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Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) : $b roman

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Gilberte Andraux à Théophile Andraux

« Les Glycines, 14 août.

« Bien cher papa,

« Ma lettre va te faire de la peine. Aussi j’ai le cœur serré en prenant la plume. Mais, je t’en prie, cher papa, ne reste pas sur la première impression. Fais-moi crédit d’indulgence et d’attention jusqu’au bout. Et même si je ne trouve pas les phrases qui te feront bien comprendre l’état d’âme de ta grande fille, — un état d’âme très sérieux, très brave, très loyal, je t’assure, — eh bien, sois assez bon pour attendre que j’aie causé avec toi, avant de me blâmer — surtout avant de t’attrister — ce qui me serait bien plus dur que tout.

« Papa, tu sais que je me croyais une vocation littéraire. Tu en étais fier. Tu m’encourageais. J’espère encore que nous ne nous sommes trompés ni l’un ni l’autre.

« Seulement, voilà. Ce qu’une jeune fille de vingt ans peut écrire ne rapporte pas ce qu’elle mange (même avec un régime amincissant), ni le brin de toilette dont elle ne saurait se passer. Non, papa, fût-elle géniale. Sa prose ou ses poèmes, s’ils doivent s’imposer un jour au public, ne s’imposeront que par deux catégories d’intermédiaires : 1o le temps, qui ne prendra de commission que sur son énergie et son travail, dont elle devra le saturer longuement ; 2o ces messieurs les éditeurs, directeurs, critiques et confrères, qui la lanceront peut-être malgré l’encombrement, les rivalités, les bouillons à boire, mais à la condition qu’elle sera « bien gentille ».

« Le temps est un intermédiaire qui, ne me demandant pas d’être « bien gentille », mais de beaucoup travailler, me convient mieux que d’autres. Seulement, en l’espèce, le temps représente au moins une bonne dizaine d’années.

« Pendant ces dix ans, cher papa, je veux pourtant gagner ma vie. Et d’autant plus que, malgré ses exigences, monsieur le temps ne garantit rien. Je peux faire de la littérature pendant dix ans, et reconnaître, au bout de cette décade, que ma littérature ne me rapportera pas une côtelette par semestre, — ce qui est peu (même avec le régime amincissant).

« Marraine, qui me disait tout cela avant que l’expérience me l’eût démontré — et que je ne croyais pas, naturellement — ajoutait : « Entre dans l’administration. »

« Mais, papa, entrer dans l’administration avec l’idée de tout faire pour en sortir, je ne trouve pas ça loyal. D’un autre côté, j’ai peur qu’une fois entré, on perde, précisément, l’idée de sortir. La routine, le travail sans lutte, sans stimulant, sans concurrence, les augmentations, les années gagnées pour la retraite et qu’on ne veut pas avoir accumulées en vain, — tout cela doit vous envelopper, vous amollir, vous fixer.

« Puis, la vie de bureau, ce n’est pas la Vie, dont on peut faire des œuvres vibrantes, frémissantes, saignantes.

« Cher papa, depuis que j’ai communié avec la Nature sublime, depuis que j’ai respiré l’air des altitudes, que j’ai entendu les voix de l’Espace et de la Nuit, que j’ai vu les cimes neigeuses s’allumer à l’aube, l’une après l’autre, foyers de pourpre hors de la brume bleuâtre, depuis que j’ai pleuré d’émotion devant ces beautés inouïes, moi, la petite Parisienne, qui appelais « mon parc » un pauvre arbre étiolé entre des murs, j’ai compris que je pouvais souffrir pour l’Art, dans la liberté, mais non pas m’engourdir dans la monotonie des habitudes, là où il n’est pas, là où on ne le connaît pas, là où la sécurité, à laquelle on s’accoutume, le fait oublier, le fait renier, comme un maraudeur insolite, comme un intrus.

« Alors, cher papa, au moment même où je me désolais, où je doutais de tout : de moi, de mes aspirations stériles, des hommes et de leurs vilains pièges, des splendeurs de l’été parmi ces montagnes trop émouvantes, de mes rêves, sans doute déraisonnables, et du devoir, incompréhensible, — voici que j’ai trouvé ma voie. Ce fut comme une révélation, et, en même temps, comme une obligation très douce.

« Je n’ose pas te dire que j’avais prié, et que je me crus presque miraculeusement exaucée. Tu jugerais peut-être qu’il y a là, de ma part, une prétention sacrilège. Toi, qui te déclares libre-penseur, tu n’admettrais tout de même pas qu’une pauvre petite comme moi, qui ne s’est pas déshabituée de joindre les mains et d’implorer le Maître invisible, ait l’audace de mêler le Ciel à des choses de théâtre.

« Car il s’agit de théâtre. Une interprète fait défaut dans la pièce de marraine. Impossible de la remplacer de façon convenable, en cette fin de vacances, alors que la saison d’hiver est organisée partout, et les engagements pris. Un rôle que je sais, que j’ai répété avec une prédilection instinctive, avec une sorte de pressentiment. Bien des fois, monsieur Fagueyrat s’était étonné, avec marraine, de ce qu’il appelait la justesse de mes intonations, le réalisme pathétique de mon jeu, mes trouvailles heureuses.

« Une idée me vint. Je m’offris, — tremblante, croyant qu’on allait me rire au nez.

« Papa… écoute. Monsieur Fagueyrat est prêt à m’engager. Quant à marraine, elle s’affole, ne sait que penser, me refuse son consentement tant que je n’aurai pas le tien. Ce n’est pas qu’elle me désapprouve, non, je te le jure. Mais elle ne veut pas accepter cette responsabilité, — surtout vis-à-vis de toi.

— « Écris à ton père », m’a-t-elle dit. « Si tu lui exposes tes raisons comme tu me les as exposées à moi-même, je serais bien étonnée qu’il ne te permît pas au moins une tentative. »

« La tentative, c’est un rôle dans la pièce de marraine. Si je n’y réussis pas autant qu’on veut l’espérer, je renoncerai à la carrière du théâtre. M’y affirmer comme une artiste, ou ne jamais plus y reparaître, telle est mon intention. Tu penses bien que je n’accepterai pas, dans les coulisses, les échecs, les risques, auxquels je me soustrais sur le terrain littéraire, pourtant plus attirant pour moi, et moins scandaleux dans ses périls, mais où il faut attendre parfois si longtemps pour se manifester.

« O mon père chéri, ne crains pas pour la Gilberte les entraînements d’un milieu que l’on croit fatalement malsain. L’entraînement… mais la joie d’écrire, d’être imprimée, publiée, lue… imposée au public… Oui, car il y a des gens assez puissants pour prendre une débutante par la main et pour la hisser au même poste que les vétérans de la plume… Cet entraînement-là, papa, cette ivresse-là, ne m’a pas tourné la tête. Comment veux-tu que je la perde, cette petite tête, bien ignorante, bien modeste, mais bien droite aussi de dignité, d’honnêteté, de bravoure, — comment veux-tu que je la perde pour l’odeur d’une loge d’actrice, et le mirage des papillons de gaz dans un couloir, derrière la toile de fond ?

« Mon petit père, je t’en supplie ! laisse-moi essayer d’une carrière qu’on ne considère plus — sauf chez notre concierge de Grenelle, peut-être — comme l’abomination de la désolation. (Et encore, parce que notre concierge, étant stérile, n’a pas d’héritière au Conservatoire.) Rappelle-toi les jeunes filles bien élevées, les femmes du monde irréprochables, qui ont paru sur la scène, occasionnellement ou professionnellement, durant ces dernières années. Attends au moins que j’aie joué dans la pièce de marraine. La circonstance ferait accepter mon projet d’enrôlement temporaire aux personnes les plus rigides.

« Pour que tu saches — sans m’accuser de présomption — quel service je peux rendre, demande l’opinion de monsieur Fagueyrat. Il te dira comment il croit que j’interprète le personnage. Marraine est de son avis, mais elle n’en conviendra pas, dans la crainte que l’intérêt de la pièce n’influe sur ta décision.

« Mais, — entre nous, — mon petit papa, l’intérêt de sa pièce… est-ce que cela ne doit pas primer tout ?… Songe au coup de dés qu’elle jette sur le tapis !… Superbe victoire illuminant le présent et l’avenir… Ou désastre, anéantissant beaucoup du long effort passé. Songe avec quel cœur je combattrai ce combat pour la si bonne et noble chérie. Songe à ce que je lui dois… Tout. Et même toi, cher père. Car t’aurais-je retrouvé, si elle ne m’avait pas élevée pour toi, gardée pour toi, si elle ne m’avait pas appris à respecter ta volonté, à t’aimer, pendant les années de mon enfance, où j’attendais ton retour ?

« Elle ne sait pas que je t’écris cela. Elle me croit capable de ne plaider que pour moi-même.

« C’est ma faute. Je ne lui ai guère montré de tendresse depuis que nous sommes ici, dans ce pays admirable, — grâce à elle, d’ailleurs. Mais je traversais une crise… comment te dirai-je ?… mettons… de neurasthénie. Je me sentais inutile, débile, incohérente et impuissante. Cette révélation de beauté, dans une nature presque trop grandiose, m’oppressait, m’anéantissait, tout en m’exaltant.

« Sentir avec tant de force, et ne pouvoir rien manifester, rien créer, qui corresponde, fût-ce de loin, à de si accablants émois. Je m’en exaspérais. J’en devenais mauvaise. Oui, même avec marraine, — cette admirable marraine, dont je commence seulement à entrevoir la supériorité.

« Mais, maintenant, je respire, j’espère. Les redoutables montagnes ne m’écrasent plus. Elles me sourient. Des ailes soulèvent mon âme jusqu’à leurs cimes. Je puis remplir ma destinée, me vouer à une œuvre passionnante, travailler à mon goût, faire de l’art, exprimer tout ce qui demeurait en moi sans essor, sans flamme, sans paroles. Et, plus tard, après avoir interprété les sentiments des autres, j’écrirai, je trouverai la forme impressionnante de mes propres sentiments.

« Cher papa… J’attends ta réponse avec une impatience que je ne puis te décrire. Comme je vais compter les heures, calculer les alternances de courriers, palpiter à la vue de ton écriture !

« M’auras-tu comprise ? Auras-tu confiance en moi ?

« Que de choses je pourrais te raconter, pour te faire voir l’existence avec mes yeux de jeune fille, — des yeux clairs, qui discernent leur chemin, et ne se laissent pas tromper par les indications menteuses des carrefours.

« Mais les choses qui nous déterminent ne se racontent pas. Car elles ne sont plus, pour qui en écoute le récit, les monitrices impérieuses, dont les ordres ont empli nos oreilles, dont les fouets cruels ont lacéré nos épaules. Elles ne sont que des anecdotes.

« Réponds-moi bien vite, cher papa, réponds-moi selon ton cœur, sans écouter les voix étrangères, qui sont celles du préjugé.

« Je t’embrasse de toute ma profonde tendresse.

« Ta Gilberte. »

« P.-S. — Dans cette lettre, je ne te parle pas de maman Louise, parce que nous avons pensé, marraine et moi, que nous devions te demander d’abord ta volonté, te mettre le premier au courant, par déférence pour toi, mon cher père.

« Je ne doute ni du jugement de maman Louise, ni de son affection pour moi, — affection méritoire, et dont je lui sais gré. Tu la consulteras, comme en toute chose, et je trouve cela parfait. Dis si je dois m’en expliquer avec elle, ou si tu préfères lui présenter la question de ton point de vue. Peut-être a-t-elle quelque idée de mon projet, d’après les éloges — un peu intempestifs et trop indulgents — que m’ont donnés, devant elle, marraine et monsieur Fagueyrat, sur ma façon de jouer. Puis, hier, la Suissesse qui fait notre cuisine a certainement entendu quelques mots significatifs.

« C’est inouï !… cette Margoton du canton d’Uri, qui jargonne un patois impossible, et n’a jamais l’air de comprendre nos ordres, cette femme qui ne nous connaissait pas il y a deux semaines, et qui, dans deux autres semaines, cessera tout commerce avec nous pour l’éternité, — elle nous épie !… Elle écoute aux portes !… Que peut bien lui importer l’objet de nos entretiens ?

« Tu ne trouves pas fantastique, cette maladie humaine de la malveillance ?… Car la curiosité n’est que la pourvoyeuse de la malveillance. Ce qu’on cherche à surprendre, ce n’est pas les belles actions.

« Mais voilà que je ratiocine, que j’ergote.

« Excuse-moi, papa chéri. Ne me crois pas déjà trop bas bleu !

« Ta grande petite Bette, qui te bige à plein cœur. »

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