Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) : $b roman
IX
Louise Andraux à Théophile Andraux
« Les Glycines, 14 août.
« Mon cher Théo,
« Tu n’as pu avancer tes vacances, soit ! Ni ma sécurité et celle de Lilie, ni la santé de Bernard — car tu nous amèneras ce pauvre enfant, j’espère, tu ne continueras pas à te méfier de ses bonnes intentions — ne t’ont décidé. Mais je crois qu’après avoir lu cette lettre tu feras vivement ta valise. Nous allons te voir accourir.
« Du moins, je n’aurai pas la sotte illusion que c’est pour moi. Les frayeurs que j’éprouve dans cette grande baraque de maison, où tout craque, dont les serrures n’existent plus — (autant dire que nous couchons en plein bois. Et les forêts de sapins sont d’un noir lugubre !) — l’ennui, dont je suis malade… cela t’est bien indifférent !
« L’ennui… Parlons-en. C’est gai de vivre avec une femme de lettres ! Madame s’enferme… Madame écrit… On ne doit la déranger sous aucun prétexte. Pas un voisinage, pas une connaissance. Personne à qui parler. Les seuls êtres humains que je vois sont sur des bateaux, à cent mètres de distance. Avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas reconnaître que c’est une société. Pourtant c’est la plus animée que je possède. Oui, mon cher ! Regarder passer le bateau de Lucerne… aller… retour… Voilà les folles distractions de ta Loulou, qui aime tant le monde !
« Je ne pense pas que tu comptes Lilie, ou l’odieuse petite chienne, avec ses aboiements brusques à vous déchirer le tympan. Alors ?… La femme de chambre ? — une mijaurée qui vous sert comme avec des pincettes. Ou cette Suissesse abrutie, à qui j’avais demandé des « tourne-dos sur canapé », et qui est allée retourner la housse au dossier du canapé, dans le salon !!…
« Gilberte, me diras-tu ?
« Patience !… J’y arrive, à Gilberte, et plus tôt que cela ne te fera plaisir.
« Mais, avant de te parler d’elle, je veux répondre à la question : « Et la Nature ? »
« Ah çà ! qu’est-ce que tu penses donc que c’est, la Nature — avec un grand N ? Quand on l’a vue une fois, — eh bien, on l’a vue. C’est tout. Elle ne te racontera pas des bonnes histoires, elle ne te fera pas ta partie de manille, la Nature, elle ne te fournira pas des calembours, pour aller faire l’homme d’esprit à ton bureau. Le premier jour, on dit : « Tiens ! je me figurais que c’était plus haut, des montagnes. Enfin, c’est gentil, quoi ! Et le lac… celui des Buttes-Chaumont, en plus grand. Mon Dieu… ça va encore. » Ensuite, quand les jours passent, il y a quelque chose qui vous horripile dans ce décor toujours pareil. C’est comme les pièces de théâtre où tous les actes se passent au même endroit. Chaque fois que le rideau se relève, pan !… le même salon, ou la même place de village, ou la même terrasse au bord de la mer. Tu peux le supporter ? Moi, ça m’énerve. Au fond, tout le monde pense comme ta Loulou, — qui n’est pas plus bête qu’une autre. Ceux qui se pâment, qui prétendent que ça change avec l’éclairage, — comme Gilberte qui fait les yeux blancs, à propos du matin, du soir, du soleil ou de la lune, — ils n’en voient pas pour cinq centimes de plus que nous. C’est du chiqué.
« Mais il n’y a pas que pour « les lointains couleur de perle » (c’est un de ses mots) et les « amours de petits nuages roses », que mademoiselle Gilberte roule des yeux blancs. Et voilà, mon pauvre Théo, ce qui va te décider à t’amener. Tu as un faible pour ta fille aînée. Après l’avoir ignorée quand c’était un petit chiffon de fillette, une morveuse qui ne te faisait pas honneur, tu t’es entiché d’elle parce qu’elle a poussé comme elles poussent toutes, et que tu n’en reviens pas de l’avoir si bien faite. (Du moins quant à ta part. On ignore si la mauvaise graine n’étouffera point la bonne.)
« Mon Bernard et ma Lilie, au moins, c’est des enfants d’honnêtes gens, de l’or en barre. Mais, pour le moment, tu n’as de cœur que pour cette grande demoiselle, que tu trouves incomparable parce que sa coquetterie lui fait une frimousse drôlette, — pas bon genre, d’ailleurs. Ah ! que tu es bien un homme, mon pauvre Théo !
« Seulement, tout ça me fait de la peine. A cause du chagrin que la mâtine va te causer. Sais-tu ce qu’elle s’est mis en tête ?… Ou, du moins, ce qu’on lui a mis en tête ?… De monter sur les planches. Oui, tu m’entends bien, de se faire cabotine !… Ils ont découvert — le Fagueyrat et cette maboule de Claircœur — que Gilberte joue à miracle le rôle qu’ils lui ont seriné, en la faisant répéter avec eux. Et quel rôle !… Celui d’une « arpète ». Une petite-main de couturière, quoi ! Une midinette en herbe. De l’argot d’atelier. Et on appelle ça de la littérature !
« Et s’il n’y avait que la folie du théâtre, qu’ils lui ont donnée, à cette pauvre petite. Mais je crains autre chose. Et c’est pour cela que je te crie : « Accours ! »
« Mon Dieu ! je ne veux pas non plus te mettre la mort dans l’âme. Admettons qu’il est encore temps, que rien d’irréparable n’est arrivé. Voici la dernière algarade. Cela date d’hier. Tu jugeras.
« Nous faisions une promenade, — ta fille, sa marraine, l’inévitable Fagueyrat, Lilie et moi.
« Mais il faut que je remonte en arrière. Je ne t’ai pas dit que le directeur (?…) des Fantaisies-Louvois se trouve dans le pays. Il est d’abord descendu à Lucerne, où « son auteur » — comme il dit — a couru lui rendre visite. Comme si c’était à une femme à se déranger ! — soit dit sans méchant calembour. Le dérangement a, d’ailleurs, duré une bonne journée. On a déjeuné ensemble. On avait tant à se dire ! Le brillant jeune premier était mélancolique. Moins irrésistible dans la vie que sur la scène, il venait d’être planté là par sa bonne amie, — Blandine Chèvrefeuille, ou je ne sais quelle plante grimpante. Un malheur n’arrive jamais seul. La plante grimpante devait jouer l’arpète. Elle plaquait le rôle en même temps que l’acteur-directeur-amant de cœur. Complications.
« Fagueyrat voulait une étoile pour remplacer sa belle-de-nuit. Il écrivit à tout le firmament théâtral, et vint s’installer en haut du Rigi, — probablement pour avoir plus vite la réponse des astres. Le Rigi, c’est à côté. On y monte en funiculaire. On en descend encore plus vite. Tous les jours, le beau ténébreux vient ici. Il répète des scènes, avec Claircœur, à qui il conseille sans cesse : « Coupez donc, coupez donc ! » et avec Gilberte, pour les répliques. (On a beau couper, il en reste toujours, de cette satanée pièce.) Or, comme les étoiles sont devenues filantes, (c’est la mi-août qui veut ça), refusant le rôle avec un ensemble touchant, sous prétexte d’engagements antérieurs, qu’est-ce que notre trio décide ?… Que mademoiselle Gilberte Andraux représenterait à miracle cette figure de polissonne. Il paraît que c’est ça, à en crier, flatteur pour la famille. Vois-tu ce nom sur des affiches, le long des palissades, contre lesquelles un fallacieux avis défend de déposer des ordures !… Ce nom, qui est le mien, Théophile, celui de Bernard, celui de Nathalie. Tu n’es plus le seul à en disposer, monsieur Andraux.
« Revenons à la promenade d’hier. Nous montons dans ce petit chemin de fer, où il faut fermer les yeux tout le temps, si l’on ne veut pas s’évanouir en se voyant suspendu sur les précipices. Nous descendons vers le milieu de la montagne. De la station, nous devions aller à pied à un chalet où l’on donne à goûter — leur fameux café au lait suisse — pas mauvais, à vrai dire, mais rendu écœurant par les coupes de miel liquide, ce miel qu’on prend avec une spatule de bois et qui file partout… C’est gluant !… Il paraît que ça sent la ruche, les fleurs des Alpes… Lilie mettait ça sur son beurre, sur ses petites pattes sales, sur la table, sur moi, sur le nez de Criquette… Beuh !… ce miel… n’en parlons plus !
« Pour aller au chalet, d’où la vue (je n’en peux rien dire, et pour cause !) est magnifique, on suit un sentier étroit, qui traverse des pâturages. — Encore un agrément, les sonnailles des vaches, poésie ! — Ah ! les sales bêtes, ce qu’elles me donnent la frousse !… Elles vous accourent dessus, comme si on était des leurs. Bonjour, ma chérie. Et allez donc ! Gilberte les trouve « mignonnes » !…
« Mais voilà que ce sentier, à un moment, surplombe une pente très raide, caillouteuse, au-dessous de laquelle on ne sait pas ce qu’il y a, — le vide, sans doute, l’abîme. Figure-toi qu’à l’endroit le plus dangereux, le sentier manquait. Un éboulement, les pluies… Bref, il fallait marcher à même cette pente. Le cabotin et ta fille, loin en avant, — parbleu ! — arrivent là… et traversent, sans s’inquiéter de nous, en arrière.
« Moi, devant ce passage périlleux, je déclare à Gilles : « Sautez, si vous voulez, avec Criquette. J’interdis à Lilie de vous suivre. Et, bien entendu, je reste avec mon enfant. » Chose épatante ! Claircœur — qui fait la jeune fille maintenant, oh ! combien ! et que rien n’arrête — a trouvé que j’avais raison. Au fond, je crois qu’elle avait peur pour Criquette. Nous avons appelé les deux autres, crié à nous rompre les cordes vocales… Tu crois qu’ils nous ont entendues, ou bien que, ne nous voyant plus, au bout d’un moment, ils sont revenus sur leurs pas. Tu les connais bien !
« Deux heures après, oui, ils nous ont rejointes à la station du funiculaire, où nous nous morfondions, mortes de fatigue, d’énervement, de faim. Ils avaient été jusqu’au bout, eux. Ils avaient atteint le chalet. Ils avaient copieusement goûté. Ils avaient admiré le paysage. Ils avaient…
« Je m’arrête, n’étant pas mauvaise langue de ma nature. Mais si tu trouves que Gilberte peut s’égarer sur les montagnes avec un cabotin, si tu l’approuves de monter sur les planches, dis un mot, et ma bouche sera close sur ce sujet. Seulement, je ne connaîtrai plus ta fille. J’emmènerai la mienne pour lui éviter un pareil exemple. Ma Lilie, ma pauvre innocente, que j’ai trouvée, un soir, en chemise de nuit, sur mon lit, jouant un drame avec mon traversin, qu’elle avait mis debout, et dont elle s’écartait en déclamant : « Misérable, je ne céderai point à votre amour ! »
« L’instinct de la vertu, pourtant !…
« Je veux espérer qu’il n’y a rien eu de plus grave entre Gilberte et Fagueyrat qu’entre Lilie et le traversin. Mais tout porte à croire l’acteur plus persuasif qu’un tel article de literie — suisse d’ailleurs — et dur !… tu ne t’en fais pas idée !
« Sur ce, mon cher Théo, je termine cette longue lettre. J’ai dégagé ma responsabilité. Je t’ai mis au courant de tout. J’ai fait mon devoir.
« C’est dans la satisfaction de ce sentiment que je t’embrasse, mon Théophile, en regrettant que ce baiser se perde dans l’espace. Car, pour chaste qu’il soit, il n’en émane pas moins des lèvres d’une épouse éloignée de toi depuis trois semaines. Songes-y, mon mignon… mon roi trop aimé !
« Ta Loulou. »
« P.-S. — Si tu veux être gentil, tu ne t’arrêteras plus, à l’entresol de notre maison, quand la porte de la modiste est ouverte. Je t’assure qu’on cause sur elle, dans le quartier des Invalides. Et son ouvrière, cette bête à bon diable ! — c’est pas du monde pour un sous-chef. Tu t’amuses à leur dire une blague en passant, et ça ne va pas plus loin. J’en suis sûre. Je ne ferai pas l’honneur à ces personnes d’être jalouse d’elles. Mais c’est à cause de la concierge. »