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Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) : $b roman

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VII

Les Malheurs d’une arpète, drame en six actes et huit tableaux, étant à peu près à point pour la scène, et les répétitions ne devant commencer qu’en septembre, Gilles de Claircœur envisagea la possibilité de se reposer hors de Paris pendant la canicule.

— « Qu’en dis-tu, Gilberte ? Si je t’emmenais en Suisse ? Ou bien au bord de la mer ? A ton choix. Nous avons six semaines devant nous.

— Oh ! marraine… Que tu es gentille ! Ça serait bon pour nous deux de quitter un peu ce vilain Paris.

— Je crois que ce serait bon pour toi, qui deviens toute pâlotte. Quant à moi, je suis solide. Et Paris ne me semble jamais vilain. J’ai si peu l’habitude des villégiatures !

— Tu ne t’es pas gâtée toi-même, dans la vie, marraine.

— C’est toi qui me gâteras. Les joies qu’on rencontre sur une route solitaire ne comptent pas. C’est bien mélancolique, va, un succès remporté pour soi seul.

— Nous sommes là, marraine. Et nous t’aimons bien », dit la jeune fille.

Elle se montrait plus expansive, plus tendre, depuis quelque temps. Une certaine estime respectueuse imprégnait maintenant ses allusions à l’œuvre et à la carrière de Claircœur. L’existence ne lui paraissait déjà plus si facile à vivre. Le talent ne s’impose pas aux autres avec l’évidence qu’on en a en soi. Elle commençait à comprendre par quelle lutte il lui faudrait manifester le sien. Et d’abord par quelle foi tenace elle devrait continuer d’y croire.

Lorsqu’elle avait dit : « Nous sommes là », elle s’identifiait avec sa famille, et dans une intention d’autant plus marquée que, justement, les Andraux se montraient moins empressés, même pouvaient être accusés de quelque négligence. Symptôme d’un esprit nouveau, chez ces gens, tellement assidus naguère, auprès de tante Gil, qu’on les eût plutôt soupçonnés d’obséquiosité, d’accaparement.

Claircœur n’en avait pas fait la remarque, — du moins devant sa filleule. Peut-être ses préoccupations du moment, l’absorbant tout entière, l’incitaient à considérer comme un débarras la diminution des séances familiales, des visites à l’improviste, des arrivées en coup de vent. Mais Gilberte y était sensible, commençait à s’en impressionner presque nerveusement. N’avait-elle pas dû, voici quelques jours, rappeler à ses parents la date anniversaire de la naissance de sa marraine, et seriner en hâte, à la dernière minute, un compliment à Lilie, qui se présentait sans avoir appris de fable ?…

Elle éprouva donc une vraie satisfaction lorsque, le voyage en Suisse ayant été décidé, et, naturellement, annoncé par elle à son père, Théophile et Louise lui déclarèrent, après s’être concertés d’un regard, leur intention d’aller, avant le départ, faire une visite à tante Gil.

Celle-ci se récria, comme toujours, qu’il ne s’agissait pas de visite, et qu’on viendrait dîner. D’autant qu’on n’avait encore rien décidé pour la carrière de Bernard. On en causerait sérieusement.

Ce ne fut pourtant pas l’avenir de ce jeune homme qui forma le fond de la conversation. Bernard semblait s’être amendé. Avec une gravité qu’accentuait sa longue figure osseuse, au teint mat, et ses yeux brûlants dans leurs profondes orbites, ce qui le faisait ressembler à un jeune ascète de Zurbaran, il reconnut la sagesse paternelle, qui le dirigeait vers ce qu’il appelait — avec tout de même une ironie un peu inquiétante — l’in pace de l’administration.

— « Moi aussi, je prépare le concours du ministère, comme Bette », proféra-t-il.

— « Tu crois blaguer », dit sa sœur. « Mais je t’assure que je me présenterai au prochain qu’on organisera pour les femmes.

— « Je te félicite », prononça Bernard, avec un sérieux si plein d’onction, que les heureux parents daignèrent sourire.

— « Et l’aéro ? » demanda Gilberte. « Tu y as renoncé ? »

Parole imprudente, qui n’eut toutefois pas de suite, parce que la petite Nathalie intervint :

— « Bernard dit qu’on est mieux assis sur un rond de cuir que sur le siège d’un aéroplane », expliqua-t-elle avec la bonne foi de l’enfance.

On rit, et il n’en fut plus question. Mais, après le dîner, M. et Mme Andraux échangèrent un coup d’œil.

— « Est-ce que nous pourrions vous dire un mot, tante Gil ? »

Ils l’appelaient ainsi, comme les enfants. Ça rajeunissait Louise.

— « En particulier ? » demanda Claircœur.

— « Tout à fait en particulier. »

Elle les emmena dans son cabinet de travail.

— « Je pense que Criquette ne vous gêne pas ?

— Oh ! si ça ne vous faisait rien, ma bonne amie… Elle va sauter sur vos genoux. Et vous ne vous occuperez que de ses mines. »

Claircœur ne nia pas cette vérité profonde. Les mines de Criquette, sa façon de pencher sa petite tête suivant les intonations des voix, les yeux impayables qu’elle levait en laissant voir un peu de blanc par-dessous, l’intéresseraient certainement beaucoup plus que ce que lui diraient les Andraux. Elle se rendit à l’évidence.

— « Va, Criquette, va jouer avec ta petite cousine Lilie. »

Parenté exorbitante ! Claircœur, ouvrant la porte, ne vit pas la grimace des parents de Lilie, devenus du même coup oncle et tante d’un quadrupède. Que ceux qui n’ont jamais eu de chien jettent la pierre à Claircœur ! Théophile et Louise étaient de ces infortunés.

Ce fut lui qui prit la parole.

— « Ma bonne amie, écoutez… Il s’agit d’un sujet un peu délicat. Vous êtes une femme de bon sens. On peut tout vous dire.

« Aïe ! » pensa la romancière, « encore une frasque de Bernard. Le polisson aura découché. Quelle affaire pour cette mijaurée de Louise ! »

— « Parlez, mon cher Théo », fit-elle avec rondeur. « Vous savez que j’aime vos enfants comme s’ils étaient les miens.

— Voilà. C’est ce qui nous encourage. Tu vois, Loulou. Notre Gil n’a pas moins d’affection pour ces pauvres chéris, que diable ! Un entraînement, un coup de tête, ça peut aveugler un instant. Ça ne touche pas le fond du cœur. »

« Loulou » parut ne pas avoir entendu que son mari s’adressait à elle. Sa face plate, sans aucun joli modelé, sans accent, mais qu’elle croyait belle et distinguée, à cause d’une bouche trop petite, d’un nez écourté (qu’elle disait fin), et de deux yeux froids, d’un bleu faïence (elle traduisait « pervenche »), demeura figée. Cependant, les étroits ourlets roses des lèvres se froncèrent autour d’une ouverture déjà trop resserrée, dont ils dénaturèrent ainsi fâcheusement l’apparente destination.

— « Qu’est-ce que vous voulez dire ? » demanda Claircœur à M. Andraux.

Elle était devenue un peu pâle. Mais, assise à contre-jour, dans le crépuscule d’été, elle se félicita qu’on ne pût voir si elle montrait quelque trouble.

— « Vous faites du théâtre », reprit Théophile, « Mon Dieu ! Je ne vous dirai pas que c’est une fantaisie… voyons… entre nous… passablement dangereuse.

— Une fantaisie !… Mais c’est mon métier d’écrivain.

— Oh ! vous êtes romancière. Vous réussissez dans le feuilleton. Il ne s’ensuit pas que vous aurez du succès à la scène. Le théâtre… c’est une carrière à part. On ne s’improvise pas auteur dramatique.

— Eh bien, si j’échoue… je ne serai ni la première ni la dernière à en courir l’aventure.

— « Aventure » est le mot.

— Elle n’offre pas beaucoup de dangers, quoique vous l’ayez qualifiée tout à l’heure de « dangereuse ». Du moins, je ne vois pas…

— Vous renoncez à écrire votre roman annuel. Le directeur du Petit Quotidien peut s’en plaindre.

— Oh ! Boisseuil, c’est un ami. Puis, c’est réglé, ça. Je me suis arrangée avec lui.

— Eh ! eh !… il apprendra qu’il peut se passer de vous. Les lecteurs aussi. »

Claircœur se redressa, nerveusement.

— « Enfin, mon bon Théophile, c’est mon affaire.

— Certes, ma chère sœur… » (Il osait employer ce vocable dans les grandes occasions.) « Cependant, vous nous avez habitués à parler ouvertement de tout, avec vous, même de vos intérêts. Combien de fois ne m’avez-vous pas dit : « Théo, une femme seule comme moi, dans la vie, peut être exploitée, roulée, donnez-moi tel ou tel conseil… » Sur des placements, entre autres, je me souviens. Vous ajoutiez : « Vous êtes mon frère. »

— C’est parfaitement exact. Mais, cette fois, vous l’ai-je demandé, le conseil ? »

Ici, Louise intervint.

— « Oh ! ma chère, quel ton ! Vous n’avez pas besoin de le prendre comme ça. D’ailleurs, Théophile, je ne te conçois pas, toi non plus. Tu t’embarques sur des questions d’argent. Est-ce que cela nous préoccupe ? Tu m’as dit toi-même : « Gil manque son roman de cette année. C’est cinquante mille balles qu’elle fiche à l’eau. Mais il faudra la féliciter si elle s’en tire à si bon compte. » Jamais il n’est entré dans notre tête de lui montrer quel gouffre elle a ouvert dans sa caisse. Nous aurions l’air de songer à l’avenir des petits. Bon Dieu ! que leur tante se ruine ou non, ils n’en seront pas moins les braves gens que notre exemple en aura fait. C’est l’essentiel. »

Du vinaigre, coupé d’acide citrique, et employé comme dentifrice, en écoutant scier une pierre de taille, provoquerait à peu près la contraction de mâchoires et l’acidité de salive, effets d’une semblable éloquence. Claircœur n’y échappa point. Il lui fallut un instant pour laisser s’éteindre dans ses oreilles le grincement des paroles et du ton. Elle contint une réplique furieuse et blessante, qu’elle eût expiée par des larmes de sang. Car une brouille avec les Andraux était la perte de tout ce qui représentait, pour cette affamée de tendresse, le pain quotidien de son cœur, l’aliment faute duquel ce lui serait une douleur de vivre.

Elle réussit enfin à proférer tranquillement :

— « Qu’y a-t-il donc d’offusquant dans le fait que je termine une pièce de théâtre pour qu’elle soit jouée cet automne, si nous mettons de côté les questions d’intérêt ? »

— Je vais vous le dire », déclara Louise. « Théophile nous tiendrait deux heures avec ses « si » et ses « mais ». La franchise est ce qu’il y a de mieux. Je suis mère. A ce titre, je peux sentir et exprimer des nuances qu’un homme ignorera toujours… C’est une mère qui vous parle, Gilles de Claircœur. »

Claircœur se gardait d’en douter. Point n’était besoin d’affirmer ce détail avec tant d’emphase. Surtout, pour poser la question, qui suivit aussitôt :

— « Gilles, vous comptez aller en Suisse, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et emmener Gilberte ?

— Bien entendu.

— Est-ce que monsieur Fagueyrat ira vous y rejoindre ?

— M’y rejoindre !… »

Claircœur entendit bruire dans ses oreilles le battement de ses artères. Il y eut un silence. Puis Théophile développa :

— « Sans doute. Quoi de plus vraisemblable ? Vous travaillez journellement ensemble. Votre collaboration ne peut s’interrompre pendant six semaines… juste au moment d’aboutir.

— Je ne comprends pas pourquoi vous me demandez cela », dit la romancière, dont la voix frémissait.

— « Parce que, chère amie, en ce cas, vous pourriez ne pas emmener Gilberte, nous la laisser… »

Claircœur eut un cri profond.

— « Oh ! cette enfant… que j’ai élevée !…

— Gilberte n’est plus une enfant », déclara Louise. « C’est une jeune fille, dont la réputation est à la merci d’un potin, d’une apparence fâcheuse. Vous vivez à l’écart du monde, ma pauvre amie. Vous ignorez certaines interprétations… »

Le monde à l’écart duquel vivait Claircœur, et dont l’opinion faisait loi pour Louise, se composait des locataires de la maison du quartier de Grenelle, habitée par les Andraux, de la concierge, porte-parole des locataires, d’une ouvrière à la journée, de quelques épouses d’employés au ministère, et, planant sur tout, de M. Cochart, chef de bureau, que sa vaine tentative galante auprès de Gilberte laissait saturé de soupçon et de fiel.

— « Oui », répéta Louise, hochant la tête, « le monde est impitoyable. Il faut le prendre comme tel.

— On nous a donné à entendre », reprit Théophile, « que cette promiscuité avec des comédiens pourrait faire jaser sur ma fille. Et même…

— Et même ?… » répéta Claircœur.

— « Et même faire naître en elle certaines idées, dévelouter son innocence. Le laisser-aller de ces gens-là…

— Assez, Théophile, assez !… je vous en prie !… Vous ne songez pas à ce que vous dites !… »

La révolte, pour être tardive, n’en bouillonnait que plus violemment. Mais la femme, ainsi jetée hors d’elle-même, se défiait de ses impulsions. Elle savait qu’à force de ménager les autres, elle s’était ôté le droit d’effleurer seulement leur orgueil ou leur sensibilité. De sa part, la moindre riposte un peu vive devenait une injure. Et, comme elle ne puisait le courage de s’affirmer que dans la douleur ou la colère, toute réaction de sa personnalité, même devant la pire injustice, lui donnait l’air de passer les bornes, et mettait les torts de son côté.

Qu’eût-elle dit, en effet, qui n’eût été terrible, qui n’eût fait éclater les rugissements des deux époux ? La vision de sa sœur mourante fulgurait en elle. Puis, c’était la longue période noire de sa solitude avec l’enfant abandonnée. La lutte pour la vie… Et cette petite… cette chère petite… sa Gilberte, à elle… On osait !… Des larmes de fureur et de chagrin la suffoquèrent. Et elle s’en voulut de pleurer, comme d’une défaite.

— « Ma pauvre amie… ne vous mettez pas dans cet état. Voyez les choses telles qu’elles sont. »

Parmi des sanglots, comme une coupable qui s’excuse, — et elle en avait conscience, et l’humiliation la convulsait, — celle qui arborait un nom de paladin, la sociétaire influente des Trente mille lignes, la providence des recettes au Petit Quotidien, plaida sa propre cause devant les faces glaciales de son pseudo beau-frère et de sa soi-disant belle-sœur. Ce faisant, elle éprouvait un âcre mécontentement de soi-même, car n’était-ce pas reconnaître leur supériorité morale et la légitimité de leur intervention ?

Comment pouvaient-ils supposer que Gilberte ne fût pas chez elle en sécurité, comme chez la plus soucieuse, la plus ombrageuse des mères ? La jeune fille ne l’accompagnait pas au théâtre. Elle n’assisterait pas aux répétitions. Elle ne fréquentait pas « des comédiens », n’était pas exposée au « laisser-aller de ces gens-là ». Elle voyait M. Fagueyrat. Mais M. Fagueyrat était un homme d’une éducation parfaite, d’une tenue irréprochable…

Louise et Théophile échangèrent un furtif sourire.

— « D’ailleurs, monsieur Fagueyrat n’est plus simplement un acteur, c’est un directeur de théâtre.

— Attendons qu’il ait dirigé », observa Mme Andraux.

— « Enfin », reprit son mari, « est-ce vrai, ce qu’on a dit : que ce cabotin devait vous rejoindre à Lucerne ? Ce qui vous afficherait — nous n’avons pas à y objecter — mais ce qui afficherait Gilberte, — plus vraisemblablement, vous devez en convenir », ajouta-t-il avec méchanceté. « Et cela regarde, j’imagine, ma vigilance paternelle.

— « On a dit »… Qui a dit cette vilenie ? » interrogea Claircœur.

Elle recouvrait son calme, du moins extérieurement. Mais, tandis que ses nerfs s’apaisaient, une plus large houle de tristesse montait en elle. Des sentiments inexprimables, inexprimés, même en son for intérieur, se levaient, comme éveillés par la puissance des mauvaises paroles, et s’y ajoutaient pour la bouleverser.

M. Andraux sortit une coupure de journal, et, solennellement, la mit sous les yeux de la romancière.

Un vague entrefilet du Courrier des Théâtres énumérait des villégiatures d’auteurs dramatiques, de directeurs, d’acteurs. On assurait que M. Fagueyrat, préparant une surprise sensationnelle pour la réouverture du Louvois, irait proposer un merveilleux rôle féminin à l’une des plus délicieuses étoiles que Paris admirerait l’hiver prochain au zénith de son ciel. Ce serait une révélation. Au lecteur curieux de deviner l’étoile future, parmi les toutes jeunes femmes de théâtre qui, en ce moment, faisaient une cure d’altitude parmi les glaciers de l’Oberland.

— « Mais l’Oberland n’est pas Lucerne ! » s’écria Claircœur. « Et l’étoile, ce n’est pas moi !

— Votre réponse est ridicule », dit aigrement Louise. « On ne vous a jamais accusée d’être une étoile.

— N’empêche », reprit Théophile (car les propos des époux se balançaient comme les strophes et les antistrophes du chœur antique), « n’empêche que nos amis, dès qu’ils ont su que vous alliez en Suisse, ont eu un drôle de sourire, et se sont écriés : « Naturellement ! »

C’était sa femme qui avait jeté l’exclamation : « Naturellement ! » l’accompagnant du drôle de sourire, lorsque la petite couturière qui la fagotait lui procura la découpure de journal. Cette couturière étant venue travailler chez Claircœur et lui ayant gâché une robe — ce qui découragea la cliente — pourvoyait Mme Andraux des plus perfides potins qu’elle pouvait découvrir ou suggérer sur Mme Claireux. (Toutes deux affectaient de donner à la femme de lettres son nom véritable, encore lorsqu’elles ne l’appelaient pas « la Claireux ».)

L’auteur des Malheurs d’une arpète se taisait, maintenant, consternée. Si l’entrefilet reproduisait une nouvelle exacte, c’était de Blandine Jasmin qu’il s’agissait. Divers indices, par là même précisés, ne lui laissaient plus aucun doute. Cependant, Fagueyrat, sous prétexte de ne pas lui donner de fausse joie avant d’avoir une certitude, reculait la révélation d’un nom que, d’instinct, il savait ne pas devoir enchanter son auteur.

— « Voyons, ma bonne Gilles, ma chère sœur », insinua Théophile, « je vois que vous réfléchissez. Vous allez vous rendre à nos raisons, je le sens. Dites franchement, ne sommes-nous pas dans le vrai ?

— Mon Dieu… » fit Claircœur lentement, « il faut pourtant que je gagne la grosse partie que je joue cette année. Sous prétexte que je suis une femme, je n’ai pas le droit de me désintéresser d’une pièce qui peut me rapporter plus qu’un roman, — qui doit, au moins, me rapporter autant pour que je n’aie pas perdu mon année.

— Nous ne disons pas le contraire.

— La Suisse… je m’en moque bien ! » dit la pauvre femme de lettres avec amertume. « C’est exact, j’en conviens, que Fagueyrat devait m’y rencontrer… Oh ! une heure à peine, entre deux trains » — ajouta-t-elle très vite devant le geste qu’elle sentit comme un soufflet. — « Il devait me présenter notre principale interprète.

— Sa maîtresse, cette fille Jasmin », prononça Louise, avec l’inénarrable dédain de toute sa figure plate, d’une jeunesse vieillotte, et le coulissage intense de sa bouche rétractile.

— « Jolie société pour notre Gilberte ! » souligna l’antistrophe de M. Andraux.

— « Oh ! » fit amèrement Claircœur, « s’il fait jouer mon « arpète » par Blandine Jasmin, je n’ai pas besoin de voir cette demoiselle avant les répétitions.

— Comment « s’il fait jouer !… » Mais il est bien forcé de lui donner le rôle ! » proclamèrent ensemble les époux, confondant cette fois les deux parties égales du chœur, qui devinrent l’épode.

Forcé !… Claircœur ne comprenait pas. On ne lui fit pas attendre le commentaire. Est-ce que le marquis de Sépol, président de la Société à laquelle appartenait l’immeuble des Fantaisies-Louvois, n’avait pas déterminé la location à Fagueyrat, avec des avantages particuliers ?

— « Oh ! des avantages !… » sursauta l’auteur, qui avait payé pour savoir le contraire.

— « Enfin, c’est le marquis de Sépol qui exige un premier rôle pour Blandine Jasmin. Fagueyrat n’est directeur qu’à cette condition, et en acceptant le partage de la demoiselle. Voilà le monsieur que vous nous donnez pour un modèle de distinction.

— C’est faux ! » cria Claircœur. « Je vous défends, vous entendez, je vous défends de dire des vilenies pareilles ! »

La véhémence, la sincérité de son indignation, rabattirent l’audace du couple Andraux. Pourquoi fallait-il qu’elle souffrît de sa victoire plus que ceux à qui elle l’imposait. Tout de suite, elle craignait de blesser, d’être injuste.

— « Ce n’est pas à vous que j’en veux. Comment sauriez-vous ?… Est-il possible que de pareilles infamies circulent !…

— Voyez, ma pauvre Gilles, ce que deviendrait tout de même la réputation de notre enfant ? »

Pour Louise aussi, c’était « notre enfant », bien qu’elle détestât Gilberte, qui prenait, croyait-elle, la part de Bernard et de Nathalie, dans l’affection et l’héritage de tante Gil. Comme si, sans leur demi-sœur aînée, les deux jeunes Andraux auraient eu leur tante Gil.

— « Que faire ?… » murmurait Claircœur.

Elle ne s’insurgeait plus. Sa voix demandait conseil. Une satisfaction inattendue atténuait les meurtrissures du pénible débat. Elle s’entendait, disant à Fagueyrat : « Dans votre intérêt, ne donnez pas le rôle à Blandine. » Puis, s’il résistait, un éclat : « Vous ne savez pas !… vous ne savez pas les bruits qui courent. » Elle devait le sauver de cette ignominie. Mieux que personne, elle avait la certitude que l’argent du marquis de Sépol n’était pour rien dans cette entreprise théâtrale. Ne l’avait-elle pas voulue sienne, pour le partage des risques et du succès avec l’artiste qui lui avait révélé sa vocation dramatique, qui croyait en l’auteur des Malheurs d’une arpète. D’ailleurs, elle serait magnanime. Elle protesterait que, pour elle, Mlle Jasmin ne trahissait pas l’amant qui l’élevait jusqu’à lui. « Mais, mon ami, sans vous, lui confierait-on seulement une réplique ? Saurait-elle entrer en scène ?… Vous tromper !… Ce serait monstrueux… » Que répondrait-il ? Jamais, avec Claircœur, il n’avait parlé de sa liaison.

Le cœur de la romancière battait en imaginant le dialogue, sur un tel sujet, avec le seul homme séduisant qu’elle eût jamais vu suivre, près d’elle, avec elle, un des chemins de la vie, — le seul !… Quelle sensation nouvelle, fraîche comme une source dans un désert, cette camaraderie, cette rieuse entente, ce travail à deux, ces beaux regards suspendus à l’inspiration qui lui venait, à la phrase heureuse qu’elle trouvait avec une facilité surprenante, et que le collaborateur, enchanté, saluait de bravos, griffonnait en hâte, appréciait en connaisseur, avec des éloges délicats.

« Je m’y vois contrainte. Il faudra bien que je lui parle d’amour… de son amour. »

Sourdement, dans un insondable lointain, la voix du jeune homme niait, dissipait le malentendu : « Blandine Jasmin ?… Mais on peut la donner à Sépol… Je ne la vois plus. De l’amour ?… Jamais de la vie ! Ces femmes-là, on s’en amuse quand on ne sait pas… quand on n’a pas encore rencontré… »

— « Eh bien, ma bonne amie, nous attendons ce que vous déciderez. »

L’accent pâteux de Théophile fut comme une pédale aux musiques doucement vibrantes. Claircœur sembla s’éveiller d’un songe.

— « Nous avons bien une idée, Loulou et moi », coula cette voix, qui semblait traverser des mâchures de pâte de guimauve.

— « Quelque chose qui arrangerait tout », continua l’antistrophe. « Seulement, cela nous imposerait un sacrifice. »

Tante Gil les regardait, l’un après l’autre, les écoutait, avec un sourire vague, un regard mal débrouillé d’insistantes visions.

— « Le bon air est tellement recommandé à ma pauvre femme, surmenée par la vie de Paris. On dit qu’en Suisse il existe des pensions très bon marché. Et Lilie… Cela lui ferait tant de bien ! Si vous pouviez, chère amie, tout près de vous, leur trouver ?…

— De la sorte », insinua Louise, « vous ne seriez pas séparée de Gilberte. Nous vous la laisserions. Seulement, dans certaines circonstances, je serais là, je la chaperonnerais. Le monde n’aurait rien à dire. »

Quand Mme Andraux prononçait « le monde », quelque chose de grand s’évoquait. En elle-même, l’image était moindre. Toutefois, quel orgueil d’annoncer à ce « monde », sous les espèces de sa concierge de la rue Surcouf et de l’ouvrière à la journée : « Je pars en Suisse, pour ma petite Nathalie. On assure que les docteurs de Lausanne enseignent une hygiène merveilleuse pour les enfants. »

Elle reprit tout haut :

— « Seulement, la question se pose : existe-t-il dans les endroits chics où vous irez, des petits coins assez modestes, à portée de notre modeste bourse ? »

Claircœur s’écria :

— « Vous plaisantez ! Je ne permettrai pas que vous fassiez de la dépense, à cause de Gilberte, à cause de moi. Je vous invite, Louise, avec Lilie et Bernard.

— Oh ! Bernard n’a pas mérité…

— Laissez donc ! Il lui faut des vacances aussi, à ce pauvre grand gosse. Théo, j’espère bien que vous prendrez quelques jours… »

Elle rayonnait. On lui ôtait de dessus le cœur un poids bien lourd. Les Andraux devenant ses hôtes, dans une villégiature de luxe, — elle connaissait leur vanité — suspendraient cette persécution sourde dont ils la désolaient depuis qu’elle s’occupait de théâtre. Le plaisir, l’économie, la vie intime, en famille, amolliraient ces natures sèches. Puis, ils verraient de près le sérieux de son effort, et combien son attitude était irréprochable. Oui… peut-être… elle avait eu tort de garder si souvent Fagueyrat à déjeuner, à dîner… surtout avec une jeune fille dans la maison. Mais, après une séance de travail, cela se faisait si naturellement, si simplement. Là-bas, en Suisse, on serait tous ensemble. L’acteur ne viendrait pas… ou si peu !

De telles réflexions, elle les garda pour soi, ne montrant que sa joie de l’arrangement. « Mes bons amis, ne me remerciez pas. Vous me rendez bien heureuse. Comment n’ai-je pas songé à cela plus tôt ? » Pour un peu, elle se fût excusée d’avoir envisagé quelques semaines de repos au dehors, sans y associer « la famille ».

Les deux Andraux l’embrassèrent. On appela les enfants. On leur fit deviner la nouvelle. Bien que mis sur la voie, ils n’osaient formuler un espoir tellement inouï. Devant la certitude, ils devinrent fous de plaisir. Bernard et Nathalie exprimèrent cette félicité merveilleuse des premières années de la vie, cette félicité sans ombres, qu’on éprouve à leur âge pour très peu de chose, et que tous les trésors de l’univers ne nous restitueraient pas, l’adolescence passée. Ils étouffèrent tante Gil de caresses, tandis que Gilberte lui disait, avec un regard indéfinissable et mouillé d’une larme tendre :

— « Petite marraine… Si tu savais !… J’ai besoin d’aller loin, comme ça, avec tous les miens. Je t’en saurai gré toute ma vie ! »


Plus tard, dans la soirée, les Andraux partis et sa filleule lui ayant souhaité le bonsoir, Claircœur s’enferma dans son cabinet de travail. Non qu’une inspiration soudaine la pressât de noter quelque sujet de roman ou de remanier quelque scène de sa pièce. Elle sortit d’un tiroir à double fond des livres de comptes, un portefeuille, une pochette de cuir contenant des récépissés de valeurs.

Longtemps, elle compulsa ces différents objets, résumant sur un bloc-notes les données de leurs chiffres. Elle examina aussi un itinéraire de chemins de fer, et un guide en Suisse, où se trouvaient les prix des hôtels et pensions.

En dernier lieu, elle fouilla dans une sacoche, et en retira des factures, — d’ailleurs acquittées. (Claircœur payait toujours comptant.) Entre ses doigts, un peu fébriles, glissèrent des notes de couturières, de lingères, de modistes, d’orfèvres, de dentellières, de vins et liqueurs de grandes marques, de fleuristes. Puis vinrent des reçus pliés, qu’elle enfouit aussitôt, sans les déplier, sans les relire.

Claircœur s’accouda, soupira.

« Quelle année !… » murmura-t-elle. « Si ma pièce n’était qu’un succès moyen… »

Mais elle secoua les épaules, se reprit :

« Voyons… Fagueyrat met tout son avenir de directeur sur Les Malheurs d’une arpète. Il joue une plus grosse partie que moi. Et il ne doute pas, lui. »

Elle ajouta, plus bas, très bas, — lentement, comme si elle savourait les mots :

« Combattre ensemble… Remporter la victoire ensemble… »

Un sourire chassa l’expression soucieuse de son visage. Un sourire subtilement féminin, un sourire délicieux. Claircœur en fut illuminée, embellie. Mais nul n’était là pour y découvrir toute la jeunesse inutilisée, la fraîcheur d’âme, le dévouement inépuisable, la grâce et… l’amour… Oui, de l’amour et de la grâce, il y en avait, dans ce sourire… plus que sur beaucoup de lèvres printanières et comblées de caresses.

Il fut si fort, ce sourire, que, devant lui, chiffres et factures, doit et avoir, s’évanouirent, n’existèrent plus. Le trésor patiemment amassé, le fruit de tant d’années de labeur, toute la dure existence de femme, les résultats arrachés aux mains rétives du sort, la sécurité de l’avenir, rien ne compta plus.

Claircœur repoussa pêle-mêle, au fond du tiroir, portefeuilles, livre de balance, récépissés de titres et bordereaux de vente. Elle tourna sa clef. Et toujours souriante, conduite par son rêve, elle s’en alla lui sourire encore, — dans le sommeil.

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