Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) : $b roman
VIII
Il y a des demeures d’un aspect si doux qu’en les voyant au passage nous leur prêtons une magie d’apaisement. Un instant, nous rêvons d’y vivre. Y vivre !… c’est-à-dire y apporter la pulsation toujours inquiète, sinon douloureuse, dont le rythme unique fait de chacun de nous un être entre tous les êtres. Y vivre… Dans les frissons de la chair, toujours émue d’un appétit ou d’un malaise, et dont le fragile bien-être est suspendu entre quelques degrés du thermomètre. Dans les frissons plus mystérieux, plus déconcertants, de l’âme, dont le bonheur est en opposition même avec la vie. Celui qui posséderait vraiment le bonheur cesserait de vivre, car il cesserait de lutter, d’espérer, de se souvenir, d’agir.
Toutefois, devant une demeure douce, entrevue au passage, nous imaginons que nous pourrions y vivre, — sans y faire entrer avec nous la tourmenteuse qu’est la vie.
Du pont des bateaux qui sillonnent le lac des Quatre-Cantons, entre Vitznau et Lucerne, les passagers attardaient leurs regards sur une maison basse, longue, aux lignes simples, couverte en tuiles brunes, enguirlandée de verdures grimpantes, et dont le jardin finit en une terrasse à pic sur les eaux transparentes. Au bord de cette terrasse, une rangée de glycines arborescentes dresse des rameaux énormes, tordus comme des câbles, et jette sur le plafond léger d’une pergola la plus admirable draperie de feuillage. En ce mois d’août, lorsque les volets de cette maison délicieuse s’ouvrirent, que des habitants s’y installèrent, la seconde floraison des glycines accrochait dans le feuillage fin une profusion de gros thyrses lilas. Quelques-uns retombaient, au bout des tigelles démesurées, jusqu’à effleurer la surface du lac. Et les touristes, déjeunant sous la tente des petits vapeurs, s’exclamaient. Plus d’une bouche un peu triste retenait le soupir : « Qu’il ferait bon vivre là ! »
Claircœur l’avait découverte, peu après son installation à Lucerne, dans un hôtel dispendieux. La romancière aussi avait pensé : « Qu’il ferait bon vivre là ! » Et surtout : « Qu’il ferait bon travailler là ! » Car il lui tardait de remettre un feuilleton sur le chantier. Ses charges s’étaient tellement accrues ! Que donnerait le théâtre ? La confiance dans le succès de sa pièce, à certaines minutes soudaines, se décrochait, pour ainsi dire, de son cœur. Vide glacial, vertige d’effroi. Sa main tremblante cherchait un appui.
Sur la terrasse aux glycines, en face des eaux vertes, resserrées dans l’étreinte silencieuse et formidable des monts, comme elle écrirait facilement ! La belle besogne qu’elle abattrait là, durant cinq ou six semaines, en l’exaltation d’une telle nature ! Pour son âme de Parisienne, transportée parmi des sites les plus merveilleux du monde, l’enchantement agissait comme une griserie stimulante. Elle avait hâte d’installer une table sous la voûte aux pendentifs fleuris, d’y poser les feuillets blancs, d’y rêver, la plume à la main.
La maison, d’ailleurs, malgré son aspect ravissant, se louait peu cher, étant passablement délabrée, et dépourvue de tout confort moderne. Claircœur réaliserait une importante économie sur la vie d’hôtel, du moment qu’elle avait plusieurs personnes à héberger. Louise Andraux, Gilberte et la petite Nathalie l’accompagnaient. Et il restait tacitement convenu que Théophile et Bernard les rejoindraient pour quelques jours.
La romancière trouva plus pratique de s’établir aux « Glycines ». Elle fit venir de Paris sa femme de chambre, Céline. Quant à Guillaumette, sa cuisinière, déjà partie en congé au fond de la Bretagne, elle la remplaça momentanément par une Suissesse.
Remplacer est bientôt dit. Ce ne fut qu’après un essai malheureux, quelques pourparlers avec les gens du pays, dont elle ignorait le patois germanique, et d’ennuyeuses démarches, que Claircœur réussit à faire marcher tant bien que mal sa cuisine et son service. Louise Andraux, se considérant comme une invitée, n’offrit jamais de se rendre utile. Cette petite bourgeoise de Grenelle ne craignit même pas de manifester quelque humeur, à propos d’un repas alourdi de pâtes cuites, aux dénominations impossibles à prononcer, accompagnées de choux rouges à la confiture, ni de déclarer qu’elle se briserait les reins si elle tentait de faire son lit. On l’entendit grommeler : « J’ai une domestique chez moi, pour me servir. Je ne viens pas chez les autres pour m’abaisser au travail d’une bonne. »
Si encore elle s’était contentée de ne point aider son hôtesse. Mais elle bouleversait sans scrupule la maisonnée, pour de l’eau qu’on ne lui montait pas assez chaude, pour un volet qui ne voulait pas se laisser fixer, pour une araignée se promenant au plafond.
Le second soir, comme Claircœur, éreintée d’avoir étendu du papier sur les tablettes des armoires un peu moisies, couru très loin pour louer de la literie qui manquait, et montré à Gilberte à repasser des chemisettes que la jeune fille avait mal emballées, cherchait nerveusement sur l’oreiller un sommeil qui ne venait pas, des cris terribles la jetèrent hors du lit. Prise d’épouvante, elle courut à la chambre de Louise. La petite Nathalie, qui partageait cette chambre avec sa mère, joignait des clameurs aiguës aux hurlements de Mme Andraux.
Défaillante d’angoisse, Claircœur saisit le bouton de la porte. Mais la targette intérieure était poussée. Et, comme on ne lui ouvrit pas tout de suite, elle eut le temps de supposer les pires catastrophes. Certainement, les malheureuses avaient mis le feu. Louise brûlait vive avec son enfant.
La survenue de Gilberte et de Céline, en robes de nuit, les objurgations, les supplications des trois femmes, provoquèrent enfin, à l’intérieur de la chambre, un pas traînant, le geste d’un bras à demi paralysé… Et le verrou glissa, la porte s’ouvrit. Épuisée par l’effort, Louise retomba contre son lit, en serrant convulsivement son enfant sur son cœur.
Rien de sinistre n’apparut. Deux bougies éclairaient une pièce paisible. Une croisée s’ouvrait sur la splendide nuit d’été, — sur le jardin, sur le lac, où dansaient des étoiles, sur la muraille rocheuse tendue de velours noir, au delà, muraille de mille mètres, au-dessus de laquelle des glaciers bleuâtres scintillaient.
Louise et Lilie gémissaient maintenant, comme à bout de cris et d’horreur.
Mon Dieu ! qu’y avait-il ?
— « Oh ! cette bête !… cette bête !… ce monstre !… » balbutia la dame de Grenelle.
— « Quel monstre ?… quelle bête ?…
— Ce doit être une chauve-souris. »
Gilberte fut saisie d’un fou rire. Mais un léger sursaut la secoua. Un vol soyeux effleurait sa joue. Autour d’une des bougies tournoya quelque chose d’obscur et d’effaré.
— « Ce n’est qu’un papillon », dit Claircœur.
— « Un papillon ? cette ignoble bête !… Vous êtes folle, ma chère ! » cria Louise.
Le vol palpitant montait maintenant vers le plafond blanc, s’y heurtait, aveugle, dans les reflets mouvants des lumières. Et le corps velu de l’insecte, ses ailes pelucheuses, laissaient à chaque coup, sur la nette surface, une tache de cendre vivante.
— « C’est un sphinx. Il est entré par la fenêtre. Il doit y avoir des ruches non loin d’ici », prononça tranquillement la romancière. « Viens, Lilie, n’aie pas peur », ajouta-t-elle en détachant la petite du corps convulsif de Louise. « Regarde, ce n’est qu’un gros papillon de nuit… Un mangeur de miel… L’ennemi des abeilles. Mais il ne peut te faire aucun mal. Nous allons le prendre. Tu le verras mieux. Un beau sphinx tête-de-mort.
A ces mots « tête-de-mort », Nathalie, dont Mme Andraux venait de détraquer les nerfs puérils, tomba presque dans des convulsions.
— « Je ne veux pas !… je ne veux pas voir une tête de mort. Emmène-moi, maman !… Emmène-moi ! »
Mais Louise ne la reprit pas contre elle. Honteuse d’avoir fait tant de bruit pour un papillon, elle jugeait bon de simuler l’évanouissement. Il fallut lui taper dans les mains et l’inonder d’eau de Cologne.
Elle revint à elle, pour suivre, d’un œil sournois, la chasse au sphinx.
— « Si vous ne le détruisez pas », soupira-t-elle, « je ne dormirai pas ici. J’aimerais mieux mourir. »
Et elle conclut :
— « Vous ne l’aurez jamais. Il faudrait un homme dans cette maison. Demain, je télégraphie à Théophile. C’est insensé de rester ainsi des femmes sans défense, dans une habitation solitaire. Tout peut arriver. Quelle leçon !… Ah ! oui, c’est une leçon !… » répéta-t-elle, après un glapissement, — car le sphinx, épuisé, venait de s’abattre près d’elle.
— « Sur mon oreiller !… quelle abomination !… » brama-t-elle encore.
Contre la blancheur du linge, les ailes de peluche fauve s’étalaient, immobiles, lasses d’avoir si follement emporté le corps lourd. Les gros yeux nocturnes du sphinx brillaient comme deux perles de jais sous les antennes frémissantes. Des ondes d’angoisse passaient sous sa fourrure rayée de jaune et de bistre. Quelle somme d’effroi, de découragement, de souffrance mystérieuse, représentait cette infime chose vivante, à peine grosse comme un petit doigt de femme, entre les grandes ailes abattues et résignées.
Bien prompte pour une personne défaillante, Mme Andraux saisit à terre une de ses bottines, quittées l’instant d’avant, et la leva en massue.
— « Vous ne ferez pas ça ! » s’écria Claircœur, « vous ne ferez pas ça !… »
Ses deux mains protégeant l’insecte reçurent le coup de semelle que Louise eut à peine le temps d’atténuer.
— « Ne vous excusez pas, je l’ai risqué », dit la romancière.
Et, prenant délicatement le papillon, elle le porta dehors, refermant sur lui la croisée.
— « Maintenant, ma pauvre Gil… il va falloir que vous me donniez une autre taie d’oreiller », proféra la dame de Grenelle.
Et son regard se fixa avec dégoût sur le duvet brun, si subtil, presque immatériel, imprégné de nuit et d’air sauvage, qui dessinait une forme ailée à l’endroit où l’épouse d’un sous-chef devait poser sa tête, graissée de brillantine et constellée de papillotes.
Un jour arriva pourtant, où, dégagée de ces ennuis domestiques, la romancière voulut réaliser son projet de travail sur la terrasse aux glycines. Elle y fit porter une table, et s’y rendit avec un paquet de papier vierge, dont la grosseur attestait son entrain et sa bonne volonté.
La matinée d’août resplendissait. Le lac, d’un vif saphir entre le cadre immédiat des arbres, paraissait noir, en face, dans l’ombre de la muraille rocheuse, et se vaporisait, au loin, parmi des mauves fluides, avec son écrin de montagnes. Là-bas, où les promontoires énormes l’étranglent, où il semblait finir, ses eaux ne se distinguaient de la rive que par un ourlet d’hyacinthe. Tout fondait, même les formidables massifs, dans une atmosphère de perle et d’azur.
Contre ce paysage, irréel à force d’immensité, les verdures désordonnées et charmantes du jardin prenaient une couleur, un relief excessifs. Chaque arceau de la frêle glycine enfermait une alpe bleue.
Dans le soleil, des parfums se volatilisaient. Claircœur, suivant le sentier indistinct, écrasait des romarins, des menthes, des lavandes. Sur ses pas, les plantes foulées se redressaient, s’insurgeaient, dans l’exaspération de leur âme odorante.
Qu’il ferait bon écrire, ce matin, sous la pergola fleurie, au-dessus des eaux fraîches et mystérieuses !
Deux marches moussues donnaient accès à la terrasse. Pétrifiée, Claircœur s’y arrêta, son papier à copie tragiquement serré sur son cœur.
Louise Andraux était là, vêtue d’un peignoir japonais, assise sur un fauteuil d’osier. Elle tenait un livre à la main, elle qui se défendait mal de détester la lecture.
— « Vous venez écrire ici, ma bonne Gil. Je ne vous dérangerai pas. Vous le voyez, je lis. »
Ne pas la déranger !… alors que la présence de tout être vivant, sauf Criquette, paralysait la femme de lettres.
— « Mais », ajouta Mme Andraux, examinant la chemisette et la jupe de toile portées par son hôtesse, « ne trouvez-vous pas, ma chère, qu’un brin de toilette, ici, n’est pas de trop ? Nous sommes tellement en vue, sur cette terrasse ! Vous n’imaginez pas… Les passagers du bateau de Lucerne, tout à l’heure, prenaient leurs jumelles pour me regarder. »
Claircœur considéra le peignoir japonais. Elle ne trouvait pas un mot. L’irrémédiable lui apparaissait. Louise n’abandonnerait plus la pergola. Elle y posait pour la galerie. La galerie, c’étaient les bateaux, et leurs touristes incessamment renouvelés. On la prenait pour l’heureuse propriétaire de la pittoresque demeure. La dame de Grenelle devenait la dame aux glycines. Peut-être, à distance, et malgré les jumelles, lui découvrait-on de la grâce, une fantaisie d’artiste dans les nuances agressives de son « kimono ». C’est donc pour cela qu’elle tenait un livre ! L’éternelle guipure au crochet, sa coutumière occupation, ne dessinerait pas dans l’espace un geste assez distingué. Louise soignait son attitude. La jouissance de produire un effet lui ferait oublier l’ennui de la contrainte et le vide des heures. Elle était sous cette pergola pour tout le mois d’août. Espérait-elle qu’au bout de ce temps, Bædeker la signalerait ?
— « Je ne venais pas pour… pour… travailler », bredouilla Claircœur. « Je ne peux pas écrire en plein air. Je voulais voir le coup d’œil du lac, à cette heure-ci. »
Elle s’avança jusqu’à la balustrade, — ferraille assez élégante, somptueusement rouillée. Et elle l’eut — le coup d’œil — qui fut surtout le coup au cœur. Que c’était beau ! Et quel bruit câlin faisaient les vaguelettes, contre les vieilles pierres de soutènement, gluantes de lichens roux, de mousses vertes !
Claircœur s’attardait. Une exclamation la secoua.
— « Voilà le bateau de dix heures. Il quitte Vitznau. Si vous ne voulez pas qu’on vous voie dans cette tenue… »
Pour ne pas humilier le peignoir japonais, la romancière abandonna la terrasse. Elle écrirait dans sa chambre. Mais voilà… Y écrirait-elle ?… Malgré sa facilité d’invention, son abondance narrative, elle finissait, dans l’atmosphère troublée de sa vie, par devenir plus soumise qu’autrefois aux influences extérieures, aux susceptibilités de ses nerfs, peut-être aussi aux secrètes et inégales palpitations de son cœur. Une inquiétude ignorée jadis, celle de ne pas trouver, de rester court — ou plutôt celle de ne point se satisfaire avec les mêmes imaginations, avec les mêmes formes — la perça comme d’une vive blessure, en ce matin splendide, où elle sentit pour la première fois le défi de la beauté, le majestueux défi d’une beauté intraduisible, dans l’odeur des lavandes et des menthes du jardin ensoleillé.
Devenait-elle plus difficile pour elle-même, par la révélation de sentiments que n’enfermeraient plus les catégories simplistes. Les grands mots, — les mots si grands qu’ils en sont vides, — commençait-elle à s’en défier ? Devait-elle s’en prendre à cette école de concision qu’est le théâtre ? Rien que d’entendre ses tirades dans le ton de dialogue où elles devaient être dites, les lui rendait intolérables. Ce que les ciseaux avaient marché, dans le travail de la pièce, avec Fagueyrat !… Mais, après cela, comment entreprendre un de ces feuilletons d’autrefois ? un de ces feuilletons de quarante mille lignes, dans lesquels, d’une heure à l’autre, elle intercalait vingt pages, à n’importe quel endroit, si les exigences du journal le réclamaient de sa verve toujours prête.
Pauvre vaillante ouvrière de lettres ! Allait-elle connaître, en dehors de la saine fatigue du métier, les tourments de l’art ? Tourments inutiles et inavouables, comme ceux de l’amour, quand la jeunesse de l’esprit et la jeunesse de la chair ont passé, sans faire éclore les divines fleurs.
Oppressée de tristesse, et sans analyser son désarroi, Claircœur regagnait sa chambre. Elle aperçut, entre des broussailles, le dos blanc de Criquette. Elle appela la petite chienne. Mais Criquette fit la sourde oreille. Criquette, en Suisse, n’était plus, pour sa maîtresse, la compagne patiente des longues séances d’écriture. Encore un menu déboire — ne plus voir près de soi, en levant les yeux de dessus la « copie », ce gentil museau tendre, ce regard brillant et mouillé — pas humain, non, mieux qu’humain, parce que brûlant de tout dire, sans l’aide d’aucune parole, — sans le désaccord d’aucune parole, sans la dérobade des prunelles tandis que la parole ment.
Ici, Criquette ne se résignait plus à rester dans la chambre. Le jardin sauvage, qui sentait la lavande, mais qui, pour elle, sentait aussi la taupe, le loir, le mulot, toute une faune rusée, avait réveillé ses instincts d’animal chasseur. On la voyait s’élancer tout à coup, avec des abois furieux, se précipiter sur un sillon de terre molle, que, sans doute, venait de soulever quelque fuite silencieuse. Elle fouillait du nez, des pattes, avec une incroyable vélocité. Sa truffe noire s’enfonçait dans la cavité, exhalait des souffles, reniflait des vapeurs animales, dont s’enivrait sa petite âme furibonde. Quand on parvenait à l’arracher de là, la charmante bête de salon montrait une face terreuse et hagarde, aux écorchures saignantes, un œil poché, des babines féroces. Claircœur la croyait aveuglée, la lavait avec une solution d’acide borique, s’indignait contre Gilberte et Lilie, à qui la figure comique de Criquette, son clin d’œil involontaire, arrachaient des rires convulsifs.
Mais c’était à la brune surtout que la passionnée créature s’affolait. Elle flairait et voyait des choses indiscernables pour les habitants des « Glycines ». Les touffes d’herbes remuées par le vent, les taillis obscurs où les branches craquent, où les feuilles sèches se froissent, devenaient pour Criquette autant de repaires où elle tentait des exploits effrénés.
Un soir, elle traîna jusqu’au seuil de la salle à manger un jeune hérisson, dont les piquants, quoique sans force encore et sans expérience, lui mirent le museau en sang. Avec une pelle, on lui enleva cette boule inerte, que Lilie ne pouvait croire un animal vivant. Pour que l’enfant vît le lendemain, au grand jour, la petite physionomie porcine, on enferma le hérisson dans une resserre du jardin, où se trouvaient divers ustensiles, et, entre autres, un pot de couleur verte, avec lequel Gilberte prétendait repeindre les volets de la façade basse. Criquette aurait aboyé devant cette resserre toute la nuit, si on ne l’eût enlevée de force. Mais, le lendemain, on trouva le hérisson noyé dans le pot de couleur. Bien qu’on essayât de cacher le drame à Lilie, elle finit par connaître cette fin lamentable. Elle en pleura longtemps, certaine que le hérisson, ne pouvant supporter l’horreur de cette captivité, dans un endroit qu’elle jugeait terrifiant la nuit, s’était suicidé. Comme il avait dû souffrir pour en arriver là !
Cette tendre petite Nathalie devint, pendant ces vacances agitées, le meilleur repos, le véritable rafraîchissement de Claircœur. Gilberte, par son air lointain, sa mélancolie, la pâleur de son joli visage las, ses réflexions désenchantées ou amères, ajoutait plutôt un sujet d’inquiétude aux préoccupations de sa marraine. Leur intimité s’en ressentait, perdait l’abandon, la confiance. Une timidité paralysait la mère adoptive devant l’énigme de cette jeune sensibilité qui se dérobait dans plus de silence à mesure que la vie la révélait davantage à elle-même. Claircœur s’étonnait, souffrait de se heurter à l’incompréhensible, dans cette âme où elle avait toujours vu clair, et qu’elle s’imaginait avoir formée. Comme si les ressorts compliqués d’une individualité humaine pouvaient s’ajuster, s’assouplir et fonctionner suivant le système d’une autre individualité humaine ! La romancière ingénue découvrait ce que son imagination, pourtant fertile, ne lui aurait jamais représenté : l’abîme qui sépare une génération de celle qui la suit immédiatement, — abîme que la méfiance ironique de la dernière rend infranchissable.
Mais une enfant était là. Nathalie se faisait la protectrice de tante Gil. Elle veillait sur la tranquillité de son travail, allait recommander qu’on ne frappât pas les portes, qu’on ne parlât pas trop haut à l’office. On l’entendit faire des discours à Criquette pour la persuader de ne pas éclater en abois soudains et stridents. Un matin, la femme de chambre, malade, n’ayant pu vaquer à son service, Nathalie essaya de faire le lit de sa mère et le sien. Elle se tira bien du plus petit. Mais, voulant retourner le grand matelas, ses bras de moucheronne faiblirent… Elle glissa par-dessous. Le bruit qu’elle fit en tapant des pieds, attira Claircœur, qui s’effara, voyant deux mollets en chaussettes gesticuler hors d’un amas sans forme, au-dessus du sommier.
— « Ah ! que tu es mignonne ! » s’écria la romancière en délivrant la petite, qui n’était qu’un éclat de rire sous des boucles blondes emmêlées. « Je voudrais t’avoir aussi pour filleule, si ta maman voulait te donner à moi.
— Elle me donnera bien à toi, tante Gil, mais quand je serai grande. Alors c’est toi qui ne voudras plus. Vois-tu… Faudrait rester toujours petite, pour que les mamans et les marraines vous aiment tout plein.
— C’est vous, méchantes gosses, qui ne nous aimez plus quand vous avez poussé », rétorqua tante Gil, la serrant contre elle avec un soupir.
Mais le silence malicieux de l’enfant conclut mieux que toute parole au malentendu deviné par l’attitude de sa sœur, et qu’elle subirait à son tour, en y apportant sa part d’obscurité.
Cependant, qu’étaient ces escarmouches de la vie auprès des assauts dont allaient frémir les paisibles Glycines ?
Un bruit vint jusqu’à elles, jusqu’à cette voûte de feuillage et de fleurs, suspendue sur une eau sans orages, la plus gracieuse des retraites, la moins faite pour répercuter ce qu’on appelle, en argot parisien, « des potins de coulisses ».
Cela fut apporté par un journal local, ou par la cuisinière suisse, ou par quelque fournisseur. Une actrice française, — qualifiée de « grande artiste » par les hôteliers de cet Oberland, que déshonorerait la réclame, si l’on pouvait déshonorer les neiges éternelles, — une actrice du nom de Blandine Jasmin, dont les toilettes avaient ému la Jungfrau, troublé le Cervin, humilié l’écharpe d’argent et d’arc-en-ciel du Lauterbach, épousait un marquis authentique, le marquis de Sépol. On ne parlait que de cela dans les Alpes, — dans celles qui sont du monde. Aucune montagne un peu lancée n’en ignorait. Du haut en bas du Rigi, chaque petite locomotive camuse, cramponnée à la crémaillère, en crachait et en haletait la nouvelle.
Claircœur, avec une force tout à fait inutile, déclara qu’elle n’y croyait pas. Mme Andraux observa que c’était possible, « les hommes étant si bêtes » ! Pas un, suivant elle, ne discernait une honnête femme d’une farceuse.
La romancière lui ayant suggéré, pour Théophile, une exception polie, s’attira un « pfutt !… » de désinvolture bizarre, souligné par un haussement d’épaules.
Gilberte, qui assistait à l’entretien, se leva sans mot dire et disparut, laissant son assiette à demi pleine, — car on était au milieu du déjeuner.
Lilie, navrée, la suivit des yeux. Encore un de ces incidents incompréhensibles où elle trouvait la manifestation de ce fait que, « quand on est grande, on ne s’entend plus avec les parents ».
— « Elle a peut-être cru que vous faisiez allusion à ma sœur », murmura tante Gil, en un reproche plus douloureux que sévère.
— « Votre sœur ?… Mon Dieu, ma pauvre amie, elle en a tout de même le sang dans les veines. Et votre sœur a manqué, tout au moins, de prudence…
— Je vous en prie !…
— Si Gilberte a filé d’une façon si peu convenable, c’est qu’on parlait de la bonne amie de votre grand homme, de votre monsieur Fagueyrat. Vous n’avez pas déjà remarqué son manège, la tête qu’elle fait quand il est question de lui et de cette demoiselle ?… Non ?… Eh bien, ouvrez les yeux. Elle devient parfaitement ridicule, cette petite. Je ne sais pas ce qu’en penserait son père. Si toutefois un homme pouvait avoir la moindre clairvoyance !… Mais, après tout, Gilberte n’est pas ma fille… ni même ma filleule. Je m’en moque ! »
Claircœur subissait encore le malaise produit par cette insinuation, quand on lui remit une dépêche, dont elle pressentit l’émoi avant même de l’ouvrir. L’employé du télégraphe attendait, pour emporter la réponse.
Fagueyrat, parti de Paris pour la voir, et arrêté à Lucerne par une angine, la priait de venir causer avec lui. Une urgence extrême.
L’auteur des Malheurs d’une arpète se sentit rougir violemment. Par bonheur, Louise n’était plus là. Il n’y avait que la Suissesse, attendant si « Matame foulait ritourner oune papir ».
Un empressement, qu’elle croyait seulement relatif à son anxiété pour sa pièce, aurait précipité Claircœur vers la proche station de bateaux. (Le temps d’aller à Lucerne et d’en revenir avant le dîner ?… Oui… Sans doute, si les correspondances étaient favorables.) Mais que penserait Louise ? Que ne faudrait-il pas entendre, d’ironies mal enveloppées, sur tant de précipitation, — surtout si quelque retard compliquait l’expédition. Gilberte, bouche de silence, visage qui ne se laissait plus lire, apparut aussi devant le cœur tremblant. Jusqu’à Lilie, qui s’interposa. Car, être boudée, raillée, blâmée, en présence de la petite, c’était perdre un peu de la puérile adoration. Captive de sa tendresse pour celles à qui elle dispensait la douceur de vivre, Claircœur, toutefois, ne maudit pas sa dépendance. L’inactivité de ses facultés aimantes lui paraissait plus redoutable que toutes les contraintes.
A Fagueyrat, elle promit sa visite pour le matin suivant.
Et, malgré toutes ses précautions, toute sa piteuse habileté, lorsqu’elle monta, le lendemain, à huit heures quarante, sur le pont du petit vapeur, à la station de Vitznau, elle éprouvait une contraction nerveuse, une gêne confuse, causées par les derniers regards qui l’avaient suivie, sentiment de malaise tel que n’en ont pas souvent au même degré beaucoup d’épouses infidèles courant au coupable rendez-vous.
Comme Vitznau est situé en arrière des « Glycines », relativement à Lucerne, elle devait passer devant sa délicieuse terrasse, — la terrasse interdite. De loin, elle chercha des yeux le peignoir japonais. Elle lui enverrait un signe amical de la main, un déploiement cordial de mouchoir, — drapeau blanc, symbole pacifique. Hélas ! nulle cacophonie de couleurs pseudo-orientales n’éclatait sous l’harmonieux portique. Chose inouïe : la dédaigneuse absence de Louise fut, pour une fois, déplorée par une passagère. La dame de Grenelle manqua parmi les grappes lilas balancées sur le lac sauvage. Criquette seule, jaillie entre les rinceaux de la balustrade, avec une fureur qui faillit la précipiter, sous les yeux horrifiés de sa maîtresse, lança vers le bateau des abois injurieux. Claircœur, confondue avec les voyageurs égayés, eut beau l’appeler par son nom, la petite chienne, dont les yeux valaient beaucoup moins que l’odorat, ne discerna pas sa « mémère ». Un vent contraire emportait la voix de celle-ci. Et il fallut que l’impressionnable femme, sans rien voir du sublime décor déroulé, s’éloignât, emportant, parmi son bagage de menues mortifications, — bouquet d’orties à sa ceinture, que ses mains frôlaient malgré qu’elle en eût, — l’image d’une Criquette exaspérée, renégate et blasphématoire.
— « Mon cher auteur !… Dieu, que vous êtes bonne ! Et combien je vous demande pardon ! »
C’était le grand salon — glaces qu’on ne distinguait pas des baies ouvertes, « pâtisseries » blanches, sièges cramoisis, fauteuils tournants, divans immenses, bergères à oreilles, autour des tables protégées par des lames de cristal et surchargées d’illustrés — du plus neuf des « palaces » de Lucerne. M. le directeur des Fantaisies-Louvois ne voyageait point comme un placier en bonneterie. Il eût porté tort à ses auteurs en faisant médiocre mine. Dans leur intérêt, il ne regardait pas aux « frais généraux ». C’était à eux de lui tenir compte d’une si large bonne volonté.
D’un élan sincère, il serra les mains féminines, si loyales, et goûta un rafraîchissement de cœur à regarder le clair visage aux yeux directs. Encore hier, il en avait tant croisé, entre le faubourg Montmartre et la Madeleine, de ces regards obséquieux ou ironiques, insistants ou trop vite glissés ailleurs, guettant sa faiblesse — (ne pourrait-on pas le rouler ?) — s’aiguisant à discerner ses soucis, son échec futur — (qu’avait-il à faire, celui-là, de lâcher les camarades, de se croire l’étoffe d’un directeur ?)
— « Ça me fait du bien de vous voir, allez, ma bonne amie ! »
Elle écoutait cela comme une musique. Quoi ! c’était possible ? Elle pourrait être nécessaire à ce brillant garçon, qui, naguère, de loin, lui semblait évoluer dans des régions de plaisirs perpétuels, dans ces jardins orgueilleux, fleuris, où s’ébattent les beaux jeunes hommes, et qu’imaginent confusément les pauvres simples femmes terre à terre, sans hardiesse ni séduction, celles qu’ils ignorent, celles qui ne comptent pas pour eux.
— « Vous avez quelque chose de changé, monsieur Fagueyrat.
— Oh ! vous n’allez pas me donner du « monsieur », fit-il en riant.
Et il ajouta :
— « Changé ?… en mieux ?… en plus mal ?… Voyons si une femme peut être franche.
— Je le suis », affirma-t-elle. « Oh ! sans aucun mérite. Qui se soucie de ce que pense un modeste bas bleu ?… Une vieille fille, tenez. Mettons une vieille fille. Car, pour ce que fut mon mariage… »
Elle s’arrêta, rougit. Quel besoin de révéler la pénurie amoureuse de son existence ? Louise Andraux eût-elle assez cruellement ricané ! Et avec raison.
— « Dites, madame de Claircœur, deviendriez-vous coquette ? C’est de la coquetterie de vous qualifier « vieille fille ». Vous savez… Avec ces yeux-là… »
Les grands yeux noisette — trop grands, mais ombrés maintenant de paupières qui s’avisaient de palpiter, de s’alourdir — contenaient un infini de douceur. Fagueyrat, amusé, — peut-être vaguement ému, — continua :
— « Et cette toilette !… Comme c’est flou, joli, ce linon brodé !
— Du travail suisse », expliqua-t-elle.
Il revint sur ce qu’il avait de changé, pour obtenir un compliment. Et il l’eut. Sa moustache, qu’il laissait pousser, lui allait bien. « J’en aurais mis une, en tout cas », dit-il, « dans votre pièce ». Cela seyait mieux à un directeur, lui ôtait l’air « menton bleu ». Soit à cause de cette moustache, soit qu’il eût maigri, son visage s’allongeait, plus nerveux, plus expressif. Et le regard, comme toujours lorsqu’on cesse d’être glabre, gagnait en profondeur.
— « Quel conquérant vous allez être ! » soupira-t-elle.
— « Moi, un conquérant !… »
Il leva les sourcils, rapprocha son fauteuil, prit une expression attristée, qui lui donnait l’air intelligent.
— « Ne raillez pas. Vous savez bien pourquoi j’ai voulu vous voir tout de suite ?
— Du tout. »
Elle frémissait, s’étonnait de la transition. Une de ces folies qui surprennent les âmes les plus sages fulgura, l’éblouit. Le visage de Fagueyrat se tendait, pâle, bouleversé comme d’une attente, si près du sien.
— « Blandine se marie, mon amie. Blandine épouse le marquis de Sépol. »
Claircœur le regarda, muette d’abord. Puis, des mots bien féminins, des mots qui étaient bien de ce cœur féminin, surtout, glissèrent, très bas, hors de ses lèvres :
— « Vous en souffrez, mon pauvre ami ! »
Suavité de la voix, délicatesse de la pitié. Le comédien n’avait pas préparé d’attitude là contre. Il eut deux larmes, deux larmes spontanées, au bord des cils.
— « Oh ! » murmura-t-il, l’accent rauque, détournant la tête, « ça passera vite ».
Ça ne passa pas à la minute, toutefois. Car Fagueyrat demeura un instant sans pouvoir parler. Il chercha la main de Claircœur, et la serra à lui faire mal. Tous deux se trouvaient isolés, en ce salon d’hôtel, derrière un paravent, dans l’embrasure d’une fenêtre. D’ailleurs, les voyageurs qui traversèrent l’immense pièce ne s’y arrêtèrent pas.
— « Suis-je stupide, hein ? » dit enfin le jeune homme. « Mais vous êtes si bonne ! Je vous sens tellement mon amie ! Devant personne autre, je ne me serais laissé aller ainsi… devant personne. Vous comprenez maintenant pourquoi je voulais vous voir toute seule, d’abord… Et pas chez vous. L’angine… un prétexte. Me voyez-vous pleurnichant comme un imbécile en présence de cette espiègle, votre nièce, mademoiselle Gilberte !… Elle qui m’avait blagué à propos de Blandine… Se serait-elle assez offert ma tête !…
— A son âge, on ne comprend pas… on ne sent pas », fit Claircœur. « Une enfant. »
Fagueyrat ouvrit des yeux comme s’il venait de loin. Puis il sourit.
— « Hé !… une enfant qui pourrait être une femme. Elle a… quoi ? vingt à vingt-deux ans ?
— Bientôt vingt et un.
— Majeure. Et… elle va bien, mademoiselle Gilberte ? Charmante, vous savez, malgré son humeur taquine.
— Elle ne taquine plus. Elle se renferme. J’ai un peu de chagrin à son sujet. »
La phrase tomba. Fagueyrat, malgré son attendrissement passager, ne songeait guère à accueillir les peines d’autrui. Les siennes mêmes, trop lourdes pour son endurance, n’obtenaient de lui que des sursauts de sensibilité. Il ne consentait pas à maintenir courbée sous leur fardeau son âme légère. Par égard pour la sentimentalité de Claircœur, qui le rendait intéressant à ses propres yeux, il garda un air endolori, pénétré. Mais, déjà, l’âpreté de la vanité blessée, la résolution de la revanche, stridaient en notes aigres parmi le roucoulement de l’élégie, lorsqu’il s’écria :
— « Enfin !… Ce qu’il faut, c’est trouver, pour le rôle de votre arpète, une perle, une révélation. Blandine saura qu’on la remplace sans difficulté, avec avantage. Qu’elle crève de jalousie !… c’est tout ce que je désire.
— Comment ! » s’exclama Claircœur. Ce n’est pas elle qui jouera « Lulu-tire-l’aiguille » !…
— Sûr que non. Elle quitte le théâtre. Sépol ne veut pas la voir sur les planches. Et, comme il est immensément riche… »
La romancière se taisait, craignant de trahir trop de joie. Mais, presque aussitôt, l’exubérance de ses sentiments trouva son cours. Car Fagueyrat murmura :
— « Ce Sépol… sur qui je comptais. Me voilà, naturellement, brouillé avec lui. Et encore… brouillé est peu dire… Si tant est que je me retienne de lui administrer la correction qu’il mérite. Quant à sa collaboration pécuniaire, bonsoir ! Je lui jetterai par la figure les fonds qu’il a mis dans le théâtre. Mais il faut les trouver tout de suite. Au début d’une direction, qui n’a encore produit que des frais et pas de bénéfices, c’est dur.
— Oh ! quant à cela », cria Claircœur, « n’ayez aucune inquiétude, mon ami. N’avons-nous pas partie liée ? Quoi !… Mais je suis une égoïste en vous disant que la fortune du Louvois est la mienne. Je ne demande qu’à m’attacher plus entièrement à son sort… qui sera superbe, vous verrez… J’en suis certaine ! Et puis… C’est le vôtre… votre sort ! C’est vous, maintenant, ce théâtre, vous tout seul… avec… avec mon œuvre. »
Quelque chose émanait d’elle, de sa voix, de son regard embelli, qui en disait plus que les mots.
Fagueyrat comprit. De rapides émotions l’agitèrent. Une gêne d’abord, puis une gratitude attendrie, une sorte de respect jamais éprouvé dans d’analogues circonstances. Sa fatuité ne piaffait pas. Nulle velléité moqueuse n’amenait à sa lèvre le frémissement d’un sourire. Une sorte de ferveur douce lui gonfla le cœur. Il s’admira dans le sentiment rare et nouveau. Allait-il se retrouver en figure chevaleresque, lui qui, depuis quelque temps, évitait de se contempler sous une physionomie tout autre, — une physionomie, concédait-il, transitoire et nécessaire. Entre cette généreuse amie et lui-même, il pouvait, tout à coup, et comme miraculeusement, devenir, des deux, le plus munificent donateur. Que cela s’accordât avec son intérêt, il n’y pensa, durant cette minute, qu’inconsciemment. Les voix hautes, en lui, eurent les accents de sa fierté, d’un bénévole enthousiasme, des beaux rôles poétiques répercutés en son âme, d’une sympathie, exaltée jusqu’à se méprendre. Il se dit : « Après tout ?… Pourquoi pas ?… »
— « Vous êtes adorable », fit-il, prenant une main de Claircœur, et s’inclinant sur cette main, pour la baiser.
— « Une femme n’est adorable que lorsqu’elle est jeune », soupira celle qui ne connut ni aucune adoration, ni la jeunesse.
Elle tremblait. Ses yeux se remplirent de larmes.
A cette minute, elle lui apparut plus touchante, d’un refuge plus sûr, plus doux, que toutes les beautés désirables, artificielles ou artificieuses, dont la conquête l’eût enivré.
— « Que parlez-vous d’âge ? » dit-il. Et sa voix musicale, son geste, son regard, avaient la grâce même de sa réponse. « Voyons… Mais c’est le bonheur qui fait la jeunesse des femmes. Vous n’avez jamais été heureuse. Voulez-vous essayer ?… »
Qu’allait-il dire encore ?… Le doigt levé aux lèvres de Claircœur, un « chut ! » tendre, mais qu’il crut décisif, l’arrêtèrent. Comment ce fougueux garçon, peu habitué aux résistances, et qui se flattait de créer un miracle d’extase, pouvait-il comprendre l’héroïque maladresse d’une telle femme ?
Bouleversée d’un émoi trop foudroyant, craignant d’avoir provoqué les paroles délicieuses et inattendues, plus effarée qu’une jeune fille à son premier flirt, elle se troublait follement de s’être laissé deviner. L’endroit aussi l’oppressait, la paralysait, l’endroit profane, ce salon d’hôtel où tout le monde pouvait venir.
— « Taisez-vous, cher… cher ami », murmura-t-elle en une défensive de raison et de pudeur tellement involontaire que le regret de son cœur, tout bas, la démentait. « N’ajoutez rien. Réfléchissez. Il y a des paroles divines, qui ne gagnent pas à être prononcées trop vite. Si vous devez me les dire, je ne veux pas les devoir à… au chagrin que vous m’avez confié… à… à… notre commune émotion. »
Les derniers mots se perdirent en une sorte de balbutiement. Elle ne pouvait se résoudre à les formuler. Son répertoire de romancière, qui les lui fournissait, ne correspondait pas à la réalité éblouissante, douloureuse, mêlée de folie, de sagesse et de terreur, qui était en elle.
Sur ses lèvres traînaient, se figeaient, les pauvres syllabes, pourtant sincères, mais moins sincères que le cri contenu de son amour. Elle croyait devoir les dire et les dit mal, parce qu’elles étouffaient les belles clameurs qui eussent jailli si magnifiquement. Fallait-il qu’elle doutât de son visage pour cacher si bien son cœur !
Et le jeune homme, déconcerté, ne retrouvait plus sur ce visage, pendant qu’elle raisonnait, la grâce que le cœur y avait mise alors que la raison gardait le silence.