Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) : $b roman
GILLES DE CLAIRCŒUR
I
— « Voilà Gilles de Claircœur. Le patron l’attend. »
La voix assourdie, mais autoritaire, indiquait un chef.
Celui qui venait de parler portait, en effet, un double galon d’argent sur la manche de sa vareuse gris-bleu, à boutons de métal. Brigadier des nombreux garçons de bureau du Petit Quotidien, il goûtait l’orgueil de son grade et de son importance. Assis à sa table-bureau, dans le grand hall du premier étage, il toisait de loin les gens qui gravissaient, à droite ou à gauche, le monumental escalier à double révolution. Entre le milieu de la courbe, où les visiteurs commençaient d’apparaître, et la plus haute marche, leur personne était jugée, jaugée, catégorisée par ce fonctionnaire — suivant une cote implacable : à la mesure de ce qu’ils pouvaient bien venir solliciter du potentat moderne qu’est le directeur d’un journal aussi puissant que le Petit Quotidien. Tous, pour l’homme à la vareuse galonnée, dépendaient plus ou moins de son maître, c’est-à-dire, et tout d’abord, de lui, — qui disposait de la présence auguste, rendait visible ou invisible le dieu.
D’un ton inusité, presque déférent, il venait d’annoncer Gilles de Claircœur.
A ce nom de paladin, proféré de la sorte, Marcel Fagueyrat, — le « beau Fagueyrat », du Théâtre-Tragique, — qui venait de faire passer sa carte au courriériste dramatique, se retourna vivement.
Ce qu’il vit lui causa tant de stupeur que la morgue hautaine, étudiée, de ses traits, n’y résista pas. Son expression prit un genre de ridicule différent, — un ridicule tout à coup accessible aux garçons de bureau. Leur groupe s’égaya sournoisement de son hébétude.
Le jeune premier de mélodrame connaissait ce nom, Gilles de Claircœur, pour celui d’un feuilletoniste populaire, dont les abondantes histoires, d’ailleurs mal écrites, exerçaient une fascination sur des millions de lecteurs. Invention, imagination, sens du mystère, sincérité dans l’émotion, correspondance indéfinissable avec la vie — de telles causes — (d’autres plus profondes encore, que sait-on ?) — faisaient le succès de ces récits. Dévorés au jour le jour, jamais ils ne paraissaient en volumes. Quel éditeur n’eût reculé devant leurs cinquante à soixante mille lignes ?
La fécondité facile de leur production, leur allure chevaleresque, et surtout la consonance du pseudonyme qui les signait — (les syllabes ont des suggestions par elles-mêmes) — avaient suscité dans la tête de Marcel Fagueyrat une vague image de leur auteur. Il se le représentait grand, carré d’épaules, arrogant et moustachu, — une façon de mousquetaire.
Or, lorsqu’il se retourna, sur le mot du brigadier, voici sous quelle apparence il découvrit Gilles de Claircœur, achevant de gravir l’escalier monumental du Petit Quotidien, et se dessinant dans l’énorme espace, au seuil du hall, sous la profusion de lumière électrique tombant des plafonds, car le moment était nocturne : cinq heures de l’après-midi, en décembre.
Une femme s’avançait. Une femme pas jeune, pas jolie, sans aucun chic, une femme de catégorie déconcertante pour le cabotin boulevardier. L’immédiate impression le fit remonter d’un bond jusqu’à ses souvenirs d’enfance, d’adolescence, — évocations de la petite ville méridionale où il était né, silhouettes endimanchées des jours d’agapes et de loisir. « Une tante de province… » pensa-t-il.
Il n’en revenait pas. La différence avec ce qu’il attendait, un désarroi si brusque, le laissait stupide. Et il s’effarait de voir la dame marcher droit vers lui, comme frappée, attirée, par un regard qu’il n’avait pas eu la présence d’esprit de détourner à temps, et dont l’insistance deviendrait grossière, s’il ne la justifiait pas en trouvant au plus vite quelques paroles à propos. — Il ne les trouvait pas.
Mais, encourageante, familière, point choquée, la dame lui dit à brûle-pourpoint :
— « Monsieur Fagueyrat, n’est-ce pas ?
— Vous me connaissez, madame ?
— Qui ne vous connaît pas ?… Mon Dieu, que je vous ai souvent applaudi ! Pourtant vous m’avez bien fait pleurer.
— Comment, madame !… Vous qui écrivez de si ingénieuses fictions, vous vous laissez prendre à celles des autres ? »
Il se remettait d’aplomb, dans sa fatuité. Les mots desserraient ses lèvres. D’ailleurs, peu à peu, son jugement se modifiait.
Laide ? — non, elle n’était pas laide, cette femme (ce « bas bleu », comme il disait à part soi). Une longue face, un peu chevaline, de grands traits, un gros nez, une bouche qui lui rappelait la rosserie de coulisses d’une camarade parlant d’une autre : « Mieux valait qu’elle ne portât pas de boucles d’oreilles en cuivre. Elle risquerait de s’empoisonner. » Mais les yeux !… il y avait quelque chose dans ces yeux-là. Une diable de franchise, qui en faisait des yeux pas féminins, une cordialité plaisante, et de la bonté… Oh ! ça… Elle devait être un bon garçon, cette feuilletoniste. Même, comment de si larges yeux, si bien coupés, pouvaient-ils n’être pas de beaux yeux ? Car ils n’étaient pas de beaux yeux. Et si grands pourtant… Avec la douceur de l’iris couleur tabac turc. Enfin !… pour ce que Fagueyrat en voulait faire.
— « C’est moi, madame, qui ai éprouvé en vous lisant, des émotions…
— Ne vous croyez donc pas obligé de me dire ça.
— Mais si. Tenez, moi aussi j’ai pleuré… sur… sur… comment déjà ?… Ah ! sur les Malheurs d’une arpète[1]. »
[1] Terme d’ateliers de couture, signifiant « apprentie, petite-main ».
Un titre lui revenait, au hasard. Clou enfoncé dans le cerveau par une affiche reproduite sur tous les murs. L’image flamboyait. Une jeune fille aux cheveux d’or, la bouche fendue de cris, emportée par des hommes masqués, dans une automobile.
— « Oh ! mes Malheurs d’une arpète. Vous avez lu !… Mais alors… Il ne vous est pas venu une idée ?…
Fagueyrat demeura muet. Une idée ?… Cela ne lui venait pas souvent. Et comment lui en serait-il venu à propos d’un roman dont il ne connaissait que l’affiche ? Les Malheurs d’une arpète… Quelle idée pouvait surgir de ces malheurs ignorés de lui ? Il évoqua les cheveux d’or, l’automobile… (carrosserie vermillon)… les masques, — en vain.
— « Eh bien… Et Adhémar ?… Ce caractère magnifique… Ah ! je l’ai campé, celui-là ! Ça ne vous dirait rien, à la scène ? Quel rôle pour vous, hein ! »
Fagueyrat se raidit, replaça très haut son menton bleuâtre sur son col carcan. D’un ton frais :
— « Vous avez tiré une pièce de ce roman, madame ?
— Non. Mais je le ferai un jour ou l’autre. J’ai déjà soumis le scénario à un directeur. Si vous saviez ce que le théâtre me tente ! »
L’acteur était devenu un mur. Il voyait poindre des sollicitations, des embêtements. Et quelle audace ! Imaginer que lui, la vedette du Théâtre-Tragique — en attendant le Théâtre-Français — lui, le génial Fagueyrat, le beau Fagueyrat, incarnerait les Adhémar d’une romancière pour concierges, d’une pondeuse de lignes au Petit Quotidien ! Son regard tomba sur la créature téméraire, plus lourdement que s’il descendait de Sirius.
Les longues joues de celle qui signait « Gilles de Claircœur » prirent une teinte rose, ce qui lui restitua un éclair de jeunesse.
Elle n’avait que l’âge où les Parisiennes, et surtout les femmes de lettres, les femmes artistes, brillent de leur plein éclat. Trente-huit à quarante ans. Mais elle portait cet âge, si séduisant d’être inavoué, avec une candeur provinciale. Elle était celle qui trouve tout naturel d’avoir quarante ans, et non pas celle qui, les ayant, dissimule les fines expériences et toutes les grâces mûries de ses quatre décades, sous une fraîcheur juvénile. Ainsi, dans certains pays, on cache les œufs de Pâques sous les touffes d’herbe et de fleurettes printanières. C’est un jeu charmant de les y découvrir.
Puis elle s’habillait si mal, avec de trop belles étoffes, cette pauvre Gilles de Claircœur — de son vrai nom Gilberte Claireux. « Gilberte » — de par le goût romanesque de sa mère — une Bovary de l’Angoumois, à qui elle devait son imagination. Cette appellation mignarde allait si mal à la future romancière que, dès son enfance, on la nommait simplement Gil, — d’une façon garçonnière, comme le voulaient son grand corps déhanché de gamin, et sa passion pour les barres, le saut de mouton, les chevauchées à cru sur les bourricots des paysans. « Claireux » lui restait d’un vague mari, épousé à dix-sept ans, quitté huit jours après, par l’horreur et la stupeur des conversations conjugales, — tout au moins de l’éloquence particulière qu’il lui fut départi d’apprécier. Le nommé Claireux ne s’obstina pas, ne la poursuivit pas, ne divorça pas, — disparut. On le supposa mort au bout de quelques années. Peut-être l’était-il.
Unique épisode amoureux dont pouvait se souvenir Gilberte. D’où cet air « vieille fille » qu’elle gardait. Quand on décrit les merveilleuses tendresses des « Adhémar », dans des feuilletons de cinquante mille lignes, on ne se satisfait pas aisément des réalités sublunaires. D’ailleurs le veuvage obstiné de « Gil » — comme on continuait à l’appeler — eut d’autres causes que son incompréhension physique de l’amour et l’exaltation de ses chimères. Un devoir, qu’elle jugea sacré, détermina sa solitude.
Voici dix-huit ans, elle avait faite sienne la fille d’une sœur séduite et morte en couches — une sœur dont elle était la cadette — elle-même enfant-veuve, seule et sans ressources.
Héroïque ?… Jamais elle ne pensa l’être. Au contraire. Ne devait-elle pas tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle était devenue, à cette enfant, puisque, pour la nourrir, elle avait eu la bonne inspiration de raconter des histoires mirobolantes, sous le pseudonyme de Gilles de Claircœur ? Et cela lui avait plutôt réussi. Sans compter que la mioche, par un raccroc bizarre, lui avait amené une famille. Elle qui en manquait, et qui aurait tant souffert de s’en passer !
Aussi, qu’est-ce qu’elle demandait à l’existence, cette grande femme, mal habillée avec des étoffes cossues et coûteuses, cette personne inclassable, si peu Parisienne, si peu ressemblante à celles qui excitent l’envie, — arrêtée dans ce hall de journal, devant un cabotin plein de suffisance, qui la blaguait à part soi ? Rien, elle ne demandait rien à la vie. Elle se trouvait comblée. Sa destinée lui paraissait parfaite. Elle était — mal fagotée, affublée de son pseudonyme ronflant, se sachant laide — une femme ! — elle était ce phénomène : une créature absolument heureuse. Plus que cela : triomphalement heureuse. Car elle triomphait, elle exultait. Ce soir plus que d’ordinaire. Bien que ce fût son état d’âme habituel, une victorieuse allégresse.
Pourtant si… Elle pouvait éprouver un désir, elle venait de l’exprimer : faire du théâtre. Voir les héros de son imagination se démener sur les planches, déclamer avec la voix célèbre de Marcel Fagueyrat (« un timbre charmeur », — comme disaient les critiques, quand ils venaient de cingler la lourdeur prétentieuse de ce demi-talent, trop infatué pour s’efforcer au progrès). La voix de Fagueyrat, un talisman. Prix du Conservatoire, Odéon. Jusque-là, cette voix fut le « Sésame, ouvre-toi ». Pas plus loin. L’intelligence, le don, ne correspondaient pas au joli mécanisme du gosier. Maintenant, c’étaient les succès à côté, les premiers rôles de mélo, les représentations uniques de grandes machines en vers, déclamées dans les arènes aux échos flatteurs et les théâtres de verdure.
— « Madame de Claircœur est là, n’est-ce pas ? C’est le patron qui la demande. »
L’homme avait parlé assez haut pour que son supérieur, le brigadier à galons d’argent, n’eût qu’à souligner le message d’un geste.
— « Parbleu ! » dit la romancière, avec sa rondeur quasi virile. « Je crois bien qu’il me réclame, le patron !… Je m’oubliais, là, à causer avec vous, monsieur Fagueyrat… Mais je me sauve. Excusez… C’est pour mon lancement… Le lancement de mon Guillotiné. Au revoir. Enchantée d’avoir fait votre connaissance. Dites donc… hein !… relisez mon Arpète. Étudiez Adhémar. Un rôle !… Vous verrez. Ça m’étonnerait qu’il ne vous emballât pas. »
Elle gagnait la porte directoriale. Elle allait y être. Elle parlait encore. A grandes enjambées, retournant la tête, agitant les bras, elle lançait ses phrases à travers les espaces monumentaux du hall.
Fagueyrat acquiesçait, — de vagues signes, poliment. Il riait. Libéré, à l’abri du cramponnage, il acceptait la gaieté émanant de cette personne intempestive. Son rire était moins moquerie que dilatation irrésistible. Diable de bonne femme !… Cocasse, mais sympathique, après tout.
— « S’pas, elle est rigolo ?… » observa le brigadier, qui riait aussi.
L’artiste reprit sa dignité, regarda l’inférieur par-dessus l’épaule.
— « Elle écrit beaucoup pour le Petit Quotidien, cette Claircœur ?
— Je vous crois, monsieur ! Et on s’en aperçoit. Le tirage monte. Y a du mouvement, ici, quand nous commençons un de ses feuilletons.
— Mais alors… elle doit gagner de l’argent ? »
Le brigadier eut une mimique éloquente.
— « Des ponts d’or, on lui fait. Surtout depuis qu’elle a refusé de nous lâcher pour le Petit Populaire, qui lui offrait tout ce qu’elle aurait voulu. C’est quelqu’un, cette femme-là, monsieur Fagueyrat. Un brave type, malgré son canaille de sexe. Puis, pas fière… Et la main ouverte. Fait bon avoir un service à lui rendre.
— Faut tout de même que je lise ses Malheurs d’une arpète », murmura Fagueyrat, rêveur.
Dans son cabinet aux somptuosités sévères, — boiseries massives, profonds fauteuils de cuir, imposant bureau-ministre, — le directeur, Octave Boisseuil, s’était levé, la main tendue :
— « Eh bien, ma chère amie, voyons… C’est ça que vous appelez « tout de suite ». Vous m’avez téléphoné : « Je viens tout de suite. »
— En voilà un homme pressé !… Vous m’appelez, là !… Vous ne savez pas ce que je faisais.
— Ne me le dites pas ! » s’écria Boisseuil, avec une exagération de frayeur comique. « Vous allez me rendre jaloux. »
Gilberte Claireux — alias : Gilles de Claircœur — celle qu’on appelait dans les bureaux de rédaction « Claircœur » tout court, et, dans sa famille d’adoption, « tante Gil », — élargit un regard étonné. Puis, saisissant la blague, elle eut son sourire bon garçon, haussa les épaules.
— « Farceur !… Faut toujours que, vous autres hommes, vous disiez une bêtise, même devant une bobine de tout repos, comme la mienne.
— Tenez », fit le directeur, la prenant par le coude, et la forçant à virer légèrement, « qu’est-ce que vous dites de ça !
— Oh ! épatant !… » cria la romancière.
Une image fulgurante couvrait la moitié d’un mur. L’électricité l’arrachait de l’ombre. Du sang l’éclaboussait, rutilant, et comme fraîchement jailli d’une artère. Des lettres énormes la couronnaient : LE SECRET DU GUILLOTINÉ. Un nom s’étalait au bas : Gilles de Claircœur.
— « C’est l’affiche », prononça l’auteur avec satisfaction.
— « C’est l’affiche. Et c’est aussi la première page du « lancement ». Seulement, le lancement… faut que vous y ajoutiez quelque chose comme soixante à quatre-vingts lignes. Voilà pourquoi je vous ai convoquée dare-dare. Pensez !… on commençait le tirage.
— Comment ?… que j’ajoute ?… On n’a qu’à prendre à la suite.
— Du tout, ma pauvre Claircœur. Ça n’irait pas. Voyons, regardez ça… Qu’est-ce que ça représente ?
— Eh bien, c’est mon guillotiné, devant le couperet, entre les mains de l’exécuteur. Il est très chic. Ah ! pour ça, votre dessinateur a mis dans le mille. On voit qu’il ne s’agit pas d’un vulgaire apache. Un homme de haute race, mon marquis de La Persinière. Quelle allure !… Quelle crânerie devant la mort !…
— Ça n’est pas arrivé, Claircœur. Ne vous émotionnez pas.
— Puis, au premier plan », continua-t-elle, « voilà ce misérable Larceveau qui se tire un coup de revolver, et tombe baigné dans son sang. Hein ?… Ça portera sur le public. Ce suicide devant la guillotine, et parmi le groupe officiel. Quel mystère !… Est-ce un grand personnage ? un magistrat ?… le juge d’instruction lui-même ?
— Lisez le Petit Quotidien à partir du 15 décembre, et vous le saurez, Claircœur.
— Dieu, que vous êtes énervant, Boisseuil ! Alors, pourquoi me demandez-vous ce que votre image représente ? »
Ils se chamaillaient, se taquinaient, en bons amis confiants, en associés veinards, qu’échauffe doucement la certitude d’une nouvelle collaboration fructueuse, et qui s’en savent gré mutuellement. Peu raffinés l’un et l’autre, ils se témoignaient la cordialité de leur entente par ces grosses facéties qui sont, au moral, pour les gens sans façons, les coups de coude dont les paysans se bourrent amicalement les côtes.
Boisseuil était une manière de colosse, qui portait une barbe carrée, grisonnante comme ses cheveux bourrus. Jadis administrateur-gérant du Petit Quotidien, il avait fait la fortune de ce journal par ses qualités d’homme d’affaires et son entente de la mentalité du public. Fils d’ouvrier, il se rendait compte de ce qui pouvait séduire, intéresser l’ouvrier. Son parfait dédain de la littérature, le flair avec lequel il reconnaissait la pâture intellectuelle qui allécherait la foule, firent rapidement dévier les projets plus élégants, mais moins réalisables, du fondateur. Celui-ci lui abandonna la véritable direction de l’entreprise, longtemps avant de la lui transmettre officiellement, lorsqu’il se sentit mourir.
Maintenant, Boisseuil, cessant de plaisanter, essayait de convaincre sa plus précieuse collaboratrice.
N’était-il pas indispensable que le texte du « lancement » — cette amorce illustrée qu’on distribuerait dans toute la France à des millions d’exemplaires, le matin du dimanche où paraîtrait le premier numéro du feuilleton — (un dimanche, jour fatidique… les travailleurs auraient le loisir de lire) — n’était-il pas indispensable que ce texte s’achevât sur une situation « palpitante », sur une phrase de mystère, qui affolât la curiosité ?
— « Il faut absolument », affirmait le directeur, « que cela finisse au moment où votre marquis de… Dieu sait quoi, votre guillotiné, enfin… lance vers la foule la cigarette qu’il fait semblant de fumer, et qui contient son secret, et qui va être ramassée par la petite Josette-fleur-des-fortifs. Vous la voyez, là, qui se glisse entre les chevaux des gendarmes, votre Josette ?… » ajouta-t-il en désignant l’affiche.
— « Mais j’ai bien l’intention qu’il finisse là, le lancement ! » s’exclama l’auteur. « Je me suis arrangée exprès.
— Non, non, vous ne pouviez pas vous arranger, parce que vous ne pouviez pas connaître la « justification », ni la place que prendraient les images. N’y a pas. Il manque soixante lignes.
— Prenez à la suite. Ah ! mais non », se reprit-elle, « la suite, ça nous transporte dans un tout autre milieu. C’est l’amour clandestin de la jolie comtesse Diane de Mortebise, d’où devait naître, justement, Fleur-des-fortifs. Ah ! non… Pas moyen d’entamer ce chapitre-là.
— Vous voyez bien.
— Ça ne va pas être commode d’allonger ma scène de l’exécution.
— Ah ! là, là… Vous n’êtes pas en peine.
— Enfin… Vous aurez ça demain soir.
— Demain soir !… » bondit le directeur. « Vous voulez dire ce soir, avant minuit. On commence à tirer demain matin. Je ne peux plus perdre un jour.
— Sapristi de sapristi ! » gémit Claircœur. « En voilà un coup de rasoir ! Moi qui ai du monde à la maison.
— Du monde… Vous donnez un bal ? Et vous ne m’invitez pas !
— Quoi ! » reprit-elle — ne riant plus, mais le cœur gros, l’air d’une fillette qui va pleurer — « je régale ma famille. Ça allait être si gentil !
— Vous m’amusez, avec votre famille », murmura Boisseuil.
Mais, sous le regard à la fois plaintif et indigné qu’elle lui lança, il retint la raillerie, corrigea même, en se hâtant de dire :
— « La petite, au moins, est gentille. Un joli brin, vous savez, votre filleule… Et… elle vous donne de la satisfaction ?
— C’est mon bonheur, cette enfant-là », déclara la romancière, d’un tel ton que le vieux routier en fut ému.
Dix minutes plus tard, le taxi-auto déposait Gilles de Claircœur devant un immeuble tout neuf du tout neuf boulevard Raspail.
Elle entra sous la voûte, où le stuc blanc miroitait d’électricité. La loge du concierge se divisait en deux pièces par une cloison basse, à petits carreaux Louis XVI, que voilaient des tulles brodés.
Le cœur de la locataire s’épanouit, malgré la corvée qui la ramenait chez elle en hâte. Le plaisir était encore neuf, comme l’immeuble et le boulevard. Six mois… Depuis six mois à peine elle habitait là. Pour son bel appartement actuel, au quatrième, Claircœur avait quitté le petit logement, rue de Rennes, sur une cour, où, durant vingt années, assise à sa table de travail un nombre d’heures incalculable, elle avait écrit des lignes, encore des lignes, tant de lignes !… prenant peu à peu confiance, se rassurant sur son avenir, sur celui de sa nièce et filleule, sa petite Gilberte, — la vraie, la seule Gilberte, car elle-même devenait peu à peu le vieux Gilles. Personne au monde ne songeait plus qu’elle avait un nom de baptême féminin.
Peureuse devant la vie, ne pouvant croire à la durée de la chance, de son imagination alerte et docile, des gains rapides, si beaux, presque invraisemblables, Claircœur fut longtemps la fourmi qui amasse, en cachette, sous un noir vêtement de pauvre. Non par avarice, par pusillanimité. Et subissant aussi l’injonction des souvenirs. Une enfance anxieuse, chargée trop tôt de soucis, projetait une ombre frissonnante sur ses années de femme.
Vingt ans, — elle mit vingt ans à s’apprivoiser avec la fortune. Puis, un beau jour, comme elle portait à une société de crédit, pour l’inscrire à son compte, le paquet de billets de mille recueillis à la caisse du Petit Quotidien, et qui allaient s’ajouter à tant d’autres, mués en valeurs de tout repos, tandis que, dans le fiacre, elle serrait entre ses doigts la précieuse pochette, ce fut, en cette âme soudain déliée, comme un épanouissement, une explosion de fierté, de joie.
« Tout cela… à moi… gagné par moi !… » songeait-elle. Des chiffres surgissaient dans sa tête. Elle les admirait. Elle s’admirait en eux. Elle se plaisait à les rehausser de l’éblouissement que, là-bas, dans le passé, cette petite silhouette de misère et de solitude qui représentait sa jeunesse eût éprouvé à la prédiction de conquêtes pareilles. « Ils verront maintenant… C’est eux qui dépendront de moi… Du luxe… Ils n’en auront que par moi… Des cadeaux… Ah ! oui, je leur en ferai, des cadeaux… Des choses qu’ils n’oseraient pas rêver. Et ce que je laisserai !… J’ai encore… combien d’années à produire ? Je peux doubler ce que je possède. Quel étonnement pour eux !… Je serai quelqu’un… une manière de providence… Tante Gil, tout de même. Qui aurait cru ?… Oui, mais il faut que les enfants travaillent. »
Ces gens, contre lesquels la romancière machinait une sorte de vengeance plutôt rare, une revanche de bienfaits, c’étaient eux qui l’attendaient, dans son bel appartement du boulevard Raspail, le soir où elle revenait du Petit Quotidien, chargée d’une besogne urgente et inattendue pour le lancement de son Guillotiné.
Elle se les représentait, elle les voyait d’avance, tout en s’élevant dans l’ascenseur. L’ascenseur !… volupté glorieuse, dont le prestige la ravissait. Elle en touchait les boutons électriques avec une joie de gosse. A travers les grilles des petites portes, elle apercevait, aux étages, le rouge velouté du tapis tranchant sur le stuc blanc. Un tapis d’escalier… Autre signe somptuaire de ses victoires sur la vie, sur la dure vie méchante, devant qui elle avait tremblé à l’âge où l’on espère.
A sa porte — sa belle porte ripolinée ivoire — elle sonna deux coups.
Dans l’intérieur, il y eut une explosion de tapage, des pas précipités, des cris joueurs et jeunes. Avant que la femme de chambre — sa femme de chambre, Céline, — eût le temps d’arriver, on ouvrait… Et deux visages d’espièglerie, ceux d’un grand garçon et d’une petite fille, lui offrirent un accueil dont, à première vue, on pouvait comprendre qu’elle se fût réjouie.
— « Tante Gil !… tante Gil !… petite tante Gil !… comme tu es tard !… Nous nous en faisions, un sang de vinaigre ! Guillaumette prétend que les huîtres seront éventées.
— Comment ! On les a déjà ouvertes ?… Puis, c’est joli !… Vous ne m’attendez que pour les huîtres !…
— Oh ! non, par exemple !… Peux-tu dire !… »
Leur fougue d’embrassade répara la gaffe. Claircœur, à cause de son chapeau, de son beau manteau, résistait, mais mollement, aussitôt fondue de tendresse. Le grand Bernard l’enveloppait de ses bras trop longs d’adolescent, lui collait aux joues sa bouche déjà ombrée d’un duvet viril. La petite Nathalie se haussait sur ses pointes, tendant un museau à croquer, un bec frisé de bécots, pendant que, de sa tête renversée, une cascade mousseuse de cheveux blonds roulait sur son grêle corps de huit ans.
Dans une glace, Claircœur, levant les yeux, vit le reflet de cette minute câline. Et le cadre aussi : sa galerie blanc et or, où se dressaient des armoires soi-disant normandes, qu’elle avait également fait ripoliner ivoire, ainsi qu’un monumental porte-parapluie hérissé de patères dorées. L’électricité ruisselait sur toutes ces blancheurs, qu’interrompaient seules deux portières citron et framboise, achetées comme vieilles soieries de Chine à un juif ambulant : « — Surtout n’en dites rien, ma chère dame, elles viennent du pillage de Pékin. Le colonial qui me les a cédées les avait décrochées au Palais d’été, dans le boudoir de l’Impératrice… »
« Mon Dieu, que c’est chic, mon chez moi ! » pensait la romancière. « Et qu’il y fait bon quand j’y trouve cette précieuse famille que je me suis donnée. Bast pour le coup de collier, ce soir ! Je les inviterai une fois de plus, et ce sera tout bénéfice. »
Cependant une porte s’ouvrit. Une silhouette d’homme, étroite, tout en hauteur, s’y encadra.
— « Allons, voyons, les enfants… C’est ridicule. Nous attendons votre tante. Laissez-la souffler, que diable ! et nous dire aussi bonsoir, à nous.
— Mon pauvre Théo », soupira Claircœur, « notre soirée sera moins gaie que je ne pensais. J’ai une corvée à faire.
— Si nous vous gênons… » murmura Théophile Andraux.
— « Vous ne me gênez pas. Seulement, je ne serai pas avec vous comme j’aurais voulu. Je vais vous expliquer cela devant Louise. »
Elle pénétra dans le salon, tandis qu’il lui ouvrait le battant au large, cérémonieux, l’air soudain refroidi, imprégné de blâme.
Théophile Andraux était celui qui, vingt ans auparavant, joli garçon, employé faraud, parlant de « son ministre » (lui, simple rédacteur) comme s’il le tutoyait, et certain qu’avec ses « pistons exceptionnels » il irait loin, avait séduit la sœur de Gilberte Claireux. La future romancière, sur le corps de cette sœur, qui mourut d’angoisse, de déception, d’horreur, et dont elle adopta l’orpheline, paternellement abandonnée, proféra des serments de vengeance. Sa haine indignée s’étendit à tout le sexe masculin. Les hommes… Ils lui apparurent très répugnants, comme le mari dont elle n’avait jamais pu supporter le contact, ou charmants et lâches, comme ce Théophile dont elle comprenait que sa pauvre sœur eût la tête tournée.
Ah ! Théophile Andraux, c’était un misérable, — mais un misérable bâti pour la perdition des cœurs de midinettes. Des moustaches sombres et soyeuses, des yeux de caresse… (Remarquait-on, lorsqu’il avait vingt-cinq ans, que ces yeux irrésistibles, à peine séparés par un nez effilé, se trouvaient trop rapprochés l’un de l’autre, d’où leur expression plutôt stupide ?) Quelle tournure élégante ! Quelles cravates ! Quels cols porcelaine, dont son long cou maigre supportait l’invraisemblable hauteur.
Ces avantages, et la vague auréole d’un avenir magnifique, lui permirent d’épouser une jeune personne « tout à fait bien ». Louise Guichard, élevée en demoiselle, « touchait » du piano et montrait, dans le salon de ses parents (un premier étage de quatre pièces, à Grenelle), son brevet d’institutrice, dans un cadre de feuilles de chêne. Elle avait été très gâtée. Lorsqu’elle fut Mme Andraux, elle jugea que sa dot de vingt mille francs l’autorisait à engager une bonne, à ne rien faire que des visites, et à avoir son jour « comme toutes ces dames ».
Le ménage eut tout de suite un garçon, Bernard, et neuf ans après seulement la petite Nathalie.
Lorsqu’elle vint au monde, Théophile n’était encore que rédacteur au ministère. Ses allures fringantes, son espoir d’avancement rapide, les œillades par lesquelles il accrochait au passage les admirations féminines, tout cela grisonnait et s’éteignait, comme ses cheveux et ses prunelles, plus rapprochées que jamais. A sa moustache autrefois conquérante, il ajoutait un petit carré de barbe, qui ne couvrait que son menton, au bas des longues joues rasées. Il appelait cela « se donner une physionomie ». Sa fatuité de jeune homme se transformait en prétention. Quelle question n’eût-il pas tranchée ? A l’entendre, rien ne se faisait au ministère sans qu’on l’eût consulté, — directement, ses collègues, ou indirectement, ses supérieurs.
Une chose qu’il ne prévit point, c’est que son beau-père, seul survivant des parents de sa femme, ne leur léguerait pas un centime des gentilles rentes qu’il mangeait agréablement. Théophile et Louise y comptaient si bien qu’ils avaient fait des dettes. Quand le bonhomme mourut, on découvrit qu’aucun lien de sang ne l’unissait à celle qui se croyait sa fille, et que tout son bien revenait à des compagnies de rentes viagères.
Le coup fut rude.
Mais il faut croire, suivant l’opinion générale, que la nature humaine s’améliore dans l’épreuve, car, à ce moment précis, Théophile commença de ressentir quelques remords à l’égard de sa victime amoureuse et de la fillette issue d’une aventure qu’il considérait comme normale pour un homme de sa valeur, et plutôt flatteuse, — entendons-nous : flatteuse pour celle qui en était morte.
Coïncidence singulière : Théophile s’avisa de songer à cette enfant, lorsque le nom de Gilles de Claircœur, à force de s’étaler sur des affiches bouleversantes, parmi des coulées de sang ou des lueurs d’incendie, quand il ne flottait pas contre les phosphorescences d’un spectre, avait fini par prendre une signification notoire. La femme qui s’était chargée de la petite Gilberte arrivait au premier rang parmi les producteurs de romans populaires. La profession comporte un énorme labeur, mais aussi, en cas de succès, de respectables revenus.
Lorsque Gilles de Claircœur, dans son petit logement de la rue de Rennes, où elle vivait solitaire, ayant mis sa filleule en pension, reçut une lettre de Théophile Andraux, elle sentit se ruer en elle un de ces ouragans sentimentaux dont elle agitait volontiers les âmes de ses personnages. Ses anciennes colères, endormies depuis longtemps, se réveillaient mal, quelque effort qu’elle y fît. Mais l’étonnement, la curiosité, l’appétit dramatique, et, parmi tout cela, une peur folle qu’on ne lui enlevât sa Gilberte, rendirent soudain sa vie aussi passionnément intéressante qu’un de ses meilleurs feuilletons.
Elle consentit à revoir l’ancien ami de leur jeunesse, le séducteur meurtrier de sa sœur.
Et voici que le beau monstre, l’être fatal, demeuré terriblement grandiose dans sa mémoire, lui apparut sous les espèces d’un long monsieur quadragénaire, à la moustache non plus frisée en pointes, mais retombante, dure et grisâtre, sur une ridicule petite barbe carrée. Un médiocre fonctionnaire, confit dans la poussière de son bureau. Dogmatique, formaliste, plein d’arguments et de sentences, plus satisfait de lui-même que ne le fut jamais le génie labouré de doutes.
La pauvre Claircœur ne l’avait pas écouté depuis vingt minutes sans se demander si sa sœur n’avait pas méconnu et peut-être froissé les délicatesses d’une telle âme. Théophile aurait certainement épousé celle qui le rendait père, malgré la légèreté dont elle avait fait preuve entre ses bras, si l’étourdie n’avait commis cette autre inconséquence de se laisser mourir. Et c’est pour avoir trop pleuré la mère qu’il s’était trouvé hors d’état de s’occuper de l’enfant. Plus tard, il avait eu d’autres devoirs. Et il savait la petite en de si bonnes mains !…
Deux jours au moins eussent été indispensables à la romancière pour se désempêtrer d’un écheveau savamment embrouillé de fils sentimentaux, philosophiques, vibrant à faux et poissés de larmes cireuses. Mais avant quarante-huit heures, Théophile était revenu, tenant par la main des arguments qui devaient ôter à Claircœur toute faculté de réflexion et de raisonnement.
C’était un beau petit gaillard de dix à douze ans, — Bernard. Et une fillette à ses premiers pas, jolie comme un Jésus en cire, avec des cils longs « comme ça », autour de ses prunelles bleues, et des cheveux blonds, frisés, légers comme une poussière d’or.
— « Voilà votre tante, votre tante Gil, mes mignons. La tante de votre sœur Gilberte, dont je vous ai parlé. Embrassez-la, cette bonne tante, embrassez-la bien fort. Lilie, mon cœur, mets-lui tes petits bras au cou, — tu sais, comme quand tu fais câline à maman. »
Et la petite Nathalie, ayant mis au cou de la dame deux bras de chair puérile, frais et doux, et sentant le lait, puis ayant murmuré, sur l’injonction paternelle : « Tante Zil… Tata Zil… », tandis que Bernard déclarait, avec sa faconde d’écolier :
— « T’es rudement bath, tante Gil. Vrai, je te gobe, tu sais. Tu vas pas aimer Lilie plus que moi, au moins ? »
Ç’avait été comme une griserie, un étourdissement de joie, l’émoi désordonné de quelqu’un qui gagne une fortune à la loterie. Des neveux, des enfants, une famille… Un petit monde à elle, autour d’elle !… Claircœur n’y avait pas résisté. D’autant que sa véritable nièce, sa filleule Gilberte, de caractère déconcertant, peu tendre par nature, et qu’elle avait dû mettre en pension, satisfaisait médiocrement ses profondes soifs affectives.
Le même soir — on dînait ensemble, n’est-ce pas ? — elle fit la connaissance de « sa belle-sœur ». Louise Andraux ajouta sa part aux ravissements de tendresse, de bonté, d’oubli, de pardon, d’espoir, dont cette journée déborda, en accueillant la fille illégitime de son mari comme une enfant à elle, retrouvée.
Tante Gil eut aux yeux les pleurs que, si souvent, par de généreux dénouements, elle fit verser à ses lectrices. « Dire qu’on nous accuse d’invraisemblance, nous autres romanciers ! » faisait-elle remarquer aux Andraux. « Que je mette cette scène dans un roman… on n’y croirait pas. La vie a des rencontres qui dépassent notre imagination. Puis… elle est meilleure qu’on ne pense. Théophile, vous avez bien fait de venir à moi. »
Théophile eut ensuite souvent l’occasion de s’en apercevoir.
Chaque fois qu’on lançait un feuilleton de Claircœur, un fin repas arrosé de champagne, des distributions de cadeaux, faisaient participer « la famille » à cet heureux événement.
Le Secret du guillotiné étant le premier qui paraissait depuis l’installation dans le bel appartement du boulevard Raspail, avait déterminé l’organisation d’une bombance plus mirifique. Et des surprises devaient suivre.
Aussi, le retour de Claircœur, annonçant qu’elle apportait du travail pour toute la soirée, jeta un froid.
— « Ma chère », déclara Théophile, « ces choses-là n’arrivent qu’à vous. Votre faiblesse en est cause. Vous ne savez jamais dire non.
— « Comment ?… dire non ?… » fit la romancière abasourdie. « Mais puisqu’on commence à tirer le « lancement » demain matin.
— Est-ce qu’une femme de lettres de votre valeur, de votre célébrité, doit consentir à retoucher sa prose ? Quelle humiliation !… »
Il se rengorgeait, appuyait sa petite barbe carrée, toute grise à présent, sur un col dont elle cachait la cassure usée ou défraîchie. Ses yeux trop proches, à force de voisiner par-dessus l’étroite arête de son nez, finissaient par se chercher mutuellement, si bien qu’on ne rencontrait plus leur regard. Ce visage impénétrable et neutre prétendait imposer la considération que tout être humain doit à un sous-chef de bureau dans un ministère. Comme le brillant avenir de Théophile semblait destiné à s’arrêter là, son orgueil se refusait à admettre qu’il y eût sur terre un poste dont s’accommodât mieux le vrai mérite. Les autres situations… affaire d’intrigues, de politique. Un tas de couleuvres à avaler. Pouah ! il en faisait fi. Être Théophile Andraux et rester sous-chef : voilà ce qui donnait la mesure d’un homme !
— « L’ennui… c’est que les enfants seront malades, si on ne dîne pas à l’heure. »
Telle fut la remarque de Louise. Elle s’efforça d’y joindre un sourire. Mais les sourires de Louise Andraux étaient à détente sèche, — (voyez donc ce ressort !) — ils partaient toujours plus tôt ou plus tard que les paroles. Quand ses lèvres plates se distendaient, puis se replissaient brusquement, on s’étonnait de ne pas entendre un léger déclic.
— « Oh ! bien… » fit une voix rieuse, « si les enfants sont malades de ne pas dîner à l’heure, faut les coucher tout de suite. Voici longtemps qu’ils dînent… de gâteaux, de desserts, de bonbons, de tout ce qu’ils ont pu chiper à la salle à manger ou à l’office.
— Toi, je te retiens, mademoiselle Casserole ! » cria Bernard avec un assez méchant coup d’œil vers sa demi-sœur aînée. « Mais, est-ce que je suis un enfant ?… Voilà qu’on me met au rang de Lilie, cette morveuse ! »
Nathalie fondit en larmes, pendant que la grande Gilberte haussait les épaules.
Elle s’appelait Gilberte Andraux, son père l’ayant finalement reconnue. Jolie fille, de dix-neuf à vingt ans. Jolie surtout par le vouloir, le chic, la coquetterie, l’arrangement. Mais jolie tout de même, ou — comme on dit — pire. Des yeux sombres, qui paraissaient grands, tant ils étaient pleins de toutes sortes de choses, — des choses câlines, rêveuses, gaies, tristes, spirituelles, suivant la minute, et parfois tout ensemble. Un nez court, malicieux, friand, — savait-on de quoi ?… Une façon de humer l’air comme un petit hennissement. La bouche… dessinée à la diable, mais si fraîchement rouge, sur des quenottes fines, blanches, régulières — un rang de perles. Un corps menu, svelte, souple. Des mains élégantes. Tout cela mis en valeur, — discrètement, mais savamment. La robe d’écolière… moulée. Des découpures de soie ancienne appliquées sur la blouse toute simple, — trouvaille bizarre et charmante. Une coiffure cocasse, donnant de l’originalité à la frimousse parisienne : les cheveux — bruns et luisants comme des écorces de châtaignes — nattés et roulés en plaques bombées sur les oreilles. Une imperceptible raie s’enfonçant dans leur épaisseur de la nuque à la pointe du front.
D’un mouvement gentil, elle se leva du piano, — un piano acheté pour elle, car qu’est-ce qu’en eût fait Gilles de Claircœur ? — débarrassa la tante de son sac à main, — volumineux comme un nécessaire de voyage, — prit de ses épaules la lourde fourrure, car dans la pièce chaude une bouffée rouge montait au visage énervé de la romancière.
— « Qu’est-ce que vous avez de si pressé à faire, marraine ? Je puis vous aider, j’en suis sûre.
— Mais non, ma petite, c’est de la copie.
— Eh bien ?… »
Cet « Eh bien ? » était gros de signification.
Théophile se chargea de l’interpréter :
— « Parbleu !… Elle a raison, votre filleule. Si vous ne l’éloigniez pas systématiquement de la littérature, vous la trouveriez, pour un coup de main, quand vous auriez besoin d’elle. Le don… elle l’a, ça ne fait pas de doute. Elle tient de moi. On ne rédige pas depuis trente ans bientôt, comme je le fais au ministère, avec les qualités de style qu’on veut bien me reconnaître…
— Mais, papa, je tiens aussi de ma tante, par maman.
— Ben, ça ne peut pas nuire. Ça ne contredit pas ce que je disais. Tâche donc de ne pas toujours interrompre ton père. Si c’est l’éducation que tu as reçue !… »
Une interruption plus catégorique empêcha le sous-chef de reprendre son discours. Les deux battants d’une porte furent soigneusement ouverts, comme pour le défilé d’un cortège, par la femme de chambre, Céline, qui aussitôt proclama :
— « Ces messieurs et dames sont servis. »
Formule que lui avait dictée sa maîtresse, pour éviter le : « Madame est servie », dont la personnalité trop manifeste eût offusqué la famille.
Ce soir-là, après une assiettée de potage et une demi-douzaine d’huîtres avalées à la hâte, Gilles de Claircœur alla s’enfermer dans son cabinet de travail. Mais, avant de commencer sa tâche, elle fit maintes recommandations à ses deux domestiques pour que rien ne fût négligé dans l’ordonnance du festin, pas plus le champagne au moment de la glace, que le café de M. Andraux — à la turque — et la vieille eau-de-vie qu’il affectionnait.
Elle-même sortit d’une armoire, pour les étaler sur la plus grande table du salon, les boîtes, les écrins, les paquets soyeux, contenant les « surprises » destinées à tous.
Puis, s’étant assise devant son encrier, elle relut les dernières lignes des épreuves, et écrivit :
« Que se passait-il, à ce moment suprême, dans l’âme indomptable de Tristan-Honoré-Geoffroy, marquis de La Persinière ?… Quels tableaux surgissaient en lui, avec la netteté des souvenirs qui vont s’effacer pour jamais ? Quels visages montaient dans sa mémoire, grimaçants de haine, convulsés de douleur, ou transfigurés d’amour ?… »
Voilà… Avec ça, un feuilletoniste aussi expert que Claircœur en avait pour jusqu’à minuit. Les tableaux du passé, les visages… tout ce qui défilerait dans l’âme indomptable de Tristan-Honoré-Geoffroy, marquis de La Persinière, adroitement cuisiné de mystère… autant d’amorces pour la curiosité du lecteur. Et, de la sorte, on pouvait reculer la chute du couperet, comme l’exigeaient les dimensions du « lancement ».
« C’est toi, trop adorable fantôme, c’est ta beauté, ô femme perverse et divine ! qui m’amène ici, à cette mort ignominieuse… »
Tristan de La Persinière venait de murmurer cette phrase, lorsque la romancière crut entendre un grattement à la porte de son cabinet de travail. Aussitôt elle rejeta dans les limbes le trop adorable fantôme, et courut ouvrir, en s’exclamant :
— « Oh ! Criquette, ma petite poule !… Elle s’ennuie de sa mémère… »
Dans l’embrasure ouverte, des bouffées de rire, des clameurs de gaieté s’engouffrèrent. « Quelle chance ! » se dit Claircœur, « mon absence ne les contrarie pas trop. »
Et, vivement, elle referma sur sa visiteuse.
— « Ne faisons pas de bruit, Criquette. Ils voudraient venir… Et mémère n’a pas fini. »
Criquette remua un tronçon de queue, et regarda « mémère » avec des yeux tels que l’adorable fantôme, la femme perverse et divine, n’en avait pu poser de plus pathétiques sur Tristan-Honoré-Geoffroy, marquis de La Persinière. Pas de plus sincèrement tendres, à coup sûr.
Une chienne fox, de la plus petite espèce, avec un corps blanc presque aussi fin que celui d’une levrette, avec des taches noir et feu irrégulièrement départies sur sa tête, et lui plaquant de comiques œillères. De grosses prunelles de jais, toujours animées par un langage presque aussi nuancé que la parole humaine. Et deux coquines d’oreilles fauves, qui se dressaient comme celles d’un renard, n’ayant jamais, ni par conformation naturelle ni par persuasion, pu prendre la cassure chic, ni faire retomber leur pointe avec la désinvolture dont se piquent les fox-terriers de race, — les « Tristan-Geoffroy de La Persinière » de la gent foxine.
— « Viens, ma jolie, ma cocotte, mon trésor à quatre pattes. »
Sur de telles avances, Criquette n’hésita pas. Elle bondit dans le giron de sa maîtresse, qui s’était rassise. Mais elle ne s’y blottit pas en rond. Ce n’était pas l’heure. Elle leva ses yeux noirs — très grands pour sa race et maquillés d’un large cerne sombre — et regarda fixement Claircœur.
— « Ça t’étonne que je travaille quand nous avons nos amis », dit la romancière.
Évidemment, c’était le sens du regard interrogateur de la petite chienne.
— « Tu voudrais que j’y aille ?… »
Criquette ne bougea pas. Elle n’avait pas compris. Ce n’était pas sa langue.
Mais lorsque Claircœur eut ajouté :
— « Tu veux mener mémère… mener mémère… »
Alors Criquette bondit à terre, courut à la porte, jappant de joie, remuant la queue, — son tout petit moignon de queue, blanc d’un blanc de neige, comme sa robe lustrée, rase et soyeuse.
— « Non, Criquette, non… Je ne peux pas. Allons, viens. Reste avec mémère. Mets-toi sur ton coussin. »
Au mot de « coussin », la docile petite créature se dirigea vers un de ces sièges bas et anguleux qu’on appelle « coins », et qui portait un des moelleux coussins, enveloppés de housses claires et lavables, faisant partie de son mobilier personnel. Criquette y allongea son mince petit corps blanc, où couraient des frissons d’énervement, car les choses ne s’arrangeaient pas comme elle aurait voulu. Son museau fin, posé sur deux élégantes petites pattes, aux pointes rapprochées, — ce qui l’effilait davantage — elle contempla fixement sa maîtresse. Seulement, comme elle regardait maintenant de bas, ses grosses prunelles obscures se soulignèrent d’une ligne de sclérotique pâle, ce qui leur donnait une expression implorante, extatique, plus humaine que canine.
— « Oui, mes beaux yeux… oui, on t’aime », dit la femme de lettres.
Car il était impossible de ne pas parler à un tel regard.
Toutefois, il fallut revenir au marquis de La Persinière, dont l’âme indomptable abusait peut-être du droit qu’on a de faire durer des éternités les minutes qui précèdent la mort.
Encouragée par la présence de Criquette, — celle-là du moins la préférait à tout, — Claircœur faisait voler sa plume sur le papier.
Tout à coup, il y eut, contre la porte, un grattement assez semblable à celui de la petite chienne.
Celle-ci jeta des abois assourdissants.
— « Entrez !… Tais-toi donc, Criquette, tais-toi !… Comment ! c’est ma Lilie !… Arrive, mon amour… On vient donc voir ce que devient cette pauvre tante Gil ?… »
Nathalie, les joues rouges comme des pommes d’api, les mains et la bouche pleines de petits fours fondants et de fruits pralinés, ses yeux bleus scintillant d’une goutte de champagne, déclara :
— « Je viens chercher Criquette… pour qu’elle valse autour de la table. Tu permets, tante Gil ?… Allons, viens, Criquette. »
La petite fox hésitait. Lilie était sa camarade. Et, de son coussin qu’elle n’avait pas quitté, la gourmande reniflait une odeur de sucrerie dont s’accompagnait le frais arome de chair enfantine. Sa truffe remua. Sa langue mouillée torchonna ses babines. Cependant, elle regardait sa maîtresse. Un visible conflit agitait sa conscience de chien.
— « Vilaine Criquette ! » s’écria Nathalie, « Veux-tu m’obéir !… Tante, commande-lui de m’obéir, à cette Criquette, à cette vilaine !
— Offre-lui un de tes bonbons, et elle te suivra », soupira Claircœur, avec une dose de sûreté psychologique qu’elle ne mettait pas toujours en quarante mille lignes.
Ce ne fut pas long. La bête et l’enfant disparurent. La porte claqua bruyamment.
— « Est-ce mignon ! » murmura pour toute plainte la romancière. « La gosseline et le toutou… C’est à payer sa place… les voir ensemble. »
Devant ses yeux s’ébattaient encore les deux légères créatures, tandis qu’elle écrivait :
« Du moins », pensa Tristan, « ton honneur est sauf, malheureuse ! J’emporte l’infernal secret. Tu continueras à promener par le monde cette figure d’ange, dont tu masques une âme de démon… »