Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) : $b roman
IV
— « Madame est chez elle ? »
La femme de chambre de Claircœur, personne peu stylée, n’avait jamais pu comprendre qu’à pareille question un « non » décisif n’est jamais blessant pour le visiteur. Même si ce visiteur astucieux lui tend le piège classique : « La concierge me l’a dit. » Il se heurte à une consigne générale, voilà tout. Tandis que si la camériste hésite, et finit par « aller voir », le gêneur n’a plus de doutes : on le met personnellement à la porte.
En dépit de tous les mots d’ordre, écoutés d’ailleurs d’une oreille volontairement sourde ou rebelle, Céline se trouva dans l’impuissance de mentir assez vite à un jeune homme de si grand air. Une tête comme on n’en voit que dans les tableaux-réclames de photographes, — cheveux bouffants sous le haut-de-forme à huit reflets, visage régulier, lisse, retouché, épilé, sans une seule de ces légères disgrâces d’épiderme contre lesquelles se mobilisent tant de pâtes et d’anti-bolbos. Une haute cravate de satin noir, dont le nœud devait détenir un record. (Refaire ce nœud-là, impossible !) Un pardessus à pèlerine, comme n’en portaient, dans l’esprit de la femme de chambre, que les princes en exil. Entre les revers, un gilet si doucement velouté qu’elle eût souhaité d’y promener le bout des doigts. Avec cela, des yeux qui lui coulaient dans les moelles un quelque chose qu’elle essaya vainement ensuite de définir à la cuisinière. Et des bottines vernies, à la fois si miroitantes et si longues, qu’on craignait de céder à leur fascination et de marcher dessus.
— « Oui, n’est-ce pas ? Madame est chez elle. Alors, voulez-vous m’annoncer ? »
Autoritaire, il avançait dans la galerie, entre les meubles ripolinés blancs. De sa canne — une canne extraordinaire, jonc énorme surmonté d’un masque tragique sous lequel on entrevoyait une tête de mort (vieil ivoire japonais) — il désignait, par une intuition qui stupéfia Céline, la portière effroyablement jaune et rouge — remords éternel du pillage de Pékin, quoique fabriquée à Clichy — dont se voilait l’entrée du salon.
Incapable de résistance, et même de présence d’esprit, Céline souleva cette portière, introduisit le merveilleux inconnu, prit sa carte, et, sans la poser sur le petit plateau en métal argenté, — une occasion !… on trouve tant de choses élégantes pour presque rien dans les catalogues d’étrennes, — elle s’élança vers le cabinet de travail.
La romancière y piochait une fin de chapitre.
Les pieds sur un tabouret-chaufferette, son grand corps frileux drapé dans une robe d’intérieur en « zénana » capucine avec empiècement de fausse guipure, la figure marbrée de rouge du côté du feu de gaz suppléant à l’insuffisance du chauffage central, les doigts copieusement maculés d’encre, elle jetait sur le papier une phrase dont l’émotion lui mouillait les yeux de larmes :
« Je vous pardonne, Godefroy. Cela vous importe peu maintenant. Mais, à l’heure de la mort, vous joindrez les mains, vous murmurerez : « Elle m’a pardonné. L’enfer et ses tourments me paraîtront supportables. »
Au coup frappé à la porte, elle cria machinalement :
— « Entrez ! » puis tourna vers Céline son bon grand visage mi-partie enflammé à droite, pâle d’effort et de fatigue à gauche, et dont un œil semblait maquillé, parce qu’en l’essuyant précipitamment d’un doigt peu net elle venait de le cerner d’une ombre noirâtre.
— « Un monsieur ?… Mais, ma petite, je ne reçois personne.
— Madame… c’est la concierge. Elle a juré que Madame y était.
— Mais, vous, Céline, voyons !…
— Madame, ce monsieur est entré tout droit. Il est dans le salon.
— Eh bien, par exemple !… Et puis, quoi !… Il n’y a qu’à le renvoyer… »
Elle jetait un coup d’œil vers la glace, constatait l’écroulement de ses lourds cheveux, sa face meurtrie de manouvrière à la besogne.
— « Je ne peux pas recevoir comme ça. »
Seulement alors, elle eut l’idée de regarder la carte :
MARCEL FAGUEYRAT
Artiste dramatique.
Ce fut un éblouissement. Une vision palpita. Le théâtre… Sa pièce jouée… Le rêve… N’y a-t-il pas, dans toute existence, un rêve qui fait de la réalité une attente ? Le but, ce n’est jamais le point où l’on est, l’heure que l’on vit. Quelque satisfaction que le jour vous apporte, on y compare cette suite plus désirable que demain en fera jaillir. Un bonheur n’est grand que par la quantité d’espoir qu’il renferme. Les succès de Claircœur, fruits savoureux, contenaient cette amande, sur quoi elle se brisait les dents : « Mettre cela au théâtre !… »
Elle sourit à la carte de l’acteur, et dit :
— « Céline, priez ce monsieur d’attendre cinq minutes. Je le rejoins tout de suite. »
Dans son cabinet de toilette, où elle se précipita, la romancière rajusta son chignon, ramena sur son front, où s’allongeait une fine portée de rides, — qui donc y inscrirait un allegro de baisers ?… c’était fini, cela, — quelques courtes mèches frisottantes. Elle couvrit de poudre de riz la joue ardente, et pinça vigoureusement la joue pâle. Elle ponça ses doigts tachés d’encre.
Mais cette robe d’intérieur ? C’est bien popote, bien bourgeoise du Marais, le zénana. Enfin… avec un nœud de tulle autour du cou… Et la voilà se dirigeant vers le salon.
Loin de sa pensée l’intention de paraître jeune et jolie aux yeux d’un homme de qui l’on racontait d’incroyables bonnes fortunes. Mais quoi ! C’est l’instinct de son sexe. De tout être qui tient un peu de son destin entre les mains, une femme se dit avant tout : « Comment me trouvera-t-il ? » Une obscure conscience, forte de tous les siècles traversés par sa race, la fait songer d’abord à l’effet de son apparence. Elle court à son miroir, dès que l’imprévu la surprend, — comme un soldat saute sur ses armes à la moindre alerte. L’âge n’y fait rien. Et l’amour même ne lui inspire pas cette sauvage défensive. Car elle peut avoir dans un amour profond la confiance qu’elle n’a pas dans l’impitoyable sévérité de la vie et des hommes.
Au salon, Fagueyrat, amusé, inspectait le décor. Il y avait là des meubles tout neufs, d’une dorure féroce. Et de vieux invalides, aux formes bizarres, de ces monuments de famille qu’on a vus en bonne place et entourés d’égards, lorsqu’on était bambin, et que, plus tard, on continue à regarder avec les yeux admiratifs de l’enfance. On se croirait sacrilège de les faire emporter par le bric-à-brac. Et c’est ainsi que trônait chez Claircœur une étagère torsadée et défendue par des griffons, en faux bois de fer, un fauteuil voltaire dont le velours usé alternait avec des bandes de tapisserie à emblèmes, une panoplie, portant un képi, une giberne et un coupe-choux de garde national, avec un morceau de pain du siège de Paris sous une lentille de verre grossissante. Sur les murs, entre des chromos, tapageusement encadrés, s’étalaient des portraits photographiques grandeur nature, dans des entourages en palissandre, à filets de bois de rose.
Quand la romancière entra, son visiteur, l’œil sur la lentille de verre, contemplait le petit amas de boue séchée, traversé d’échardes, de pailles, de débris innommables, grossis par la loupe, échantillon de l’aliment essentiel qu’en janvier 1871 les Parisiens digéraient sans appendicite.
— « C’est ma mère qui avait gardé cela. Et, au-dessus, il y a le képi avec lequel mon père montait la garde sur les remparts, la nuit, par quinze et vingt degrés de froid. »
Fagueyrat ne sourit pas. Il n’en eut même nulle envie. C’était, sous ses airs tranchants, un bon garçon à l’émotion facile. L’image de sa maman, couturière à Moissac, et de son papa, employé aux pompes funèbres de la même ville, lui apparut, et l’attendrit.
— « Madame », dit-il, « ce m’est d’un bon augure que je me sois arrêté instinctivement devant les souvenirs de vos parents. Je songe aux miens, dans leur antique château de Gascogne. Je me les représente assis devant la cheminée monumentale où sont sculptées les armes de nos ancêtres… » (Sa voix eut un trémolo sincère. Il les voyait. Et le son des mots : « nos ancêtres », amollit son intonation, naturellement sombre, prenante et chaude.)
Claircœur lui tendit la main. Leurs doigts s’étreignirent avec une cordialité vive, une entente spontanée, comme si le noble Fagueyrat père, délaissant les pompes funèbres, et le vaillant Claireux, se fussent mutuellement sauvé la vie sur des champs de carnage, pendant que leur épouses parfilaient ensemble de la charpie, au coin de la cheminée séculaire.
— « Asseyez-vous », proposa la maîtresse de la maison.
Fagueyrat prit le siège désigné, sans s’apercevoir qu’on lui faisait les honneurs du voltaire à bandes de tapisserie. Aussi eut-il le sentiment de s’enfoncer dans une trappe, lorsque cédèrent les ressorts exténués. Il revint au niveau du monde vivant en se rehaussant par les coudes, solidement appuyés aux deux bras du meuble. Mais il ressentit bientôt la fatigue occasionnée par cet exercice de trapèze. Dès lors, préoccupé de prendre de temps à autre quelque repos, en se laissant glisser aux voltairiennes profondeurs, il tâchait de faire coïncider cette défaillance avec des chutes de phrases ou les interruptions de la causerie, pour ne pas couper ses effets. Ce fut extrêmement difficile.
— « Madame », commença-t-il avec entrain (c’était le début. Il planait dans l’espace), « j’ai lu vos Malheurs d’une arpète… Vous aviez raison. C’est un effet scénique sûr. La pièce est toute faite dans le roman. Que dis-je !… Mais il y a deux pièces… Il y a dix pièces ! C’est inouï comme l’invention et l’intérêt se soutiennent !
— Le rôle d’Adhémar ?… » balbutia Claircœur, qui contenait l’explosion de sa joie.
— « Le rôle d’Adhémar ? Ce sera le plus beau que j’aie rencontré dans ma carrière.
— Mon Dieu !… Alors vous le jouerez ?… Vous le jouerez, monsieur Fagueyrat !…
— Je le jouerai. Seulement, si ça ne vous fait rien, nous changerons le nom d’Adhémar. »
Elle le vit se tasser, comme sous un accablement. Les ressorts gémirent. Une anxiété vague saisit Claircœur.
— « Oh ! tout ce que vous voudrez, cher monsieur. Vous pensez… changer un nom ! » (Il se redressait, la figure rassérénée.) « Vous ne trouvez pas que c’est dommage ?… Adhémar… cela sonne… cela vous a un je ne sais quoi de chevaleresque. Adhémar… Cela vous irait si bien !
— C’est vieux jeu. Maintenant on s’appelle Pierre ou Paul. Le héros de Fachoda fut baptisé Jean-Baptiste, et le général Boulanger portait le prénom d’Ernest. Songez que les souverains se nomment Nicolas, Alphonse, Gustave, George, Guillaume. Nous devons être modernes, cher maître. Adhémar n’est pas moderne. »
Quand il prononça « cher maître », son interlocutrice eut un haut-le-corps. Mais elle se remit vite, ne voulant pas paraître inaccoutumée à ce titre. « Cher maître »… Évidemment, on ne pouvait lui dire : « chère maîtresse ». Jamais elle n’avait réfléchi à cette bizarrerie de langage. Personne n’avait encore songé à lui donner du « cher maître ». Elle éprouva une gratitude envers l’acteur, et dirigea doucement vers lui ses larges yeux, aux iris blonds, que toutes sortes de sentiments joyeux, exaltants et délicats, emplissaient d’une suavité imprévue.
Il se dit que c’était une brave créature, cette Gilles de Claircœur, qu’on s’entendrait mieux avec elle qu’avec ces rossards de petits auteurs, qui se croyaient Shakespeare quand ils avaient pondu leur premier lever de rideau, et qui, les nerfs toujours à vif, étaient plus femmes que des femmes. Fagueyrat se sentait content de penser que, tout en faisant ses propres affaires, il apportait une fortune à un assez chic type de bonne dame de lettres. Il lui rendit son regard et son sourire, fraternellement, des abîmes du vieux fauteuil, où il s’était laissé glisser dans un abandon de béatitude.
Malheureusement, les regards de Fagueyrat (« Dieu ! quelle étrange ardeur ses yeux laissent en moi ! ») n’oubliaient jamais, pas plus que lui-même, les expressions des grands rôles. Ce n’étaient pas des regards quelconques, animés des dispositions de l’instant. C’étaient ceux qu’Hippolyte détourne de Phèdre, ceux que Rodrigue adresse à Chimène, ceux dont Hamlet illusionne Ophélie, dès qu’il s’y coulait seulement un peu d’amabilité.
Une inconsciente fatuité s’en mêlait. Même en dehors de toute idée de conquête, Fagueyrat estimait impossible qu’une femme échappât tout à fait à sa séduction. Comme il voulait obtenir de celle-ci des décisions plus essentielles pour lui que l’amour, et desquelles dépendait son amour même, il déploya une éloquence grave, de paroles, d’attitudes, avec ses jeux de physionomie les plus persuasifs. Il fut charmant, d’un charme où le naturel l’emportait sur le cabotinage, ce qui donnait un Fagueyrat supérieur au Fagueyrat de ses meilleures créations. Dans ce salon, où sa voix ne modulait que des notes voilées et profondes, il eut l’avantage de ce don si rare, et qu’il possédait parfaitement lorsqu’il ne se forçait pas à des clameurs tragiques : un accent qui, par l’oreille, va jusqu’à l’âme comme une caresse.
Jamais Gilles de Claircœur n’avait été à pareille fête. Une douceur l’envahissait, dont elle ne se méfiait pas. Tout s’illuminait en elle à la pensée que cette causerie n’était qu’un commencement. Le commencement d’une chose merveilleuse : un travail commun, des intérêts communs, avec ce brillant Fagueyrat, la coqueluche de tant de femmes, un des acteurs les plus en vue de Paris. Tout bas, elle exagérait les satisfactions de sa fierté pour ne pas s’avouer que, déjà, une effervescence plus douce montait des sources assoupies où dormaient ses tendresses et ses rêves. Elle avait cru répandre toute sa sentimentalité dans ses romans. Est-ce que les flots ardents où elle avait épanché jusqu’à les croire taries les velléités romanesques de sa nature, allaient lui remonter au cœur, et bouleverser de leur tumulte son renoncement paisible ?…
Allons donc !… La crainte ne l’en effleura même pas. D’ailleurs, dans quelle sécurité la plaçait, vis-à-vis d’un tel partenaire, son âge, et ce qu’elle ne désignait pas en elle-même, ce qui n’a de nom dans aucune langue féminine en parlant de soi, sa laideur. « Suis-je si mal que cela ?… Je n’ai jamais pris la peine de soigner ma figure. Mon âge ?… Fagueyrat a dépassé trente ans, et je n’en ai pas quarante. »
Elle éclata de rire tout haut.
— « Pardon ?… » demanda son visiteur, étonné.
La voyant distraite, il reprenait haleine, après avoir énuméré les scènes capitales des Malheurs d’une arpète, et, plongé au plus profond du fauteuil, il oscillait, d’un mouvement berceur, sur les sangles détendues.
— « Excusez-moi. Je ne ris pas de ce que vous disiez », s’écria la romancière, avec une gaieté, une animation, dont elle sembla rajeunie. « Non, je me moque de moi-même. Une idée absurde, qui me passait par la tête. Ça ne vous arrive pas, monsieur Fagueyrat, aux moments les plus sérieux.
— Ça m’arrive en scène, madame, dans les minutes les plus pathétiques. C’est effrayant.
— Mon Dieu… pourvu que vous ne soyez jamais pris de fou rire en jouant mon Adhémar… non… enfin… pas Adhémar. Mais son nom m’est bien égal. Quand je pense que vous allez le jouer !… Je ne peux pas le croire ! Je suis si contente ! »
On le voyait, qu’elle était contente. Elle rayonnait. Ce n’était plus la bonne dame en zénana capucine, avec une joue trop rouge et l’autre trop blême. Une égale flamme rose éclairait son teint, mettait un reflet dans les prunelles blondes de ses grands yeux pleins de joie, rendait presque seyante la nuance de la robe, sur laquelle d’ailleurs l’écharpe de tulle, saisie et jetée d’abord à la diable, se drapait maintenant avec légèreté, avec grâce, par on ne sait quel geste instinctivement coquet de ces doigts féminins que n’avaient pu raidir tant d’années de labeur, tant de milliers de lignes écrites.
— « Mais, après tout, monsieur Fagueyrat, la pièce n’est pas faite.
— C’est ce qui vous trompe, mon cher auteur. La pièce est faite. Vous allez voir. N’avez-vous pas un scénario ?
— Oui… très complet, très détaillé. J’avais pensé le donner à l’Ambigu. Mais, j’hésitais encore. L’Ambigu… Il y faut du gros mélo… Je voudrais, tout en laissant l’élément dramatique, me rapprocher de la comédie de mœurs. »
Que l’auteur à qui l’on a retourné son manuscrit sans explication, lui jette la première pierre.
Fagueyrat ne fut pas dupe. Il savait que de la copie dans le tiroir d’un écrivain, c’est du stock en souffrance. Il n’y a pas preneur. Autrement les feuillets auraient des ailes. Pas encore partis, ou piteusement revenus, c’est la même disgrâce. Il dit à Claircœur :
— « Le scénario… Mais je ne demande pas autre chose. Je vois tellement mon rôle !… Je le vivrai, je le créerai à mesure, avec vous, devant vous. Imaginez, madame !… c’est un rêve que je réalise. Quand je sens profondément un rôle, je brûle, par instants, de substituer aux phrases d’auteurs, trop composées, trop figées, les cris plus vivants, tout imprégnés de ma joie ou de ma douleur, que l’ardente réalisation d’un caractère me fait jaillir de l’âme. »
Il dit bien cela. Il le croyait. Beaucoup d’acteurs le croient. Et tous, en une minute d’emballement, sont capables de trouver le mot d’une situation, de collaborer, dans une petite mesure, à l’œuvre qu’ils interprètent. Mais rarement par la simplicité. La recherche de l’effet personnel les incite à l’emphase.
— « Ah ! » s’écria la feuilletoniste, « mais ce sera admirable. Avec le sens du théâtre, que vous possédez si bien, et qui me manque… »
Fagueyrat protesta.
— « Vous avez, madame, des scènes qu’il suffira de découper, telles quelles, dans le roman.
— Mais », suggéra-t-elle, « le principal rôle féminin, l’arpète, ma petite « Lulu-tire-l’aiguille »…
— Oh ! pour elle, madame, nous avons une interprète extraordinaire.
— Qui donc ?… »
Fagueyrat fit un geste indiquant le mystère. Mais, comme, par ce geste même, l’appui de l’accoudoir lui manqua, il eut l’air, tandis qu’il s’engloutissait, d’un noyé agitant un bras convulsif. Énervé, il se dressa en pied, quitta définitivement le voltaire et ses tapisseries emblématiques. S’approchant de Claircœur, il chuchota, un doigt sur les lèvres :
— « Pour votre délicieuse « Lulu-tire-l’aiguille », vous aurez une surprise. Permettez-moi de ne pas vous dire encore le nom de l’artiste à qui je songe. On lui propose des engagements de tous côtés. Ce serait trop beau d’avoir cette petite-là ! Nous devons manœuvrer habilement. Laissez-moi faire. Je compte un peu sur son amitié pour moi, sur l’influence que j’ai sur elle.
— C’est une débutante ? Un premier prix du Conservatoire ?…
— Mieux que cela… Une nature !… Fine, jolie à croquer, très jeune… Il faut une très jeune personne pour votre arpète… la fraîcheur d’une gamine de quinze ans… Rien d’artificiel… Et du naturel, de la spontanéité… C’est l’idéal, n’est-ce pas ? On ne peut pas faire jouer ça par une actrice marquée, aux effets connus, quand elle aurait tout le talent du monde.
— « Et vous pensez que nous aurons cette perle ? »
Fagueyrat hocha la tête.
— « J’y ferai de mon mieux.
— Appartient-elle déjà au Théâtre-Tragique ? »
L’acteur, qui marchait maintenant de long en large, s’arrêta, eut un sursaut, tourna la tête vers la questionneuse, paupières écarquillées, bouche entr’ouverte. La mimique de la stupeur, telle que l’enseigne dans son cours tout sociétaire à part entière. Claircœur se répéta ce qu’elle venait de proférer, s’assurant que le son en tintait encore dans ses oreilles, et qu’elle n’avait pas, par distraction, demandé si l’actrice exécutait la danse du ventre ou avalait des scorpions vivants. Elle vit Fagueyrat revenir de son côté, se planter à un pas, les bras croisés. Et telle fut sa soudaine inquiétude, qu’elle éprouva un notable soulagement lorsque, enfin, elle lui entendit émettre cette simple phrase :
— « Vous croyiez donc être jouée au Théâtre-Tragique ?
— Sans doute.
— Mon cher auteur !… Le Théâtre-Tragique n’est pas digne de vous. Ce n’est pas sur une scène aussi démodée, aussi empêtrée de vieilles routines, qu’on peut mettre en valeur le drame admirable, poignant de modernisme, que vous allez tirer des Malheurs d’une arpète.
— Alors ?…
— D’ailleurs », poursuivit-il, « ne lisez-vous pas les journaux ? Vivez-vous tellement à l’écart de l’existence sociale ? Comment !… Vous êtes la seule à ignorer que j’ai lâché le Théâtre-Tragique ! C’est curieux. Mais oui, mon cher auteur, je l’ai lâché. J’ai cédé à l’opinion, aux prières instantes des critiques, du public. C’étaient, tous les jours, des lettres, des articles. Que ne disait-on pas ?… « La place d’un artiste comme M. Fagueyrat n’est pas dans un théâtre de second plan. Avec ses dons si personnels… » (Je cite, madame, je cite…) « avec ses dons si personnels, son art de la mise en scène, l’originalité de son goût, M. Fagueyrat nous doit un cadre nouveau, une troupe inspirée par lui, des pièces correspondant à une formule neuve. M. Fagueyrat se doit, et nous doit, un Théâtre Fagueyrat. » Est-il possible, cher auteur et maître, que vous n’ayez pas cent fois rencontré dans les journaux des tirades de ce genre !…
— Que voulez-vous ? Je ne lis guère les journaux, ou je les lis mal. Je parcours surtout les faits divers et les tribunaux… pour des sujets de romans. Mais je regrette… J’aurais applaudi des deux mains. On avait bien raison ! Le Théâtre-Tragique, entre nous, c’est un Ambigu de second ordre.
— Parbleu !
— Alors, où êtes-vous ?… » Elle chercha. Devant l’expression énigmatique et dédaigneuse de l’acteur, elle n’osait aucune supposition. Mais, comme il ne bougeait plus, elle risqua : « aux Français ? »
Il haussa les épaules.
— « L’enlizement dans la tradition ! L’enterrement de première classe !… Il y en a, madame, qui peuvent marcher dans les chemins battus. Pas moi. Ces chemins fussent-ils ceux de la fortune et des honneurs.
— Ah ! je vous comprends », murmura Claircœur.
Elle l’eût compris de même s’il eût avancé tout autre chose. Il disait si bien, avec tant d’âme ! Il l’appelait « son auteur ». Un lien existait entre eux. Et, parler théâtre à une femme de lettres qu’affole l’espoir d’être jouée, c’est assurer, jusqu’aux pires extravagances, la bonne volonté de deux oreilles les plus crédules, les plus extasiées du monde.
— « Ne vous ai-je pas dit qu’on m’impose de fonder un Théâtre Fagueyrat ?
— Vous, directeur ?… Mais vous joueriez ?
— Bien entendu. Comme tous les artistes qui prennent un théâtre. »
Du coup, la romancière ne trouva plus de mots pour approuver, pour exhaler son enthousiasme. Elle exulta quand elle découvrit que, décidé à créer une nouvelle scène, l’acteur n’avait rien trouvé de mieux, pour inaugurer sa direction, que de venir lui demander un drame tiré des Malheurs d’une arpète.
— « C’est la haute portée morale et sociale de l’œuvre qui m’a séduit », déclara-t-il. « Vous développez les misères de l’ouvrière qui veut rester pure, les dangers de l’apprentissage. On frémit devant les tentations, les séductions, qui assaillent la pauvre petite « Lulu-tire-l’aiguille ». Quel cœur vous avez mis là dedans, chère madame ! Une femme seule pouvait écrire ces pages !
— J’y ai mis le meilleur de moi-même. Oh ! avoir assez de talent pour faire un peu de bien !… » soupira Claircœur. « Ma pauvre petite Lulu-tire-l’aiguille !… Je n’ose pas vous avouer, monsieur… mais j’ai pleuré plus d’une fois en écrivant son histoire. »
Les larmes lui jaillirent des yeux, roulèrent sur ses longues joues, avant qu’elle pût sortir un mouchoir de la poche dissimulée sous les plis du zénana capucine. Fagueyrat s’approcha, lui tendit la main. Lui aussi, avait les paupières humides. Et de quelle sincérité d’émotion !
— « Permettez-moi de vous le dire, Gilles de Claircœur. Vous m’inspirez une sympathie et une admiration profondes. Je suis fier de collaborer avec vous.
— Moi aussi, mon cher interprète, mon cher ami, je suis contente, je suis fière. »
Ils se serrèrent les mains. Sur le « plateau », ils se fussent embrassés. Mais la griserie des coulisses commençait à peine de tourner la tête à la sage et — jusque-là — tranquille romancière. L’effusion fut chaleureuse, mais resta telle que le vieux voltaire aux bandes de tapisserie et les dragons soutenant les torsades en bois de fer de la vitrine, n’en pussent prendre le moindre ombrage.
Claircœur, alors, s’enquit du théâtre que comptait prendre Fagueyrat.
Mais il n’y en avait qu’un de possible ! Élégant, central, une salle récemment remise à neuf, ni trop vaste, ni mesquine, — libre, d’ailleurs… libre, justement, par une chance inouïe — les Fantaisies-Louvois, place Louvois, un théâtre dont le public avait un peu oublié le chemin. Mais on le lui rappellerait.
— « Oh ! je n’aurais pas espéré si bien… Le Louvois ! » dit Claircœur, usant de l’abréviation courante. « Vous l’achetez ?
— Non, je le loue. Vous savez que l’immeuble appartient à une Société. Or, un des membres influents du conseil d’administration de cette Société est un ami de collège à moi, le marquis de Sépol. C’est lui qui me réserve une priorité de faveur pour signer le bail. Je dois rendre réponse avant demain.
— Comment ! Vous n’avez pas déjà dit oui ?… Mon Dieu ! Si on vous soufflait la location !
— J’ai la parole du marquis, jusqu’à demain.
— Qu’attendez-vous ?
— J’attendais, cher maître, la certitude de débuter avec Les Malheurs d’une arpète.
— Oh !… »
Claircœur eut seulement cette exclamation profonde. Et elle regarda Fagueyrat, avec des yeux qui devinrent beaux à cette minute, et qu’il jugea tels. Enthousiasmé lui-même de la réussite, désormais certaine, de ses complexes projets, il s’écria, avec la chaleur de la jeunesse et de la sincérité :
— « Madame, nous livrerons la bataille ensemble. Aussi vrai que j’existe, j’en ferai pour vous une belle victoire ! »
Presque aussitôt, une expression changée, où reparaissait l’artifice de certains rôles, éteignit la flamme sur ses traits. Il ajouta :
— « Il y a encore une petite formalité… oh ! si peu de chose…
— Notre traité ? » suggéra Claircœur.
— « Non. Notre traité… Qu’en avons-nous besoin ? Vos droits sont garantis. Dix pour cent de la recette brute. Je voulais dire… pour le bail du Louvois…
— Quoi donc ?
— On me demande — simple formalité, je vous répète — une signature de garantie.
— De garantie ?… » répéta la femme de lettres, ignorante des affaires comme un enfant au berceau.
— « Oui. Vous comprenez… Un loyer de deux cents francs par soir — six mille francs par mois, ce n’est rien, pour nous. » (Il disait « nous » afin de marquer l’intérêt qu’elle y avait, et comme si jamais sa pièce n’eût dû quitter l’affiche.) « Ce sont des conditions exceptionnelles, que j’ai obtenues par Sépol. Deux cents francs sur des recettes qui, en mettant les choses au pire, en supposant la salle à moitié louée, seront de trois mille francs. »
Rapide, et comme étrangère à sa pensée, une voix en Claircœur supputa : « Le dixième de trois mille = trois cents francs par soir, au bas mot, pour l’auteur. »
Fagueyrat continuait son explication. N’ayant pas eu le temps de rassembler des fonds… (Il en trouverait. Personne ne trouve des fonds plus aisément qu’un directeur de théâtre. Tant de gens paieraient pour se faire jouer. Ceci négligemment)… il ne pouvait donner comme garantie des recettes qui n’existaient pas encore. On demandait une signature, une avance… des enfantillages. Avec Sépol, parbleu ! Sépol, le marquis de Sépol, vous savez bien ?… En voilà un qui lui aurait rendu service. Mais, membre du conseil de la Société, Sépol ne pouvait pas. Claircœur observa naïvement :
— « Quel dommage que je sois une femme !
— Dommage ! Ah ! par exemple, ce n’est pas mon opinion », dit Fagueyrat, avec une intention de galanterie.
— « Si… Parce que je vous offrirais ma signature. Je serais même très fière…
— Eh ! mon cher auteur, en quoi votre signature vaudrait-elle moins pour émaner de jolis doigts féminins ? On la connaît, votre signature. Au bas de votre Secret du guillotiné, dans le Petit Quotidien, elle ne doit pas représenter loin de cinquante mille francs. Il n’y a pas beaucoup d’honorables négociants qui enregistrent ce chiffre annuel d’affaires.
— Vrai ! je pourrais être votre garantie ?… »
Elle riait, trouvait la chose divertissante, incroyable, faisait taire au fond de soi, comme vilainement intéressée, la voix de tout à l’heure, qui, maintenant, chuchotait : « De cette façon, mon Arpète est sûre d’être jouée, de rester sur l’affiche, de faire beaucoup d’argent. Je tiens le directeur, le principal interprète, le théâtre. Quelle influence j’aurai là ! »
Déjà, dans sa tête bruissante, ce n’était plus L’Arpète, c’était Le Guillotiné, qui lui succédait. D’autres encore. Le mirage de la rampe éblouissait ce cerveau, pourtant bien équilibré. (Mais ce mirage-là en a désorbité de plus solides.)
— « Qu’est-ce que c’est ? Qui est-ce qui nous dérange ? » s’écria Claircœur.
Car une porte s’était, entr’ouverte, puis refermée aussitôt. La romancière éleva la voix :
— « Qui est là ? Est-ce qu’on ne peut pas répondre ? »
Son intonation avait quelque chose d’énervé, d’impérieux, que jamais créature humaine n’y avait sans doute perçu auparavant. Mais des sentiments nouveaux étaient en elle. Une fièvre. Et pourquoi ? D’où cela venait-il ? Qu’y avait-il donc de changé ? Est-ce que l’orgueil, l’ambition, la folie du succès pécuniaire, s’allument tout à coup dans les âmes qui les ignorèrent à l’époque des jeunes ardeurs ? Comment admettre des surprises de la personnalité plus invraisemblables encore ?
La porte qu’on avait refermée, se rouvrit. Gilberte, son grand chapeau de feutre sur la tête, ombrageant un visage plus grave que d’habitude et légèrement pâli, s’avança :
— « Pardon, marraine… Je te croyais seule. »
Était-ce bien vrai ? Céline avait-elle exceptionnellement tenu sa langue ?
— « Entre donc, mignonne… Entre, que je te présente monsieur Fagueyrat.
— Je connais monsieur », dit la jeune fille avec une brève inclination de la nuque.
— « Oh ! sans doute… Tu l’as applaudi, comme tout le monde.
— Mieux que cela. Nous nous sommes parlé. »
Elle souriait, d’un petit sourire retroussé, presque agressif.
Sa tante, avec un peu d’étonnement, regardait Fagueyrat. Et l’acteur, malgré son aplomb, malgré l’insignifiance de la rencontre, rougissait, gêné.
— « Mais oui… L’autre soir… au Gymnase… En vous cherchant, madame, je me suis permis…
— Ça ne valait pas la peine de te le dire, marraine. Je supposais bien que, si monsieur Fagueyrat voulait te voir, il en trouverait sans peine l’occasion. »
L’accent fut bizarre. Celle-là aussi changeait. D’où venait-elle, avec ces traits pâlots, ces yeux brillants et aigus, ces yeux de soupçon ? Toutefois son rire frais lui fleurit les lèvres, en un charme de gaieté, d’espièglerie, plutôt que de la vraie malice dont elle voulait acérer ses paroles :
— « J’ai été bon prophète ce soir-là, monsieur. On vous a plutôt mal reçu, dans la loge, là-haut, chez vos belles amies. »
Il se rengorgea, vexé.
— « J’ignore ce que cela signifie, mademoiselle. »
Sa solennité parut à Gilberte d’un comique irrésistible. Elle rit plus fort, plus franchement, en petite fille qu’on menace par plaisanterie.
— « Mais si… mais si… vous savez bien. Elles vous ont mis en pénitence, au fond. J’ai très bien vu. Vous faisiez une tête !… »
Brusquement, le rire se figea. Gilberte vit sa marraine debout, très grave, — d’une gravité presque douloureuse, qu’elle ne lui connaissait pas, et qui l’impressionna.
— « Mon enfant, c’est assez. Monsieur Fagueyrat et moi parlons de choses des plus sérieuses. Tu seras bien gentille de nous laisser encore un moment. »
Moins d’un quart d’heure après, Gilles de Claircœur, entièrement d’accord avec le futur directeur des Fantaisies-Louvois, le reconduisait à la porte.
Dans la galerie aux ripolines blancheurs, à l’instant des congratulations dernières, Criquette jaillit tout à coup d’une maisonnette à l’architecture composite : vannerie et peluche, pagode et caveau de famille, — on ne savait trop ce que représentait l’édifice, avec le prétentieux de ses lignes, et la puérilité de ses matériaux. La petite chienne y dormait, le nez entre ses pattes, quand le bruit du colloque la réveilla. Sa vue mal débrouillée perçut d’abord deux pieds étrangers, deux pieds d’homme, qui, malgré leur pointure modérée et la finesse de leur chaussure, lui semblèrent, dans le sursaut du réveil, les bases effroyables de quelque envahisseur. Elle se précipita vers ces pieds ennemis, avec des abois dont la soudaineté et l’éclat furent cruels, le dos en arc et tellement hérissé, que son échine paraissait une longue et étroite brosse à nettoyer les verres de lampe.
Fagueyrat eut un recul, dont le plus brave ne se fût pas défendu. Mais Criquette, incapable de s’attaquer même à un rat d’hôtel, se bornait aux fanfaronnades du gosier. On ne saurait dire qu’elle n’eût pas fait de mal à une mouche, car elle happait ces bestioles avec une dextérité telle, qu’une fois à portée de son museau, les infortunées disparaissaient de ce monde, au fond de la petite gueule noire, dans un « heup ! » après lequel aucune n’était jamais revenue. Mais Criquette n’avait de sa vie fait de mal à une créature vivante en dehors des mouches. Ce n’était pas par Fagueyrat qu’elle allait commencer.
L’acteur, un peu confus de son entrechat précipité en arrière, lorsqu’il eut constaté la dimension de l’assaillante, esquissa un vague sourire en émettant la réflexion :
— « Décidément, je n’inspire pas plus de sympathie à votre fox qu’à votre nièce. »
Mais la bonne humeur lui revint aussitôt, et il ajouta, se penchant pour baiser la main de la romancière :
— « Je les apprivoiserai. »
Il s’en alla, sur ce mot, délicieusement dit, et sur le geste, d’une grâce respectueuse. Avant de disparaître, toute sa personne souple de jeune professionnel des attitudes élégantes, et son séduisant visage, eurent un élan, un éclair : gratitude, joie, protestation silencieuse de dévouement, naïve exubérance. Le charmant cabotin, malgré son machiavélisme tissu de ficelles et sa vanité poseuse, était, comme tant de héros des planches ou de la vie, un simple enfant, un grand gosse, que la bonté d’une femme eût fait s’agenouiller, les larmes aux yeux. Une main, de douceur presque maternelle, lui tendait le hochet follement désiré. Fagueyrat dut se contenir pour ne pas manifester une émotion, dont la chaleur, même exhalée vers une personne qu’il considérait comme à l’abri de toute velléité d’amour, pouvait prêter à l’équivoque.
Mais, pour celle qui restait debout, immobile, dans la galerie aux reluisances laiteuses, retenant sous ses paupières mi-closes le plus expressif regard d’homme qui s’y fût doucement attardé, mieux eut valu qu’il parlât. Mieux eût valu qu’il étalât sa griserie d’ambition, sa certitude éblouie de fortune, de succès, qu’il avouât même les immédiats bénéfices sensuels que lui vaudrait, ce soir, la victorieuse révélation :
— « Je suis directeur de théâtre. Je distribue de l’argent et des rôles. La mine où je trouverai mes premiers fonds n’est pas près de s’épuiser. »
Lentement, Claircœur se dirigea vers la chambre de Gilberte.
— « Je puis entrer, mignonne ?
— Mais oui, marraine. Tu peux toujours entrer. »
Par derrière, Criquette essaya de s’introduire, collée aux jupes de sa maîtresse. Les oreilles en pointe, le regard distrait, elle affectait un air indifférent, et se coula vers la descente de lit en peau de chèvre.
— « Oh ! pas la chienne !… Renvoie-la, je t’en prie. Je trouve ensuite ses poils partout, jusque dans mes cartons à chapeaux. »
Criquette, ayant parfaitement compris, déjà couchée en rond, souffla un peu entre ses pattes — un petit soupir d’aise — en personne incapable de croire qu’on troublerait son innocente sécurité.
Il fallut pourtant déguerpir, avec la faible compensation impliquée par la formule d’exil :
— « Va, mon petit. Mémère te retrouvera tout à l’heure. Tu sais bien qu’on ne veut pas de toi ici. »
Mais, soudain, Claircœur, s’étant retournée, oublia qu’on eût froissé son chien.
— « Oh ! ma Gilberte, ma toute chérie, tu as pleuré !
— Par exemple ! Voilà une idée ! » protesta la jeune fille.
— « Si… voyons, ne me dis pas non. Je t’ai fait de la peine, devant Fagueyrat. »
Le nom vint ainsi, tout court, déjà entré dans la familiarité de la maison. Toutefois, une hésitation imperceptible, un amollissement de la voix, le détachèrent, lui donnèrent une vibration à part.
— « Je me fiche bien de ce monsieur ! » déclara Gilberte.
Et elle fixa sur sa marraine un éclair de ses prunelles sombres, un éclair mouillé, entre des cils perlés de gouttes fines, comme des barbelures d’avoine après la pluie.
— « Ma fillette aimée, il ne faut pas m’en vouloir. Tu venais là, étourdiment. Mon Dieu, il n’y avait pas de mal. Mais si tu savais ce que nous décidions ! Pense, Gilberte, il prend un théâtre… le Louvois, rien que ça ! Et la première pièce qu’il monte… Devine… Les Malheurs d’une arpète.
— Vrai ?… »
Gilberte fut un peu suffoquée. Elle n’était pas à un moment où l’on voit d’abord le bon côté des choses. Pourtant la nouvelle fusait aux étoiles, comme un beau départ de feu d’artifice.
La jeune fille tendit les bras.
— « Marraine… laisse-moi t’embrasser. Je suis ravie pour toi.
— Et pour toi, mignonne. N’es-tu pas au moins de moitié dans ce qui m’arrive d’heureux ? »
Elle entra dans les détails. Le principal rôle d’homme serait tenu par Fagueyrat.
— « Et le principal rôle de femme, par Blandine Jasmin », suggéra Gilberte.
— « Blandine Jasmin ?… » répéta Claircœur, interloquée.
— « Mais oui, voyons… Ça doit être pour elle qu’il prend un théâtre », assura la jeune fille, avec cette tranquillité inconsciemment cynique des ingénues qui parlent de choses scabreuses.
Elle vit se décomposer la physionomie de sa marraine, et elle ajouta vivement, dans une intention gentille :
— « Oh ! tu sais, pour l’arpète, la petite Jasmin fera aussi bien qu’une autre. Il y faut surtout du naturel, de la jeunesse, un minois chiffonné, bien parisien. »
Elle reprenait, sans le savoir, les termes par lesquels Fagueyrat avait annoncé sa merveille. Claircœur l’interrompit.
— « Laisse donc. Ça ne tient pas debout. Tu as toi-même entendu dire qu’il avait rompu avec cette petite sauteuse. Une liaison pareille, ça peut aller pour un acteur du Théâtre-Tragique, mais pas pour le directeur du Louvois. »
La créatrice d’Adhémar et du noble « guillotiné » parlait par la lèvre dédaigneuse de l’excellente femme. Elle reprit un ton moins emphatique pour demander à sa nièce :
— « Mais toi, ma Gilberte… Parlons un peu de toi. Tu as vu Monbardon ?
— Sans doute, je l’ai vu. Puisqu’il m’attendait à trois heures.
— Eh bien, tu es contente ?
— Très. »
La fraîche bouche se ferma sur ce monosyllabe comme le chaton d’une bague sur une goutte de poison.
— « Tes chroniques vont paraître ?
— On me l’a promis.
— Avez-vous arrangé une collaboration ?
— Pas encore. »
Là-dessus, un sourire de jeune sphinx.
— « Tu réponds drôlement, Gilberte. A quelles conditions le Gulliver te publiera-t-il ? Monbardon t’en a-t-il proposé ?
— Oh ! si peu. »
Claircœur, attentivement, considéra le jeune visage. Il se détournait, amer, énigmatique. Sous les longs cils, de nouveau, une ligne humide scintilla.
— « Mon petit enfant, tu as du chagrin. Parle-moi. Que s’est-il passé ? »
Silence.
Alors, la tante, baissant la voix, rougissant de ce qu’elle osait dire :
— « Il ne t’a pas fait la cour, Monbardon ? »
Gilberte se dressa, éclatant de rire.
— « Oh ! marraine, le directeur du Gulliver ne fait pas « la cour » à une pauvre gosse qui prétend gagner son pain en lui apportant de la copie ! »
Elle tapa du pied, s’ébroua comme un poulain nerveux.
— « N’en parlons plus, veux-tu, marraine. Si mes chroniques ne passent pas, il sera encore temps de me présenter au concours du ministère. »