvris un jour les épîtres de saint Paul, afin de chercher quelque remède à mon tourment. Les chapitres xii et xiii de la première épître aux Corinthiens me tombèrent sous les yeux. J'y lus que tous ne peuvent être à la fois apôtres, prophètes et docteurs, que l'Eglise est composée de différents membres, et que l'œil ne saurait être en même temps la main.

La réponse était claire, mais ne comblait pas mes vœux et ne me donnait pas la paix. «M'abaissant alors jusque dans les profondeurs de mon néant, je m'élevai si haut que je pus atteindre mon but.»[133] Sans me décourager, je continuai ma lecture et ce conseil me soulagea: «Recherchez avec ardeur les dons les plus parfaits; mais je vais encore vous montrer une voie plus excellente.»[134]

Et l'Apôtre explique comment tous les dons les plus parfaits ne sont rien sans l'Amour, que la Charité est la voie la plus excellente pour aller sûrement à Dieu. Enfin j'avais trouvé le repos!

Considérant le corps mystique de la sainte Eglise, je ne m'étais reconnue dans aucun des membres décrits par saint Paul, ou plutôt je voulais me reconnaître en tous. La Charité me donna la clef de ma vocation. Je compris que, si l'Eglise avait un corps composé de différents membres, le plus nécessaire, le plus noble de tous les organes ne lui manquait pas; je compris qu'elle avait un cœur, et que ce cœur était brûlant d'amour; je compris que l'amour seul faisait agir ses membres, que, si l'amour venait à s'éteindre, les apôtres n'annonceraient plus l'Evangile, les martyrs refuseraient de verser leur sang. Je compris que l'amour renfermait toutes les vocations, que l'amour était tout, qu'il embrassait tous les temps et tous les lieux, parce qu'il est éternel!

Alors, dans l'excès de ma joie délirante, je me suis écriée: «O Jésus, mon amour! ma vocation, enfin je l'ai trouvée! ma vocation, c'est l'amour! Oui, j'ai trouvé ma place au sein de l'Eglise, et cette place, ô mon Dieu, c'est vous qui me l'avez donnée: dans le cœur de l'Eglise ma Mère, je serai l'amour!... Ainsi je serai tout; ainsi mon rêve sera réalisé!»

Pourquoi parler de joie délirante? Non, cette expression n'est pas juste; c'est plutôt la paix qui devint mon partage, la paix calme et sereine du navigateur apercevant le phare qui lui indique le port. O phare lumineux de l'amour! je sais comment arriver jusqu'à toi, j'ai trouvé le secret de m'approprier tes flammes!

Je ne suis qu'une enfant impuissante et faible; cependant, c'est ma faiblesse même qui me donne l'audace de m'offrir en victime à votre amour, ô Jésus! Autrefois les hosties pures et sans taches étaient seules agréées par le Dieu fort et puissant: pour satisfaire à la justice divine il fallait des victimes parfaites; mais à la loi de crainte a succédé la loi d'amour, et l'amour m'a choisie pour holocauste, moi, faible et imparfaite créature! Ce choix n'est-il pas digne de l'amour? Oui, pour que l'amour soit pleinement satisfait, il faut qu'il s'abaisse jusqu'au néant et qu'il transforme en feu ce néant.

O mon Dieu, je le sais, l'amour ne se paie que par l'amour[135]. Aussi j'ai cherché, j'ai trouvé le moyen de soulager mon cœur en vous rendant amour pour amour.

«Employez les richesses qui rendent injustes à vous faire des amis qui vous reçoivent dans les Tabernacles éternels.»[136] Voilà, Seigneur, le conseil que vous donnez à vos disciples, après leur avoir dit que les enfants de ténèbres sont plus habiles dans leurs affaires que les enfants de lumière[137].

Enfant de lumière, j'ai compris que mes désirs d'être tout, d'embrasser toutes les vocations, étaient des richesses qui pourraient bien me rendre injuste; alors je m'en suis servie à me faire des amis. Me souvenant de la prière d'Elisée au prophète Elie, lorsqu'il lui demanda son double esprit, je me présentai devant les Anges et l'assemblée des Saints et je leur dis: «Je suis la plus petite des créatures, je connais ma misère, mais je sais aussi combien les cœurs nobles et généreux aiment à faire du bien; je vous conjure donc, bienheureux habitants de la cité céleste, de m'adopter pour enfant: à vous seul reviendra la gloire que vous me ferez acquérir; daignez exaucer ma prière, obtenez-moi, je vous en supplie, votre double amour

Seigneur, je ne puis approfondir ma demande, je craindrais de me trouver accablée sous le poids de mes désirs audacieux! Mon excuse, c'est mon titre d'enfant: les enfants ne réfléchissent pas à la portée de leurs paroles. Cependant, si leur père, si leur mère montent sur le trône et possèdent d'immenses trésors, ils n'hésitent pas à contenter les désirs des petits êtres qu'ils chérissent plus qu'eux-mêmes. Pour leur faire plaisir, ils font des folies, ils vont même jusqu'à la faiblesse.

Eh bien, je suis l'enfant de la sainte Eglise. L'Eglise est reine puisqu'elle est votre Epouse, ô divin Roi des rois! Ce ne sont pas les richesses et la gloire—même la gloire du ciel—que réclame mon cœur. La gloire, elle appartient de droit à mes frères: les Anges et les Saints. Ma gloire à moi sera le reflet qui rejaillira du front de ma Mère. Ce que je demande, c'est l'amour! Je ne sais plus qu'une chose, vous aimer, ô Jésus! Les œuvres éclatantes me sont interdites, je ne puis prêcher l'Evangile, verser mon sang... qu'importe? Mes frères travaillent à ma place, et moi, petit enfant, je me tiens tout près du trône royal, j'aime pour ceux qui combattent.

Mais comment témoignerai-je mon amour, puisque l'amour se prouve par les œuvres? Eh bien! le petit enfant jettera des fleurs... il embaumera de ses parfums le trône divin, il chantera de sa voix argentine le cantique de l'amour!

Oui, mon Bien-Aimé, c'est ainsi que ma vie éphémère se consumera devant vous. Je n'ai pas d'autre moyen pour vous prouver mon amour que de jeter des fleurs: c'est-à-dire de ne laisser échapper aucun petit sacrifice, aucun regard, aucune parole, de profiter des moindres actions et de les faire par amour. Je veux souffrir par amour et même jouir par amour; ainsi je jetterai des rieurs. Je n'en rencontrerai pas une sans l'effeuiller pour vous... et puis je chanterai, je chanterai toujours, même s'il faut cueillir mes roses au milieu des épines; et mon chant sera d'autant plus mélodieux que ces épines seront plus longues et plus piquantes.

Mais à quoi, mon Jésus, vous serviront mes fleurs et mes chants? Ah! je le sais bien, cette pluie embaumée, ces pétales fragiles et de nulle valeur, ces chants d'amour d'un cœur si petit vous charmeront quand même. Oui, ces riens vous feront plaisir: ils feront sourire l'Eglise triomphante qui, voulant jouer avec son petit enfant, recueillera ces roses effeuillées et, les faisant passer par vos mains divines pour les revêtir d'une valeur infinie, les jettera sur l'Eglise souffrante afin d'en éteindre les flammes; sur l'Eglise militante afin de lui donner la victoire.

O mon Jésus! je vous aime, j'aime l'Eglise ma mère, je me souviens que le plus petit mouvement de pur amour lui est plus utile que toutes les autres œuvres réunies ensemble[138]. Mais le pur amour est-il bien dans mon cœur? Mes immenses désirs ne sont-ils pas un rêve, une folie? Ah! s'il en est ainsi, éclairez-moi; vous le savez, je cherche la vérité. Si mes désirs sont téméraires, faites-les disparaître; car ces désirs sont pour moi le plus grand des martyres. Cependant, je l'avoue, si je n'atteins pas un jour ces régions les plus élevées vers lesquelles mon âme aspire, j'aurai goûté plus de douceur dans mon martyre, dans ma folie, que je n'en goûterai au sein des joies éternelles; à moins que, par un miracle, vous ne m'enleviez le souvenir de mes espérances terrestres. Jésus! Jésus! s'il est si délicieux le désir de l'amour, qu'est-ce donc de le posséder, d'en jouir à jamais?

Comment une âme aussi imparfaite que la mienne peut-elle aspirer à la plénitude de l'amour? Quel est donc ce mystère? Pourquoi ne réservez-vous pas, ô mon unique Ami, ces immenses aspirations aux grandes âmes, aux aigles qui planent dans les hauteurs? Hélas! je ne suis qu'un pauvre petit oiseau couvert seulement d'un léger duvet; je ne suis pas un aigle, j'en ai simplement les yeux et le cœur... Oui, malgré ma petitesse extrême, j'ose fixer le Soleil divin de l'amour, et je brûle de m'élancer jusqu'à lui! Je voudrais voler, je voudrais imiter les aigles; mais tout ce que je puis faire, c'est de soulever mes petites ailes; il n'est pas en mon petit pouvoir de m'envoler.

Que vais-je devenir? Mourir de douleur en me voyant si impuissante? Oh! non, je ne vais pas même m'affliger. Avec un audacieux abandon, je veux rester là, fixant jusqu'à la mort mon divin Soleil. Rien ne pourra m'effrayer, ni le vent, ni la pluie; et, si de gros nuages viennent à cacher l'Astre d'amour, s'il me semble ne pas croire qu'il existe autre chose que la nuit de cette vie, ce sera alors le moment de la joie parfaite, le moment de pousser ma confiance jusqu'aux limites extrêmes, me gardant bien de changer de place, sachant que par delà les tristes nuages mon doux Soleil brille encore!

O mon Dieu! jusque-là je comprends votre amour pour moi; mais, vous le savez, bien souvent je me laisse distraire de mon unique occupation, je m'éloigne de vous, je mouille mes petites ailes à peine formées aux misérables flaques d'eau que je rencontre sur la terre! Alors je gémis comme l'hirondelle[139], et mon gémissement vous instruit de tout, et vous vous souvenez, ô miséricorde infinie, que vous n'êtes pas venue appeler les justes, mais les pécheurs[140].

Cependant, si vous demeurez sourd aux gazouillements plaintifs de votre chétive créature, si vous restez voilé, eh bien! je consens à rester mouillée, j'accepte d'être transie de froid, et je me réjouis encore de cette souffrance pourtant méritée. O mon Astre chéri! oui, je suis heureuse de me sentir petite et faible en votre présence et mon cœur reste dans la paix... je sais que tous les aigles de votre céleste cour me prennent en pitié, qu'ils me protègent, me défendent et mettent en fuite les vautours, image des démons, qui voudraient me dévorer. Ah! je ne les crains pas, je ne suis point destinée à devenir leur proie, mais celle de l'Aigle divin.

O Verbe, ô mon Sauveur! c'est toi l'Aigle que j'aime et qui m'attires: c'est toi qui, t'élançant vers la terre d'exil, as voulu souffrir et mourir afin d'enlever toutes les âmes et de les plonger jusqu'au centre de la Trinité sainte, éternel foyer de l'amour! C'est toi qui, remontant vers l'inaccessible lumière, restes caché dans notre vallée de larmes sous l'apparence d'une blanche hostie, et cela pour me nourrir de ta propre substance. O Jésus! laisse-moi te dire que ton amour va jusqu'à la folie... Comment veux-tu, devant cette folie, que mon cœur ne s'élance pas vers toi? Comment ma confiance aurait-elle des bornes?

Ah! pour toi, je le sais, les Saints ont fait aussi des folies, ils ont fait de grandes choses, puisqu'ils étaient des aigles! Moi, je suis trop petite pour faire de grandes choses, et ma folie, c'est d'espérer que ton amour m'accepte comme victime; ma folie, c'est de compter sur les Anges et les Saints pour voler jusqu'à toi avec tes propres ailes, ô mon Aigle adoré! Aussi longtemps que tu le voudras, je demeurerai les yeux fixés sur toi, je veux être fascinée par ton regard divin, je veux devenir la proie de ton amour. Un jour, j'en ai l'espoir, tu fondras sur moi, et, m'emportant au foyer de l'amour, tu me plongeras enfin dans ce brûlant abîme, pour m'en faire devenir à jamais l'heureuse victime.


O Jésus! que ne puis-je dire à toutes les petites âmes ta condescendance ineffable! Je sens que si, par impossible, tu en trouvais une plus faible que la mienne, tu te plairais à la combler de faveurs plus grandes encore, pourvu qu'elle s'abandonnât avec une entière confiance à ta miséricorde infinie!

Mais pourquoi ces désirs de communiquer tes secrets d'amour, ô mon Bien-Aimé? N'est-ce pas toi seul qui me les as enseignés, et ne peux-tu pas les révélera d'autres? Oui, je le sais, et je te conjure de le faire; je te supplie d'abaisser ton regard divin sur un grand nombre de petites âmes, je te supplie de te choisir en ce monde une légion de petites victimes, dignes de ton AMOUR!!!

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Je vous ai portés sur des ailes d'Aigle et amenés vers Moi. (Ex., XIX, 4.) Je vous ai portés sur des ailes d'Aigle et
amenés vers Moi. (Ex., XIX, 4.)
VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE  LE TRIOMPHE  «Le Royaume des Cieux est pour les enfants et pour ceux qui leur ressemblent.»  (Luc, xviii, 16.) VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE

LE TRIOMPHE

«Le Royaume des Cieux est pour les enfants et pour ceux qui leur ressemblent.»

(Luc, xviii, 16.)

Jésus!
      Rappelle-toi les divines tendresses
      Dont tu comblas les tout petits enfants;
      Je veux aussi recevoir tes caresses.
      Ah! donne-moi tes baisers ravissants;
Pour jouir dans les Cieux de ta douce présence
Je saurai pratiquer les vertus de l'enfance;
         Tu nous l'as dit souvent:
         «Le Ciel est pour l'enfant...»
           Rappelle-toi!
         Thérèse de l'Enfant-Jésus.

JE VEUX PASSER MON CIEL A FAIRE DU BIEN SUR LA TERRE. APRES MA MORT JE FERAI TOMBER UNE PLUIE DE ROSES.  «Je ne veux pas rester inactive au Ciel, mon désir est de travailler encore pour l'Eglise et les âmes. Je le demande a Dieu et je suis certaine qu'il m'exaucera...» JE VEUX PASSER MON CIEL A FAIRE DU BIEN SUR LA TERRE. APRES MA MORT JE FERAI TOMBER UNE PLUIE DE ROSES.

«Je ne veux pas rester inactive au Ciel, mon désir est de travailler encore pour l'Eglise et les âmes. Je le demande a Dieu et je suis certaine qu'il m'exaucera...»

CHAPITRE XII

Le Calvaire.—L'essor vers le Ciel.

——

«Il est de la plus haute importance que l'âme s'exerce beaucoup à l'amour, afin que, se consommant rapidement, elle ne s'arrête guère ici-bas, mais arrive promptement à voir son Dieu face à face.»

S. Jean de la Croix.

«Bien des pages de cette histoire ne se liront jamais sur la terre...» Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus l'a dit; et nous le répétons forcément après elle. Il est des souffrances qu'il n'est pas permis, de révéler ici-bas; seul le Seigneur s'est jalousement réservé d'en découvrir le mérite et la gloire dans la claire vision qui déchirera tous les voiles...

Il fit «déborder en l'âme de sa petite épouse les flots de tendresse infinie renfermés dans son Cœur divin»: ce fut là le martyre d'amour que sa voix mélodieuse a si suavement chanté. Mais, «s'offrir en victime à l'amour, ce n'est pas s'offrir aux douceurs, aux consolations...» Thérèse l'éprouva, car le divin Maître la conduisit à travers les âpres sentiers de la douleur; et c'est seulement à son austère sommet qu'elle mourut Victime de Charité.


Nous avons vu combien fut grand le sacrifice de Thérèse lorsqu'elle quitta pour toujours son père, qui l'aimait si tendrement, et la maison de famille où elle avait été si heureuse; mais on pensera peut-être que ce sacrifice lui était bien adouci, puisqu'au Carmel elle retrouvait ses deux sœurs aînées, les chères confidentes de son âme: ce fut au contraire pour la jeune postulante l'occasion des plus sensibles privations.

La solitude et le silence étant rigoureusement gardés, elle ne voyait ses sœurs qu'à l'heure des récréations. Si elle eût été moins mortifiée, souvent elle aurait pu s'asseoir à leurs côtés; mais «elle recherchait de préférence la compagnie des religieuses qui lui plaisaient le moins»; aussi l'on pouvait dire qu'on ignorait si elle affectionnait ses sœurs plus particulièrement.

Quelque temps après son entrée, on la donna comme aide à Sœur Agnès de Jésus, sa «Pauline» tant aimée: ce fut une nouvelle source de sacrifices. Thérèse savait qu'une parole inutile est défendue et jamais elle ne se permit la moindre confidence. «O ma petite Mère! dira-t-elle plus tard, que j'ai souffert alors!... Je ne pouvais vous ouvrir mon cœur, et je pensais que vous ne me connaissiez plus!...»

Après cinq années de ce silence héroïque, Sœur Agnès de Jésus fut élue Prieure. Au soir de l'élection, le cœur de la «petite Thérèse» dut battre de joie, à la pensée que désormais elle pourrait parler à sa «petite Mère» en toute liberté, et, comme autrefois, épancher son âme dans la sienne; mais le sacrifice était devenu l'aliment de sa vie; si elle demanda une faveur, ce fut celle d'être considérée comme la dernière, d'avoir partout la dernière place. Aussi, de toutes les religieuses, ce fut elle qui vit sa Mère Prieure le plus rarement.


Elle voulait vivre la vie du Carmel avec toute la perfection demandée par sa sainte Réformatrice. Bien que plongée dans une habituelle aridité, son oraison était continuelle. Un jour une novice entrant dans sa cellule s'arrêta, frappée de l'expression toute céleste de son visage. Elle cousait avec activité, et cependant semblait perdue dans une contemplation profonde.

«A quoi pensez-vous? lui demanda la jeune sœur.—Je médite le Pater, répondit-elle. C'est si doux d'appeler le bon Dieu notre Père!...» et des larmes brillaient dans ses yeux.

«Je ne vois pas bien ce que j'aurai de plus au ciel que maintenant, disait-elle une autre fois, je verrai le bon Dieu, c'est vrai; mais, pour être avec lui, j'y suis déjà tout à fait sur la terre.»

Une vive flamme d'amour la consumait. Voici ce qu'elle raconte elle-même:

«Quelques jours après mon offrande à l'Amour miséricordieux, je commençais au Chœur l'exercice du Chemin de la Croix, lorsque je me sentis tout à coup blessée d'un trait de feu si ardent que je pensai mourir. Je ne sais comment expliquer ce transport; il n'y a pas de comparaison qui puisse faire comprendre l'intensité de cette flamme. Il me semblait qu'une force invisible me plongeait tout entière dans le feu. Oh! quel feu! quelle douceur!»

Comme la Mère Prieure lui demandait si ce transport était le premier de sa vie, elle répondit simplement:

«Ma Mère, j'ai eu plusieurs transports d'amour, particulièrement une fois, pendant mon noviciat, où je restai une semaine entière bien loin de ce monde; il y avait comme un voile jeté pour moi sur toutes les choses de la terre. Mais je n'étais pas brûlée d'une réelle flamme, je pouvais supporter ces délices sans espérer de voir mes liens se briser sous leur poids; tandis que, le jour dont je parle, une minute, une seconde de plus, mon âme se séparait du corps... Hélas! je me retrouvai sur la terre, et la sécheresse, immédiatement, revint habiter mon cœur!»

Encore un peu, douce victime d'amour. La main divine a retiré son javelot de feu, mais la blessure est mortelle...


Dans cette intime union avec Dieu, Thérèse acquit sur ses actes un empire vraiment remarquable; toutes les vertus s'épanouirent à l'envi dans le délicieux jardin de son âme.

Et qu'on ne croie pas que cette magnifique efflorescence de beautés surnaturelles grandit sans aucun effort.

«Il n'est point sur la terre de fécondité sans souffrance: souffrances physiques, angoisses privées, épreuves connues de Dieu ou des hommes. Lorsqu'à la lecture de la vie des Saints germent en nous les pieuses pensées, les résolutions généreuses, nous ne devons pas nous borner, comme pour les livres profanes, à solder un tribut quelconque d'admiration au génie de leurs auteurs; mais plus encore songer au prix dont, sans nul doute, ils ont payé le bien surnaturel produit par eux en chacun de nous[141]

Et, si aujourd'hui «la petite sainte» opère dans les cœurs des transformations merveilleuses, si le bien qu'elle fait sur la terre est immense, on peut croire en toute vérité qu'elle l'a acheté au prix même dont Jésus a racheté nos âmes: la souffrance et la croix.

Une de ses moindres souffrances ne fut pas la lutte courageuse qu'elle entreprit contre elle-même, refusant toute satisfaction aux exigences de sa fière et ardente nature. Toute enfant, elle avait pris l'habitude de ne jamais s'excuser ni se plaindre; au Carmel, elle voulut être la petite servante de ses sœurs.

Dans cet esprit d'humilité, elle s'efforçait d'obéir à toutes indistinctement.

Un soir, pendant sa maladie, la communauté devait se réunir à l'ermitage du Sacré-Cœur pour chanter un cantique. Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, déjà minée par la fièvre, s'y était péniblement rendue; elle y arriva épuisée et dut s'asseoir aussitôt. Une religieuse lui fit signe de se lever pour chanter le cantique. Sans hésiter, l'humble enfant se leva et, malgré la fièvre et l'oppression, resta debout jusqu'à la fin.

L'infirmière lui avait conseillé de faire tous les jours une petite promenade d'un quart d'heure dans le jardin. Ce conseil devenait un ordre pour elle. Un après-midi, une sœur, la voyant marcher avec beaucoup de peine, lui dit: «Vous feriez bien mieux de vous reposer, votre promenade ne peut vous être profitable dans de pareilles conditions, vous vous épuisez, voilà tout!—C'est vrai, répondit cette enfant d'obéissance, mais savez-vous ce qui me donne des forces?... Eh bien! je marche pour un missionnaire. Je pense que là-bas, bien loin, l'un d'eux est peut-être épuisé dans ses courses apostoliques; et, pour diminuer ses fatigues, j'offre les miennes au bon Dieu.»


Elle donnait à ses novices de sublimes exemples de détachement:

Une année, pour la fête de la Mère Prieure, nos familles et les ouvriers du monastère avaient envoyé des gerbes de fleurs. Thérèse les disposait avec goût, quand une sœur converse lui dit d'un ton mécontent: «On voit bien que ces gros bouquets-là ont été donnés par votre famille; ceux des pauvres gens vont encore être dissimulés!» Un doux sourire fut la seule réponse de la sainte carmélite. Aussitôt, malgré le peu d'harmonie qui devait résulter du changement, elle mit au premier rang les bouquets des pauvres.

Pleine d'admiration devant une si grande vertu, la sœur alla s'accuser de son imperfection à la Révérende Mère Prieure, louant hautement la patience et l'humilité de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus.

Aussi, quand la «Petite Reine» eut quitté la terre d'exil pour le royaume de son Epoux, cette même sœur, pleine de foi en sa puissance, approcha son front des pieds glacés de la virginale enfant, lui demandant pardon de sa faute d'autrefois. Au même instant, elle se sentit guérie d'une anémie cérébrale qui, depuis de longues années, lui interdisait tout travail intellectuel, même la lecture et l'oraison mentale.


Loin de fuir les humiliations, elle les recherchait avec empressement; c'est ainsi qu'elle s'offrit pour aider une sœur que l'on savait difficile à satisfaire; sa proposition généreuse fut acceptée. Un jour qu'elle venait de subir bien des reproches, une novice lui demanda pourquoi elle avait l'air si heureux. Quelle ne fut pas sa surprise en entendant cette réponse: «C'est que ma Sœur *** vient de me dire des choses désagréables. Oh! qu'elle m'a fait plaisir! Je voudrais maintenant la rencontrer afin de pouvoir lui sourire.» Au même instant cette sœur frappe à la porte, et la novice émerveillée put voir comment pardonnent les saints.

«Je planais tellement au-dessus de toutes choses, dira-t-elle plus tard, que je m'en allais fortifiée des humiliations.»


A toutes ces vertus, elle joignait un courage extraordinaire. Dès son entrée, à quinze ans, sauf les jeûnes, on lui laissa suivre toutes les pratiques de notre règle austère. Parfois, ses compagnes du noviciat remarquaient sa pâleur et essayaient de la faire dispenser, soit de l'Office du soir ou du lever matinal; la vénérée Mère Prieure[142] n'accédait point à leurs demandes: «Une âme de cette trempe, disait-elle, ne doit pas être traitée comme une enfant, les dispenses ne sont pas faites pour elle. Laissez-la, Dieu la soutient. D'ailleurs, si elle est malade, elle doit venir le dire elle-même.»

Mais Thérèse avait ce principe qu'il «faut aller jusqu'au bout de ses forces avant de se plaindre.» Que de fois elle s'est rendue à Matines avec des vertiges ou de violents maux de tête! «Je puis encore marcher, se disait-elle, eh bien, je dois être à mon devoir!» Et, grâce à cette énergie, elle accomplissait simplement des actes héroïques.

Son estomac délicat s'accommodait difficilement de la nourriture frugale du Carmel; certains aliments la rendaient malade; mais elle savait si bien le cacher que personne ne le soupçonna jamais. Sa voisine de table dit avoir, en vain, essayé de deviner quels étaient les mets de son goût. Aussi, les sœurs de la cuisine, la voyant si peu difficile, lui servaient invariablement les restes.

C'est seulement pendant sa dernière maladie, lorsqu'on lui ordonna de dire ce qui lui faisait mal, que sa mortification fut dévoilée.

«Quand Jésus veut qu'on souffre, disait-elle alors, il faut absolument en passer par là. Ainsi, pendant que ma sœur Marie du Sacré-Cœur (sa sœur Marie) était provisoire, elle s'efforçait de me soigner avec la tendresse d'une mère, et je paraissais bien gâtée! Pourtant que de mortifications elle me faisait faire! car elle me servait selon ses goûts, absolument opposés aux miens!»


Son esprit de sacrifice était universel. Tout ce qu'il y avait de plus pénible et de moins agréable, elle s'empressait de le saisir comme la part qui lui était due; tout ce que Dieu lui demandait, elle le lui donnait, sans retour sur elle-même.

«Pendant mon postulat, dit-elle, il me coûtait beaucoup de faire certaines mortifications extérieures, en usage dans nos monastères; mais jamais je n'ai cédé à mes répugnances: il me semblait que le Crucifix du préau me regardait avec des yeux suppliants et me mendiait ces sacrifices.»

Sa vigilance était telle qu'elle ne laissait inobservés aucune des recommandations de sa Mère Prieure, aucun de ces petits règlements qui rendent la vie religieuse si méritoire. Une sœur ancienne, ayant remarqué sa fidélité extraordinaire sur ce point, la considéra dès lors comme une sainte.

Elle se plaît à dire qu'elle ne faisait pas de grandes pénitences: c'est que sa ferveur comptait pour rien celles qui lui étaient permises. Il arriva pourtant qu'elle fut malade pour avoir porté trop longtemps une petite croix de fer dont les pointes s'étaient enfoncées dans sa chair. «Cela ne me serait pas arrivé pour si peu de chose, disait-elle ensuite, si le bon Dieu n'avait voulu me faire comprendre que les macérations des saints ne sont pas faites pour moi, ni pour les petites âmes qui marcheront par la même voie d'enfance.»


Les âmes les plus chéries de mon Père, disait un jour Nôtre-Seigneur à sainte Thérèse, sont celles qu'il éprouve le plus; et la grandeur de leurs épreuves est la mesure de son amour.» Thérèse était une de ces âmes les plus chéries de Dieu; et il allait mettre le comble à son amour en l'immolant dans un cruel martyre.

Nous connaissons l'appel du Vendredi-Saint, 3 avril 1896, où, suivant son expression, elle entendit «comme un lointain murmure qui lui annonçait l'arrivée de l'Epoux.» De longs mois, bien douloureux, devaient s'écouler encore avant cette heure bénie de la délivrance.

Le matin de ce Vendredi-Saint, elle sut si bien faire croire que son crachement de sang serait sans conséquence, que la Mère Prieure lui permit d'accomplir toutes les pénitences prescrites par la règle, ce jour-là. Dans l'après-midi, une novice l'aperçut nettoyant des fenêtres. Elle avait le visage livide et, malgré son énergie, semblait à bout de forces. La voyant si épuisée, cette novice qui la chérissait fondit en larmes, la suppliant de lui permettre de demander pour elle quelque soulagement. Mais sa jeune maîtresse le lui défendit expressément, disant qu'elle pouvait bien supporter une légère fatigue en ce jour où Jésus avait tant souffert pour elle.

Bientôt une toux persistante inquiéta la Révérende Mère. Elle soumit sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus à un régime fortifiant, et la toux disparut pour quelques mois.

«Vraiment, disait alors notre chère petite sœur, la maladie est une trop lente conductrice, je ne compte que sur l'amour

Fortement tentée de répondre à l'appel du Carmel d'Hanoï qui la demandait avec instances, elle commença une neuvaine au vénérable Théophane Vénard, dans le but d'obtenir sa complète guérison. Hélas! cette neuvaine devint le point de départ d'un état des plus graves.


Après avoir, comme Jésus, passé dans le monde en faisant le bien; après avoir été oubliée, méconnue comme lui, notre petite sainte allait à sa suite gravir un douloureux Calvaire.

Habituée à la voir toujours souffrir, et cependant rester toujours vaillante, sa Mère Prieure, inspirée de Dieu sans doute, lui permit de suivre les exercices de communauté dont certains la fatiguaient extrêmement.

Le soir venu, l'héroïque enfant devait monter seule l'escalier du dortoir; s'arrêtant à chaque marche pour reprendre haleine, elle regagnait péniblement sa cellule, et y arrivait tellement épuisée qu'il lui fallait parfois—elle l'avoua plus tard—une heure pour se déshabiller. Et, après tant de fatigues, c'était sur sa dure paillasse qu'il lui fallait passer le temps du repos.

Aussi les nuits étaient-elles très mauvaises; et, comme on lui demandait si quelque secours ne lui était pas nécessaire dans ces heures de souffrance: «Oh! non, répondit-elle; je m'estime bien heureuse, au contraire, de me trouver dans une cellule assez retirée pour n'être pas entendue de mes sœurs. Je suis contente de souffrir seule; dès que je suis plainte et comblée de délicatesses, je ne jouis plus

Sainte enfant!... Quel empire aviez-vous donc acquis sur vous-même pour pouvoir dire en toute vérité ces sublimes paroles!... Ainsi, ce qui nous cause à nous tant de déplaisir: l'oubli des créatures, devenait votre jouissance!..... Ah! comme votre divin Epoux savait bien vous la ménager cette amère jouissance qui vous était si douce!

On lui faisait souvent des pointes de feu sur le côté. Un jour qu'elle en avait particulièrement souffert, elle se reposait dans sa cellule pendant la récréation. Elle entendit alors à la cuisine une sœur parler d'elle en ces termes: «Ma sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus va bientôt mourir; et je me demande vraiment ce que notre Mère en pourra dire après sa mort. Elle sera bien embarrassée, car cette petite sœur, tout aimable qu'elle est, n'a pour sur rien fait qui vaille la peine d'être raconté.»

L'infirmière qui avait tout entendu lui dit:

«Si vous vous étiez appuyée sur l'opinion des créatures, vous seriez bien désillusionnée aujourd'hui.

—L'opinion des créatures! ah! heureusement le bon Dieu m'a toujours fait la grâce d'y être absolument indifférente. Ecoutez une petite histoire qui a achevé de me montrer ce qu'elle vaut:

«Quelques jours après ma prise d'habit, j'allais chez notre Mère. Une sœur du voile blanc qui s'y trouvait dit en m'apercevant: «Ma Mère, vous avez reçu là une novice qui vous fait honneur! A-t-elle bonne mine! J'espère qu'elle suivra longtemps la règle!» J'étais toute contente du compliment, quand une autre sœur du voile blanc, arrivant à son tour, dit: «Mais, ma pauvre petite sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, que vous avez l'air fatigué! Vous avez une mine qui fait trembler; si cela continue vous ne suivrez pas longtemps la règle!...» Je n'avais pourtant que seize ans; mais cette petite anecdote me donna une expérience telle, que depuis je ne comptai plus pour rien l'opinion si variable des créatures.

—On dit que vous n'avez jamais beaucoup souffert?»

Souriant alors, et montrant un verre contenant une potion d'un rouge éclatant:

«Voyez-vous ce petit verre, dit-elle, on le croirait plein d'une liqueur délicieuse; en réalité, je ne prends rien de plus amer. Eh bien, c'est l'image de ma vie: aux yeux des autres, elle a toujours revêtu les plus riantes couleurs; il leur a semblé que je buvais une liqueur exquise; et c'était de l'amertume! Je dis, de l'amertume, et pourtant ma vie n'a pas été amère, car j'ai su faire ma joie et ma douceur de toute amertume.

—Vous souffrez beaucoup en ce moment, n'est-ce pas?

—Oui, mais je l'ai tant désiré!»

«Que nous avons de peine de vous voir tant souffrir, et de penser que peut-être vous souffrirez davantage encore», lui disaient ses novices.

—Oh! ne vous affligez pas pour moi, j'en suis venue à ne plus pouvoir souffrir, parce que toute souffrance m'est douce. D'ailleurs, vous avez bien tort de penser à ce qui peut arriver de douloureux dans l'avenir, c'est comme se mêler de créer! Nous qui courons dans la voie de l'amour, il ne faut jamais nous tourmenter de rien. Si je ne souffrais pas de minute en minute, il me serait impossible de garder la patience; mais je ne vois que le moment présent, j'oublie le passé et je me garde bien d'envisager l'avenir. Si on se décourage, si parfois on désespère, c'est parce qu'on pense au passé et à l'avenir. Cependant, priez pour moi: souvent, lorsque je supplie le Ciel de venir à mon secours, c'est alors que je suis Je plus délaissée!

—Comment faites-vous pour ne pas vous décourager dans ces délaissements?

—Je me tourne vers le bon Dieu, vers tous les saints, et je les remercie quand même; je croîs qu'ils veulent voir jusqu'où je pousserai mon espérance... Mais ce n'est pas en vain que la parole de Job est entrée dans mon cœur: «Quand même Dieu me tuerait, j'espérerais encore en lui[143]!» Je l'avoue, j'ai été longtemps avant de m'établir à ce degré d'abandon; maintenant j'y suis, le Seigneur m'a prise et m'a posée là

«Mon cœur est plein de la volonté de Jésus, disait-elle encore; aussi, quand on verse quelque chose par-dessus, cela ne pénètre pas jusqu'au fond; c'est un rien qui glisse facilement, comme l'huile sur la surface d'une eau limpide. Ah! si mon âme n'était pas remplie d'avance, s'il fallait qu'elle le fût par les sentiments de joie ou de tristesse qui se succèdent si vite, ce serait un flot de douleur bien amer! mais ces alternatives ne font qu'effleurer mon âme; aussi je reste toujours dans une paix profonde que rien ne peut troubler.»

Pourtant son âme était enveloppée d'épaisses ténèbres: ses tentations contre la foi, toujours vaincues et toujours renaissantes, étaient là pour lui enlever tout sentiment de bonheur à la pensée de sa mort prochaine.

«Si je n'avais pas l'épreuve qu'il est impossible de comprendre, disait-elle, je crois que je mourrais de joie à la pensée de quitter bientôt cette terre.»

Le divin Maître voulait, par cette épreuve, achever de la purifier et lui permettre, non plus seulement de marcher à pas rapides, mais de voler dans sa petite voie de confiance et d'abandon. Ses paroles le prouvent à chaque instant:

«Je ne désire pas plus mourir que vivre; si le Seigneur m'offrait de choisir, je ne choisirais rien; je ne veux que ce qu'il veut; c'est ce qu'il fait que j'aime!

«Je n'ai nullement peur des derniers combats, ni des souffrances de la maladie, si grandes soient-elles. Le bon Dieu m'a toujours secourue: il m'a aidée et conduite par la main dès ma plus tendre enfance... je compte sur Lui. La souffrance pourra atteindre les limites extrêmes, mais je suis sûre qu'il ne m'abandonnera jamais.»


Une telle confiance devait exciter la fureur du démon qui, aux derniers moments, met en œuvre toutes ses ruses infernales pour essayer de semer le désespoir dans les cœurs.

«Hier soir, disait-elle à Mère Agnès de Jésus, je fus prise d'une véritable angoisse et mes ténèbres augmentèrent. Je ne sais quelle voix maudite me disait: «Es-tu sûre d'être aimée de Dieu? Est-il venu te le dire? Ce n'est pas l'opinion de quelques créatures qui te justifiera devant lui.»

«Il y avait longtemps que je souffrais de ces pensées lorsqu'on vint m'apporter votre billet vraiment providentiel. Vous me rappeliez, ma Mère, tous les privilèges de Jésus sur mon âme; et, comme si mon angoisse vous eût été révélée, vous me disiez que j'étais grandement chérie de Dieu, et à la veille de recevoir de sa main la couronne éternelle. Déjà le calme et la joie renaissaient dans mon cœur. Cependant je me dis encore: «C'est l'affection de ma petite Mère pour moi qui lui fait écrire ces paroles.» Immédiatement alors je fus inspirée de prendre le saint Evangile, et, l'ouvrant au hasard, mes yeux tombèrent sur ce passage que je n'avais jamais remarqué: «Celui que Dieu a envoyé dit les mêmes choses que Dieu, parce qu'il ne lui a pas communiqué son esprit avec mesure.»[144]

«Je m'endormis ensuite tout à fait consolée. C'est vous, ma Mère, que le bon Dieu a envoyée pour moi, et je dois vous croire, puisque vous dites les mêmes choses que Dieu.»


Dans le courant du mois d'août, elle resta plusieurs jours comme hors d'elle-même, nous conjurant de faire prier pour elle. Jamais nous ne l'avions vue ainsi. Dans cet état d'angoisse inexprimable, nous l'entendions répéter:

«Oh! comme il faut prier pour les agonisants! si l'on savait!

Une nuit, elle supplia l'infirmière de jeter de l'eau bénite sur son lit en disant:

«Le démon est autour de moi; je ne le vois pas, mais je le sens... il me tourmente, il me tient comme avec une main de fer pour m'empêcher de prendre le plus léger soulagement; il augmente mes maux afin que je me désespère... Et je ne puis pas prier! Je puis seulement regarder la Sainte Vierge et dire: Jésus! Combien elle est nécessaire la prière des Compiles: «Procul recedant somnia, et noctium phantasmata! Délivrez-nous des fantômes de la nuit.»

«J'éprouve quelque chose de mystérieux, je ne souffre pas pour moi, mais pour une autre âme..... et le démon ne veut pas.»

L'infirmière, vivement impressionnée, alluma un cierge bénit et l'esprit de ténèbres s'enfuit pour ne plus revenir. Cependant notre petite sœur resta jusqu'à la fin dans de douloureuses angoisses.

Un jour, tandis qu'elle regardait le ciel, on lui fit cette réflexion:

«Bientôt vous habiterez au delà du ciel bleu; aussi avec quel amour vous le contemplez!»

Elle se contenta de sourire et dit ensuite à la Mère Prieure:

«Ma Mère, nos sœurs ne savent pas ma souffrance! En regardant le firmament d'azur, je ne pensais qu'à trouver joli ce ciel matériel; l'autre m'est de plus en plus fermé... J'ai d'abord été affligée de la réflexion que l'on m'a faite, puis une voix intérieure m'a répondu: «Oui, tu regardais le ciel par amour. Puisque ton âme est entièrement livrée à l'amour, toutes tes actions, même les plus indifférentes, sont marquées de ce cachet divin.» A l'instant j'ai été consolée.

En dépit des ténèbres qui l'enveloppaient tout entière, de temps en temps le Geôlier divin entrouvrait la porte de son obscure prison; c'était alors un transport d'abandon, de confiance et d'amour.

Se promenant un jour au jardin, soutenue par une de ses sœurs, elle s'arrêta devant le tableau ravissant d'une petite poule blanche tenant abritée sous ses ailes sa gracieuse famille. Bientôt ses yeux se remplirent de larmes, et, se tournant vers sa chère conductrice, elle lui dit: «Je ne puis rester davantage, rentrons vite...»

Et, dans sa cellule, elle pleura longtemps sans pouvoir articuler une seule parole. Enfin, regardant sa sœur avec une expression toute céleste, elle ajouta:

«Je pensais à Notre-Seigneur, à l'aimable comparaison qu'il a prise pour nous faire croire à sa tendresse. Toute ma vie, c'est cela qu'il a fait pour moi: il m'a entièrement cachée sous ses ailes! Je ne puis rendre ce qui s'est passé dans mon cœur. Ah! le bon Dieu fait bien de se voiler à mes regards, de me montrer rarement et comme «à travers les barreaux[145]» les effets de sa miséricorde; je sens que je ne pourrais en supporter la douceur.»


Nous ne pouvions nous résigner à perdre ce trésor de vertus, et, le 5 juin 1897, nous commençâmes une fervente neuvaine à Notre-Dame des Victoires, espérant qu'une fois encore elle relèverait par un miracle la petite fleur de son amour. Mais elle nous fit la même réponse que le vénérable martyr Théophane, et nous dûmes accepter généreusement la perspective amère d'une prochaine séparation.

Au commencement de juillet, son état devint très grave, et on la descendit enfin à l'infirmerie.

Voyant sa cellule vide, et sachant qu'elle n'y remonterait jamais, Mère Agnès de Jésus lui dit:

«Quand vous ne serez plus avec nous, quelle peine j'aurai en regardant cette cellule!

—Pour vous consoler, ma petite Mère, vous penserez que je suis bien heureuse là-haut, et qu'une grande partie de mon bonheur, je l'ai acquis dans cette petite cellule; car, ajouta-t-elle en levant vers le ciel son beau regard profond, j'y ai beaucoup souffert; j'aurais été heureuse d'y mourir.»


D'après un phot. prise dans le jardin du monastère. Vue Générale du Carmel de Lisieux D'après un phot. prise dans le jardin du monastère.
Vue Générale du Carmel de Lisieux

L'infirmerie et la cellule de Sr Thérèse de l'Enfant-Jésus sont marquées d'une †. La première au rez-de-chaussée, la deuxième au premier étage.—La Servante de Dieu, le jour où elle pleura en voyant la petite poule blanche, se trouvait dans la prairie, au premier plan vers la gauche.

L'infirmerie et la cellule de Sr Thérèse de l'Enfant-Jésus sont marquées d'une †. La première au rez-de-chaussée, la deuxième au premier étage.—La Servante de Dieu, le jour où elle pleura en voyant la petite poule blanche, se trouvait dans la prairie, au premier plan vers la gauche.  Au fond de ce cloître se trouve l'infirmerie de Sr Thérèse de l'Enfant-Jésus. Ou aperçoit le lit où elle mourut et le fauteuil qui fut a son usage pendant sa maladie.

Au fond de ce cloître se trouve l'infirmerie de Sr Thérèse de l'Enfant-Jésus. Ou aperçoit le lit où elle mourut et le fauteuil qui fut a son usage pendant sa maladie.

En entrant à l'infirmerie, le regard de Thérèse se tourna d'abord vers la Vierge miraculeuse que nous y avions installée. Il serait impossible de traduire l'expression de ce regard: «Que voyez-vous?» lui dit sa sœur Marie,—celle-là même qui, dans son enfance, fut témoin de son extase et lui servit aussi de mère.—Elle répondit:

«Jamais elle ne m'a paru si belle!... mais aujourd'hui c'est la statue; autrefois, vous savez bien que ce n'était pas la statue...»

Souvent depuis, l'angélique enfant fut consolée de la même manière. Un soir elle s'écria:

«Que je l'aime la Vierge Marie! Si j'avais été prêtre, que j'aurais bien parlé d'elle! On la montre inabordable, il faudrait la montrer imitable. Elle est plus mère que reine! J'ai entendu dire que son éclat éclipse tous les saints, comme le soleil à son lever fait disparaître les étoiles. Mon Dieu! que cela est étrange! Une mère qui fait disparaître la gloire de ses enfants! Moi, je pense tout le contraire; je crois qu'elle augmentera de beaucoup la splendeur des élus... La Vierge Marie! comme il me semble que sa vie était simple!»

Et, continuant son discours, elle nous fit une peinture si suave, si délicieuse de l'intérieur de la sainte Famille, que nous en restâmes dans l'admiration.


Une épreuve bien sensible l'attendait. Depuis le 16 août jusqu'au 30 septembre, jour bienheureux de sa communion éternelle, à cause de vomissements qui se produisaient sans cesse, il ne lui fut plus possible de recevoir la sainte Eucharistie. Le Pain des Anges! qui donc l'avait plus aimé que ce séraphin de la terre? Combien de fois, même en plein hiver de cette dernière année, après ses nuits de cruelles souffrances, la courageuse enfant se leva dès le matin, pour se rendre à la Table sainte! Elle ne croyait jamais acheter trop cher le bonheur de s'unir à son Dieu.

Avant d'être privée de cette nourriture céleste, Notre-Seigneur la visita souvent sur son lit de douleur. La communion du 16 juillet, fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, fut particulièrement touchante. Pendant la nuit, elle composa le couplet suivant qui devait être chanté avant la communion:

Toi qui connais ma petitesse extrême,
Tu ne crains pas de t'abaisser vers moi!
Viens en mon cœur, ô Sacrement que j'aime;
Viens en mon cœur... il aspire vers toi.
Je veux, Seigneur, que ta bonté me laisse
Mourir d'amour après cette faveur;
Jésus! entends le cri de ma tendresse,
Viens en mon cœur!

Le matin, au passage du Saint Sacrement, le pavé de nos cloîtres disparaissait sous les fleurs des champs et les roses effeuillées. Un jeune prêtre, devant célébrer, ce jour-là même, sa première Messe dans notre chapelle, porta le Viatique sacré à notre douce malade. Et sœur Marie de l'Eucharistie, dont la voix mélodieuse avait des vibrations célestes, chanta selon son désir:

Mourir d'amour, c'est un bien doux martyre,
Et c'est celui que je voudrais souffrir.
O Chérubins! accordez votre lyre,
Car, je le sens, mon exil va finir...
. . . . . . . . . . .
Divin Jésus, réalise mon rêve:
Mourir d'amour!

Quelques jours après, la petite victime de Jésus se trouva plus mal; et, le 30 juillet, elle reçut l'Extrême-Onction. Toute radieuse elle disait alors:

«La porte de ma sombre prison est entr'ouverte, je suis dans la joie, surtout depuis que notre Père Supérieur m'a assuré que mon âme ressemble aujourd'hui à celle d'un petit enfant après le baptême.»

Sans doute, elle pensait s'envoler bien vite au milieu de la blanche phalange des Saints Innocents. Elle ne savait pas que deux mois de martyre la séparaient encore de sa délivrance.

Un jour, elle dit à la Mère Prieure:

«Ma Mère, je vous en prie, donnez-moi la permission de mourir... Laissez-moi offrir ma vie à telle intention...»

Et, comme cette permission lui était refusée:

«Eh bien, reprit-elle, je sais qu'en ce moment le bon Dieu désire tant une petite grappe de raisin, que personne ne veut lui offrir, qu'il va bien être obligé de venir la voler... Je ne demande rien, ce serait sortir de ma voie d'abandon, je prie seulement la Vierge Marie de rappeler à son Jésus le titre de Voleur qu'il s'est donné lui-même dans le saint Evangile, afin qu'il n'oublie pas de venir me voler

Un jour, on lui apporta une gerbe d'épis de blé. Elle en prit un tellement chargé de grains qu'il s'inclinait sur sa tige, et le considéra longtemps... puis elle dit à la Mère Prieure:

«Ma Mère, cet épi est l'image de mon âme: le bon Dieu m'a chargée de grâces pour moi et pour bien d'autres!.... Ah! je veux m'incliner toujours sous l'abondance des dons célestes, reconnaissant que tout vient d'en haut.»

Elle ne se trompait pas: oui, son âme était chargée de grâces... et qu'il semblait facile de distinguer l'Esprit de Dieu se louant lui-même par cette bouche innocente!

Cet Esprit de vérité n'avait-il pas déjà fait écrire à la grande Thérèse d'Avila:

«Avec une humble et sainte présomption, que les âmes arrivées à l'union divine se tiennent en haute estime, qu'elles aient sans cesse devant les yeux le souvenir des bienfaits reçus et se gardent bien de croire faire acte a humilité en ne reconnaissant pas les grâces de Dieu. N'est-il pas clair qu'un souvenir fidèle des bienfaits augmente l'amour envers le bienfaiteur? Comment celui qui ignore les richesses dont il est possesseur pourra-t-il en faire part et les distribuer avec libéralité?»


Ce n'est pas la seule fois que la petite Thérèse de Lisieux prononça des paroles véritablement inspirées.

Au mois d'avril 1895, alors qu'elle était très bien portante, elle fit cette confidence à une religieuse ancienne et digne de foi:

«Je mourrai bientôt; je ne vous dis pas que ce soit dans quelques mois; mais, dans 2 ou 3 ans au plus: je le sens par ce qui se passe dans mon âme

Les novices lui témoignaient leur surprise de la voir deviner leurs plus intimes pensées:

«Voici mon secret, leur dit-elle: je ne vous fais jamais d'observations sans invoquer la Sainte Vierge, je lui demande de m'inspirer ce qui doit vous faire le plus de bien; et moi-même je suis souvent étonnée des choses que je vous enseigne. Je sens simplement, en vous les disant, que je ne me trompe pas et que Jésus vous parle par ma bouche.»

Pendant sa maladie, une de ses sœurs venait d'avoir un moment de pénible angoisse, presque de découragement, à la pensée d'une inévitable et prochaine séparation. Entrant aussitôt après à l'infirmerie, sans rien laisser paraître de sa peine, elle fut bien surprise d'entendre notre sainte malade lui dire d'un ton sérieux et triste: «Il ne faudrait pas pleurer comme ceux qui n'ont pas d'espérance!»

Une de nos Mères, étant venue la visiter, lui rendait un léger service. «Que je serais heureuse, pensait-elle, si cet ange me disait: Au Ciel, je vous rendrai cela!»—Au même instant, sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus se tournant vers elle, lui dit: «Ma Mère, au Ciel je vous rendrai cela

Mais le plus surprenant, c'est qu'elle paraissait avoir conscience de la mission pour laquelle le Seigneur l'avait envoyée ici-bas. Le voile de l'avenir semblait tombé devant elle; et, plus d'une fois, elle nous en révéla les secrets en des prophéties déjà réalisées:

«Je n'ai jamais donné au bon Dieu que de l'amour, disait-elle, il me rendra de l'amour.Après ma mort, je ferai tomber une pluie de roses.»

Une Sœur lui parlait de la béatitude du ciel. Elle l'interrompit, disant: «Ce n'est pas cela qui m'attire...

—Quoi donc?

—Oh! c'est l'Amour! Aimer, être aimée, et revenir sur la terre pour faire aimer l'Amour

Un soir, elle accueillit Mère Agnès de Jésus avec une expression toute particulière de joie sereine:

«Ma Mère, quelques notes d'un concert lointain viennent d'arriver jusqu'à moi, et j'ai pensé que bientôt j'entendrai des mélodies incomparables; mais cette espérance n'a pu me réjouir qu'un instant; une seule attente fait battre mon cœur: c'est l'amour que je recevrai et celui que je pourrai donner!

«Je sens que ma mission va commencer, ma mission de faire aimer le bon Dieu comme je l'aime... de donner ma petite voie aux âmes. Je veux passer mon ciel a faire du bien sur la terre. Ce n'est pas impossible, puisqu'au sein même de la vision béatifique, les anges veillent sur nous. Non, je ne pourrai prendre aucun repos jusqu'à la fin du monde! Mais lorsque l'ange aura dit: «Le temps n'est plus[146]!» alors je me reposerai, je pourrai jouir, parce que le nombre des élus sera complet.

—Quelle petite voie voulez-vous donc enseigner aux âmes?

—Ma Mère, c'est la voie de l'enfance spirituelle, c'est le chemin de la confiance et du total abandon. Je veux leur indiquer les petits moyens qui m'ont si parfaitement réussi; leur dire qu'il n'y a qu'une seule chose à faire ici-bas: jeter à Jésus les fleurs des petits sacrifices, le prendre par des caresses! C'est comme cela que je l'ai pris, et c'est pour cela que je serai si bien reçue!»

«Si je vous induis en erreur avec ma petite voie d'amour, disait-elle à une novice, ne craignez pas que je vous la laisse suivre longtemps. Je vous apparaîtrais bientôt pour vous dire de prendre une autre route; mais, si je ne reviens pas, croyez à la vérité de mes paroles: on n'a jamais trop de confiance envers le bon Dieu, si puissant et si miséricordieux! On obtient de lui tout autant qu'on en espère!...»

La veille de la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel une novice lui dit:

«Si vous alliez mourir demain, après la communion, ce serait une si belle mort qu'elle me consolerait de toute ma peine, il me semble.»

Et Thérèse répondit vivement:

«Mourir après la communion! Un jour de grande fête! Non, il n'en sera pas ainsi: les petites âmes ne pourraient pas imiter cela. Dans ma petite voie, il n'y a que des choses très ordinaires; il faut que tout ce que je fais, les petites âmes puissent le faire

Elle écrivait encore à l'un de ses frères missionnaires:

«Ce qui m'attire vers la Patrie des cieux, c'est l'appel du Seigneur, c'est l'espoir de l'aimer enfin comme je l'ai tant désiré, et la pensée que je pourrai le faire aimer d'une multitude d'âmes qui le béniront éternellement.»

Et une autre fois:

«Je compte bien ne pas rester inactive au Ciel, mon désir est de travailler encore pour l'Eglise et les âmes; je le demande à Dieu et je suis certaine qu'il m'exaucera. Vous voyez que, si je quitte déjà le champ de bataille, ce n'est pas avec le désir égoïste de me reposer. Depuis longtemps la souffrance est devenue mon ciel ici-bas; et j'ai du mal à concevoir comment il me sera possible de m'acclimater dans un pays où la joie règne sans aucun mélange de tristesse. Il faudra que Jésus transforme tout à fait mon âme, autrement je ne pourrais supporter les délices éternelles.»


Oui, la souffrance était devenue son ciel sur la terre; elle lui souriait, comme nous sourions au bonheur.

«Quand je souffre beaucoup, disait-elle, quand il m'arrive des choses pénibles, désagréables, au lieu de prendre un air triste, j'y réponds par un sourire. Au début, je ne réussissais pas toujours; mais maintenant, c'est une habitude que je suis bien heureuse d'avoir contractée.»

Une de nos sœurs doutait de sa patience. Un jour, en la visitant, elle vit sur son visage une expression de joie céleste et voulut en savoir la cause.

«C'est parce que je ressens une très vive douleur, répondit Thérèse; je me suis toujours efforcée d'aimer la souffrance et de lui faire bon accueil.»

«Pourquoi êtes-vous si gaie ce matin?» lui demandait Mère Agnès de Jésus.

—C'est parce que j'ai eu deux petites peines; rien ne me donne de petites joies comme les petites peines

Et une autre fois:

«Vous avez eu bien des épreuves aujourd'hui?

—Oui, mais... puisque je les aime!... J'aime tout ce que le bon Dieu me donne.

—C'est affreux ce que vous souffrez?

—Non, ce n'est pas affreux; une petite victime d'amour pourrait-elle trouver affreux ce que son Epoux lui envoie? Il me donne à chaque instant ce que je puis supporter; pas davantage; et si, le moment d'après, il augmente ma souffrance, il augmente aussi ma force.

«Cependant, je ne pourrais jamais lui demander des souffrances plus grandes, car je suis trop petite; elles deviendraient alors mes souffrances à moi, il faudrait que je les supporte toute seule; et je n'ai jamais rien pu faire toute seule


Ainsi parlait au lit de mort cette vierge sage et prudente dont la lampe, toujours remplie de l'huile des vertus, brilla jusqu'à la fin.

Si l'Esprit-Saint nous dit au livre des Proverbes: «La doctrine d'un homme se prouve par sa patience»[147], celles qui l'ont entendue peuvent croire à sa doctrine, maintenant qu'elle l'a prouvée par une patience invincible.


A chaque visite, le médecin nous témoignait son admiration: «Ah! si vous saviez ce qu'elle endure! Jamais je n'ai vu souffrir autant avec cette expression de joie surnaturelle. C'est un ange!» Et comme nous lui exprimions notre chagrin à la pensée de perdre un pareil trésor:—«Je ne pourrai la guérir, c'est une âme qui n'est pas faite pour la terre.»

Voyant son extrême faiblesse, il ordonnait des potions fortifiantes. Thérèse s'en attrista d'abord, à cause de leur prix élevé; puis elle nous dit:

«Maintenant je ne m'afflige plus de prendre des remèdes chers, car j'ai lu que sainte Gertrude s'en réjouissait en pensant que tout serait à l'avantage de nos bienfaiteurs, puisque Nôtre-Seigneur a dit: «Ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens, c'est à moi-même que vous le ferez.»[148]

«Je suis convaincue de l'inutilité des médicaments pour me guérir, ajoutait-elle; mais je me suis arrangée avec le bon Dieu pour qu'il en fasse profiter de pauvres missionnaires qui n'ont ni le temps, ni les moyens de se soigner.»


Touché des prévenances de sa petite épouse, le Seigneur, qui ne se laisse jamais vaincre en générosité, l'entourait aussi de ses divines attentions: tantôt, c'étaient des gerbes fleuries envoyées par sa famille, tantôt un petit rouge-gorge qui venait sautiller sur son lit, la regardant d'un air de connaissance et lui faisant mille gentillesses.

«Ma Mère, disait alors notre enfant, je suis profondément émue des délicatesses du bon Dieu pour moi; à l'extérieur, j'en suis comblée... et cependant je demeure dans les plus noires ténèbres!... Je souffre beaucoup... oui, beaucoup! mais avec cela, je suis dans une paix étonnante: tous mes désirs ont été réalisés... je suis pleine de confiance.»


Quelque temps après, elle racontait ce trait touchant:

«Un soir, à l'heure du grand silence, l'infirmière vint me mettre aux pieds une bouteille d'eau chaude et de la teinture d'iode sur la poitrine.

«J'étais consumée par la fièvre, une soif ardente me dévorait. En subissant ces remèdes, je ne pus m'empêcher de me plaindre à Nôtre-Seigneur: «Mon Jésus, lui dis-je, vous en êtes témoin, je brûle et l'on m'apporte encore de la chaleur et du feu! Ah! si j'avais, au lieu de tout cela, un demi-verre d'eau, comme je serais bien plus soulagée!... Mon Jésus! votre petite fille a bien soif! Mais elle est heureuse pourtant de trouver l'occasion de manquer du nécessaire, afin de mieux vous ressembler et pour sauver des âmes.»

«Bientôt l'infirmière me quitta, et je ne comptais plus la revoir que le lendemain matin, lorsqu'à ma grande surprise elle revint quelques minutes après, apportant une boisson rafraîchissante: «Je viens de penser à l'instant que vous pourriez avoir soif, me dit-elle, désormais je prendrai l'habitude de vous offrir ce soulagement tous les soirs.» Je la regardai, interdite, et, quand je fus seule, je me mis à fondre en larmes. Oh! que notre Jésus est bon! Qu'il est doux et tendre! Que son cœur est facile à toucher!»


Une des délicatesses du Cœur de Jésus, qui causèrent le plus de joie à sa petite épouse, fut celle du 6 septembre, jour où, par un fait tout providentiel, nous reçûmes une relique du vénérable Théophane Vénard. Plusieurs fois déjà, elle avait exprimé le désir de posséder quelque chose ayant appartenu à son bienheureux ami; mais, voyant qu'on n'y donnait pas suite, elle n'en parlait plus. Aussi son émotion fut grande quand la Mère Prieure lui remit le précieux objet; elle le couvrit de baisers et ne voulut plus s'en séparer.

Pourquoi donc chérissait-elle à ce point l'angélique missionnaire? Elle le confia à ses sœurs bien-aimées dans un entretien touchant:

«Théophane Vénard est un petit saint, sa vie est tout ordinaire. Il aimait beaucoup la Vierge Immaculée, il aimait beaucoup sa famille.»

Appuyant alors sur ces derniers mots:

«Moi aussi, j'aime beaucoup ma famille! Je ne comprends pas les saints qui n'aiment pas leur famille!... Pour souvenir d'adieu, je vous ai copié certains passages des dernières lettres qu'il écrivit à ses parents; ce sont mes pensées, mon âme ressemble à la sienne.»

Nous transcrivons ici cette lettre que l'on croirait sortie de la plume et du cœur de notre ange:

«Je ne trouve rien sur la terre qui me rende heureuse; mon cœur est trop grand, rien de ce qu'on appelle bonheur en ce monde ne peut le satisfaire. Ma pensée s'envole vers l'éternité, le temps va finir! Mon cœur est paisible comme un lac tranquille ou un ciel serein; je ne regrette pas la vie de ce monde: j'ai soif des eaux de la vie éternelle...

«Encore un peu et mon âme quittera la terre, finira son exil, terminera son combat. Je monte au ciel! Je vais entrer dans ce séjour des élus, voir des beautés que l'œil de l'homme n'a jamais vues, entendre des harmonies que l'oreille n'a jamais entendues, jouir de joies que le cœur n'a jamais goûtées... Me voici rendue à cette heure que chacune de nous a tant désirée! Il est bien vrai que le Seigneur choisit les petits pour confondre les grands de ce monde. Je ne m'appuie pas sur mes propres forces, mais sur la force de Celui qui, sur la croix, a vaincu les puissances de l'enfer.

«Je suis une fleur printanière que le Maître du jardin cueille pour son plaisir. Nous sommes toutes des fleurs plantées sur cette terre et que Dieu cueille en son temps: un peu plus tôt, un peu plus tard... Moi, petite éphémère, je m'en vais la première! Un jour nous nous retrouverons dans le paradis et nous jouirons du vrai bonheur.»

Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus,
empruntant les paroles de l'angélique martyr Théophane Vénard.

Vers la fin de septembre, comme on lui rapportait quelque chose de ce qui avait été dit à la récréation, touchant la responsabilité de ceux qui ont charge d'âmes, elles se ranima un instant et prononça ces belles paroles:

«Pour les petits, ils seront jugés avec une extrême douceur[149]!» Il est possible de rester petit, même dans les charges les plus redoutables; et n'est-il pas écrit qu'à la fin «le Seigneur se lèvera pour sauver tous les doux et les humbles de la terre[150]»? Il ne dit pas juger, mais sauver!»

Cependant, le flot de la douleur montait de plus en plus. La faiblesse devint si excessive que, bientôt, la sainte petite malade en fut réduite à ne plus pouvoir faire, sans secours, le plus léger mouvement. Entendre parler près d'elle, même à voix basse, lui devenait une pénible souffrance; la fièvre et l'oppression ne lui permettaient pas d'articuler une seule parole, sans ressentir la plus extrême fatigue. En cet état pourtant, le sourire ne quitta pas ses lèvres. Un nuage passait-il sur son front? c'était la crainte de donner à nos sœurs un surcroît de peine. Jusqu'à l'avant-veille de sa mort elle voulut être seule la nuit. Cependant, son infirmière se levait plusieurs fois, malgré ses instances. En l'une de ses visites, elle la trouva les mains jointes et les yeux élevés vers le ciel.

«Que faites-vous donc ainsi? lui demanda-t-elle; il faudrait essayer de dormir.

—Je ne puis pas, ma sœur, je souffre trop! alors je prie.....

—Et que dites-vous à Jésus?

—Je ne lui dis rien, je l'aime!»


«Oh! que le bon Dieu est bon!... s'écriait-elle parfois. Oui, il faut qu'il soit bien bon pour me donner la force de supporter tout ce que je souffre.»

Un jour elle dit à sa Mère Prieure:

«Ma Mère, je voudrais vous confier l'état de mon âme; mais je ne le puis, je suis trop émue en ce moment.»

Et, le soir, elle lui remit ces lignes, tracées au crayon, d'une main tremblante:

«O mon Dieu, que vous êtes bon pour la petite victime de votre amour miséricordieux! Maintenant même que vous joignez la souffrance extérieure aux épreuves de mon âme, je ne puis dire: «Les angoisses de la mort m'ont environnée.»[151] Mais je m'écrie, dans ma reconnaissance: «Je suis descendue dans la vallée des ombres de la mort, cependant, je ne crains aucun mal, parce que vous êtes avec moi, Seigneur.»[152]

«Quelques-unes croient que vous avez peur de la mort, lui dit sa petite Mère.

—Cela pourra bien arriver, je ne m'appuie jamais sur mes propres pensées, je sais combien je suis faible; mais je veux jouir du sentiment que le bon Dieu me donne maintenant; il sera toujours temps de souffrir du contraire.

«Monsieur l'Aumônier m'a dit: «Etes-vous résignée à mourir?» Je lui ai répondu: «Ah! mon Père, je trouve qu'il n'y a besoin de résignation que pour vivre..... pour mourir, c'est de la joie que j'éprouve.»

«Ne vous faites pas de peine, ma Mère, si je souffre beaucoup, et si je ne manifeste aucun signe de bonheur au dernier moment. Nôtre-Seigneur n'est-il pas mort Victime d'amour, et voyez quelle a été son agonie!...»


Enfin, l'aurore du jour éternel se leva! C'était le jeudi, 30 septembre. Le matin, notre douce victime, parlant de sa dernière nuit d'exil, regarda la statue de Marie en disant:

«Oh! je l'ai priée avec une ferveur!... mais c'est l'agonie toute pure, sans aucun mélange de consolation...

«L'air de la terre me manque, quand est-ce que j'aurai l'air du Ciel?»

A deux heures et demie, elle se redressa sur son lit, ce qu'elle n'avait pu faire depuis plusieurs semaines, et s'écria:

«Ma Mère, le calice est plein jusqu'au bord! Non, je n'aurais jamais cru qu'il fût possible de tant souffrir... Je ne puis m'expliquer cela que par mon désir extrême de sauver des âmes...»

Et quelque temps après:

«Tout ce que j'ai écrit sur mes désirs de la souffrance, oh! c'est bien vrai! Je ne me repens pas de m'être livrée à l'amour.»

Elle répéta plusieurs fois ces derniers mots.

Et un peu plus tard:

«Ma Mère, préparez-moi à bien mourir.»

Sa vénérée Prieure l'encouragea par ces paroles:

«Mon enfant, vous êtes toute prête à paraître devant Dieu, parce que vous avez toujours compris la vertu d'humilité.»

Elle se rendit alors ce beau témoignage:

«Oui, je le sens, mon âme n'a jamais recherché que la vérité... oui, j'ai compris l'humilité du cœur!»

A quatre heures et demie, les symptômes de la dernière agonie se manifestèrent. Dès que notre angélique mourante vit entrer la communauté, elle la remercia par le plus gracieux sourire; puis tout entière à l'amour et à la souffrance, tenant le crucifix dans ses mains défaillantes, elle entreprit le combat suprême. Une sueur abondante couvrait son visage; elle tremblait... Mais, comme au sein d'une furieuse tempête le pilote à deux doigts du port ne perd pas courage, ainsi cette âme de foi, apercevant tout près le phare lumineux du rivage éternel, donnait vaillamment les derniers coups de rame pour atteindre le port.

Quand la cloche du monastère tinta l'Angélus du soir, elle fixa sur l'Etoile des mers, la Vierge immaculée, un inexprimable regard. N'était-ce pas le moment de chanter:

Toi, qui vins me sourire au matin de ma vie,
Viens me sourire encor, Mère, voici le soir!

A sept heures et quelques minutes, notre pauvre petite martyre, se tournant vers sa Mère Prieure, lui dit:

«Ma Mère, n'est-ce pas l'agonie?... Ne vais-je pas mourir?...

—Oui, mon enfant, c'est l'agonie, mais Jésus veut peut-être la prolonger de quelques heures.»

Alors, d'une voix douce et plaintive:

«Eh bien... allons... allons... oh! je ne voudrais pas moins souffrir!»

Puis, regardant son crucifix:

«Oh!... Je l'aime!... Mon Dieu, je... vous... aime!!!»


Ce furent ses dernières paroles. Elle venait à peine de les prononcer qu'à notre grande surprise elle s'affaissa tout à coup, la tête penchée à droite, dans l'attitude de ces vierges martyres s'offrant d'elles-mêmes au tranchant du glaive; ou plutôt, comme une victime d'amour, attendant de l'Archer divin la flèche embrasée dont elle veut mourir...

Soudain elle se relève, comme appelée par une voix mystérieuse, elle ouvre les yeux et les fixe, brillants de paix céleste et d'un bonheur indicible, un peu au-dessus de l'image de Marie.

Ce regard se prolongea l'espace d'un Credo, et son âme bienheureuse devenue la proie de l'Aigle divin s'envola dans les cieux....

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cet ange nous avait dit quelques jours avant de quitter ce monde: «La mort d'amour que je souhaite, c'est celle de Jésus sur la croix.» Son désir fut pleinement exaucé: les ténèbres, l'angoisse accompagnèrent son agonie. Cependant, ne pouvons-nous pas lui appliquer aussi la prophétie sublime de saint Jean de la Croix, touchant les âmes consommées dans la divine charité:

«Elles meurent dans des transports admirables et des assauts délicieux que leur livre l'amour, comme le cygne dont le chant est plus mélodieux quand il est sur le point de mourir. C'est ce qui faisait dire à David que «la mort des justes est précieuse devant Dieu»: car c'est alors que les fleuves de l'amour s'échappent de l'âme, et s'en vont se perdre dans l'océan de l'amour divin.»


Aussitôt que notre blanche colombe eut pris son essor, la joie du dernier instant s'imprima sur son front; un ineffable sourire animait son visage. Nous lui mîmes une palme à la main; et les lis et les roses entourèrent la dépouille virginale de celle qui emportait au ciel la robe blanche de son baptême empourprée du sang de son martyre d'amour. Le samedi et le dimanche, une foule nombreuse et recueillie ne cessa d'affluer devant la grille du chœur, contemplant dans la majesté de la mort «la petite reine» toujours gracieuse, et lui faisant toucher par centaines: chapelets, médailles, et jusqu'à des bijoux.

Le 4 octobre, jour de l'inhumation, nous la vîmes entourée d'une belle couronne de prêtres; cet honneur lui était dû: elle avait tant prié pour les âmes sacerdotales! Enfin, après avoir été solennellement bénit, ce grain de froment précieux fut jeté dans le sillon par les mains maternelles de la sainte Eglise...

Et qui dira maintenant de combien d'épis mûrs il a porté le germe?... Une fois de plus, elle s'est réalisée magnifiquement la parole du divin Moissonneur: «En vérité, je vous le dis, si le grain de blé étant tombé à terre ne vient à mourir, il demeure seul; mais s'il meurt, IL PORTE BEAUCOUP DE FRUITS..»

(Ce tableau représente fidèlement l'expression du visage et la pose de la tête de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, aussitôt après sa mort.) (Ce tableau représente fidèlement l'expression du visage et la pose de la tête de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, aussitôt après sa mort.)

Du monde elle a passé la fugitive image...
À moi le Ciel!

Des Anges, ce soir-la, dans l'ombre descendirent,
Pour chercher une sœur et l'emporter aux Cieux;
Sur leurs ailes d'azur, joyeux, ils la ravirent,
Et l'Enfant-Dieu, Jésus, accourait devant eux.

Des Vierges étaient là, pour faire sa conquête,
Et l'ardeur du triomphe en leurs yeux éclatait;
Toutes la regardaient avec un air de fête,
La Vierge Immaculée aussi lui souriait!...

Et, ses liens rompus, parut au milieu d'elles,
Thérèse, belle et jeune, et d'un œil enflammé;
Seule, elle avait le front orné de fleurs nouvelles,
Plus brillantes que l'aube aux premiers jours de mai.

Cette épouse choisie, âme pure et sereine,
Déjà pleine de jours, allait chercher au Ciel,
Au Ciel impatient de la proclamer reine,
De son ardent amour le salaire éternel...
. . . . . . . . . . . . .
Belle ROSE EFFEUILLÉE autrefois sur la terre,
Nous courons à l'odeur de tes parfums si doux.
Toi qui compris l'Amour, donne-nous ta lumière,
Jette encor de Là-Haut tes pétales sur nous!

APPENDICE

«Je vous bénis, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux savants et aux sages, et que vous les avez révélées aux plus petits.»

Luc., x, 21.

PORTRAIT PHYSIQUE

DE
Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus.

Nous trouvons dans le portrait que Ribeira nous a laissé de la grande Thérèse de Jésus, les traits sous lesquels est fidèlement peinte la petite Thérèse de l'Enfant-Jésus (sauf de légères modifications indiquées en italique):

«Elle était grande de taille et fort bien faite. Elle avait les yeux pers, les cheveux blonds, les traits fins et réguliers, les mains très belles. Son visage était d'une très belle coupe, bien proportionné, le teint de lis: il s'enflammait quand elle parlait de Dieu et lui donnait une beauté ravissante. Sa figure était ineffablement limpide, tout y respirait une paix céleste. Enfin tout paraissait parfait en elle. Sa démarche était pleine de dignité en même temps gué de simplicité et de grâce; elle était si aimable, si paisible, qu'il suffisait de la voir et de l'entendre pour lui porter du respect et l'aimer.»

Conseils
et Souvenirs

——

Dans les entretiens de Thérèse avec ses novices, nous trouvons les plus précieux enseignements.


Je me décourageais à la vue de mes imperfections, raconte l'une d'entre elles, Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus me dit:

«Vous me faites penser au tout petit enfant qui commence à se tenir debout, mais ne sait pas encore marcher. Voulant absolument atteindre le haut d'un escalier pour retrouver sa maman, il lève son petit pied afin de monter la première marche. Peine inutile! il retombe toujours sans pouvoir avancer. Eh bien, soyez ce petit enfant; par la pratique de toutes les vertus, levez toujours votre petit pied pour gravir l'escalier de la sainteté, et ne vous imaginez pas que vous pourrez monter même la première marche! non; mais le bon Dieu ne demande de vous que la bonne volonté. Du haut de cet escalier, il vous regarde avec amour. Bientôt, vaincu par vos efforts inutiles, il descendra lui-même, et, vous prenant dans ses bras, vous emportera pour toujours dans son royaume où vous ne le quitterez plus. Mais, si vous cessez de lever votre petit pied, il vous laissera longtemps sur la terre.»


«Le seul moyen de faire de rapides progrès dans la voie de l'amour, disait-elle encore, est celui de rester toujours bien petite; c'est ainsi que j'ai fait; aussi maintenant je puis chanter avec notre Père saint Jean de la Croix:

Et m'abaissant si bas, si bas,
Je m'élevai si haut, si haut,
Que je pus atteindre mon but!...»

*
* *

Dans une tentation qui me semblait insurmontable, je lui dis: «Cette fois, je ne puis me mettre au-dessus, c'est impossible.» Elle me répondit:

«Pourquoi cherchez-vous à vous mettre au-dessus? passez dessous tout simplement. C'est bon pour les grandes âmes de voler au-dessus des nuages quand l'orage gronde; pour nous, nous n'avons qu'à supporter patiemment les averses. Tant pis si nous sommes un peu mouillées! Nous nous sécherons ensuite au soleil de l'amour.

«Je me rappelle à ce propos ce petit trait de mon enfance: un cheval nous barrait un jour l'entrée du jardin; on parlait autour de moi cherchant à le faire reculer; mais je laissai discuter, et passai tout doucement entre ses jambes... Voilà ce que l'on gagne à garder sa petite taille!»

*
* *

«Nôtre-Seigneur répondait autrefois à la mère des fils de Zébédée: «Pour être à ma droite et à ma gauche, c'est à ceux à qui mon Père l'a destiné.»[153] Je me figure que ces places de choix, refusées à de grands saints, à des martyrs, seront le partage de petits enfants.

«David n'en fait-il pas la prédiction lorsqu'il dit que le petit Benjamin présidera les assemblées (des saints)[154]

*
* *

«Vous avez tort de trouver à redire à ceci et à cela, de chercher à ce que tout le monde plie à votre manière de voir. Puisque nous voulons être de petits enfants, les petits enfants ne savent pas ce qui est le mieux, ils trouvent tout bien; imitons-les. D'ailleurs, il n'y a pas de mérite à faire ce qui est raisonnable.»

*
* *

«Mes protecteurs au ciel et mes privilégiés sont ceux qui l'ont volé, comme les saints Innocents et le bon larron. Les grands saints l'ont gagné par leurs œuvres; moi, je veux imiter les voleurs, je veux l'avoir par ruse, une ruse d'amour qui m'en ouvrira l'entrée, à moi et aux pauvres pécheurs. L'Esprit-Saint m'encourage, puisqu'il dit dans les proverbes: «O tout petit! venez, apprenez de moi la finesse.»[155]

*
* *

«Que feriez-vous si vous pouviez recommencer votre vie religieuse?

—Il me semble que je ferais ce que j'ai fait.

—Vous n'éprouvez donc pas le sentiment de ce solitaire qui disait: «Quand même j'aurais vécu de longues années dans la pénitence, tant qu'il me restera un quart d'heure, un souffle de vie, je craindrai de me damner»?

—Non, je ne puis partager cette crainte, je suis trop petite pour me damner, les petits enfants ne se damnent pas.

—Vous cherchez toujours à ressembler aux petits enfants, mais dites-nous donc ce qu'il faut faire pour posséder l'esprit d'enfance? Qu'est-ce donc que rester petit?

—Rester petit, c'est reconnaître son néant, attendre tout du bon Dieu, ne pas trop s'affliger de ses fautes; enfin, c'est ne point gagner de fortune, ne s'inquiéter de rien. Même chez les pauvres, tant que l'enfant est tout petit, on lui donne ce qui lui est nécessaire; mais, quand il a grandi, son père ne veut plus le nourrir et lui dit: «Travaille maintenant! tu peux te suffire à toi-même.» Eh bien! c'est pour ne pas entendre cela que je n'ai jamais voulu grandir, me sentant incapable de gagner ma vie, la vie éternelle!»

*
* *

Afin d'imiter notre angélique Maîtresse, je voulais ne pas grandir, aussi m'appelait-elle «le petit enfant». Pendant une retraite elle m'adressa ces délicieux billets:

«Ne craignez pas de dire à Jésus que vous l'aimez, même sans le sentir, c'est le moyen de le forcer à vous secourir, à vous porter comme un petit enfant trop faible pour marcher.

«C'est une grande épreuve de voir tout en noir, mais cela ne dépend pas de vous complètement, faites ce que vous pourrez pour détacher votre cœur des soucis de la terre, et surtout des créatures; puis, soyez sûre que Jésus fera le reste. Il ne pourra permettre que vous tombiez dans l'abîme. Consolez-vous, petit enfant, au ciel vous ne verrez plus tout en noir mais tout en blanc. Oui, tout sera revêtu de la blancheur divine de notre Epoux, le Lis des vallées. Ensemble, nous le suivrons partout où il ira... Ah! profitons du court instant de la vie! faisons plaisir à Jésus, sauvons-lui des âmes par nos sacrifices. Surtout soyons petites, si petites que tout le monde puisse nous fouler aux pieds, sans même que nous ayons l'air de le sentir et d'en souffrir.»

«Je ne m'étonne pas des défaites du petit enfant; il oublie qu'étant aussi missionnaire et guerrier, il doit se priver de consolations par trop enfantines. Mais que c'est vilain de passer son temps à se morfondre, au lieu de s'endormir sur le Cœur de Jésus!

«Si la nuit fait peur au petit enfant, s'il se plaint de ne pas voir Celui qui le porte, qu'il ferme les yeux: c'est le seul sacrifice que Jésus lui demande. En se tenant ainsi paisible, la nuit ne l'effrayera pas, puisqu'il ne la verra plus; et bientôt le calme, sinon la joie, renaîtra dans son cœur.»

*
* *

Pour m'aider à accepter une humiliation, elle me fit cette confidence:

«Si je n'avais pas été acceptée au Carmel, je serais entrée dans un Refuge, pour y vivre inconnue et méprisée, au milieu des pauvres «repenties». Mon bonheur aurait été de passer pour telle à tous les yeux; et je me serais faite l'apôtre de mes compagnes, leur disant ce que je pense de la miséricorde du bon Dieu...

—Mais comment seriez-vous arrivée à cacher votre innocence au confesseur?

—Je lui aurais dit que j'avais fait dans le monde une confession générale et qu'il m'était défendu de la recommencer.»

*
* *

«Oh! quand je pense à tout ce que j'ai à acquérir!

—Dites plutôt à perdre! C'est Jésus-qui se charge de remplir votre âme, à mesure que vous la débarrassez de ses imperfections. Je vois bien que vous vous trompez de route; vous n'arriverez jamais au terme de votre voyage. Vous voulez gravir une montagne, et le bon Dieu veut vous faire descendre: il vous attend au bas de la vallée fertile de l'humilité.»

*
* *

«Il me semble que l'humilité c'est la vérité. Je ne sais pas si je suis humble, mais je sais que je vois la vérité en toutes choses.»

*
* *

«Vraiment, vous êtes une sainte!

—Non, je ne suis pas une sainte; je n'ai jamais fait les actions des saints: je suis une toute petite âme que le bon Dieu a comblée de grâces... Vous verrez au ciel que je dis vrai.

—Mais vous avez toujours été fidèle aux grâces divines, n'est-ce pas?

—Oui, depuis l'âge de trois ans, je n'ai rien refusé au bon Dieu. Cependant je ne puis m'en glorifier. Voyez comme ce soir le soleil couchant dore le sommet des arbres; ainsi mon âme vous apparaît toute brillante et dorée, parce qu'elle est exposée aux rayons de l'amour. Si le soleil divin ne m'envoyait plus ses feux, je deviendrais aussitôt obscure et ténébreuse.

—Nous voudrions aussi devenir toutes dorées, comment faire?

—Il faut pratiquer les petites vertus. C'est quelquefois difficile, mais le bon Dieu ne refuse jamais la première grâce qui donne le courage de se vaincre; si l'âme y correspond, elle se trouve immédiatement dans la lumière. J'ai toujours été frappée de la louange adressée à Judith: «Vous avez agi avec un courage viril et votre cœur s'est fortifié.»[156] D'abord, il faut agir avec courage; puis le cœur se fortifie, et l'on marche de victoire en victoire.»

*
* *

Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus ne levait jamais les yeux au réfectoire, ainsi que le veut le règlement. Comme j'avais beaucoup de mal à m'y astreindre, elle composa cette prière qui me fut une révélation de son humilité, car elle y demande pour elle une grâce dont j'avais seule besoin:

«Jésus, vos deux petites épouses prennent la résolution de tenir les yeux baissés pendant le réfectoire, afin d'honorer et d'imiter l'exemple que vous leur avez donné chez Hérode. Quand ce prince impie se moquait de vous, ô Beauté infinie, pas une plainte ne sortait de vos lèvres, vous ne daigniez pas même fixer sur lui vos yeux adorables. Oh! sans doute, divin Jésus, Hérode ne méritait pas d'être regardé par vous; mais, nous qui sommes vos épouses, nous voulons attirer sur nous vos regards divins. Nous vous demandons de nous récompenser par ce regard d'amour, chaque fois que nous nous priverons de lever les yeux; et même, nous vous prions de ne pas nous refuser ce doux regard quand nous serons tombées, puisque nous nous en humilierons sincèrement devant vous.»

*
* *

Je lui confiais que je n'arrivais à rien; et je m'en décourageais.

«Jusqu'à l'âge de quatorze ans, me dit-elle, j'ai pratiqué la vertu sans en sentir la douceur; je désirais la souffrance, mais je ne pensais pas à en faire ma joie; c'est une grâce qui m'a été accordée plus tard. Mon âme ressemblait à un bel arbre dont les fleurs tombaient aussitôt qu'elles étaient écloses.

«Faites au bon Dieu le sacrifice de ne jamais cueillir de fruits. S'il veut que, toute votre vie, vous sentiez de la répugnance à souffrir, à être humiliée; s'il permet que toutes les fleurs de vos désirs et de votre bonne volonté tombent à terre sans rien produire, ne vous troublez pas. En un clin d'œil, au moment de votre mort, il saura bien faire mûrir de beaux fruits sur l'arbre de votre âme.

«Nous lisons dans l'Ecclésiastique: «Il est tel homme manquant de force et abondant en pauvreté, et l'œil de Dieu l'a regardé en bien, et il l'a relevé de son humiliation, et il a élevé sa tête; beaucoup s'en sont étonnés et ont honore Dieu.

«Confie-toi en Dieu et demeure à ta place, car il est facile au Seigneur d'enrichir tout d'un coup le pauvre. Sa bénédiction se hâte pour la récompense du juste, et en un instant rapide il fait fructifier ses progrès.»[157]

—Mais, si je tombe, on me trouvera toujours imparfaite, tandis qu'à vous, on vous reconnaît de la vertu?

—C'est peut-être parce que je ne l'ai jamais désiré... Mais, qu'on vous trouve toujours imparfaite, c'est ce qu'il faut, c'est là votre gain. Se croire soi-même imparfaite et trouver les autres parfaites, voilà le bonheur. Que les créatures vous reconnaissent sans vertu, cela ne vous enlève rien et ne vous rend pas plus pauvre; ce sont elles qui perdent en joie intérieure! Car il n'y a rien de plus doux que de penser du bien de notre prochain.

«Pour moi, j'éprouve une grande joie, non seulement quand on me trouve imparfaite, mais surtout, quand je sens que je le suis: au contraire, les compliments ne me causent que du déplaisir.»

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«Le bon Dieu a pour vous un amour particulier, puisqu'il vous confie d'autres âmes.

—Cela ne me donne rien, et je ne suis réellement que ce que je suis devant Dieu... Ce n'est pas parce qu'il veut que je sois son interprète près de vous qu'il m'aime davantage: il me fait plutôt votre petite servante. C'est pour vous et non pour moi qu'il m'a donné les charmes et les vertus qui paraissent à vos yeux.

«Je me compare souvent à une petite écuelle que le bon Dieu remplit de toutes sortes de bonnes choses. Tous les petits chats viennent en prendre leur part; ils se disputent parfois à qui en aura davantage. Mais l'Enfant-Jésus est là qui guette! «Je veux bien que vous buviez dans ma petite écuelle, dit-il, mais prenez garde de la renverser et de la casser!»

«A vrai dire, il n'y pas grand danger, parce que je suis posée à terre. Pour les Prieures, ce n'est pas la même chose: étant placées sur des tables, elles courent beaucoup plus de périls. L'honneur est toujours dangereux.

«Ah! quel poison de louanges est servi journellement à ceux qui tiennent les premières places! Quel funeste encens! et comme il faut qu'une âme soit détachée d'elle-même pour n'en pas éprouver de mal!»

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«C'est une consolation pour vous de faire du bien, de procurer la gloire de Dieu. Que je voudrais me voir aussi privilégiée!

—Qu'est-ce que cela me fait que le bon Dieu se serve de moi, plutôt que d'une autre, pour procurer sa gloire? Pourvu que son règne s'établisse dans les âmes, peu importe l'instrument. D'ailleurs, il n'a besoin de personne.

«Je regardais, il y a quelque temps, la mèche d'une petite veilleuse presque éteinte. Une de nos sœurs y approcha son cierge; et, par ce cierge, tous ceux de la communauté se trouvèrent allumés. Je fis alors cette réflexion: «Qui donc pourrait se glorifier de ses œuvres? Ainsi, par la faible lueur de cette lampe, il serait possible d'embraser l'univers. Nous croyons souvent recevoir les grâces et les lumières divines par le moyen de cierges brillants; mais d'où ces cierges tiennent-ils leur flamme? Peut-être de la prière d'une âme humble et toute cachée, sans éclat apparent, sans vertu reconnue, abaissée à ses propres yeux, près de s'éteindre.

«Oh! que nous verrons de mystères plus tard! Combien de fois ai-je pensé que je devais peut-être toutes les grâces dont j'ai été comblée aux instances d'une petite âme que je ne connaîtrai qu'au ciel!

«C'est la volonté du bon Dieu qu'en ce monde les âmes se communiquent entre elles les dons célestes par la prière, afin que, rendues dans leur patrie, elles puissent s'aimer d'un amour de reconnaissance, d'une affection bien plus grande encore que celle de la famille la plus idéale de la terre.

«Là, nous ne rencontrerons pas de regards indifférents, parce que tous les saints s'entre-devront quelque chose.

«Nous ne verrons plus de regards envieux; d'ailleurs le bonheur de chacun des élus sera celui de tous. Avec les martyrs, nous ressemblerons aux martyrs; avec les docteurs, nous serons comme les docteurs; avec les vierges, comme les vierges; et de même que les membres d'une même famille sont fiers les uns des autres, ainsi le serons-nous de nos frères, sans la moindre jalousie.

«Qui sait même si la joie que nous éprouverons en voyant la gloire des grands saints, en sachant que, par un secret ressort de la Providence, nous y avons contribué, qui sait si cette joie ne sera pas aussi intense, et plus douce peut-être, que la félicité dont ils seront eux-mêmes en possession?

«Et, de leur côté, pensez-vous que les grands saints, voyant ce qu'ils doivent à de toutes petites âmes, ne les aimeront pas d'un amour incomparable? Il y aura là, j'en suis sûre, des sympathies délicieuses et surprenantes. Le privilégié d'un apôtre, d'un grand docteur, sera peut-être un petit pâtre; et l'ami intime d'un patriarche, un simple petit enfant. Oh! que je voudrais être dans ce royaume d'amour!»

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«Croyez-moi, écrire des livres de piété, composer les plus sublimes poésies, tout cela ne vaut pas le plus petit acte de renoncement. Cependant, lorsque nous souffrons de notre impuissance à faire le bien, notre seule ressource c'est d'offrir les œuvres des autres. Voilà le bienfait de la communion des Saints. Souvenez-vous de cette belle strophe du Cantique spirituel de notre Père saint Jean de la Croix:

Revenez, ma colombe,
Car le cerf blessé
Apparaît sur le haut de la colline,
Attiré par l'air de votre vol, et il y prend le frais.

«Vous le voyez, l'Epoux, le Cerf blessé n'est pas attiré par la hauteur, mais seulement par l'air du vol, et un simple coup d'aile suffit pour produire cette brise d'amour.»

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«La seule chose qui ne soit pas soumise à l'envie, c'est la dernière place; il n'y a donc que cette dernière place qui ne soit point vanité et affliction d'esprit. Cependant la voie de l'homme n'est pas toujours en son pouvoir[158]; et, parfois, nous nous surprenons à désirer ce qui brille. Alors, rangeons-nous humblement parmi les imparfaits, estimons-nous de petites âmes que le bon Dieu doit soutenir à chaque instant. Dès qu'il nous voit bien convaincues de notre néant, dès que nous lui disons: «Mon pied a chancelé, votre miséricorde, Seigneur, m'a affermi[159]», il nous tend la main; mais, si nous voulons essayer de faire quelque chose de grand, même sous prétexte de zèle, il nous laisse seules. Il suffit donc de s'humilier, de supporter avec douceur ses imperfections: voilà la vraie sainteté pour nous.»

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Je me plaignais un jour d'être plus fatiguée que mes sœurs, parce qu'en plus d'un travail commun j'en avais fait un autre qu'on ignorait. Elle me répondit:

«Je voudrais toujours vous voir comme un vaillant soldat qui ne se plaint pas de ses peines, qui trouve très graves les blessures de ses frères, et n'estime les siennes que des égratignures. Pourquoi sentez-vous à ce point cette fatigue? C'est parce que personne ne la connaît...

«La bienheureuse Marguerite-Marie ayant eu deux panaris, disait n'avoir vraiment souffert que du premier, parce qu'il ne lui fut pas possible de cacher le second qui devint ainsi l'objet de la compassion des sœurs.

«Ce sentiment nous est naturel: mais, c'est faire comme le vulgaire de désirer qu'on sache quand nous avons du mal.»

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«Il ne faut jamais croire, quand nous commettons une faute, que c'est par une cause physique, comme la maladie ou le temps; mais attribuer cette chute à notre imperfection sans jamais nous décourager. Ce ne sont pas les occasions qui rendent l'homme fragile, mais elles montrent ce qu'il est.»[160]

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«Le bon Dieu n'a pas permis que notre Mère me dît d'écrire mes poésies à mesure que je les composais, et je n'aurais pas voulu le lui demander, de peur de faire une faute contre la pauvreté. J'attendais donc l'heure de temps libre, et ce n'était pas sans une peine extrême que je me rappelais, à huit heures du soir, ce que j'avais composé le matin.

«Ces petits riens sont un martyre, il est vrai; mais il faut bien se garder de le diminuer en se permettant, ou se faisant permettre, mille choses qui nous rendraient la vie religieuse agréable et commode.»

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Un jour que je pleurais, sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus me dit de m'habituer à ne pas laisser paraître ainsi mes petites souffrances, ajoutant que rien ne rendait la vie de communauté plus triste que l'inégalité d'humeur.

«Vous avez bien raison, lui répondis-je, je l'avais moi-même pensé, et désormais je ne pleurerai plus jamais qu'avec le bon Dieu; à lui seul je confierai mes peines, il me comprendra et me consolera toujours.» Elle reprit vivement:

«Pleurer devant le bon Dieu! gardez-vous d'agir ainsi. Vous devez paraître triste, bien moins encore devant lui que devant les créatures. Comment! ce bon Maître n'a pour réjouir son Cœur que nos monastères; il vient chez nous pour se reposer, pour oublier les plaintes continuelles de ses amis du monde; car le plus souvent sur la terre, au lieu de reconnaître le prix de la Croix, on pleure et on gémit; et vous feriez comme le commun des mortels?... Franchement, ce n'est pas de l'amour désintéressé. C'est à nous de consoler Jésus, ce n'est pas à lui de nous consoler.

«Je le sais, il a si bon cœur que, si vous pleurez, il essuiera vos larmes; mais ensuite il s'en ira tout triste, n'ayant pu se reposer en vous. Jésus aime les cœurs joyeux, il aime une âme toujours souriante. Quand donc saurez-vous lui cacher vos peines, ou lui dire en chantant que vous êtes heureuse de souffrir pour lui?

«Le visage est le reflet de l'âme, ajouta-t-elle, vous devez sans cesse avoir un visage calme et serein, comme un petit enfant toujours content. Lorsque vous êtes seule, agissez encore de même, parce que vous êtes continuellement en spectacle aux Anges.»

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Je voulais qu'elle me félicitât d'avoir pratiqué un acte de vertu héroïque à mes yeux; mais elle me dit:

«Qu'est ce petit acte de vertu, en comparaison de ce que Jésus a le droit d'attendre de votre fidélité? Vous devriez plutôt vous humilier de laisser échapper tant d'occasions de lui prouver votre amour.»

Peu satisfaite de cette réponse, j'attendais une occasion difficile, pour voir comment sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus s'y comporterait. Cette occasion se présenta bientôt. Notre Révérende Mère nous ayant demande un travail fatigant et sujet à mille contradictions, je me permis malicieusement de lui en augmenter la charge; mais je ne pus un seul instant la trouver en défaut; je la vis toujours gracieuse, aimable, ne comptant pas avec la fatigue. S'agissait-il de se déranger, de servir les autres? elle se présentait avec entrain. A la fin, n'y tenant plus, je me jetai dans ses bras et lui confiai les sentiments qui avaient agité mon âme.

«Comment faites-vous, lui dis-je, pour pratiquer ainsi la vertu, pour être constamment joyeuse, calme et semblable à vous-même?

—Je n'ai pas toujours fait ainsi, me répondit-elle, mais depuis que je ne me recherche jamais, je mène la vie la plus heureuse qu'on puisse voir

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«A la récréation plus qu'ailleurs, disait notre angélique Maîtresse, vous trouverez l'occasion d'exercer votre vertu. Si vous voulez en retirer un grand profit, n'y allez pas avec la pensée de vous récréer, mais avec celle de récréer les autres; pratiquez-y un complet détachement de vous-même. Par exemple, si vous racontez à l'une de vos sœurs une histoire qui vous semble intéressante, et que celle-ci vous interrompe pour vous raconter autre chose, écoutez-la avec intérêt, quand même elle ne vous intéresserait pas du tout, et ne cherchez pas à reprendre votre conversation première. En agissant ainsi, vous sortirez de la récréation avec une grande paix intérieure et revêtue d'une force nouvelle pour pratiquer la vertu; parce que vous n'aurez pas cherché à vous satisfaire, mais à faire plaisir aux autres. Si l'on savait ce que l'on gagne à se renoncer en toutes choses!...

—Vous le savez bien, vous; c'est ainsi que vous avez toujours fait?

—Oui, je me suis oubliée, j'ai tâché de ne me rechercher en rien.»

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«Il faut être mortifiée lorsqu'on nous sonne, lorsqu'on frappe à notre porte, jusqu'à ne pas faire un point de plus avant de répondre. J'ai pratiqué cela; et je vous assure que c'est une source de paix.»

Après cet avis, lorsque l'occasion se présentait, je me dérangeais promptement. Un jour, pendant sa maladie, elle en fut témoin et me dit:

«Au moment de la mort, vous serez bien heureuse de retrouver cela! Vous venez de faire une action plus glorieuse que si, par des démarches habiles, vous aviez obtenu la bienveillance du gouvernement pour les communautés religieuses, et que toute la France vous acclamât comme Judith!»

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Interrogée sur sa manière de sanctifier les repas, elle répondit:

«Au réfectoire, nous n'avons qu'une seule chose à faire: accomplir cette action si basse avec des pensées élevées. Je vous l'avoue, c'est souvent au réfectoire qu'il me vient les plus douces aspirations d'amour. Quelquefois, je suis forcée de m'arrêter en songeant que, si Nôtre-Seigneur était à ma place, devant les mets qui me sont servis, il les prendrait certainement... Il est bien probable que, pendant sa vie mortelle, il a goûté aux mêmes aliments; il mangeait du pain, des fruits...

«Voici mes petites rubriques enfantines:

«Je me figure être à Nazareth dans la maison de la sainte Famille. Si l'on me sert, par exemple, de la salade, du poisson froid, du vin ou quelque autre chose qui a le goût fort, je l'offre au bon saint Joseph. A la sainte Vierge, je donne les portions chaudes, les fruits bien mûrs, etc.: et les mets des jours de fête, particulièrement la bouillie, le riz, les confitures, je les offre à l'Enfant-Jésus. Enfin, lorsqu'on m'apporte un mauvais dîner, je me dis gaiement: Aujourd'hui, ma petite fille, tout cela c'est pour toi!»

Elle nous cachait ainsi sa mortification sous des dehors gracieux. Cependant, un jour de jeûne, où notre Révérende Mère lui avait imposé un soulagement, je la surpris assaisonnant d'absinthe cette douceur trop à son goût.

Une autre fois, je la vis boire lentement un exécrable remède.

«Mais dépêchez-vous donc, lui dis-je, buvez cela tout d'un trait!

—Oh! non; ne faut-il pas que je profite des petites occasions qui se rencontrent de me mortifier un peu, puisqu'il m'est interdit d'en chercher de grandes?»

C'est ainsi que, pendant son noviciat,—je l'ai su dans les derniers mois de sa vie—une de nos sœurs, ayant voulu rattacher son scapulaire, lui traversa en même temps l'épaule avec sa grande épingle, souffrance qu'elle endura plusieurs heures avec joie.

Une autre fois, elle me donna une preuve de sa mortification intérieure. J'avais reçu une lettre fort intéressante qu'on avait lue à la récréation en son absence. Le soir, elle me manifesta le désir de la lire à son tour et je la lui donnai. Quelque temps après, comme elle me rendait cette lettre, je la priai de me dire sa pensée au sujet d'une chose qui, particulièrement, avait dû la charmer. Elle parut embarrassée et me répondit enfin:

«Le bon Dieu m'en a demandé le sacrifice, à cause de l'empressement que j'ai témoigné l'autre jour; je ne l'ai pas lue...»

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Je lui parlais des mortifications des saints, elle me répondit: «Que Nôtre-Seigneur a bien fait de nous prévenir qu'il y a plusieurs demeures dans la maison de son Père! Sans cela il nous l'aurait dit[161]... Oui, si toutes les âmes appelées à la perfection avaient dû, pour entrer au ciel, pratiquer ces macérations, il nous l'aurait dit, et nous nous les serions imposées de grand cœur. Mais il nous annonce qu'il y a plusieurs demeures dans sa maison. S'il y a celle des grandes âmes, celles des Pères du désert et des martyrs de la pénitence, il doit y avoir aussi celle des petits enfants. Notre place est gardée là, si nous l'aimons beaucoup, Lui et notre Père céleste et l'Esprit d'amour.»

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«Autrefois, dans le monde, en m'éveillant le matin, je pensais à ce qui devait probablement m'arriver d'heureux ou de fâcheux dans la journée; et, si je ne prévoyais que des ennuis, je me levais triste. Maintenant, c'est tout le contraire: je pense aux peines, aux souffrances qui m'attendent; et je me lève d'autant plus joyeuse et pleine de courage, que je prévois plus d'occasions de témoigner mon amour à Jésus et de gagner la vie de mes enfants, puisque je suis mère des âmes. Ensuite je baise mon crucifix, je le pose délicatement sur l'oreiller tout le temps que je m'habille et je lui dis:

«Mon Jésus, vous avez assez travaillé, assez pleuré, pendant les trente-trois années de votre vie sur cette pauvre terre! Aujourd'hui, reposez-vous... C'est à mon tour de combattre et de souffrir.»

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Un jour de lessive je me rendais à la buanderie sans me presser, regardant en passant les fleurs du jardin. Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus y allait aussi, marchant rapidement. Elle me croisa bientôt et me dit:

«Est-ce ainsi qu'on se dépêche quand on a des enfants à nourrir et qu'on est obligé de travailler pour les faire vivre?»

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* *

«Savez-vous quels sont mes dimanches et jours de fête?... Ce sont les jours où le bon Dieu m'éprouve davantage.»

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Je me désolais de mon peu de courage, ma chère petite sœur me dit:

«Vous vous plaignez de ce qui devrait causer votre plus grand bonheur. Où serait votre mérite s'il fallait que vous combattiez seulement quand vous vous sentez du courage? Qu'importe que vous n'en ayez pas, pourvu que vous agissiez comme si vous en aviez! Si vous vous trouvez trop lâche pour ramasser un bout de fil, et que néanmoins vous le fassiez pour l'amour de Jésus, vous avez plus de mérite que si vous accomplissiez une action beaucoup plus considérable dans un moment de ferveur. Au lieu de vous attrister, réjouissez-vous donc de voir qu'en vous laissant sentir votre faiblesse, le bon Jésus vous ménage l'occasion de lui sauver un plus grand nombre d'âmes!»

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Je lui demandais si Nôtre-Seigneur n'était pas mécontent de moi en voyant toutes mes misères. Elle me répondit:

«Rassurez-vous, Celui que vous avez pris pour Epoux a certainement toutes les perfections désirables; mais, si j'ose le dire, il a en même temps une grande infirmité: c'est d'être aveugle! et il est une science qu'il ne connaît pas: c'est le calcul. Ces deux grands défauts, qui seraient des lacunes fort regrettables dans un époux mortel, rendent le nôtre infiniment aimable.

«S'il fallait qu'il y vit clair et qu'il sût calculer, croyez-vous qu'en présence de tous nos péchés, il ne nous ferait pas rentrer dans le néant? Mais non, son amour pour nous le rend positivement aveugle!

«Voyez plutôt: Si le plus grand pécheur de la terre, se repentant de ses offenses au moment de la mort, expire dans un acte d'amour, aussitôt, sans calculer d'une part les nombreuses grâces dont ce malheureux a abusé, de l'autre tous ses crimes, il ne voit plus, il ne compte plus que sa dernière prière, et le reçoit sans tarder dans les bras de sa miséricorde.

«Mais, pour le rendre ainsi aveugle et l'empêcher de faire la plus petite addition, il faut savoir le prendre par le cœur; c'est là son côté faible...»

*
* *

Je lui avais fait de la peine, et j'allais lui demander pardon. Elle parut très émue et me dit:

«Si vous saviez ce que j'éprouve! Je n'ai jamais aussi bien compris avec quel amour Jésus nous reçoit quand nous lui demandons pardon après une faute! Si moi, sa pauvre petite créature, j'ai senti tant de tendresse pour vous, au moment où vous êtes revenue à moi, que doit-il se passer dans le cœur du bon Dieu quand on revient vers lui!... Oui, certainement, plus vite encore que je ne viens de le faire, il oubliera toutes nos iniquités pour ne plus jamais s'en souvenir... Il fera même davantage: il nous aimera plus encore qu'avant notre faute!...»

*
* *

J'avais une frayeur extrême des jugements de Dieu; et, malgré tout ce qu'elle pouvait me dire, rien ne la dissipait. Je lui posai un jour cette objection: «On nous répète sans cesse que Dieu trouve des taches dans ses anges, comment voulez-vous que je ne tremble pas?» Elle me répondit:

«Il n'y a qu'un moyen pour forcer le bon Dieu à ne pas nous juger du tout, c'est de se présenter devant lui les mains vides.

—Comment cela?

—C'est tout simple: ne faites aucune réserve, donnez vos biens à mesure que vous les gagnez. Pour moi, si je vis jusqu'à quatre-vingts ans, je serai toujours aussi pauvre; je ne sais pas faire d'économies: tout ce que j'ai, je le dépense aussitôt pour acheter des âmes.

«Si j'attendais le moment de la mort pour présenter mes petites pièces et les faire estimer à leur juste valeur, Nôtre-Seigneur ne manquerait pas d'y découvrir de l'alliage que j'irais certainement déposer en purgatoire.

«N'est-il pas raconté que de grands saints, arrivant au tribunal de Dieu les mains chargées de mérites, s'en vont quelquefois dans ce lieu d'expiation, parce que toute justice est souillée aux yeux du Seigneur?

—Mais, repris-je, si Dieu ne juge pas nos bonnes actions, il jugera nos mauvaises, et alors?

—Que dites-vous là? Nôtre-Seigneur est la Justice même; s'il ne juge pas nos bonnes actions, il ne jugera pas nos mauvaises. Pour les victimes de l'amour, il me semble qu'il n'y aura pas de jugement; mais plutôt que le bon Dieu se hâtera de récompenser, par des délices éternelles, son propre amour qu'il verra brûler dans leur cœur.

—Pour jouir de ce privilège, croyez-vous qu'il suffise de faire l'acte d'offrande que vous avez composé?

—Oh! non, les paroles ne suffisent pas... Pour être véritablement victime d'amour, il faut se livrer totalement. On n'est consumé par l'amour qu'autant qu'on se livre à l'amour.»

*
* *

Je me repentais amèrement d'une faute que j'avais commise. Elle me dit:

«Prenez votre crucifix et baisez-le.»

Je lui baisai les pieds.

«Est-ce ainsi qu'une enfant embrasse son Père? Bien vite, passez vos mains autour de son cou et baisez son visage...»

J'obéis.

«Ce n'est pas tout, il faut se faire rendre ses caresses.»

Et je dus poser le crucifix sur chacune de mes joues; alors, elle me dit:

«C'est bien, maintenant tout est pardonné!»

*
* *

«Quand on me fait un reproche, lui disais-je, j'aime mieux l'avoir mérité que d'être accusée à tort.

—Moi, je préfère être accusée injustement, parce que je n'ai rien à me reprocher, et j'offre cela au bon Dieu avec joie; ensuite, je m'humilie à la pensée que je serais bien capable de faire ce dont on m'accuse.

«Plus vous avancerez, moins vous aurez de combats, ou plutôt vous les vaincrez avec plus de facilité, parce que vous verrez le bon côté des choses. Alors votre âme s'élèvera au-dessus des créatures. Tout ce qu'on peut me dire maintenant me laisse absolument indifférente, parce que j'ai compris le peu de solidité des jugements humains.

«Quand nous sommes incomprises et jugées défavorablement, ajouta-t-elle, à quoi bon se défendre? Laissons cela, ne disons rien, c'est si doux de se laisser juger n'importe comment! Il n'est point dit dans l'Evangile que sainte Madeleine se soit expliquée, quand sa sœur l'accusait d'être aux pieds de Jésus sans rien faire. Elle n'a pas dit: «Marthe! si tu savais le bonheur que je goûte, si tu entendais les paroles que j'entends, toi aussi, tu quitterais tout pour partager ma joie et mon repos.» Non, elle a préféré se taire... O bienheureux silence qui donne tant de paix à l'âme!»

*
* *

Dans un moment de tentation et de combat, je reçus d'elle ce billet:

«Que le juste me brise par compassion pour le pécheur! Que l'huile dont on parfume la tête n'amollisse pas la mienne[162]. Je ne puis être brisée, éprouvée que par des justes, puisque toutes mes sœurs sont agréables à Dieu. C'est moins amer d'être brisé par un pécheur que par un juste; mais, par compassion pour les pécheurs, pour obtenir leur conversion, je vous demande, ô mon Dieu, d'être brisée par les âmes justes qui m'entourent. Je vous demande encore que l'huile des louanges, si douce à la nature, n'amollisse pas ma tête, c'est-à-dire mon esprit, en me faisant croire que je possède des vertus qu'à peine j'ai pratiquées plusieurs fois.

«O mon Jésus! votre nom est comme une huile répandue[163]; c'est dans ce divin parfum que je veux me plonger tout entière, loin du regard des créatures.»

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«Vouloir persuader nos sœurs qu'elles sont dans leur tort, même lorsque c'est parfaitement vrai, ce n'est pas de bonne guerre, puisque nous ne sommes pas chargées de leur conduite. Il ne faut pas que nous soyons des juges de paix, mais seulement des anges de paix

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«Vous vous livrez trop à ce que vous faites, nous disait-elle, vous vous tourmentez trop de vos emplois, comme si vous en aviez seules la responsabilité. Vous occupez-vous, en ce moment, de ce qui se passe dans les autres Carmels? si les religieuses sont pressées ou non? leurs travaux vous empêchent-ils de prier, de faire oraison? Eh bien, vous devez vous exiler de même de votre besogne personnelle, y employer consciencieusement le temps prescrit, mais avec dégagement de cœur.

«J'ai lu autrefois que les Israélites bâtirent les murs de Jérusalem, travaillant d'une main et tenant une épée de l'autre[164]. C'est bien l'image de ce que nous devons faire: ne travailler que d'une main, en effet, et de l'autre défendre notre âme de la dissipation qui l'empêche de s'unir au bon Dieu.»

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«Un dimanche, raconte Thérèse, je me dirigeais toute joyeuse vers l'allée des marronniers; c'était le printemps, je voulais jouir des beautés de la nature. Hélas! déception cruelle! on avait émondé mes chers marronniers. Les branches, déjà chargées de bourgeons verdoyants, étaient là, gisant à terre! En voyant ce désastre, en pensant qu'il me faudrait attendre trois années avant de le voir réparé, mon cœur se serra bien fort. Cependant mon angoisse dura peu: «Si j'étais dans un autre monastère, pensai-je, qu'est-ce que cela me ferait qu'on coupât entièrement les marronniers du Carmel de Lisieux?» Je ne veux plus me faire de peine des choses passagères; mon Bien-Aimé me tiendra lieu de tout. Je veux me promener sans cesse dans les bosquets de son amour, auxquels personne ne peut toucher.»

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