Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face: Histoire d'une âme écrite par elle-même
(La petite voiture que l'on voit, après avoir servi au père de Sœur Thérèse-de l'Enfant-Jésus, pendant ses années d'infirmité, fut donnée au Carmel.
C'est dans cette voiture que la servante du Dieu, malade, et installée à cette même place, écrivit les dernières pages de sa «Vie».)
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Une novice demandait à plusieurs sœurs de lui aider à secouer des couvertures, et leur recommandait, un peu vivement, de veiller à ne pas les déchirer, parce qu'elles étaient passablement usées. Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus dit:
«Que feriez-vous si vous n'étiez pas chargée de raccommoder ces couvertures?... Comme vous agiriez avec dégagement d'esprit! Et, si vous faisiez remarquer qu'elles sont faciles à déchirer, comme ce serait sans attache! Ainsi, qu'en toutes vos actions ne se glisse jamais la plus légère ombre d'intérêt personnel.»
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Voyant une de nos sœurs très fatiguée, je dis à ma sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus: «Je n'aime pas à voir souffrir, surtout les âmes saintes.» Elle reprit aussitôt:
«Oh! je ne suis pas comme vous! Les saints qui souffrent ne me font jamais pitié! Je sais qu'ils ont la force de supporter leurs souffrances, et qu'ils donnent ainsi une grande gloire au bon Dieu; mais ceux qui ne sont pas saints, qui ne savent pas profiter de leurs souffrances, oh! que je les plains! ils me font pitié ceux-là! Je mettrais tout en œuvre pour les consoler et les soulager.»
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«Si je devais vivre encore, l'office d'infirmière serait celui qui me plairait davantage. Je ne voudrais pas le solliciter; mais s'il me venait directement de l'obéissance, je me croirais bien privilégiée. Il me semble que je le remplirais avec un tendre amour, pensant toujours à ce que dit Nôtre-Seigneur: «J'étais malade et vous m'avez visité.»[165] La cloche de l'infirmerie devrait être pour vous une mélodie céleste. Il faudrait passer tout exprès sous les fenêtres des malades, pour leur donner la facilité de vous appeler et de vous demander des services. Ne devez-vous pas vous considérer comme une petite esclave à laquelle tout le monde a le droit de commander? Si vous voyiez les Anges qui, du haut du ciel, vous regardent combattre dans l'arène! Ils attendent la fin de la lutte, pour vous couvrir de fleurs et de couronnes. Vous savez bien que nous prétendons être de petits martyrs: à nous de gagner nos palmes!
«Le bon Dieu ne méprise pas ces combats ignorés et d'autant plus méritoires: «L'homme patient vaut mieux que l'homme fort, et celui qui dompte son âme vaut mieux que celui qui prend des villes.»[166]
«Par nos petits actes de charité pratiqués dans l'ombre, nous convertissons au loin les âmes, nous aidons aux missionnaires, nous leur attirons d'abondantes aumônes; et, par là, nous construisons de véritables demeures spirituelles et matérielles à Jésus-Hostie.»
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J'avais vu notre Mère parler de préférence à l'une de nos sœurs et lui témoigner, me semblait-il, plus de confiance et d'affection qu'à moi. Je racontais ma peine à sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, croyant recevoir de sympathiques condoléances, lorsqu'à ma grande surprise elle me dit:
«Vous croyez aimer beaucoup notre Mère?
—Certainement! Si je ne l'aimais pas, il me serait indifférent de lui voir préférer les autres à moi.
—Eh bien, je vais vous prouver que vous vous trompez absolument: ce n'est pas notre Mère que vous aimez, c'est vous-même.
«Lorsqu'on aime réellement, on se réjouit du bonheur de la personne aimée, on fait tous les sacrifices pour le lui procurer. Donc, si vous aviez cet amour véritable et désintéressé, si vous aimiez notre Mère pour elle-même, vous vous réjouiriez de lui voir trouver du plaisir à vos dépens; et, puisque vous pensez qu'elle a moins de satisfaction à parler avec vous qu'avec une autre, vous ne devriez pas avoir de peine lorsqu'il vous semble être délaissée.»
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Je me désolais de mes nombreuses distractions dans mes prières:
«Moi aussi, j'en ai beaucoup, me dit-elle, mais aussitôt que je m'en aperçois, je prie pour les personnes qui m'occupent l'imagination, et ainsi elles bénéficient de mes distractions.
«... J'accepte tout pour l'amour du bon Dieu, même les pensées les plus extravagantes qui me viennent à l'esprit.»
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On m'avait demandé une épingle qui m'était très commode, et je la regrettais. Elle me dit alors:
«Oh! que vous êtes riche! vous ne pouvez pas être heureuse!»
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Etant chargée de l'ermitage de l'Enfant-Jésus, et sachant que les parfums incommodaient une de nos Mères, elle se priva toujours d'y mettre des fleurs odorantes, même une petite violette, ce qui fut matière à de vrais sacrifices.
Un jour qu'elle venait de placer une belle rose artificielle au pied de la statue, notre bonne Mère l'appela. Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, devinant bien que c'était pour lui faire enlever la rose, et ne voulant pas l'humilier, prit la fleur et, prévenant toute réflexion, elle lui dit:
«Voyez, ma Mère, comme on imite bien la nature aujourd'hui. Ne dirait-on pas que cette rose vient d'être cueillie dans le jardin?»
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Elle disait un jour:
«Il y a des instants où l'on est si mal chez soi, dans son intérieur, qu'il faut se hâter d'en sortir. Le bon Dieu ne nous oblige pas alors à rester en notre compagnie. Souvent même, il permet qu'elle nous soit désagréable, pour que nous la quittions. Et je ne vois pas d'autre moyen de sortir de chez soi que d'aller rendre visite à Jésus et à Marie, en courant aux œuvres de charité.»
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«Ce qui me fait du bien, lorsque je me représente l'intérieur de la sainte Famille, c'est de penser à une vie tout ordinaire.
«La sainte Vierge et saint Joseph savaient bien que Jésus était Dieu, mais de grandes merveilles leur étaient néanmoins cachées, et, comme nous, ils vivaient de la foi. N'avez-vous pas remarqué cette parole du texte sacré: «Ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait[167]», et cette autre non moins mystérieuse: «Ses parents étaient dans l'admiration de ce qu'on disait de lui[168]»? Ne croirait-on pas qu'ils apprenaient quelque chose? car cette admiration suppose un certain étonnement.»
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«A Sexte, il y a un verset que je prononce tous les jours à contre-cœur. C'est celui-ci: «Inclinavi cor meum ad faciendas justificationes tuas in æternum, propter retributionem.»[169]
«Intérieurement je m'empresse de dire: «O mon Jésus, vous savez bien que ce n'est pas pour la récompense que je vous sers; mais uniquement parce que je vous aime et pour sauver des âmes.»
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«Au ciel seulement nous verrons la vérité absolue en toutes choses. Sur la terre, même dans la sainte Ecriture, il y a le côté obscur et ténébreux. Je m'afflige de voir la différence des traductions. Si j'avais été prêtre, j'aurais appris l'hébreu, afin de pouvoir lire la parole de Dieu telle qu'il daigna l'exprimer dans le langage humain.»
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Elle me parlait souvent d'un jeu bien connu, avec lequel elle s'amusait dans son enfance. C'était un kaléidoscope, sorte de petite longue-vue, à l'extrémité de laquelle on aperçoit de jolis dessins de diverses couleurs; si l'on tourne l'instrument, ces dessins varient à l'infini.
«Cet objet, me disait-elle, causait mon admiration, je me demandais ce qui pouvait produire un si charmant phénomène; lorsqu'un jour, après un examen sérieux, je vis que c'étaient simplement quelques petits bouts de papier et de laine jetés ça et là, et coupés n'importe comment. Je poursuivis mes recherches et j'aperçus trois glaces à l'intérieur du tube. J'avais la clef du problème.
«Ce fut pour moi l'image d'un grand mystère: Tant que nos actions, même les plus petites, ne sortent pas du foyer de l'amour, la Sainte Trinité, figurée par les trois glaces, leur donne un reflet et une beauté admirables. Jésus, nous regardant par la petite lunette, c'est-à-dire comme à travers lui-même, trouve nos démarches toujours belles. Mais, si nous sortons du centre ineffable de l'amour, que verra-t-il? Des brins de paille... des actions souillées et de nulle valeur.»
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Un jour, je racontais à sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus les phénomènes étranges produits par le magnétisme sur les personnes qui veulent bien remettre leur volonté au magnétiseur. Ces détails parurent l'intéresser vivement, et le lendemain elle me dit:
«Que votre conversation d'hier m'a fait de bien! Oh! que je voudrais me faire magnétiser par Nôtre-Seigneur! C'est la première pensée qui m'est venue à mon réveil. Avec quelle douceur je lui ai remis ma volonté! Oui, je veux qu'il s'empare de mes facultés, de telle sorte que je ne fasse plus d'actions humaines et personnelles, mais des actions toutes divines, inspirées et dirigées par l'Esprit d'amour.»
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Avant ma profession, je reçus par ma sainte Maîtresse une grâce bien particulière. Nous avions lavé toute la journée et j'étais brisée de fatigue, accablée de peines intérieures. Le soir avant l'oraison, je voulus lui en dire deux mots, mais elle me répondit:
«L'oraison sonne, je n'ai pas le temps de vous consoler; d'ailleurs je vois clairement que j'y prendrais une peine inutile, le bon Dieu veut que vous souffriez seule pour le moment.»
Je la suivis à l'oraison, dans un tel état de découragement que, pour la première fois, je doutai de ma vocation. «Jamais je n'aurai la force d'être carmélite, me disais-je, c'est une vie trop dure pour moi!»
J'étais à genoux depuis quelques minutes, dans ce combat et ces tristes pensées, quand tout à coup, sans avoir prié, sans même avoir désiré la paix, je sentis en mon âme un changement subit, extraordinaire; je ne me reconnaissais plus. Ma vocation m'apparut belle, aimable; je vis les charmes, le prix de la souffrance. Toutes les privations et les fatigues de la vie religieuse me semblèrent infiniment préférables aux satisfactions mondaines; enfin, je sortis de l'oraison absolument transformée.
Le lendemain, je racontai à ma sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus ce qui s'était passé la veille; et comme elle paraissait très émue, je voulus en savoir la cause.
«Ah! que Dieu est bon! me dit-elle alors. Hier soir, vous me faisiez une si profonde pitié que je ne cessai point, au commencement de l'oraison, de prier pour vous, demandant à Notre-Seigneur de vous consoler, de changer votre âme et de vous montrer le prix des souffrances. Il m'a exaucée!»
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Comme je suis enfant de caractère, le petit Jésus m'inspira, pour m'aider à pratiquer la vertu, de m'amuser avec lui. Je choisis le jeu de quilles. Je me les représentais de toutes grandeurs et de toutes couleurs, afin de personnifier les âmes que je voulais atteindre. La boule du jeu, c'était mon amour.
Au mois de décembre 1896, les novices reçurent, au profit des missions, différents bibelots pour leur arbre de Noël. Et voilà que, par hasard, il se trouva au fond de la boîte enchantée un objet bien rare au Carmel: une toupie. Mes compagnes dirent: «Que c'est laid! A quoi cela peut-il servir?» Moi qui connaissais bien le jeu, j'attrapai la toupie en m'écriant: «Mais c'est très amusant! ça pourrait marcher une journée entière sans s'arrêter, moyennant de bons coups de fouet!» Et là-dessus je me mis en devoir de leur donner une représentation qui les jeta dans l'étonnement.
Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus m'observait sans rien dire, et, le jour de Noël, après la Messe de Minuit, je trouvai dans notre cellule la fameuse toupie avec cette petite lettre dont l'enveloppe portait comme adresse:
A ma petite épouse chérie,
JOUEUSE DE QUILLES sur la Montagne du Carmel.
Nuit de Noël 1896.
Ma petite épouse chérie,
«Ah! que je suis content de toi! Toute l'année tu m'as beaucoup amusé en jouant aux quilles. J'ai eu tant de plaisir que la cour des anges en était surprise et charmée. Plusieurs petits chérubins m'ont demandé pourquoi je ne les avais pas faits enfants; d'autres ont voulu savoir si la mélodie de leurs instruments ne m'était pas plus agréable que ton rire joyeux, lorsque tu fais tomber une quille avec la boule de ton amour. J'ai répondu à tous qu'ils ne devaient pas se chagriner de n'être point enfants, puisqu'un jour ils pourraient jouer avec toi dans les prairies du ciel; je leur ai dit que, certainement, ton sourire m'était plus doux que leurs mélodies, parce que tu ne pouvais jouer et sourire qu'en souffrant et en t'oubliant toi-même.
Ma petite épouse bien-aimée, j'ai quelque chose à te demander à mon tour. Vas-tu me refuser?... Oh! non, tu m'aimes trop pour cela. Eh bien, je voudrais changer de jeu: les quilles, ça m'amuse bien, mais je voudrais maintenant jouer à la toupie; et, si tu veux, c'est toi qui seras ma toupie. Je t'en donne une pour modèle; tu vois qu'elle n'a pas de charmes extérieurs, quiconque ne sait pas s'en servir la repoussera du pied; mais un enfant qui l'aperçoit sautera de joie et dira: Ah! que c'est amusant! ça peut marcher toute la journée sans s'arrêter!...
Moi, le petit Jésus, je t'aime, bien que tu sois sans charmes, et je te supplie de toujours marcher pour m'amuser. Mais, pour faire tourner la toupie, il faut des coups de fouet! Eh bien, laisse tes sœurs te rendre ce service, et sois reconnaissante envers celles qui seront les plus assidues à accélérer ta marche... Lorsque je me serai bien amusé avec toi, je t'emmènerai là-haut et nous pourrons jouer sans souffrir.»
Ton petit frère,
Jésus.
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J'avais l'habitude de pleurer continuellement et pour des riens, ce qui lui causait une peine très grande.
Un jour, il lui vint une idée lumineuse: prenant sur sa table de peinture une coquille de moule, et me tenant les mains pour m'obliger à ne pas m'essuyer les yeux, elle se mit à recueillir mes larmes dans cette coquille. Au lieu de continuer à pleurer, je ne pus alors m'empêcher de rire.
«Allez, me dit-elle, désormais je vous permets de pleurer tant que vous voudrez, pourvu que ce soit dans la coquille.»
Or, huit jours avant sa mort, j'avais pleuré toute une soirée en pensant à son prochain départ. Elle s'en aperçut et me dit:
«Vous avez pleuré.—Est-ce dans la coquille?»
Je ne pouvais mentir... et mon aveu l'attrista. Elle reprit:
«Je vais mourir, et je ne serai pas tranquille sur vôtre compte, si vous ne me promettez de suivre fidèlement ma recommandation. J'y attache une importance capitale pour votre âme.»
Je donnai ma parole, demandant toutefois, comme une grâce, la permission de pleurer librement sa mort.
«Pourquoi pleurer ma mort? Voilà des larmes bien inutiles. Vous pleurerez mon bonheur! Enfin, j'ai pitié de votre faiblesse et je vous permets de pleurer les premiers jours. Mais, après cela, il faudra reprendre la coquille.»
Je dois dire que j'ai été fidèle, bien qu'il m'en ait coûté des efforts héroïques.
Quand je voulais pleurer, je m'armais avec courage de l'impitoyable instrument; mais, quelque besoin que j'en eusse, le soin que je devais prendre à courir d'un œil à l'autre distrayait ma pensée du sujet de ma peine, et cet ingénieux moyen ne tarda pas à me guérir entièrement de ma trop grande sensibilité.
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Je voulais me priver de la sainte Communion pour une infidélité qui lui avait causé beaucoup de peine, mais dont je me repentais amèrement. Je lui écrivis ma résolution; et voici le billet qu'elle m'envoya:
«Petite fleur chérie de Jésus, cela suffit bien que, par l'humiliation de votre âme, vos racines mangent de la terre... il faut entr'ouvrir, ou plutôt élever bien haut votre corolle, afin que le Pain des Anges vienne, comme une rosée divine, vous fortifier et vous donner tout ce qui vous manque.
«Bonsoir, pauvre fleurette, demandez à Jésus que toutes les prières qui sont faites pour ma guérison servent à augmenter le feu qui doit me consumer.»
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«Au moment de communier, je me représente quelquefois mon âme sous la figure d'un petit bébé de trois ou quatre ans qui, à force de jouer, a ses cheveux et ses vêtements salis et en désordre.—Ces malheurs me sont arrivés en bataillant avec les âmes.—Mais bientôt la Vierge Marie s'empresse autour de moi. Elle a vite fait de me retirer mon petit tablier tout sale, de rattacher mes cheveux et de les orner d'un joli ruban ou simplement d'une petite fleur... et cela suffit pour me rendre gracieuse et me faire asseoir sans rougir au festin des anges.»
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A l'infirmerie, nous attendions à peine que ses actions de grâces fussent terminées pour lui parler et lui demander ses conseils. Elle s'en attrista d'abord et nous en fit de doux reproches. Puis bientôt elle nous laissa faire, disant:
«J'ai pensé que je ne devais pas désirer plus de repos que Notre-Seigneur. Lorsqu'il s'enfuyait au désert après ses prédications, le peuple venait aussitôt troubler sa solitude. Approchez de moi tant que vous voudrez. Je dois mourir les armes à la main, ayant à la bouche le glaive de l'esprit qui est la parole de Dieu[170].»
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«Donnez-nous un conseil pour nos directions spirituelles. Comment devons-nous les faire?
—Avec une grande simplicité, sans trop compter sur un secours qui peut vous manquer au premier moment. Vous seriez vite forcées de dire avec l'épouse des Cantiques: «Les gardes m'ont enlevé mon manteau, ils m'ont blessée; et ce n'est qu'en les DÉPASSANT un peu que j'ai trouvé Celui que j'aime!»[171] Si vous demandez humblement et sans attache où est votre Bien-Aimé, les gardes vous l'indiqueront. Toutefois, le plus souvent, vous ne trouverez Jésus qu'après avoir dépassé toute créature. Que de fois, pour ma part, n'ai-je pas répété cette strophe du Cantique spirituel:
Ne m'envoyez plus
Désormais de messagers
Qui ne savent pas me dire ce que je veux.
. . . . . . . . . . .
Tous ceux qui s'occupent de vous, sans exception,
Me parlent continuellement de vos mille grâces
Et tous me blessent encore davantage;
Et surtout ce qui me fait mourir
C'est un je ne sais quoi qu'ils ne font que balbutier[172].»
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«Si, par impossible, le bon Dieu lui-même ne voyait pas mes bonnes actions, je n'en serais pas affligée. Je l'aime tant que je voudrais pouvoir lui faire plaisir, sans qu'il sache que c'est moi. Le sachant et le voyant, il est comme obligé de me rendre... je ne voudrais pas lui donner cette peine.»
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«Si j'avais été riche, je n'aurais pu voir un pauvre ayant faim sans lui donner à manger. Je fais ainsi dans ma vie spirituelle: à mesure que je gagne quelque chose, je sais que des âmes sont sur le point de tomber en enfer, alors je leur donne mes trésors et je n'ai pas encore trouvé un moment pour me dire: «Maintenant, je vais travailler pour moi.»
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«Il y a des personnes qui prennent tout de manière à se faire le plus de peine, pour moi c'est le contraire: je vois toujours le bon côté des choses. Si je n'ai que la souffrance pure, sans aucune éclaircie, eh bien, j'en fais ma joie.»
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«Toujours ce que le bon Dieu m'a donné m'a plu, même les choses qui me paraissent moins bonnes et moins belles que celles des autres.»
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«Quand j'étais toute petite, on m'avait mis, chez ma tante, un beau livre entre les mains. En lisant une histoire, je vis qu'on louait beaucoup une maîtresse de pension parce qu'elle savait adroitement se tirer d'affaire sans blesser personne. Je remarquai surtout cette phrase: «Elle disait à celle-ci: Vous n'avez pas tort; à celle-là: Vous avez raison»; et tout en lisant, je pensais: «Oh! moi je n'aurais pas fait ainsi, il faut toujours dire la vérité.»
«Et maintenant je la dis toujours. J'ai bien plus de peine, il est vrai, car ce serait si facile, quand on vient vous raconter un ennui, de mettre le tort sur les absents; aussitôt celle qui se plaint serait apaisée. Oui, mais... je fais tout le contraire. Si je ne suis pas aimée, tant pis! Qu'on ne vienne pas me trouver si on ne veut pas savoir la vérité.»
«Pour qu'une réprimande porte du fruit, il faut que cela coûte de la faire; et il faut la faire sans une ombre de passion dans le cœur.
«Il ne faut pas que la bonté dégénère en faiblesse. Quand on a grondé avec justice, il faut en rester là et ne pas se laisser attendrir au point de se tourmenter d'avoir fait de la peine. Courir après l'affligée pour la consoler, c'est lui faire plus de mal que de bien. La laisser à elle-même, c'est la forcer à ne rien attendre du côté humain, à recourir au bon Dieu, à voir ses torts, à s'humilier. Autrement elle s'habituerait à être consolée après un reproche mérité, et elle agirait comme un enfant gâté qui trépigne et crie, sachant bien qu'il fera revenir sa mère pour essuyer ses larmes.»
«Que le glaive de l'esprit qui est la parole de Dieu demeure perpétuellement en votre bouche et en vos cœurs.»[173] Si nous trouvons une âme désagréable, ne nous rebutons pas, ne la délaissons jamais. Ayons toujours «le glaive de l'esprit» pour la reprendre de ses torts; ne laissons pas aller les choses pour conserver notre repos; combattons sans relâche, même sans espoir de gagner la bataille. Qu'importe le succès! Allons toujours, quelle que soit la fatigue de la lutte. Ne disons pas: «Je n'obtiendrai rien de cette âme, elle ne comprend pas, elle est à abandonner!» Oh! ce serait de la lâcheté! Il faut faire son devoir jusqu'au bout.»
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«Autrefois, si quelqu'un de ma famille avait de la peine, et qu'au parloir je n'avais pu réussir à le consoler, je m'en allais le cœur navré; mais bientôt, Jésus me fit comprendre que j'étais incapable de consoler une âme. A partir de ce jour, je n'avais plus de chagrin quand on s'en allait triste: je confiais au bon Dieu les souffrances de ceux qui m'étaient chers, et je sentais bien que j'étais exaucée. Je m'en rendais compte au parloir suivant. Depuis cette expérience, quand j'ai fait de la peine involontairement, je ne me tourmente pas davantage: je demande simplement à Jésus de réparer ce que j'ai fait.»
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«Que pensez-vous de toutes les grâces dont vous avez été comblée?
—Je pense que l'Esprit de Dieu souffle où il veut[174].»
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Elle disait à sa Mère Prieure:
«Ma Mère, si j'étais infidèle, si je commettais seulement la plus légère infidélité, je sens qu'elle serait suivie de troubles épouvantables, et je ne pourrais plus accepter la mort.»
Et comme la Mère Prieure manifestait sa surprise de l'entendre tenir ce langage, elle reprit:
«Je parle d'une infidélité d'orgueil. Par exemple, si je disais: «J'ai acquis telle ou telle vertu, je puis la pratiquer»; ou bien: «O mon Dieu, je vous aime trop, vous le savez, pour m'arrêter à une seule pensée contre la foi»; aussitôt, je le sens, je serais assaillie par les plus dangereuses tentations, et j'y succomberais certainement.
«Pour éviter ce malheur, je n'ai qu'à dire humblement du fond du cœur: «O mon Dieu, je vous en prie, ne permettez pas que je sois infidèle!»
«Je comprends très bien que saint Pierre soit tombé. Il comptait trop sur l'ardeur de ses sentiments au lieu de s'appuyer uniquement sur la force divine. Je suis bien sûre que s'il avait dit à Jésus: «Seigneur, donnez-moi le courage de vous suivre jusqu'à la mort», ce courage ne lui aurait pas été refusé.
«Ma Mère, comment se fait-il que Notre-Seigneur, sachant ce qui devait arriver, ne lui dit pas: «Demande-moi la force d'accomplir ce que tu veux»? Je crois que c'est pour nous montrer deux choses: la première qu'il n'apprenait rien de plus à ses Apôtres par sa présence sensible, qu'il ne nous apprend à nous-mêmes par les bonnes inspirations de sa grâce; la seconde que, destinant saint Pierre à gouverner toute l'Eglise où il y a tant de pécheurs, il voulait qu'il expérimentât par lui-même ce que peut l'homme sans l'aide de Dieu. C'est pour cela qu'avant sa chute, Jésus lui dit: «Quand tu seras revenu à toi, confirme tes frères[175]»; c'est-à-dire raconte-leur l'histoire de ton péché, montre-leur par ta propre expérience combien il est nécessaire, pour le salut, de s'appuyer uniquement sur moi.»
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J'avais beaucoup de peine de la voir malade et je lui répétais souvent: «Oh! que la vie est triste!» Mais elle me reprenait aussitôt, disant:
«La vie n'est pas triste! elle est au contraire très gaie. Si vous disiez: «L'exil est triste», je vous comprendrais. On fait erreur en donnant le nom de vie à ce qui doit finir. Ce n'est qu'aux choses du ciel, à ce qui ne doit jamais mourir qu'on doit donner ce vrai nom; et, puisque nous en jouissons dès ce monde, la vie n'est pas triste, mais gaie, très gaie!...»
Elle était elle-même d'une gaieté ravissante:
Pendant plusieurs jours, elle avait été beaucoup mieux et nous lui disions: «Nous ne savons pas encore de quelle maladie vous mourrez?...
—Mais je mourrai de mort! Le bon Dieu n'a-t-il pas dit à Adam de quoi il mourrait? Il lui a dit: «Tu mourras de mort[176]!»
—Eh bien, c'est donc la mort qui viendra vous chercher!
—Non, ce n'est pas la mort qui viendra me chercher, c'est le bon Dieu. La mort n'est point un fantôme, un spectre horrible comme on la représente sur les images. Il est écrit dans le catéchisme que la mort est la séparation de l'âme et du corps, ce n'est que cela! Eh bien, je n'ai pas peur d'une séparation qui me réunira pour toujours au bon Dieu.»
«Le divin Voleur viendra-t-il bientôt voler sa petite grappe de raisin?
—Je l'aperçois de loin et je me garde bien de crier: «Au voleur!!!» Au contraire, je l'appelle en disant: «Par ici! par ici!»
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Je lui disais que les plus beaux anges, vêtus de robes blanches, le visage joyeux et resplendissant, transporteraient son âme au ciel. Elle me répondit:
«Toutes ces images ne me font aucun bien; je ne puis me nourrir que de la vérité. Dieu et les anges sont de purs esprits, personne ne peut les voir des yeux du corps tels qu'ils sont en réalité. C'est pour cela que je n'ai jamais désiré les grâces extraordinaires. J'aime mieux attendre la vision éternelle.
—J'ai demandé au bon Dieu de m'envoyer un joli rêve pour me consoler de votre départ.
—Ah! voilà une chose que je n'aurais jamais faite! Demander des consolations!... Puisque vous voulez me ressembler, vous savez bien que, moi, je dis:
Oh! ne crains pas, Seigneur, que je t'éveille;
J'attends en paix le rivage des cieux...
Il est si doux de servir le bon Dieu dans la nuit et dans l'épreuve, nous n'avons que cette vie pour vivre de foi.»
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«Je suis bien heureuse de m'en aller au ciel, mais quand je pense à cette parole du Seigneur: «Je viendrai bientôt et je porte ma récompense avec moi, pour rendre à chacun selon ses œuvres[177]», je me dis qu'il sera bien embarrassé pour moi: je n'ai pas d'œuvres... Eh bien! il me rendra selon ses œuvres a Lui!»
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«Certainement, vous ne ferez pas une minute de purgatoire, ou bien alors personne ne va droit au ciel!
—Oh! je ne m'inquiète guère de cela; je serai toujours contente de la sentence du bon Dieu. Si je vais en purgatoire, eh bien! je me promènerai au milieu des flammes, comme les trois Hébreux dans la fournaise, en chantant le cantique de l'amour.»
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«Vous serez placée dans le ciel parmi les séraphins.
—S'il en est ainsi, je ne les imiterai pas; tous se couvrent de leurs ailes à la vue de Dieu, je me garderai bien de me couvrir de mes ailes!»
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Je lui montrais une photographie représentant Jeanne d'Arc consolée dans la prison par ses voix. Elle me dit:
«Je suis consolée, moi aussi, par une voix intérieure. D'en haut, les saints m'encouragent, ils me disent: «Tant que tu es dans les fers, tu ne peux remplir ta mission; mais plus tard, après ta mort, ce sera le temps de tes conquêtes.»
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«Le bon Dieu fera toutes mes volontés au ciel, parce que je n'ai jamais fait ma volonté sur la terre.»
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«Vous nous regarderez du haut du ciel, n'est-ce pas?
—Non, je descendrai.»
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Citons encore ce trait touchant:
Quelques mois avant la mort de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, nous lisions au réfectoire la vie de saint Louis de Gonzague, et l'une de nos bonnes Mères fut frappée de l'affection touchante et réciproque du jeune saint et d'un vénérable religieux de la Compagnie de Jésus, le P. Corbinelli.
«C'est vous le petit Louis, dît-elle à notre sainte petite sœur, et moi je suis le vieux P. Corbinelli; quand vous serez au ciel, souvenez-vous de moi.
—Voulez-vous, ma Mère, que je vienne bientôt vous chercher?
—Non, je n'ai pas encore assez souffert.
—O ma Mère, moi je vous dis que vous avez bien assez souffert.»
Et Mère Hermance du Cœur de Jésus de répondre:
«Je n'ose encore vous dire oui... Pour une chose aussi grave, il me faut la sanction de l'autorité.»
En effet, la demande fut adressée à la Mère Prieure; et, sans y attacher d'importance, elle donna une réponse affirmative.
Or, l'un des derniers jours de sa vie, sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, ne pouvant presque plus parler en raison de sa grande faiblesse, reçut, par l'entremise de l'infirmière, un bouquet de fleurs cueillies par notre chère Mère, avec prière instante de lui transmettre ensuite, comme remerciement, un seul mot d'affection. Et voici quel fut ce mot:
«Dites à Mère du Cœur de Jésus que ce matin, pendant la messe, j'ai vu la tombe du P. Corbinelli tout près de celle du petit Louis.
—C'est bien, répondit tout émue notre bonne Mère, dites à sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus que j'ai compris...»
A partir de ce moment, elle demeura persuadée de sa mort prochaine qui arriva, en effet, un an après.
Et, suivant la prédiction du petit Louis, la tombe du P. Corbinelli se trouva tout près de la sienne.
Je compte bien ne pas rester inactive au
Ciel: mon désir est de travailler encore pour
l'Eglise et les âmes; je le demande à Dieu
et je suis certaine qu'il m'exaucera.
Acte d'offrande de moi-même, comme victime d'holocauste
à l'Amour miséricordieux du bon Dieu.
Cet écrit a été trouvé, après la mort de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, dans le livre des saints Evangiles qu'elle portait jour et nuit sur son cœur.
O mon Dieu, Trinité bienheureuse, je désire vous aimer et vous faire aimer, travailler à la glorification de la sainte Eglise, en sauvant les âmes qui sont sur la terre et en délivrant celles qui souffrent dans le Purgatoire. Je désire accomplir parfaitement votre volonté et arriver au degré de gloire que vous m'avez préparé dans votre royaume; en un mot, je désire être sainte, mais je sens mon impuissance, et je vous demande, ô mon Dieu, d'être vous-même ma sainteté.
Puisque vous m'avez aimée jusqu'à me donner votre Fils unique pour être mon Sauveur et mon Epoux, les trésors infinis de ses mérites sont à moi; je vous les offre avec bonheur, vous suppliant de ne me regarder qu'à travers la Face de Jésus et dans son Cœur brûlant d'amour.
Je vous offre encore tous les mérites des Saints qui sont au ciel et sur la terre, leurs actes d'amour et ceux des saints Anges; enfin je vous offre, ô bienheureuse Trinité, l'amour et les mérites de la sainte Vierge, ma Mère chérie; c'est à elle que j'abandonne mon offrande, la priant de vous la présenter.
Son divin Fils, mon Epoux bien-aimé, aux jours de sa vie mortelle, nous a dit: «Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous le donnera.» (Joan., XVI, 23.) Je suis donc certaine que vous exaucerez mes désirs... Je le sais, ô mon Dieu, plus vous voulez donner, plus vous faites désirer.
Je sens en mon cœur des désirs immenses, et c'est avec confiance que je vous demande de venir prendre possession de mon âme. Ah! je ne puis recevoir la sainte communion aussi souvent que je le désire; mais, Seigneur, n'êtes-vous pas Tout-Puissant? Restez en moi comme au Tabernacle, ne vous éloignez jamais de votre petite hostie.
Je voudrais vous consoler de l'ingratitude des méchants, et je vous supplie de m'ôter la liberté de vous déplaire. Si par faiblesse je tombe quelquefois, qu'aussitôt votre divin regard purifie mon âme, consumant toutes mes imperfections, comme le feu qui transforme toute chose en lui-même.
Je vous remercie, ô mon Dieu, de toutes les grâces que vous m'avez accordées: en particulier de m'avoir fait passer par le creuset de la souffrance. C'est avec joie que je vous contemplerai au dernier jour, portant le sceptre de la croix; puisque vous avez daigné me donner en partage cette croix si précieuse, j'espère au ciel vous ressembler, et voir briller sur mon corps glorifié les sacrés stigmates de votre passion.
Après l'exil de la terre, j'espère aller jouir de vous dans la patrie; mais je ne veux pas amasser de mérites pour le ciel, je veux travailler pour votre seul amour, dans l'unique but de vous faire plaisir, de consoler votre Cœur sacré, et de sauver des âmes qui vous aimeront éternellement.
Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides; car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes œuvres... Toutes nos Justices ont des taches à vos yeux! Je veux donc me revêtir de votre propre Justice, et recevoir de votre amour la possession éternelle de vous-même. Je ne veux point d'autre trône et d'autre couronne que vous, ô mon Bien-Aimé!
A vos yeux, le temps n'est rien; un seul jour est comme mille ans[178]. Vous pouvez donc en un instant me préparer à paraître devant vous.
Afin de vivre dans un acte de parfait amour, JE M'OFFRE COMME VICTIME D'HOLOCAUSTE A VOTRE AMOUR MISÉRICORDIEUX, vous suppliant de me consumer sans cesse, laissant déborder en mon âme les flots de tendresse infinie qui sont renfermés en vous, et qu'ainsi je devienne martyre de votre amour, ô mon Dieu!
Que ce martyre, après m'avoir préparée à paraître devant vous, me fasse enfin mourir, et que mon âme s'élance sans retard dans l'éternel embrassement de votre miséricordieux amour!
Je veux, ô mon Bien-Aimé, à chaque battement de mon cœur, vous renouveler cette offrande un nombre infini de fois, jusqu'à ce que, les ombres s'étant évanouies[179], je puisse vous redire mon amour dans un face à face éternel!!!...
Marie-Françoise-Thérèse de l'Enfant-Jésus
et de la sainte Face,
rel. carm. ind.
Fête de la Très Sainte Trinité, le 9 juin,
de l'an de grâce 1895.
Consécration à la sainte Face.
(Composée pour le noviciat.)
O Face adorable de Jésus! puisque vous avez daigné choisir particulièrement nos âmes pour vous donner à elles, nous venons les consacrer à vous.
Il nous semble, ô Jésus, vous entendre nous dire: «Ouvrez-moi, mes sœurs, mes épouses bien-aimées, car ma Face est couverte de rosée, et mes cheveux sont humides des gouttes de la nuit.»[180] Nos âmes comprennent votre langage d'amour; nous voulons essuyer votre doux Visage et vous consoler de l'oubli des méchants. A leurs yeux, vous êtes encore «comme caché... ils vous considèrent comme un objet de mépris!»[181]
O Visage plus beau que les lis et les roses du printemps, vous n'êtes pas caché à nos yeux! Les larmes qui voilent votre divin regard nous apparaissent comme des diamants précieux que nous voulons recueillir, afin d'acheter, avec leur valeur infinie, les âmes de nos frères.
De votre bouche adorée, nous avons entendu la plainte amoureuse. Comprenant que la soif qui vous consume est une soif d'amour, nous voudrions, pour vous désaltérer, posséder un amour infini!
Epoux bien-aimé de nos âmes! si nous avions l'amour de tous les cœurs, cet amour serait à vous... Eh bien, donnez-nous cet amour, et venez vous désaltérer en vos petites épouses.
Des âmes, Seigneur, il nous faut des âmes! surtout des âmes d'apôtres et de martyrs; afin que, par elles, nous embrasions de votre amour la multitude des pauvres pécheurs.
O Face adorable, nous saurons obtenir de vous cette grâce! Oubliant notre exil, sur les bords des fleuves de Babylone, nous chanterons à vos oreilles les plus douces mélodies. Puisque vous êtes la vraie, l'unique patrie de nos âmes, nos cantiques ne seront pas chantés sur une terre étrangère[182].
O Face chérie de Jésus! en attendant le jour éternel, où nous contemplerons votre gloire infinie, notre unique désir est de charmer vos yeux divins, en cachant aussi notre visage, afin qu'ici-bas personne ne puisse nous reconnaître... Votre regard voilé, voilà notre ciel, ô Jésus!
Prières.
Père Eternel, votre Fils unique, le doux Enfant Jésus est à moi, puisque vous me l'avez donné. Je vous offre les mérites infinis de sa divine Enfance, et je vous demande, en son nom, d'appeler aux joies du Ciel d'innombrables phalanges de petits enfants qui suivront éternellement ce divin Agneau.
——
De même que, dans un royaume, on se
procure tout ce qu'on désire avec l'effigie du
prince, ainsi avec la pièce précieuse de ma
sainte humanité, qui est mon adorable Face,
vous obtiendrez tout ce que vous voudrez.
N.-S. à Sr Marie de St-Pierre.
Père Eternel, puisque vous m'avez donné pour héritage la Face adorable de votre divin Fils, je vous l'offre et vous demande, en échange de cette Pièce infiniment précieuse, d'oublier les ingratitudes des âmes qui vous sont consacrées et de pardonner aux pauvres pécheurs.
Prière à l'Enfant Jésus.
O petit Enfant Jésus! mon unique trésor, je m'abandonne à tes divins caprices, je ne veux pas d'autre joie que celle de te faire sourire. Imprime en moi tes grâces et tes vertus enfantines, afin qu'au jour de ma naissance au ciel, les Anges et les Saints reconnaissent en ta petite épouse: Thérèse de l'Enfant-Jésus.
Prière à la sainte Face.
O Face adorable de Jésus, seule beauté qui ravit mon cœur, daigne imprimer en moi ta divine ressemblance, afin que tu ne puisses regarder l'âme de ta petite épouse sans te contempler toi-même. O mon Bien-Aimé, pour ton amour, j'accepte de ne pas voir ici-bas la douceur de ton regard, de ne pas sentir l'inexprimable baiser de ta bouche, mais je te supplie de m'embraser de ton amour, afin qu'il me consume rapidement et fasse bientôt paraître devant toi: Thérèse de la sainte Face.
Prière inspirée par une image
représentant la Bienheureuse Jeanne d'Arc.
Seigneur, Dieu des armées, qui nous avez dit dans votre Evangile: «Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive[184]», armez-moi pour la lutte; je brûle de combattre pour votre gloire; mais, je vous en supplie, fortifiez mon courage... Alors, avec le saint roi David, je pourrai m'écrier: «C'est mus seul qui êtes mon bouclier; c'est vous, Seigneur, qui dressez mes mains à la guerre.»[185]
O mon Bien-Aimé! je comprends à quels combats vous me destinez; ce n'est point sur les champs de bataille que je lutterai... Je suis prisonnière de votre amour, j'ai librement rivé la chaîne qui m'unit à vous et me sépare à jamais du monde. Mon glaive c'est l'Amour! avec lui je chasserai l'étranger du royaume, je vous ferai proclamer Roi dans les âmes.
Sans doute, Seigneur, un aussi faible instrument que moi ne vous est pas nécessaire; mais Jeanne, votre virginale et valeureuse épouse, l'a dit: «Il faut batailler pour que Dieu donne victoire.» O mon Jésus, je bataillerai donc pour votre amour jusqu'au soir de ma vie. Puisque vous n'avez pas voulu goûter de repos sur la terre, je veux suivre votre exemple; alors cette promesse tombée de vos lèvres divines se réalisera pour moi: «Si quelqu'un me suit, en quelque lieu que je sois il y sera aussi; et mon Père l'élèvera en honneur.»[186] Etre avec vous, être en vous, voilà mon unique désir; cette assurance que vous me donnez de sa réalisation m'aide à supporter l'exil, en attendant le radieux jour du face à face éternel.
Prière pour obtenir l'humilité.
(Composée pour une novice.)
O Jésus, lorsque vous étiez voyageur sur la terre, vous avez dit: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes.»[187] Puissant Monarque des Cieux, oui, mon âme trouve le repos en vous voyant, revêtu de la forme et de la nature d'esclave, vous abaisser jusqu'à laver les pieds de vos apôtres. Je me souviens alors de ces paroles que vous avez prononcées, pour m'apprendre à pratiquer l'humilité: «Je vous ai donné l'exemple, afin que vous fassiez vous-même ce que j'ai fait. Le disciple n'est pas plus grand que le Maître... Si vous comprenez ceci, vous serez heureux en le pratiquant.»[188] Je les comprends, Seigneur, ces paroles sorties de votre Cœur doux et humble, je veux les pratiquer, avec le secours de votre grâce.
Je veux m'abaisser humblement et soumettre ma volonté à celle de mes sœurs, sans les contredire en rien, et sans rechercher si elles ont, ou non, le droit de me commander. Personne, ô mon Bien-Aimé, n'avait ce droit envers vous, et cependant vous avez obéi, non seulement à la sainte Vierge et à saint Joseph, mais encore à vos bourreaux. Maintenant c'est dans l'Hostie que je vous vois mettre le comble à vos anéantissements. Avec quelle humilité, ô divin Roi de gloire, vous vous soumettez à tous vos prêtres, sans faire aucune distinction entre ceux qui vous aiment et ceux qui sont, hélas! tièdes ou froids dans votre service. Ils peuvent avancer, retarder l'heure du saint Sacrifice, toujours vous êtes prêt à descendre du ciel à leur appel.
O mon Bien-Aimé, sous le voile de la blanche Hostie, que vous m'apparaissez doux et humble de cœur! Pour m'enseigner l'humilité, vous ne pouvez vous abaisser davantage; aussi je veux, pour répondre à votre amour, me mettre au dernier rang, partager vos humiliations, afin «d'avoir part avec vous[189]» dans le royaume des Cieux.
Je vous supplie, mon divin Jésus, de m'envoyer une humiliation, chaque fois que j'essaierai de m'élever au-dessus des autres.
Mais, Seigneur, ma faiblesse vous est connue; chaque matin je prends la résolution de pratiquer l'humilité et, le soir, je reconnais que j'ai commis encore bien des fautes d'orgueil. A cette vue, je suis tentée de me décourager; mais, je le sais, le découragement est aussi de l'orgueil; je veux donc, ô mon Dieu, fonder sur vous seul mon espérance: puisque vous pouvez tout, daignez faire naître en mon âme la vertu que je désire. Pour obtenir cette grâce de votre infinie miséricorde, je vous répéterai souvent:
«Jésus, doux et humble de cœur, rendez mon cœur semblable au vôtre.»
Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus
ET DE LA SAINTE FACE
LETTRES
(Fragments.)
«Celui qui enseigne la justice à son frère brillera comme un soleil dans les perpétuelles éternités.» (Dan., XII, 3.)
LETTRES
De Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus
à sa sœur Céline.
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Lettre Ire.
Jésus. J. M. J. T. 8 mai 1888.
Ma Céline chérie,
Il y a des moments où je me demande s'il est bien vrai que je suis au Carmel; parfois, je n'y puis croire! Qu'ai-je donc fait au bon Dieu pour qu'il me comble de tant de grâces?
Déjà un mois que nous sommes séparées! Mais pourquoi dire séparées? Quand l'océan serait entre nous, nos âmes resteraient unies. Cependant, je le sais, tu souffres de ne plus m'avoir, et si je m'écoutais, je demanderais à Jésus de me donner tes tristesses; mais vois-tu, je ne m'écoute pas, j'aurais peur d'être égoïste, voulant pour moi la meilleure part, c'est-à-dire la souffrance.
Tu as raison, la vie est souvent pesante et amère; il est pénible de commencer une journée de labeur, surtout quand Jésus se cache à notre amour. Que fait-il ce doux Ami? Il ne voit donc pas notre angoisse, le poids qui nous oppresse; où est-il? Pourquoi ne vient-il pas nous consoler?
Céline, ne crains rien, il est là, tout près de nous! Il nous regarde; c'est lui qui nous mendie cette peine, ces larmes... il en a besoin pour les âmes, pour notre âme; il veut nous donner une si belle récompense! Ah! je t'assure qu'il lui en coûte pour nous abreuver d'amertume, mais il sait que c'est l'unique moyen de nous préparer à le connaître comme il se connaît, à devenir des dieux nous-mêmes! Oh! quelle destinée! Que notre âme est grande! Elevons-nous au-dessus de ce qui passe, tenons-nous à distance de la terre; plus haut, l'air est si pur! Jésus peut se cacher, mais on le devine...
Lettre IIe.
20 octobre 1888.
Ma sœur chérie
Que ton impuissance ne te désole pas. Lorsque le matin nous ne sentons aucun courage, aucune force pour pratiquer la vertu, c'est une grâce, c'est le moment de mettre la cognée à la racine de l'arbre[190], ne comptant que sur Jésus seul. Si nous tombons, tout est réparé dans un acte d'amour, et Jésus sourit! Il nous aide sans en avoir l'air; et les larmes que lui font verser les méchants sont essuyées par notre pauvre et faible amour. L'amour peut tout faire; les choses les plus impossibles lui semblent faciles et douces. Tu sais bien que Notre-Seigneur ne regarde pas tant à la grandeur des actions, ni même à leur difficulté, qu'à l'amour avec lequel nous les accomplissons. Qu'avons-nous à craindre?
Tu voudrais devenir une sainte, et tu me demandes si ce n'est pas trop oser. Céline, je ne te dirai pas de viser à la sainteté séraphique des âmes les plus privilégiées, mais bien d'être parfaite, comme ton Père céleste est parfait[191]. Tu vois donc que ton rêve, que nos rêves et nos désirs ne sont pas des chimères, puisque Jésus nous en a fait lui-même un commandement.
Lettre IIIe.
Janvier 1889.
Ma chère petite Céline,
Jésus te présente la croix, une croix bien pesante! et tu t'effraies de ne pouvoir porter cette croix sans faiblir; pourquoi? Notre Bien-Aimé, sur la route du Calvaire, est bien tombé trois fois, pourquoi n'imiterions-nous pas notre Epoux?
Quel privilège de Jésus! Comme il nous aime pour nous envoyer une si grande douleur! Ah! l'éternité ne sera pas assez longue pour l'en bénir. Il nous comble de ses faveurs, comme il en comblait les plus grands saints. Quels sont donc ses desseins d'amour sur nos âmes? Voilà un secret qui ne nous sera dévoilé que dans notre patrie, le jour où le Seigneur essuiera toutes nos larmes[192].
Maintenant, nous n'avons plus rien à espérer sur la terre, les fraîches matinées sont passées[193], il ne nous reste que la souffrance! Oh! quel sort digne d'envie! Les Séraphins dans les cieux sont jaloux de notre bonheur.
J'ai trouvé ces jours-ci cette parole admirable: «La résignation est encore distincte de la volonté de Dieu, il y a la même différence qui existe entre l'union et l'unité; dans l'union on est encore deux, dans l'unité on n'est plus qu'un.»[194]
Oh! oui, ne soyons qu'un avec Dieu, même dès ce monde; et pour cela soyons plus que résignées, embrassons la croix avec joie.
Lettre IVe.
28 février 1889.
Ma chère petite sœur,
Jésus est un Epoux de sang[195], Il veut pour lui tout le sang de notre cœur! Tu as raison, il en coûte pour lui donner ce qu'il demande. Et quelle joie que cela coûte! Quel bonheur de porter nos croix faiblement!
Céline, loin de me plaindre à Notre-Seigneur de cette croix qu'il nous envoie, je ne puis comprendre l'amour infini qui l'a porté à nous traiter ainsi. Il faut que notre père soit bien aimé de Dieu, pour avoir tant à souffrir! Quelles délices d'être humiliées avec lui! L'humiliation est la seule voie qui fait les saints, je le sais; je sais aussi que notre épreuve est une mine d'or à exploiter. Moi, petit grain de sable, je veux me mettre à l'œuvre, sans courage, sans force; et cette impuissance même me facilitera l'entreprise, je veux travailler par amour. C'est le martyre qui commence... Ensemble, ma sœur chérie, entrons dans la lice; offrons nos souffrances à Jésus pour sauver des âmes...
Lettre Ve.
12 mars 1889.
..... Céline, j'ai besoin d'oublier la terre; ici-bas tout me fatigue, je ne trouve qu'une joie, celle de souffrir... et cette joie non sentie est au-dessus de toute joie. La vie passe, l'éternité s'avance; bientôt nous vivrons de la vie même de Dieu. Après avoir été abreuvées à la source des amertumes, nous serons désaltérées à la source même de toutes les douceurs.
Oui, la figure de ce monde passe[196], bientôt nous verrons de nouveaux cieux; «un soleil plus radieux éclairera de ses splendeurs des mers éthérées et des horizons infinis...» Nous ne serons plus prisonnières sur une terre d'exil, tout sera passé! Avec notre Epoux céleste, nous voguerons sur des lacs sans rivages; nos harpes sont suspendues aux saules qui bordent le fleuve de Babylone[197]; mais au jour de notre délivrance, quelles harmonies ne ferons-nous pas entendre! Avec quelle joie nous ferons vibrer toutes les cordes de nos instruments! Aujourd'hui, nous répandons des larmes en nous souvenant de Sion, comment pourrions-nous chanter les cantiques du Seigneur sur une terre étrangère[198]?
Notre refrain, c'est le cantique de la souffrance. Jésus nous présente un calice bien amer; n'en retirons pas nos lèvres, souffrons en paix! Qui dit paix ne dit pas joie, ou du moins joie sentie; pour souffrir en paix, il suffit de bien vouloir tout ce que veut Notre-Seigneur.
Ne croyons pas trouver l'amour sans la souffrance. Notre nature est là, elle n'y est pas pour rien; mais quels trésors elle nous fait acquérir! C'est notre gagne-pain; elle est si précieuse que Jésus est descendu sur la terre tout exprès pour la posséder. Nous voudrions souffrir généreusement, grandement; nous voudrions ne jamais tomber: quelle illusion! Et que m'importe, à moi, de tomber à chaque instant! je sens par là ma faiblesse et j'y trouve un grand profit. Mon Dieu, vous voyez ce que je puis faire si vous ne me portez dans vos bras; et si vous me laissez seule, eh bien! c'est qu'il vous plaît de me voir par terre; pourquoi donc m'inquiéter?
Si tu veux supporter en paix l'épreuve de ne pas te plaire à toi-même, tu donneras au divin Maître un doux asile; il est vrai que tu souffriras, puisque tu seras à la porte de chez toi, mais ne crains pas: plus tu seras pauvre, plus Jésus t'aimera. Je sais bien qu'il aime mieux te voir heurter dans la nuit les pierres du chemin, que marcher en plein jour sur une route émaillée de fleurs, parce que ces fleurs pourraient retarder ta marche.
Lettre VIe.
14 juillet 1889.
Ma sœur chérie,
Mon âme ne te quitte pas. Oh! oui, c'est bien dur de vivre sur cette terre! Mais demain, dans une heure, nous serons au port! Mon Dieu, que verrons-nous alors? Qu'est-ce donc que cette vie qui n'aura pas de fin?... Le Seigneur sera l'âme de notre âme. Mystère insondable! «L'œil de l'homme n'a point vu la lumière incréée, son oreille n'a point entendu les incomparables mélodies des cieux, et son cœur ne peut comprendre ce qui lui est réservé dans l'avenir.»[199] Et tout cela viendra bientôt! oui, bientôt, si nous aimons Jésus avec passion.
Il me semble que le bon Dieu n'a pas besoin d'années pour faire son œuvre d'amour dans une âme; un rayon de son Cœur peut, en un instant, faire épanouir sa fleur pour l'éternité... Céline, pendant les courts instants qui nous restent, sauvons des âmes; je sens que notre Epoux nous demande des âmes, des âmes de prêtres, surtout... C'est lui qui veut que je te dise cela.
Il n'y a qu'une seule chose à faire ici-bas: aimer Jésus, lui sauver des âmes pour qu'il soit aimé. Soyons jalouses des moindres occasions pour le réjouir, ne lui refusons rien. Il a tant besoin d'amour!
Nous sommes ses lis préférés; il réside au milieu de nous, il y réside en Roi, et nous fait partager les honneurs de sa royauté: son Sang divin arrose nos corolles; et ses épines, en nous déchirant, laissent exhaler le parfum de notre amour.
Lettre VIIe.
22 octobre 1889.
Ma Céline chérie,
Je t'envoie une image de la Sainte Face, je trouve que ce sujet divin convient si parfaitement à la vraie petite sœur de mon âme... Oh! qu'elle soit une autre Véronique! Qu'elle essuie tout le sang et les larmes de Jésus, son unique Bien-Aimé! Qu'elle lui donne des âmes! Qu'elle s'ouvre un chemin à travers les soldats, c'est-à-dire le monde, pour arriver jusqu'à lui!... Oh! qu'elle sera heureuse quand elle verra un jour, dans la gloire, la valeur de ce breuvage mystérieux dont elle aura désaltéré son Fiancé céleste; quand elle verra ses lèvres, autrefois desséchées par une soif ardente, lui dire l'unique et éternelle parole de l'Amour! le merci qui n'aura pas de fin...
A bientôt, petite Véronique[200] chérie, demain sans doute le bien-Aimé te demandera un nouveau sacrifice, un nouveau soulagement à sa soif; mais «allons et mourons avec lui[201]».
Lettre VIIIe.
18 juillet 1890.
Ma chère petite sœur,
Je t'envoie un passage d'Isaïe qui te consolera. Vois donc, il y a si longtemps! et déjà l'âme du prophète se plongeait comme la nôtre dans les beautés cachées de la Face divine... Il y a des siècles! Ah! je me demande ce qu'est le temps. Le temps n'est qu'un mirage, un rêve; déjà Dieu nous voit dans la gloire, il jouit de notre béatitude éternelle. Que cette pensée fait de bien à mon âme! Je comprends alors pourquoi il nous laisse souffrir...
Eh bien, puisque notre Bien-Aimé a été seul à fouler le vin[202] qu'il nous donne à boire; à notre tour, ne refusons pas de porter des vêtements teints de sang, foulons pour Jésus un vin nouveau qui le désaltère, et, regardant autour de lui[203], il ne pourra plus dire qu'il est seul, nous serons là pour lui venir en aide.
Son visage était caché[204], hélas! il l'est encore aujourd'hui, personne ne comprend ses larmes... «Ouvre-moi, ma sœur, mon épouse, nous dit-il, car ma tête est pleine de rosée, et mes cheveux humides des gouttes de la nuit[205].» Oui, voilà ce que Jésus dit à notre âme lorsqu'il est abandonné, oublié... L'oubli, il me semble que c'est encore ce qui lui fait le plus de peine.
Et notre père chéri! Ah! mon cœur est déchiré; mais comment nous plaindre, puisque Notre-Seigneur lui-même a été considéré comme un homme frappé de Dieu et humilié[206]? Dans cette grande douleur, oublions-nous et prions pour les prêtres; que notre vie leur soit consacrée. Le divin Maître me fait de plus en plus sentir qu'il veut cela de nous deux...
Lettre IXe.
Mardi, 23 septembre 1890.
O Céline, comment te dire ce qui se passe dans mon âme?... Quelle blessure! Mais je sens qu'elle est faite par une main amie, par une main divinement jalouse!...
Tout était prêt pour mes noces[207]; cependant ne trouves-tu pas qu'il manquait quelque chose à la fête? Il est vrai que Jésus avait déjà mis bien des joyaux dans ma corbeille, mais il en fallait un, sans doute, d'une beauté incomparable, et ce diamant précieux, Jésus me l'a donné aujourd'hui... Papa ne viendra pas demain! Céline, je te l'avoue, mes larmes ont coulé... elles coulent encore pendant que je t'écris, je puis à peine tenir ma plume.
Tu sais à quel point je désirais revoir notre Père chéri; eh bien! maintenant, je sens que c'est la volonté du bon Dieu qu'il ne soit pas à ma fête. Il a permis cela simplement pour éprouver notre amour... Jésus me veut orpheline, il veut que je sois seule avec Lui seul, pour s'unir plus intimement à moi; et il veut aussi me rendre, dans la Patrie, les joies si légitimes qu'il m'a refusées dans l'exil.
L'épreuve d'aujourd'hui est une douleur difficile à comprendre: une joie nous était offerte, elle était possible, naturelle, nous avançons la main... et nous ne pouvons saisir cette consolation si désirée! Mais ce n'est pas une main humaine qui a fait cela, c'est Jésus! Céline, comprends ta Thérèse! et, toutes deux, acceptons de bon cœur l'épine qui nous est présentée; la fête de demain sera une fête de larmes pour nous, mais je sens que Jésus sera si consolé!...
Lettre Xe.
14 octobre 1890.
Ma sœur chérie,
Je comprends tout ce que tu souffres, je comprends tes déchirements et je les partage. Ah! si je pouvais te communiquer la paix que Jésus a mise dans mon âme au plus fort de mes larmes... Console-toi! Tout passe! Notre vie d'autrefois est passée, la mort passera aussi, et alors nous jouirons de la vie, de la vraie vie, pour des millions de siècles, pour toujours!
En attendant, faisons de notre cœur un parterre de délices où notre doux Sauveur vienne se reposer... N'y plantons que des lis, et puis chantons avec saint Jean de la Croix:
Le visage incliné sur mon Bien-Aimé,
Je restai là et m'oubliai;
Tout disparut pour moi et je m'abandonnai,
Laissant toutes mes sollicitudes
Perdues au milieu des lis.
Lettre XIe.
26 avril 1891.
Ma chère petite sœur,
Il y a trois ans, nos âmes n'avaient pas encore été brisées, le bonheur nous souriait ici-bas; mais Jésus nous a regardées, et ce regard s'est changé pour nous en un océan de larmes, mais aussi en un océan de grâces et d'amour. Le bon Dieu nous a ravi celui que nous aimions avec une si grande tendresse; n'est-ce pas afin que nous puissions dire véritablement: «Notre Père qui êtes aux cieux»? Qu'elle est consolante cette divine parole! Quels horizons elle ouvre à nos yeux!
Ma Céline chérie, toi qui m'adressais tant de questions lorsque tu étais petite, je me demande comment tu ne m'as jamais fait celle-ci: «Pourquoi donc le bon Dieu ne m'a-t-il pas créée un ange?» Eh bien, je vais te répondre quand même:—Le Seigneur veut avoir ici-bas sa cour comme là-haut, il veut des anges-martyrs, des anges-apôtres; et s'il ne t'a pas créée un ange du ciel, c'est qu'il te veut un ange de la terre, afin que tu puisses souffrir pour son amour.
Céline, ma sœur chérie! les ombres bientôt se seront dissipées, aux durs frimas de l'hiver succéderont les rayonnements du soleil éternel... bientôt nous serons dans notre terre natale; bientôt les joies de notre enfance, les soirées du dimanche, les épanchements intimes nous seront rendus pour toujours!
Lettre XIIe
15 août 1892.
Ma chère petite sœur,
Pour t'écrire aujourd'hui, je suis obligée de dérober quelques instants à Nôtre-Seigneur; il ne m'en voudra pas, car c'est de lui que nous allons parler ensemble.
Céline! les vastes solitudes, les horizons enchanteurs qui s'ouvrent devant toi, dans la belle campagne que tu habites, doivent élever grandement ton âme. Moi je ne vois pas tout cela, je me contente de dire avec saint Jean de la Croix dans son Cantique spirituel:
J'ai en mon Bien-Aimé les montagnes,
Les vallées solitaires et boisées...
Dernièrement, je pensais à ce qu'il m'était possible d'entreprendre pour sauver les âmes; et cette simple parole de l'Evangile m'a donné la lumière. Autrefois, Jésus disait à ses disciples en leur montrant les champs de blés mûrs:
«Levez les yeux et voyez comme les campagnes sont déjà assez blanches pour être moissonnées[208]», et un peu plus loin: «La moisson est abondante, mais le nombre des ouvriers est petit; demandez donc au Maître de la moisson d'envoyer des ouvriers.»[209]
Quel mystère! Jésus n'est-il pas tout-puissant? Les créatures ne sont-elles pas à celui qui les a créées? Pourquoi s'abaisse-t-il à dire: «Demandez au Maître de la moisson d'envoyer des ouvriers?...»—Ah! c'est qu'il a pour nous un amour si incompréhensible, si délicat, qu'il ne veut rien faire sans nous y associer. Le Créateur de l'univers attend la prière d'une pauvre petite âme pour en sauver une multitude d'autres, rachetées comme elle au prix de son sang.
Notre vocation à nous, ce n'est pas d'aller moissonner dans les champs du Père de famille; Jésus ne nous dit pas: Baissez les yeux, moissonnez les campagnes; notre mission est plus sublime encore. Voici les paroles du divin Maître: «Levez les yeux et voyez...» Voyez comme dans le ciel il y a des places vides; c'est à vous de les combler... vous êtes mes Moïse priant sur la montagne; demandez-moi des ouvriers et j'en enverrai, je n'attends qu'une prière, un soupir de votre cœur!
L'apostolat de la prière n'est-il pas, pour ainsi dire, plus élevé que celui de la parole? C'est à nous de former des ouvriers évangéliques qui sauveront des milliers d'âmes dont nous deviendrons les mères; qu'avons-nous donc à envier aux prêtres du Seigneur?
Lettre XIIIe.
Ma sœur chérie,
Notre tendresse d'enfant s'est changée en union bien grande de pensées et de sentiments. Jésus nous a attirées ensemble, car n'es-tu pas à lui déjà? Il a mis le monde sous nos pieds. Comme Zachée, nous sommes montées sur un arbre pour le voir; arbre mystérieux qui nous élève bien au-dessus de toutes choses; alors nous pouvons dire: Tout est à moi, tout est pour moi: la terre est à moi, les cieux sont à moi, Dieu est à moi, et la Mère de mon Dieu est à moi.»[210]
A propos de la sainte Vierge, il faut que je te confie une de mes simplicités: parfois je me surprends à lui dire: «Savez-vous, ma Mère chérie, que je me trouve plus heureuse que vous? Je vous ai pour Mère, et vous n'avez pas comme moi de sainte Vierge à aimer!... Il est vrai que vous êtes la Mère de Jésus, mais vous me l'avez donné; et lui, sur la croix, vous a donnée à nous comme notre Mère; ainsi nous sommes plus riches que vous! Autrefois, dans votre humilité, vous souhaitiez de devenir la petite servante de la Mère de Dieu; et moi, pauvre petite créature, je suis, non pas votre servante, mais votre enfant! Vous êtes la Mère de Jésus et vous êtes ma Mère!»
Céline, qu'elle est donc admirable notre grandeur en Jésus! Que de mystères il nous a dévoilés en nous faisant monter sur l'arbre symbolique dont je te parlais tout à l'heure! Et maintenant, quelle science va-t-il nous enseigner? Ne nous a-t-il pas tout appris? Ecoutons:
«Hâtez-vous de descendre, il faut que je loge aujourd'hui chez vous.»[211]
Eh quoi! Jésus nous dit de descendre! Où donc faudra-t-il aller? Autrefois, les Juifs lui demandaient: «Maître, où logez-vous[212]?» et il leur répondait: «Les renards ont leurs tanières, les oiseaux du ciel leurs nids: et moi, je n'ai pas où reposer la tête.»[213] Voilà jusqu'où nous devons descendre afin de pouvoir servir de demeure à Jésus: être si pauvres que nous n'ayons pas où reposer la tête.
Cette lumière m'a été donnée pendant ma retraite. Notre-Seigneur désire que nous le recevions dans nos cœurs; sans doute, ils sont vides des créatures, mais hélas! le mien n'est pas vide de moi-même, et c'est pour cela qu'il m'est commandé de descendre. Oh! je veux descendre bien bas, afin que dans mon cœur Jésus puisse reposer sa tête divine, et que là il se sente aimé et compris.
Lettre XIVe.
25 avril 1893.
Ma petite Céline,
Je viens te faire part des désirs de Jésus sur ton âme. Rappelle-toi qu'il n'a pas dit: Je suis la fleur des jardins, la rose cultivée, mais: «Je suis la Fleur des champs et le Lis des vallées.»[214] Eh bien, tu dois rester toujours une goutte de rosée cachée dans la divine corolle du beau Lis des vallées.
Une goutte de rosée, qu'y a-t-il de plus simple et de plus pur? Ce ne sont pas les nuages qui l'ont formée, elle naît sous le ciel étoilé. La rosée n'existe que la nuit; quand le soleil darde ses chauds rayons, les charmantes perles qui scintillent à l'extrémité des brins d'herbe se changent bientôt en vapeur légère. Voilà le portrait de ma petite Céline... Céline est une goutte de rosée descendue du beau ciel, sa patrie. Pendant la nuit de cette vie, elle doit se cacher dans le calice vermeil de la Fleur des champs; nul regard ne doit l'y découvrir.
Heureuse petite goutte de rosée, connue de Dieu seul, ne t'arrête pas à considérer le cours retentissant des neuves de ce monde, n'envie même pas le clair ruisseau qui serpente dans la prairie. Sans doute son murmure est bien doux, mais les créatures peuvent l'entendre, et puis le calice de la Fleur des champs ne saurait le contenir. Pour approcher de Jésus, il faut être si petit! Oh! qu'il y a peu d'âmes qui aspirent à être petites et inconnues! «Mais, disent-elles, le fleuve et le ruisseau ne sont-ils pas plus utiles que la goutte de rosée? Que fait-elle? Nous la jugeons propre à rien, sinon à rafraîchir un instant la corolle fragile d'une fleur champêtre.»
Ah! vous ne connaissez pas la véritable Fleur champêtre! Si vous la connaissiez, vous comprendriez mieux le reproche de Notre-Seigneur à Marthe. Le Bien-Aimé n'a besoin ni de nos œuvres éclatantes, ni de nos belles pensées; s'il veut des conceptions sublimes, n'a-t-il pas ses Anges, dont la science surpasse infiniment celle des plus grands génies de ce monde? Ce n'est donc ni l'esprit, ni les talents qu'il vient chercher ici-bas... Il ne s'est fait la Fleur des champs qu'afin de nous montrer combien il chérit la simplicité.
Le Lis de la vallée ne demande qu'une goutte de rosée, laquelle, pendant une nuit seulement, restera cachée aux regards humains. Mais lorsque les ombres commenceront à décliner, que la Fleur des champs sera devenue le Soleil de Justice[215], l'humble compagne de son exil montera jusqu'à lui comme une vapeur d'amour; il arrêtera sur elle un de ses rayons, et, devant toute la cour céleste, elle brillera éternellement, comme une perle précieuse, éclatant miroir du Soleil divin.
Lettre XVe.
2 août 1893.
Ma chère Céline,
Ce que tu m'écris me comble de joie, tu marches par un chemin royal. L'épouse des Cantiques, n'ayant pu trouver son Bien-Aimé dans le repos, se leva, dit-elle, pour le chercher dans la ville, mais en vain... elle ne le put trouver qu'en dehors des remparts[216]. Jésus ne veut pas que nous trouvions dans le repos sa présence adorable, il se cache, il s'enveloppe de ténèbres... Ce n'est pas ainsi qu'il agit à l'égard des foules, car nous lisons dans le saint Evangile que le peuple était enlevé dès qu'il parlait[217].
Jésus charmait les âmes faibles par ses divines paroles, il essayait de les rendre fortes pour le jour de la tentation et de l'épreuve; mais combien fut petit le nombre de ses amis fidèles lorsqu'il se tut[218] devant ses juges! Oh! quelle mélodie pour mon cœur que ce silence du divin Maître!
Il veut que nous lui fassions la charité comme à un pauvre; il se met, pour ainsi dire, à notre merci; il ne veut rien prendre sans que nous le lui donnions de bon cœur, et la plus petite obole est précieuse à ses yeux divins. Il nous tend la main pour recevoir un peu d'amour, afin qu'au jour radieux du Jugement, ce doux Sauveur puisse nous adresser ces paroles ineffables: «Venez, les bénis de mon Père; car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger: j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire: je ne savais où loger et vous m'avez donné un asile; j'étais en prison, malade, et vous m'avez secouru.»[219]
Ma Céline chérie, réjouissons-nous de notre part; donnons, donnons au Bien-Aimé, soyons prodigues envers lui, mais n'oublions jamais qu'il est un Trésor caché: peu d'âmes savent le découvrir. Pour trouver une chose cachée, il faut se cacher soi-même; que notre vie soit un mystère. «Voulez-vous apprendre quelque chose qui vous serve? dit l'auteur de l'Imitation, aimez à être inconnu et compté pour rien[220]... Après avoir tout quitté, il faut encore se quitter soi-même[221]; que celui-ci se glorifie d'une chose, celui-là d'une autre; pour vous, ne mettez votre joie que dans le mépris de vous-même.»[222]
Lettre XVIe.
Tu me dis, ma Céline chérie, que mes lettres te font du bien; j'en suis heureuse, mais je t'assure que je ne me méprends pas. «Si le Seigneur ne bâtit lui-même la maison, c'est en vain que travaillent ceux qui l'élèvent.»[223] Tous les plus beaux discours seraient incapables de faire jaillir un acte d'amour, sans la grâce qui touche le cœur.
Voici une belle pêche rosée et si suave que tous les confiseurs ne sauraient composer un semblable nectar. Dis-moi, Céline, est-ce pour la pêche que le Bon Dieu a créé cette jolie couleur et ce velouté si agréable? Est-ce pour elle encore qu'il a dépensé tant de sucre? Mais non, c'est pour nous; ce qui lui appartient uniquement, ce qui fait l'essence de son être, c'est son noyau; elle ne possède que cela.
Ainsi Jésus se plaît à prodiguer ses dons à quelques-unes de ses créatures, dans le but de s'attirer d'autres âmes; mais intérieurement, il les humilie par miséricorde, il les force doucement à reconnaître leur néant et sa toute-puissance. Ces sentiments forment en elles comme un noyau de grâce qu'il se hâte de développer pour le jour bienheureux où, revêtues d'une beauté immortelle et impérissable, elles seront servies sans danger sur la table des cieux.
Chère petite sœur, doux écho de mon âme, ta Thérèse ne se trouve pas dans les hauteurs en ce moment; mais vois-tu, quand je suis dans la sécheresse, incapable de prier, de pratiquer la vertu, je cherche de petites occasions, des riens, pour faire plaisir à mon Jésus: par exemple, un sourire, une parole aimable, alors que je voudrais me taire et montrer de l'ennui. Si je n'ai pas d'occasions, je veux au moins lui répéter souvent que je l'aime; ce n'est pas difficile, et cela entretient le feu dans mon cœur. Quand même il me semblerait éteint ce feu d'amour, je jetterais encore de petites pailles sur la cendre et je suis sûre qu'il se rallumerait.
Il est vrai que je ne suis pas toujours fidèle; mais je ne me décourage jamais, je m'abandonne dans les bras du Seigneur; il m'apprend à tirer profit de tout, du bien et du mal qu'il trouve en moi[224], il m'apprend à jouer à la banque de l'amour, ou plutôt c'est lui qui joue pour moi, sans me dire comment il s'y prend: cela c'est son affaire, et pas la mienne; ce qui me regarde, c'est de me livrer entièrement, sans rien me réserver, pas même la jouissance de savoir combien la banque me rapporte... Après tout, je ne suis pas l'enfant prodigue, ce n'est pas la peine que Jésus me fasse un festin, puisque je suis toujours avec lui[225].
J'ai lu dans le saint Evangile, que le divin Pasteur abandonne toutes les brebis fidèles dans le désert pour courir après la brebis perdue. Que je suis touchée de cette confiance! Vois donc, il est sûr d'elles! Comment pourraient-elles s'enfuir? elles sont captives de l'amour. Ainsi le bien-aimé Pasteur de nos âmes nous dérobe sa présence sensible, pour donner ses consolations aux pécheurs; ou bien, s'il nous conduit au Thabor, c'est pour un instant... les vallées sont presque toujours le lieu des pâturages, «c'est là qu'il prend son repos à midi[226]».
Lettre XVIIe.
20 octobre 1893.
Ma sœur chérie,
Je trouve dans les Cantiques sacrés ce passage qui te convient parfaitement: «Que voyez-vous dans l'épouse, sinon un chœur de musique dans un camp d'armée[227]?» Par la souffrance, ta vie est en effet un champ de bataille; il y faut un chœur de musique, eh bien! tu seras la petite lyre de Jésus. Mais un concert est-il complet quand personne ne chante? Puisque Jésus joue, ne faut-il pas que Céline chante? Quand l'air sera triste, elle chantera les cantiques de l'exil; quand l'air sera joyeux, elle modulera quelques refrains d'en haut...
Tout ce qui arrivera d'heureux ou de fâcheux, tous les événements de la terre ne seront que des bruits lointains, incapables de faire vibrer la lyre de Jésus; seul, il se réserve le droit d'en toucher légèrement les cordes.
Je ne puis penser sans ravissement à la chère petite sainte Cécile; quel modèle! Au milieu d'un monde païen, au sein du danger, au moment d'être unie à un mortel qui ne respire que l'amour profane, il me semble qu'elle aurait dû trembler et pleurer. Mais non, tandis que les instruments de joie célébraient ses noces, Cécile chantait en son cœur[228]. Quel abandon! Elle entendait sans doute d'autres mélodies que celles de la terre, son Epoux divin chantait lui aussi, et les Anges répétaient en chœur ce refrain d'une nuit bénie: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux âmes de bonne volonté.»[229]
La gloire de Dieu! Oh! Cécile la comprenait, elle l'appelait de tous ses vœux, elle devinait que son Jésus avait soif des âmes... C'est pourquoi tout son désir était de lui amener bientôt celle du jeune Romain qui ne songeait qu'à la gloire humaine; cette vierge sage en fera un martyr, et des multitudes marcheront sur ses traces. Elle ne craint rien: les Anges ont promis et chanté la paix; elle sait que le Prince de la paix est obligé de la protéger, de garder sa virginité et de lui donner sa récompense. «Oh! qu'elle est belle la génération des âmes vierges[230]!»
Ma sœur chérie, je ne sais trop ce que je te dis, je me laisse aller au courant de mon cœur. Tu m'écris que tu sens ta faiblesse, c'est une grâce; c'est Nôtre-Seigneur qui imprime en ton âme ces sentiments de défiance de toi-même. Ne crains pas; si tu restes fidèle à lui faire plaisir dans les petites occasions, il se trouvera obligé de t'aider dans les grandes.
Les Apôtres, sans lui, travaillèrent longtemps, toute une nuit, sans prendre aucun poisson; leur travail pourtant lui était agréable, mais il voulait prouver que lui seul peut nous donner quelque chose. Il demandait seulement un acte d'humilité: «Enfants, n'avez-vous rien à manger[231]?» et le bon saint Pierre avoue son impuissance: «Seigneur, nous avons péché toute la nuit sans rien prendre[232]!» C'est assez! le Cœur de Jésus est touché, il est ému... Peut-être que si l'apôtre eût pris quelques petits poissons, le divin Maître n'aurait pas fait de miracle; mais il n'avait rien, aussi par la puissance et la bonté divines ses filets furent bientôt remplis de gros poissons!
Voilà bien le caractère de Nôtre-Seigneur: il donne en Dieu, mais il veut l'humilité du cœur.
Lettre XVIIIe.
7 juillet 1894.
Ma chère petite sœur,
Je ne sais pas si tu te trouves encore dans les mêmes dispositions d'esprit que tu manifestais dans ta dernière lettre; je le suppose, et j'y réponds par ce passage du Cantique des Cantiques qui explique parfaitement l'état d'une âme plongée dans la sécheresse, d'une âme que rien ne peut réjouir ni consoler:
«Je suis descendue dans le jardin des noyers, pour voir les fruits de la vallée, pour considérer si la vigne a fleuri et si les pommes de grenade ont poussé. Je n'ai plus su où j'étais; mon âme a été troublée à cause des chariots d'Aminadab.»[233]
Voilà bien l'image de nos âmes. Souvent nous descendons dans les vallées fertiles où notre cœur aime à se nourrir; et le vaste champ des saintes Ecritures, qui tant de fois s'est ouvert pour répandre en notre faveur ses plus riches trésors, ce champ lui-même nous semble un désert aride et sans eau; nous ne savons même plus où nous sommes: au lieu de la paix, de la lumière, le trouble et les ténèbres sont notre partage...
Mais, comme l'épouse, nous connaissons la cause de cette épreuve: «Notre âme est troublée à cause des chariots d'Aminadab.» Nous ne sommes pas encore dans notre patrie, et la tentation doit nous purifier comme l'or à l'action du feu; nous nous croyons parfois abandonnées, hélas! les chariots, c'est-à-dire les vains bruits qui nous assiègent et nous affligent, sont-ils en nous ou en dehors de nous? Nous ne savons! mais Jésus le sait; il est témoin de notre tristesse, et dans la nuit soudain sa voix se fait entendre:
«Reviens, reviens, ma Sulamite, reviens afin que nous le considérions[234]!»
Quel appel! Eh quoi! nous n'osions plus même nous regarder, notre état nous faisait horreur, et Jésus nous appelle pour nous considérer à loisir... Il veut nous voir, il vient, et les deux autres Personnes adorables de la Sainte Trinité viennent avec lui prendre possession de notre âme.
Nôtre-Seigneur l'avait promis autrefois, lorsqu'il disait avec une tendresse ineffable: «Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole; et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure.»[235] Garder la parole de Jésus, voilà l'unique condition de notre bonheur, la preuve de notre amour pour lui; et cette parole, il me semble que c'est lui-même, puisqu'il se nomme le Verbe ou Parole incréée du Père.
Dans le même Evangile de saint Jean, il fait cette prière sublime: «Sanctifiez-les par votre parole; votre parole est la vérité.»[236] En un autre endroit, Jésus nous apprend qu'il est la voie, la vérité et la vie[237]. Nous savons donc quelle est la parole à garder; nous ne pouvons pas dire comme Pilate: «Qu'est-ce que la vérité[238]?»—La vérité, nous la possédons, puisque le Bien-Aimé habite dans nos cœurs.
Souvent ce Bien-Aimé nous est un bouquet de myrrhe[239], nous partageons le calice de ses douleurs; mais qu'il nous sera doux d'entendre un jour cette parole suave: «C'est vous qui êtes demeurés avec moi dans toutes les épreuves que j'ai eues, aussi je vous prépare mon royaume, comme mon Père me l'a préparé[240]!»
Lettre XIXe.
19 août 1894.
C'est peut-être la dernière fois, ma chère petite sœur, que je me sers de la plume pour parler avec toi; le bon Dieu a exaucé mon vœu le plus cher! Viens, nous souffrirons ensemble... et puis Jésus prendra l'une de nous, et les autres resteront pour un peu de temps dans l'exil. Ecoute bien ce que je vais te dire: Jamais, jamais, le bon Dieu ne nous séparera; si je meurs avant loi, ne crois pas que je m'éloignerai de ton âme, jamais nous n'aurons été plus unies. Surtout ne te fais pas de peine de ma prophétie, c'est un enfantillage! je ne suis pas malade, j'ai une santé de fer; mais le Seigneur peut briser le fer comme l'argile...
Notre père chéri nous fait sentir sa présence d'une manière qui me touche profondément. Après une mort de cinq longues années, quelle joie de le retrouver comme autrefois, et plus paternel encore! Oh! comme il va te rendre les soins que tu lui as prodigués! Tu as été son ange, il sera ton ange à son tour. Vois donc, il n'y a pas un mois qu'il est au ciel, et déjà, par son intervention puissante, toutes tes démarches réussissent. Maintenant ce lui est chose facile d'arranger nos affaires, aussi a-t-il eu moins de peine pour sa Céline que pour sa pauvre petite reine!
Depuis longtemps tu me demandes des nouvelles du noviciat, surtout des nouvelles de mon métier; je vais te satisfaire:
Je suis un petit chien de chasse, et ce titre me donne bien des sollicitudes, à cause des fonctions qu'il exige, tu en jugeras: toute la journée, du matin jusqu'au soir, je cours après le gibier. Les chasseurs—Révérende Mère Prieure et Maîtresse des novices—sont trop grands pour se couler dans les buissons; tandis qu'un petit chien, ça se faufile partout... et puis ça a le nez fin! Aussi je veille de près mes petits lapins; je ne veux pas leur faire de mal; mais je les lèche en leur disant, tantôt que leur poil n'est pas assez lisse, d'autres fois que leur regard est trop semblable à celui des lapins de garenne... enfin je tâche de les rendre tels que le Chasseur le désire: des petits lapins bien simples, occupés seulement de l'herbette qu'ils doivent brouter.
Je ris, mais au fond je pense bien sincèrement qu'un de ces petits lapins—celui que tu connais—vaut mieux cent fois que le petit chien: il a couru bien des dangers... Je t'avoue qu'à sa place, il y a longtemps que je me serais perdue pour toujours dans la vaste forêt du monde.
Lettre XXe.
Je suis heureuse, ma petite Céline, que tu n'éprouves aucun attrait sensible en venant au Carmel; c'est une délicatesse de Jésus qui veut recevoir de toi un présent. Il sait qu'il est bien plus doux de donner que de recevoir. Quel bonheur de souffrir pour celui qui nous aime à la folie, et de passer pour folles aux yeux du monde! On juge les autres d'après soi-même, et comme le monde est insensé, naturellement il nous appelle de ce nom.
Consolons-nous, nous ne sommes pas les premières! Le seul crime reproché à Notre-Seigneur par Hérode fut celui d'être fou... et franchement c'était vrai! Oui, c'était de la folie de venir chercher les pauvres petits cœurs des mortels pour en faire ses trônes, lui, le Roi de gloire qui est assis au-dessus des Chérubins! N'était-il pas parfaitement heureux en compagnie de son Père et de l'Esprit d'amour? Pourquoi venir ici—bas chercher des pécheurs pour en faire ses amis, ses intimes?
Nous ne pourrons jamais accomplir pour notre Epoux les folies qu'il a accomplies pour nous; nos actes sont très raisonnables en comparaison des siens. Que le monde nous laisse tranquilles! Je le répète, c'est lui qui est insensé, puisqu'il ignore ce que Jésus a fait et souffert pour le sauver de la damnation.
Nous ne sommes pas non plus des fainéantes, des prodigues; le divin Maître s'est chargé de notre défense. Ecoute: Il était à table avec Lazare et ses disciples, Marthe servait; pour Marie, elle ne pensait pas à prendre de nourriture, mais à faire plaisir à son Bien-Aimé, aussi répandit-elle sur la tête du Sauveur un parfum de grand prix, et, cassant le vase fragile[241], toute la maison fut embaumée de cette liqueur[242].
Les Apôtres murmurèrent contre Madeleine; c'est encore ce qui arrive pour nous: les chrétiens les plus fervents trouvent que nous sommes exagérées, que nous devrions servir Jésus avec Marthe, au lieu de lui consacrer les vases de nos vies avec les parfums qui y sont renfermés. Et cependant, qu'importe que ces vases soient brisés, puisque Notre-Seigneur est consolé, et que, malgré lui, le monde est contraint de sentir les parfums qui s'en exhalent! Oh! ces parfums sont bien nécessaires pour purifier l'atmosphère malsaine qu'il respire.
A bientôt, ma sœur chérie. Voici ta barque près du port; le vent qui la pousse est un vent d'amour, et ce vent-là est plus rapide que l'éclair! Adieu! dans quelques jours nous serons réunies au Carmel, puis là-haut! Jésus n'a-t-il pas dit pendant sa Passion: «Au reste vous verre BIENTÔT le Fils de l'homme assis à la droite de Dieu et venant sur les nuées du ciel[243]?»
Nous y serons!!!
AUX BUISSONNETS
Alors nos voix étaient mêlées,
Nos mains l'une à l'autre enchaînées;
Ensemble, chantant les noces sacrées,
Déjà nous rêvions le Carmel,
Le Ciel!
Lettres à la Rde Mère Agnès de Jésus.
FRAGMENTS
——
Lettre Ire.
Quelques mois avant l'entrée de Thérèse au Carmel.
1887.
Ma petite maman chérie,
Tu as raison de dire que la goutte de fiel doit être mêlée à tous les calices, mais je trouve que les épreuves aident beaucoup à se détacher de la terre; elles font regarder plus haut que ce monde. Ici-bas rien ne peut nous satisfaire; on ne goûte un peu de repos qu'en étant prête à faire la volonté du bon Dieu.
Ma nacelle a bien de la peine à atteindre le port. Depuis longtemps je l'aperçois, et toujours je m'en trouve éloignée; mais Jésus la guide, cette petite nacelle, et je suis sûre qu'au jour choisi par lui, elle abordera heureusement au rivage béni du Carmel. O Pauline! quand Jésus m'aura fait cette grâce, je veux me donner tout entière à lui, toujours souffrir pour lui, ne plus vivre que pour lui. Oh non! je ne craindrai pas ses coups, car, même dans les souffrances les plus amères, on sent que c'est sa douce main qui frappe.
Et quand je pense que, pour une souffrance supportée avec joie, nous aimerons davantage le bon Dieu toujours! Ah! si au moment de ma mort je pouvais avoir une âme à offrir à Jésus, que je serais heureuse! Il y aurait une âme de moins dans l'enfer, une de plus à bénir le bon Dieu toute l'éternité!
Lettre IIe.
Pendant sa retraite de Prise d'Habit.
Janvier 1889.
Dans mes rapports avec Jésus, rien: sécheresse! sommeil! Puisque mon Bien-Aimé veut dormir, je ne l'en empêcherai pas; je suis trop heureuse de voir qu'il ne me traite point comme une étrangère, qu'il ne se gêne pas avec moi. Il crible sa petite balle de piqûres d'épingles bien douloureuses. Quand c'est ce doux Ami qui perce lui-même sa balle, la souffrance n'est que douceur, sa main est si douce! Quelle différence avec celle des créatures!
Je suis pourtant heureuse, oui, bien heureuse de souffrir! Si Jésus ne perce pas directement sa petite balle, c'est bien lui qui conduit la main qui la blesse! O ma Mère, si vous saviez jusqu'à quel point je veux être indifférente aux choses de la terré! Que m'importent toutes les beautés créées? Je serais bien malheureuse si je les possédais! Ah! que mon cœur me paraît grand, quand je le considère par rapport aux biens de ce monde, puisque tous réunis ne pourraient le contenter; mais quand je le considère par rapport à Jésus, comme il me semble petit!
Qu'il est bon pour moi Celui qui sera bientôt mon Fiancé! qu'il est divinement aimable en ne permettant pas que je me laisse captiver par aucune chose d'ici-bas! Il sait bien que, s'il m'envoyait seulement une ombre de bonheur, je m'y attacherais avec toute l'énergie, toute la force de mon cœur; et cette ombre il me la refuse!... Il préfère me laisser dans les ténèbres, plutôt que de me donner une fausse lueur qui ne serait pas Lui.
Je ne veux pas que les créatures aient un seul atome de mon amour; je veux tout donner à Jésus, puisqu'il me fait comprendre que lui seul est le bonheur parfait. Tout sera pour lui, tout! Et même quand je n'aurai rien à lui offrir, comme ce soir, je lui donnerai ce rien...
Lettre IIIe.
1889.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oui, je les désire ces blessures de cœur, ces coups d'épingle qui font tant souffrir!... A toutes les extases, je préfère le sacrifice. C'est là qu'est le bonheur pour moi, je ne le trouve nulle part ailleurs. Le petit roseau n'a pas peur de se rompre, car il est planté au bord des eaux de l'amour; aussi, lorsqu'il plie, cette onde bienfaisante le fortifie et lui fait désirer qu'un autre orage vienne à nouveau courber sa tête. C'est ma faiblesse qui fait toute ma force. Je ne puis me briser, puisque quelque chose qui m'arrive, je ne vois que la douce main de Jésus.
Rien de trop à souffrir pour conquérir la palme!
Lettre IVe.
Pendant sa retraite de Profession.
Septembre 1890.
Ma Mère chérie,
Il faut que votre petit solitaire vous donne l'itinéraire de son voyage.
Avant de partir, mon Fiancé m'a demandé dans quel pays je voulais voyager, quelle route je désirais suivre. Je lui ai répondu que je n'avais qu'un seul désir, celui de me rendre au sommet de la Montagne de l'Amour.
Aussitôt, des routes nombreuses s'offrirent à mes regards; mais il y en avait tant de parfaites que je me vis incapable d'en choisir aucune de mon plein gré. Je dis alors à mon divin Guide: Vous savez où je désire me rendre, vous savez pour qui je veux gravir la montagne, vous connaissez Celui que j'aime et que je veux contenter uniquement. C'est pour lui seul que j'entreprends ce voyage, menez-moi donc par les sentiers de son choix; pourvu qu'il soit content, je serai au comble du bonheur.
Et Notre-Seigneur me prit par la main et me fit entrer dans un souterrain où il ne fait ni froid ni chaud, où le soleil ne luit pas, où la pluie et le vent n'ont pas d'accès; un souterrain où je ne vois rien qu'une clarté à demi voilée, la clarté que répandent autour d'eux les yeux baissés de la Face de Jésus.
Mon Fiancé ne me dit rien, et moi je ne lui dis rien non plus, sinon que je l'aime plus que moi, et je sens au fond de mon cœur qu'il en est ainsi, car je suis plus à lui qu'à moi.
Je ne vois pas que nous avancions vers le but de notre voyage, puisqu'il s'effectue sous terre; et pourtant il me semble, sans savoir comment, que nous approchons du sommet de la montagne.
Je remercie mon Jésus de me faire marcher dans les ténèbres; j'y suis dans une paix profonde. Volontiers je consens à rester toute ma vie religieuse dans ce souterrain obscur où il m'a fait entrer; je désire seulement que mes ténèbres obtiennent la lumière aux pécheurs.
Je suis heureuse, oui, bien heureuse de n'avoir aucune consolation; j'aurais honte que mon amour ressemblât à celui des fiancées de la terre qui regardent toujours aux mains de leurs fiancés pour voir s'ils ne leur apportent pas quelque présent; ou bien à leur visage, pour y surprendre un sourire d'amour qui les ravit.
Thérèse, la petite fiancée de Jésus, aime Jésus pour lui-même; elle ne veut regarder le visage de son Bien-Aimé qu'afin d'y surprendre des larmes qui la ravissent par leurs charmes cachés. Ces larmes, elle veut les essuyer, elle veut les recueillir, comme des diamants inestimables, pour en broder sa robe de noces.
Jésus! Je voudrais tant l'aimer! L'aimer comme jamais il n'a été aimé...
Atout prix, je veux cueillir la palme d'Agnès; si ce n'est par le sang, il faut que ce soit par l'Amour...
Lettre Ve.
1890.
L'amour peut suppléer à une longue vie. Jésus ne regarde pas au temps puisqu'il est éternel. Il ne regarde qu'à l'amour. O ma petite Mère, demandez-lui de m'en donner beaucoup! Je ne désire pas l'amour sensible; pourvu qu'il soit sensible pour Jésus, cela me suffit. Oh! l'aimer et le faire aimer, que c'est doux! Dites-lui de me prendre le jour de ma Profession si je dois encore l'offenser, car je voudrais emporter au Ciel la robe blanche de mon second baptême, sans aucune souillure. Jésus peut m'accorder la grâce de ne plus l'offenser ou bien de ne faire que des fautes qui ne l'offensent pas. qui ne lui fassent pas de peine, mais ne servent qu'à m'humilier et à rendre mon amour plus fort.
Il n'y a aucun appui à chercher hors de Jésus. Lui seul est immuable. Quel bonheur de penser qu'il ne peut changer!
Lettre VIe.
1891.
Ma petite Mère chérie,
Oh! que votre lettre m'a fait de bien! Ce passage a été lumineux pour mon âme: «Retenons une parole qui pourrait nous élever aux yeux des autres.» Oui, il faut tout garder pour Jésus avec un soin jaloux; c'est si bon de travailler pour lui tout seul! Alors, comme le cœur est rempli de joie! comme l'âme est légère!...
Demandez à Jésus que son grain de sable lui sauve beaucoup d'âmes en peu de temps, pour voler plus promptement vers sa Face adorée.
Lettre VIIe.
1892.
Voici le rêve d'un grain de sable: Jésus seul!... rien que lui! Le grain de sable est si petit que, s'il voulait ouvrir son cœur à un autre qu'à Jésus, il n'y aurait plus de place pour ce Bien-Aimé.
Quel bonheur d'être si bien cachées que personne ne pense à nous, d'être inconnues, même aux personnes qui vivent avec nous! O ma petite Mère! comme je désire être inconnue de toutes les créatures! Je n'ai jamais désiré la gloire humaine, le mépris avait eu de l'attrait pour mon cœur; mais, ayant reconnu que c'était encore trop glorieux pour moi, je me suis passionnée pour l'oubli.
La gloire de mon Jésus, voilà toute mon ambition; la mienne, je la lui abandonne; et s'il semble m'oublier, eh bien! il est libre, puisque je ne suis plus à moi, mais à Lui. Il se lassera plus vite de me faire attendre que moi de l'attendre!
Lettre VIIIe.
28 mai 1897.
Ce jour-là, tandis que sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus souffrait d'un fort accès de fièvre, une de nos sœurs vint lui demander son concours immédiat pour un travail de peinture difficile à exécuter; un instant, son visage trahit le combat intérieur, ce dont s'aperçut Mère Agnès de Jésus qui était présente. Le soir, Thérèse lui écrivit cette lettre:
Ma Mère bien-aimée,
Tout à l'heure votre enfant a versé de douces larmes; des larmes de repentir, mais plus encore de reconnaissance et d'amour. Aujourd'hui je vous ai montré ma vertu, mes trésors de patience! Et moi qui prêche si bien les autres! Je suis contente que vous ayez vu mon imperfection. Vous ne m'avez pas grondée... cependant je le méritais; mais en toute circonstance, votre douceur m'en dit plus long que des paroles sévères; vous êtes pour moi l'image de la divine miséricorde.
Oui, mais Sœur ***, au contraire, est ordinairement l'image de la sévérité du bon Dieu. Eh bien, je viens de la rencontrer. Au lieu de passer froidement près de moi, elle m'a embrassée en médisant: «Pauvre petite sœur, vous m'avez fait pitié! Je ne veux pas vous fatiguer, laissez l'ouvrage que je vous ai demandé, j'ai eu tort.»
Moi qui sentais dans mon cœur la contrition parfaite, je fus bien surprise de ne recevoir aucun reproche. Je sais bien qu'au fond elle doit me trouver imparfaite; c'est parce qu'elle croit à ma mort prochaine qu'elle m'a ainsi parlé. Mais n'importe, je n'ai entendu que des paroles douces et tendres sortir de sa bouche; alors je l'ai trouvée bien bonne, et moi je me suis trouvée bien méchante!
En rentrant dans notre cellule, je me demandais ce que Jésus pensait de moi. Aussitôt, je me suis rappelé ce qu'il dit un jour à la femme adultère: «Quelqu'un t'a-t-il condamnée[244]?» Et moi, les larmes aux yeux, je lui ai répondu: «Personne, Seigneur... ni ma petite Mère, image de votre tendresse, ni ma Sœur ***, image de votre justice; et je sens bien que je puis aller en paix, car vous ne me condamnerez pas non plus!»
O ma Mère bien-aimée, je vous l'avoue, je suis bien plus heureuse d'avoir été imparfaite que si, soutenue par la grâce, j'avais été un modèle de patience. Cela me fait tant de bien de voir que Jésus est toujours aussi doux, aussi tendre pour moi. Vraiment, il y a de quoi mourir de reconnaissance et d'amour.
Ma petite Mère, vous comprendrez que, ce soir, le vase de la miséricorde divine a débordé pour votre enfant. Ah! dès à présent, je le reconnais: oui, toutes mes espérances seront comblées... oui, le Seigneur fera pour moi des merveilles qui surpasseront infiniment mes immenses désirs...
Lettres à Sœur Marie du Sacré-Cœur.
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Lettre Ire.
21 février 1888.
Ma chère Marie,
Si tu savais le cadeau que papa m'a fait la semaine dernière!... Je crois que si je te le donnais en cent, et même en mille, tu ne le devinerais pas. Eh bien! ce bon petit père m'a acheté un petit agneau d'un jour, tout blanc et tout frisé. Il m'a dit, en me l'offrant, qu'il voulait, avant mon entrée au Carmel, me faire le plaisir d'avoir un petit agneau. Tout le monde était heureux, Céline était ravie. Ce qui surtout m'avait touchée, c'était la bonté de papa en me le donnant; et puis, un agneau, c'est si symbolique! il me faisait penser à Pauline.
Jusqu'ici tout va bien, tout est ravissant; mais il faut attendre la fin. Déjà, nous faisions des châteaux en Espagne, nous nous attendions à voir notre agneau bondir autour de nous, au bout de deux ou trois jours; mais hélas! la jolie petite bête est morte dans l'après-midi. Pauvre petite! à peine née, elle a souffert, puis elle est morte.
Elle était si gentille, elle avait l'air si innocent que Céline a fait son portrait; puis, papa a creusé une fosse dans laquelle on a mis le petit agneau qui semblait dormir; je n'ai pas voulu que la terre le recouvrît: nous avons jeté de la neige sur lui et puis tout a été fini...
Tu ne sais pas, ma chère marraine, combien la mort de ce petit animal m'a donné à réfléchir. Oh! oui, sur la terre il ne faut s'attacher à rien, pas même aux choses les plus innocentes, car elles nous manquent au moment où nous y pensons le moins. Seul ce qui est éternel peut nous contenter.
Lettre IIe.
Pendant sa retraite de Prise d'Habit.
8 janvier 1889.
Ma sœur chérie, votre petit agnelet—comme vous aimez à m'appeler—voudrait vous emprunter un peu de force et de courage. Il ne peut rien dire à Jésus; et surtout, Jésus ne lui dit absolument rien. Priez pour moi, afin que ma retraite plaise quand même au Cœur de Celui qui seul lit au plus profond de l'âme!
La vie est pleine de sacrifices, c'est vrai; mais pourquoi y chercher du bonheur? N'est-ce pas simplement «une nuit à passer dans une mauvaise hôtellerie», comme le dit notre Mère sainte Thérèse?
Je vous avoue que mon cœur a une soif ardente de bonheur; mais je vois bien que nulle créature n'est capable de l'étancher! Au contraire, plus je boirais à cette source enchanteresse, plus ma soif serait brûlante.
Je connais une source «où, après avoir bu, on a soif encore[245]»: mais d'une soif très douce, d'une soif que l'on peut toujours satisfaire: cette source, c'est la souffrance connue de Jésus seul!...
Lettre IIIe.
14 août 1889.
Vous voulez un mot de votre petit agnelet. Que voulez-vous qu'il vous dise? N'a-t-il pas été instruit par vous? Rappelez-vous le temps où, me tenant sur vos genoux, vous me parliez du Ciel...
Je vous entends encore me dire: «Regarde ceux qui veulent s'enrichir, vois quel mal ils se donnent pour gagner de l'argent; et nous, ma petite Thérèse, nous pouvons à chaque instant, et sans prendre tant de peine, acquérir des trésors pour le Ciel; nous pouvons ramasser des diamants comme avec un râteau! Pour cela, il suffit de faire toutes nos actions par amour pour le bon Dieu.» Et je m'en allais le cœur rempli de joie et du désir d'amasser aussi de grands trésors. Le temps a fui, depuis ces heureux moments écoulés dans notre doux nid. Jésus est venu nous visiter, il nous a trouvées dignes de passer par le creuset de la souffrance.
Le bon Dieu nous dit qu'au dernier jour «il essuiera toutes les larmes de nos yeux[246]»; et, sans doute, plus il y aura de larmes à essuyer, plus la consolation sera grande...
Priez bien, demain, pour la petite fille que vous avez élevée et qui, sans vous, ne serait peut-être pas au Carmel.
Lettre IVe.
Pendant sa Retraite de Profession.
4 septembre 1890.
Votre petite fille n'entend guère les harmonies célestes: son voyage de noces est bien aride! Son Fiancé, il est vrai, lui fait parcourir des pays fertiles et magnifiques; mais la nuit l'empêche de rien admirer et surtout de jouir de toutes ces merveilles.
Vous allez peut-être croire qu'elle s'en afflige? Mais non, au contraire, elle est heureuse de suivre son Fiancé pour Lui seul et non à cause de ses dons. Lui seul, il est si beau! si ravissant! même quand il se tait, même quand il se cache!
Comprenez votre petite fille: elle est lasse des consolations de la terre, elle ne veut plus que son Bien-Aimé.
Je crois que le travail de Jésus, pendant cette retraite, a été de me détacher de tout ce qui n'est pas lui. Ma seule consolation est une force et une paix très grandes; et puis, j'espère être comme Jésus veut que je sois: c'est ce qui fait tout mon bonheur.
Si vous saviez combien ma joie est grande de n'en avoir aucune pour faire plaisir à Jésus! C'est de la joie raffinée, bien qu'elle ne soit nullement sentie!
Lettre Ve.
7 septembre 1890.
Demain je serai l'épouse de Jésus, de Celui dont le «Visage était caché et que personne n'a reconnu[247]!» Quelle alliance et quel avenir! Que faire pour le remercier, pour me rendre moins indigne d'une telle faveur?...
... Que j'ai soif du Ciel, de ce séjour bienheureux où l'on aimera Jésus sans réserve! Mais il faut souffrir et pleurer pour y arriver; eh bien! je veux souffrir tout ce qu'il plaira à mon Bien-Aimé, je veux le laisser faire de sa petite balle tout ce qu'il désire.
Ma Marraine chérie, vous me dites que mon petit Jésus est très bien paré pour le jour de mes noces; vous vous demandez seulement pourquoi je ne lui ai pas mis les bougies roses neuves? Les autres m'en disent plus long à l'âme: elles ont commencé à brûler le jour de ma Prise d'habit, alors elles étaient fraîches et roses; papa, qui me les avait données, était là, et tout était joie! Mais maintenant, la couleur de rose est passée..... Y a-t-il encore ici-bas des joies couleur de rose pour votre petite Thérèse? Oh! non, il n'y a plus pour elle que des joies célestes, des joies où tout le créé, qui n'est rien, fait place à l'incréé qui est la réalité...
Lettre VIe.
17 septembre 1896.
Ma sœur bien-aimée, je ne suis pas embarrassée pour vous répondre... Comment pouvez-vous me demander s'il vous est possible d'aimer le bon Dieu comme je l'aime?... Mes désirs du martyre ne sont rien; je ne leur dois pas la confiance illimitée que je sens en mon cœur. A vrai dire, on peut les appeler ces richesses spirituelles qui rendent injuste[248], lorsqu'on s'y repose avec complaisance, et que l'on croit qu'ils sont quelque chose de grand... Ces désirs sont une consolation que Jésus accorde parfois aux âmes faibles comme la mienne—et ces âmes sont nombreuses.—Mais, lorsqu'il ne donne pas cette consolation, c'est une grâce de privilège; rappelez-vous ces paroles d'un saint religieux: «Les martyrs ont souffert avec joie et le Roi des Martyrs a souffert avec tristesse!» Oui, Jésus a dit: «Mon Père, éloignez de moi ce calice.»[249] Comment pouvez-vous penser maintenant que mes désirs sont la marque de mon amour? Ah! je sens bien que ce n'est pas cela du tout qui plaît au bon Dieu dans ma petite âme. Ce qui lui plaît, c'est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c'est l'espérance aveugle que j'ai en sa miséricorde... Voilà mon seul trésor, Marraine chérie, pourquoi ce trésor ne serait-il pas le vôtre?
N'êtes-vous pas prête à souffrir tout ce que le bon Dieu voudra? Oui, je le sais bien; alors, si vous désirez sentir de la joie, avoir de l'attrait pour la souffrance, c'est donc votre consolation que vous cherchez, puisque, lorsqu'on aime une chose, la peine disparaît. Je vous assure que si nous allions ensemble au martyre, vous auriez un grand mérite, et moi je n'en aurais aucun, à moins qu'il ne plaise à Jésus de changer mes dispositions.
O ma sœur chérie, je vous en prie, comprenez-moi! comprenez que pour aimer Jésus, être sa victime d'amour, plus on est faible et misérable, plus on est propre aux opérations de cet amour consumant et transformant... Le seul désir d'être victime suffit; mais il faut consentir à rester toujours pauvre et sans force, et voilà le difficile, car le véritable pauvre d'esprit, où le trouver? Il faut le chercher bien loin[250], dit l'auteur de l'Imitation... Il ne dit pas qu'il faut le chercher parmi les grandes âmes, mais bien loin, c'est-à-dire dans la bassesse, dans le néant... Ah! restons donc bien loin de tout ce qui brille, aimons notre petitesse, aimons à ne rien sentir; alors nous serons pauvres d'esprit, et Jésus viendra nous chercher, si loin que nous soyons; il nous transformera en flammes d'amour!... Oh! que je voudrais pouvoir vous faire comprendre ce que je sens! C'est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l'Amour... La crainte ne conduit-elle pas à la justice sévère telle qu'on la représente aux pécheurs? Mais ce n'est pas cette justice que Jésus aura pour ceux qui l'aiment.
Le bon Dieu ne vous donnerait pas ce désir d'être possédée par son Amour miséricordieux, s'il ne vous réservait cette faveur; ou plutôt, il vous l'a déjà faite, puisque vous êtes toute livrée à Lui, puisque vous désirez être consumée par Lui, et que jamais le bon Dieu ne donne de désirs qu'il ne veuille réaliser.
Puisque nous voyons la voie, courons ensemble. Je le sens, Jésus veut nous faire les mêmes grâces, il veut nous donner gratuitement son Ciel.
Votre petite fille,
Thérèse de l'Enfant-Jésus.
Lettres à Sœur Françoise-Thérèse[251].
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Lettre Ire.
13 août 1893.
Chère petite sœur Thérèse,
Tes vœux sont donc comblés! Comme la colombe sortie de l'arche, tu ne pouvais trouver sur la terre du monde où poser le pied, tu as volé longtemps, cherchant à rentrer dans la demeure bénie où ton cœur avait pour jamais fixé son séjour. Jésus s'est fait attendre, mais enfin les gémissements de sa colombe l'ont touché, il a étendu sa main divine, il l'a prise et l'a placée dans son Cœur, dans le tabernacle de son amour.
Ah! sans doute, ma joie est toute spirituelle puisque désormais je ne dois plus te revoir ici-bas, je ne dois plus entendre ta voix en épanchant mon cœur dans le tien. Mais je sais que la terre est un lieu de passage, nous sommes des voyageurs qui cheminons vers notre patrie; qu'importe si la route que nous suivons n'est pas absolument la même, puisque notre terme unique c'est le Ciel, où nous serons réunies pour ne plus nous quitter. C'est là que nous goûterons éternellement les joies de la famille... Que de choses nous aurons à nous dire après l'exil de cette vie! Ici-bas la parole est impuissante, mais là-haut un seul regard suffira pour nous comprendre et, je le crois, notre joie sera encore plus grande que si jamais nous ne nous étions séparées.
En attendant, il nous faut vivre de sacrifices, sans cela la vie religieuse serait-elle méritoire? Non, n'est-ce pas! Comme on nous le disait dans une instruction: «Si les chênes des forêts atteignent une si grande hauteur, c'est parce que, pressés de tous côtés, ils ne dépensent pas leur sève à pousser des branches à droite et à gauche, mais s'élèvent droit vers le ciel. Ainsi, dans la vie religieuse, l'âme se trouve pressée de toutes parts par sa règle, par l'exercice de la vie commune, et il faut que tout lui devienne un moyen de s'élever très haut vers les Cieux.»
Ma sœur bien-aimée, prie pour ta petite Thérèse afin qu'elle profite de l'exil de la terre et des moyens abondants qu'elle a pour mériter le Ciel...
Lettre IIe.
Janvier 1895.
Chère petite sœur,
Comme l'année qui vient de s'écouler a été fructueuse pour le Ciel!... Notre père chéri a vu ce que «l'œil de l'homme ne peut contempler», il a entendu l'harmonie des anges... et son cœur comprend, son âme jouit des récompenses que Dieu a préparées à ceux qui l'aiment!... Notre tour viendra aussi; oh! qu'il est doux de penser que nous voguons vers l'éternel rivage!
Ne trouves-tu pas, comme moi, que le départ de notre père bien-aimé nous a rapprochées des Cieux? Plus de la moitié de la famille jouit maintenant de la vue de Dieu, et les cinq exilées ne tarderont pas à s'envoler vers leur Patrie. Cette pensée de la brièveté de la vie me donne du courage, elle m'aide à supporter les fatigues du chemin. «Qu'importe un peu de travail sur la terre, nous passons et n'avons point ici de demeure permanente[252]!»
Pense à ta Thérèse pendant ce mois consacré à l'Enfant-Jésus, demande-lui qu'elle reste toujours petite, toute petite!... Je lui ferai pour toi la même prière, car je connais tes désirs et je sais que l'humilité est ta vertu préférée.
Laquelle des Thérèse sera la plus fervente? Celle qui sera la plus humble, la plus unie à Jésus, la plus fidèle à faire toutes ses actions par amour. Ne laissons passer aucun sacrifice, tout est si grand dans la vie religieuse... Ramasser une épingle par amour peut convertir une âme! C'est Jésus qui seul peut donner un tel prix à nos actions, aimons-le donc de toutes nos forces...
Lettre IIIe.
12 juillet 1896.
Ma chère petite Léonie,
J'aurais répondu à ta lettre dimanche dernier, si elle m'avait été donnée; mais tu sais qu'étant la plus petite, je suis exposée à ne voir les lettres que bien après mes sœurs, ou même pas du tout... Ce n'est que vendredi que j'ai lu la tienne, ainsi pardonne-moi si je suis en retard.
Oui, tu as raison, Jésus se contente d'un regard, d'un soupir d'amour. Pour moi, je trouve la perfection bien facile à pratiquer, parce que j'ai compris qu'il n'y a qu'à prendre Jésus par le cœur. Regarde un petit enfant qui vient de fâcher sa mère, soit en se mettant en colère ou bien en lui désobéissant; s'il se cache dans un coin avec un air boudeur et qu'il crie dans la crainte d'être puni, sa maman ne lui pardonnera certainement pas sa faute; mais s'il vient lui tendre ses petits bras en disant: «Embrasse-moi, je ne recommencerai plus», est-ce que sa mère ne le pressera pas aussitôt sur son cœur avec tendresse, oubliant tout ce qu'il a fait?... Cependant elle sait bien que son cher petit recommencera à la prochaine occasion, mais cela ne fait rien, et, s'il la prend encore par le cœur, jamais il ne sera puni.
Au temps de la loi de crainte, avant la venue de Notre-Seigneur, le prophète Isaïe disait déjà en parlant au nom du Roi des Cieux: «Une mère peut-elle oublier son enfant?... Eh bien! quand même une mère oublierait son enfant, moi, je ne vous oublierai jamais[253].» Quelle ravissante promesse! Ah! nous qui vivons sous la loi d'amour, comment ne pas profiter des amoureuses avances que nous fait notre Epoux? Comment craindre Celui qui se laisse enchaîner par un cheveu qui vole sur notre cou[254]? Sachons donc le retenir prisonnier, ce Dieu qui devient le mendiant de notre amour. En nous disant que c'est un cheveu qui peut opérer ce prodige, il nous montre que les plus petites actions faites par amour sont celles qui charment son Cœur. Ah! s'il fallait faire de grandes choses, combien serions-nous à plaindre! Mais que nous sommes heureuses, puisque Jésus se laisse enchaîner par les plus petites!... Ce ne sont pas les petits sacrifices qui te manquent, ma chère Léonie, ta vie n'en est-elle pas composée? Je me réjouis de te voir en face d'un pareil trésor et surtout en pensant que tu sais en profiter, non seulement pour toi, mais encore pour les pauvres pécheurs. Il est si doux d'aider Jésus à sauver les âmes qu'il a rachetées au prix de son sang, et qui n'attendent que notre secours pour ne pas tomber dans l'abîme.
Il me semble que, si nos sacrifices captivent Jésus, nos joies l'enchaînent aussi; pour cela il suffit de ne pas se concentrer dans un bonheur égoïste, mais d'offrir à notre Epoux les petites joies qu'il sème sur le chemin de la vie, pour charmer nos cœurs et les élever jusqu'à lui.
Tu me demandes des nouvelles de ma santé. Eh bien, je ne tousse plus du tout. Es-tu contente? Cela n'empêchera pas le bon Dieu de me prendre quand il voudra. Puisque je fais tous mes efforts pour être un tout petit enfant, je n'ai pas de préparatifs à faire. Jésus doit lui-même payer tous les frais du voyage et le prix d'entrée au Ciel!
Adieu, ma sœur bien-aimée, n'oublie pas, près de lui, la dernière, la plus pauvre de tes sœurs.
Lettre IVe.
17 juillet 1897.
Ma chère Léonie,
Je suis bien heureuse de pouvoir m'entretenir avec toi, il y a quelques jours je ne pensais plus avoir cette consolation sur la terre; mais le bon Dieu paraît vouloir prolonger un peu mon exil. Je ne m'en afflige pas, car je ne voudrais point entrer au Ciel une minute plus tôt par ma propre volonté. L'unique bonheur ici-bas, c'est de s'appliquer à toujours trouver délicieuse la part que Jésus nous donne; la tienne est bien belle, ma chère petite sœur. Si tu veux être une sainte cela te sera facile, n'aie qu'un seul but: faire plaisir à Jésus, t'unir toujours plus intimement à lui.
Adieu, ma sœur chérie, je voudrais que la pensée de mon entrée au Ciel te remplît de joie, puisque je pourrai plus que jamais te prouver ma tendresse. Dans le Cœur de notre céleste Epoux, nous vivrons de la même vie, et pour l'éternité je resterai
Ta toute petite sœur,
Thérèse de l'Enfant-Jésus.