Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) : $b roman
V
— « Dis donc, Bette, paraît que tante Gil n’est pas là ?…
— Oh ! que tu m’as fait peur ! » cria Gilberte, en un sursaut qui secouait son porte-plume et tachait d’encre la page commencée.
Elle écrivait, dans sa chambre, la table poussée contre la fenêtre ouverte. L’été était venu, et le soleil de onze heures éclairait l’étrange paysage parisien en arrière de la maison du boulevard Raspail. Un morceau de quartier éventré par le percement de ce boulevard apparaissait encore, tout pantelant, avec ses murailles sans symétrie, dont quelques-unes montraient le dessin des étages, les zigzags d’escaliers disparus, les noirs serpents des cheminées arrachées, et quelques cloisons de chambres, où la tenture perdait peu à peu, sous le vent et la pluie, la trace des meubles, des tableaux, qui s’y appuyaient lorsqu’elles étaient closes, et que des êtres humains y vivaient leur destinée.
Entre ces vieilles demeures et les bâtisses neuves, des morceaux de jardins subsistaient çà et là. Un grand arbre, un seul, un condamné à mort, verdoyait sa dernière saison. Sa cime, d’ailleurs éclaircie, déjetée, dominait le quatrième étage habité par la romancière, et voisinait avec la chambre de Gilberte. La jeune fille, qui, de la main, pouvait presque atteindre aux plus proches rameaux, appelait « son parc » ce bouquet de feuillage. Elle y avait niché plus de rêves que l’orme n’avait jamais abrité d’oiseaux, et son imagination avait tant excursionné le long des branches, que, pour l’enfant citadine, c’était, en effet, plutôt un domaine qu’un arbre, ce centenaire taciturne. Elle redoutait de le voir tomber sous la hache comme elle eût redouté de voir mourir un ami.
La plume arrêtée, elle songeait, en le regardant, lorsque l’invasion sans gêne de son frère l’avait fait tressaillir.
— « On n’a plus des manières pareilles, à dix-huit ans, Bernard. Si j’avais su que tu viendrais ce matin, j’aurais fermé ma porte à clef.
— Tu me reçois gentiment, Bette. On peut le dire. »
C’est lui qui, jadis, avait trouvé ce diminutif de « Bette » pour Gilberte, et il ne nommait jamais autrement cette sœur, qu’on lui avait présentée toute grande lorsqu’il avait déjà dix ans, et avec laquelle il se piquait d’être camarade comme avec un garçon.
— « Tu sais », fit-il, « c’est pas le moment de me chiner. Je viens de recevoir un sale coup.
— Quoi donc ?
— Le bachot… Raté encore une fois.
— Pas possible !
— Oui, ma vieille.
— Oh ! mon pauvre Bernard !… »
Le « pauvre Bernard » s’approcha de la table en sifflotant, les mains dans les poches.
C’était un long adolescent, à la figure mince, le teint pâle, sous des cheveux bruns et lisses, avec des yeux gris jaune, pleins de feu. Il offrait dans la physionomie une hardiesse qui pouvait devenir audacieuse, et même insolente, mais qui n’était pas sans grâce, par contraste avec la nonchalance des mouvements. Nonchalance, apparente, comme celle des félins, sous laquelle on devinait des ressorts aux détentes rapides, une ardeur de sang et de nerfs qui devait étourdir la réflexion et gêner l’intellectualité, bien qu’au premier coup d’œil on fût certain de n’avoir affaire ni à un sot, ni même à un être banal.
— « Comment as-tu pu te faire encore recaler, frérot ? Après ton bel effort, au lycée, depuis un an !
— C’est le sujet de dissertation qui m’a exaspéré. Je n’ai pas pu me retenir de le développer à ma façon. »
— Qu’est-ce que c’était ?
— Une maxime de la Rochefoucauld. Pige-moi ça : « Les philosophes, et Sénèque sur tous, n’ont point osté les crimes par leurs préceptes ; ils n’ont fait que les employer au bastiment de l’orgueil. »
— Sapristi !… Mais on donne trois sujets, à choisir. Tu n’avais qu’à laisser celui-là.
— Pas de danger ! Je rigolais trop quand on a dicté cette balançoire. C’était d’un juteux !… Il n’aurait pas fallu être Bernard Andraux pour se priver du plaisir d’ajouter le commentaire essentiel.
— Tu as trouvé quelque chose à dire là-dessus ?
— Tu parles ! Et en un style concis. Un mot. Ne fais pas tes yeux à la tante Gil… un tout petit mot, trois lettres.
— Lequel ?
— Zut !
— Bernard !
— Mais je l’ai répété plusieurs fois : zut ! zut ! zut !… Et zut !
— Quelle horreur ! On ne t’admettra plus aux examens.
— C’est bien ce que j’espère.
— Oh ! mon petit frère !… Papa le sait ?
— Pas encore.
— Il va en faire un chambard ! Et marraine… Elle sera furieuse contre toi.
— Écoute, Bette… Arrête tes prophéties. Leur réalisation manquera de gaieté. N’anticipons pas. Si je dois mourir sur l’échafaud, j’aime mieux qu’on ne me le dise pas d’avance.
— Dans notre famille, tout de même, c’est plutôt…
— Notre famille… Justement. On y fait trop de littérature. Je serai l’obscure exception. Jusqu’à ce crapaud de Lilie, que j’ai surprise l’autre jour, cachant un cahier qu’elle avait intitulé : Le Roman d’une poupée.
— Non !…
— Je l’ai ouvert, bien qu’elle trépignât de rage. Sais-tu ce que j’ai lu ?… Je t’épargne l’orthographe. « Les poupées ne naissent pas comme les enfants. On les achète très cher. C’est pourquoi les petits pauvres peuvent avoir de jolis frères et sœurs, mais n’ont jamais de belles poupées. »
Gilberte rit.
— « Tu inventes, Bernard.
— Je te jure que non.
— Mais… Lilie expliquait-elle comment les enfants naissent ?
— Je l’ignore. Elle m’a mordu la main d’une telle force que je lui ai rendu son chef-d’œuvre, illustré d’une claque.
— Pauvre gosseline !
— Oh ! je ne l’ai pas tuée.
— Bah ! ce n’est pas à la taloche que je pense. »
Gilberte regarda vers son arbre, avec des yeux tristes.
Bernard grommela :
— « Plains-la donc ! Vous autres, les femmes, vous avez toutes les veines.
— Tu trouves ? »
Il y eut un silence, puis le commentateur de La Rochefoucauld reprit :
— « Dis donc, ma vieille, c’est pas pour philosopher que je suis ici. Autrement, j’avais de quoi faire ailleurs. Tu sais ?… Le môme Sénèque, et le « bastiment de l’orgueil ».
— Grand fou ! Eh bien, maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Des choses épatantes. Je voulais en parler avec tante Gil. Va-t-elle rentrer bientôt, ta marraine ?
— Pas idée. Mais tu n’es guère poli. Pourquoi parlerais-tu avec elle plutôt qu’avec moi ? Au fond, toute jeune que je suis, je crois connaître la vie mieux qu’elle, ma parole !
— Et moi, donc ! Mais ce n’est pas à son expérience que je viens recourir.
— Ah ! bah !
— Non. Elle a de la galette en masse, n’est-ce pas, tante Gil ?
— Oh ! Bernard !…
— Quoi ?… Je ne veux pas la dévaliser. Je peux bien lui demander un service.
— Un service d’argent ?… Tu en as donc besoin ?
— Non. Je suis le seul.
— Un gamin comme toi… Et qui vient de rater son bachot pour la troisième fois ! Mon pauvre loup, ce n’est pas le jour pour taper ses parents. »
Bernard bondit de colère. Une flamme courut sur ses joues maigres, aviva la double braise de ses yeux.
— « Je te conseille de changer de ton, Bette, si tu veux que nous restions amis. Je ne suis pas un gamin. Je suis un homme, résolu à faire sa carrière à son idée. Ne m’aide pas… C’est ton affaire. Mais ne me mets pas des bâtons dans les roues. Car tu t’en repentirais ! »
Gilberte le calma, ce ne fut pas long. Elle l’aimait tendrement. Il n’en doutait pas.
— « Mais alors, que diable ! » conclut-il, « ne te range pas du côté des ancêtres. »
Dans la détente de la réconciliation, il lui révéla son idée. Il ferait de l’aviation. En deux ans, il pouvait gagner une fortune. Mais les gros gains ne dureraient que pendant la période d’enfantement de la nouvelle machine. Les records, les tours de force, la rivalité des journaux, — à qui proposera l’épreuve la plus hardie avec la récompense la plus formidable, — tout cela disparaîtrait quand serait trouvé le modèle à peu près définitif de l’aéroplane.
— « Il en sera comme pour l’auto, comprends-tu, Bette. Plus rien à fiche, du côté de l’auto. C’est rasé. Pourtant, il y a moins de vingt ans, des gaillards de mon âge et de ma trempe ramassaient vite leur million, en courant pour des constructeurs.
— Quand ils ne s’écrasaient pas en route », observa Gilberte.
— « Parbleu ! Sans ça !… Mais, ma pauvre gosse, c’est le chic du truc. Des métiers comme ça, où on devient plus célèbre, plus fêté qu’un prince, même qu’un de tes princes de lettres. On est porté en triomphe. On roule tout de suite sur l’or… Ou bien… Crac ! En un clin d’œil… Plus d’embêtement ! Rasibus !… On ne s’en aperçoit même pas. Et on est sûr d’un chouette enterrement par-dessus le marché.
— Si tu restes estropié ?… Si tu grilles vivant dans l’essence de ton moteur ?… »
Bernard haussa les épaules.
— « Et avec ça, rien à fiche », ajouta-t-il.
— « Comment ! Mais c’est là, qu’il en faut de l’énergie, de la volonté, de l’endurance !
— Eh bien, petite bécasse, l’énergie, l’endurance, la volonté, c’est pas des colles de pion, c’est pas du travail… C’est la joie de vivre. J’appelle pas ça du turbin. Du turbin !… Quand on est là-haut, et qu’on se dit : « La gloire et l’argent… ou la mort… Pas de milieu ! » Tu crois qu’on pense à battre la flemme et à faire des ronds d’encre dans les marges, comme avec Sénèque, La Rochefoucauld, et tous ces sacrés raseurs ! C’est pas du travail d’avoir tout son être en jeu, dans une passion d’arriver le premier qui fait que le danger même ne compte plus auprès de la peur effroyable de n’être pas le vainqueur. Ah ! Bette, ma petite sœur ! Rien que d’y penser, j’en tremble d’impatience. Le sang me bout dans les veines ! »
Il frémissait, ce long garçon, comme un arc tendu dont on pince la corde. Ses yeux se doraient, se fonçaient tour à tour, prenaient par instants la fauve fixité des prunelles d’un jeune aigle.
— « Bernard, tu m’effraies !… Je serai inquiète tout le temps. Je ne sais si je dois t’approuver », hasarda sa sœur.
— « Mais », s’écria-t-il, fonçant vers elle, « je m’en fous, que tu m’approuves ou non. De deux choses l’une : ou je trouverai l’argent nécessaire pour mon apprentissage, — qui ne traînera pas, je t’en réponds. Ou je me ferai manœuvre, domestique, n’importe quoi, dans une école d’aviateurs. Seulement, comme ça me dégoûtera qu’on m’y réduise, je ficherai le camp en Amérique. Et c’est là-bas que j’apprendrai. Si tu ne tiens pas à ce que je m’en aille, faut m’aider à mettre tante Gil dans mon jeu.
— Mais, mon pauvre petit… de l’argent… tante Gil…
— Elle n’en a pas, peut-être ?
— Elle en dépense beaucoup, en ce moment. Je sais qu’elle a déplacé des fonds.
— Pour son cabot ?
— Qu’est-ce que tu dis !…
— Oui… Pour cette histoire de location de théâtre, où son Fagueyrat lui prépare un de ces bouillons !…
— Bernard ! » s’écria Gilberte, « je te défends de parler ainsi de marraine ! « Son » cabot !… « son » Fagueyrat… N’es-tu pas honteux ?… Qu’est-ce que tu oses insinuer ?
— Oh ! rien du tout », protesta le frère, avec calme. « Notre bonne tante Gil est à l’abri de tous les dangers, sauf celui de se faire gruger par un saltimbanque.
— Un saltimbanque ! Marcel Fagueyrat ? Un des premiers acteurs de Paris. Et, avec cela, un homme tout à fait bien ! Tu ne sais pas de qui tu parles.
— Tiens ! tiens !… » ricana le potache, en voyant s’animer le visage de la jeune fille, « ce n’est donc pas seulement sur les bonnes poires mûres que ce fringant premier rôle exerce ses ravages. »
Cette impertinence à deux tranchants allait déchaîner une fraternelle dispute, lorsque des bruits de portes, de pas, de voix, provoquèrent une diversion.
— « Voilà marraine qui rentre.
— Veine ! je vais pouvoir lui parler.
— Mais… on dirait qu’il y a quelqu’un avec elle. »
A cette minute, une personne de vivacité juvénile, brillante, pimpante, de clair vêtue, entra comme un léger tourbillon.
— « Gilberte, mignonne, je ramène Fagueyrat. Il déjeune. Va voir un peu à la cuisine ce qu’il y a. Donne ce pâté, que je rapporte, pour qu’on le dresse. Puis, expédie Céline chez le glacier, commander ce qui peut être prêt dans une heure. Des coupes-jack, s’il y a moyen. Bernard, mon petit, excuse-moi de ne pas t’avoir embrassé tout de suite. Ça va ?… Tu nous restes, n’est-ce pas ? On va se régaler. Je vous fais déjeuner au champagne. »
Sans arrêter de parler, Claircœur saisit le bras de sa filleule, la retint.
— « Écoute… Oh ! mes enfants, vous n’imaginez pas !… Les décors de ma pièce… Nous venons de voir les maquettes, avec Fagueyrat. Ce sera étourdissant, inouï… Il y a un truc, au cinq… vous m’en direz des nouvelles ! Si tout Paris ne court au pas au Louvois, rien que pour ça… Mais va, Bette, mon trésor… On vous racontera à table. Tout ce que tu peux avoir de mieux, pas, chérie. Et des fruits, n’oublie pas les fruits… Il y a des pêches, en bas, vraiment belles, à deux francs pièce.
— Deux francs une pêche, en juillet ! Ben, tante Gil », cria Bernard dans une gambade, « tu ne nous prêcheras plus l’économie ! »
La griserie de joie émanant de la romancière gagnait ce jeune cerveau. Si tout allait si bien, qu’importaient le recalage au baccalauréat, les scènes prévues à la maison paternelle, l’opposition des parents à sa vocation aérienne, le porte-monnaie bouclé du père Andraux, les crises de nerfs de la maman, les hurlements effarés de Lilie ? Bernard aurait avec lui tante Gil et sa galette, — cette galette devant qui toute la famille s’inclinait. Une personne aussi triomphalement heureuse ne serait pas difficile à attendrir, à persuader.
— « Nom d’un chien ! mais tu es épatante ! Sais-tu que je ne te reconnaissais pas quand tu es arrivée, ma petite tante Gil », dit le grand gamin, qui, d’intuition, commençait à jouer son rôle de jeune mâle, et débutait par une galanterie. Le compliment — si c’en est un de ne pas reconnaître une femme, parce qu’elle apparaît en beauté — contenait une dose très faible d’exagération. Bernard ne revenait pas de la stupeur où l’avait jeté l’aspect nouveau de celle qu’il appelait sa tante, et à qui, sans l’ombre de réflexion, il attribuait envers lui des obligations de parenté.
Il la considérait encore, de ses yeux brillants et souriants, avec un étonnement qu’il se gardait de dissimuler, puisque c’était un hommage qui ne lui coûtait même pas la peine de l’invention.
— « Tante Gil, qu’est-ce qui t’est arrivé ? T’as l’air aussi jeune que Gilberte… » (Cela, c’était excessif.) « Et tu es mise !… » (Il fit claquer sa langue, en connaisseur.)
— « Ma robe te plaît ?… »
Si ce garçon de dix-huit ans eût été un observateur de cinquante, un vieux psychologue aux yeux usés pour avoir trop regardé les âmes au fond d’autres yeux, aux oreilles éprouvées par toutes les vibrations des accents humains, il fût demeuré plus saisi par ces quatre mots : « Ma robe te plaît ? » que par la transformation extérieure de tante Gil.
« Ma robe te plaît ?… » Était-ce bien la feuilletoniste du Petit Quotidien, la femme sans coquetterie, sans élégance, presque sans âge, rencontrée un soir d’hiver par Fagueyrat, au moment où elle allait chez son directeur et ami, avec qui elle-même plaisanterait sur « sa bobine » dépourvue de séduction ?… Était-ce la maternelle tante adoptive, préoccupée de la nichée qu’elle s’était donnée, de son appartement cossu et de sa chienne Criquette ?… Était-ce la même personne qui demandait aujourd’hui — et à qui ?… à son gamin de neveu : — « Ma robe te plaît ? »
Bernard, le recalé du bachot, incapable d’apprécier la signification surprenante, et peut-être tragique, d’une si simple question, — mais dans quelle bouche ! — déclara que toute la toilette était d’un chic intense.
— « Mais c’est ton galurin qui me colle au mur, ma chouette petite tante », ajouta-t-il. « Je ne t’avais jamais vue qu’avec des tourtes sur la tête… Des tourtes en velours et en jais l’hiver… Des tourtes en crin et en fleurs surnaturelles, l’été. Et je te contemple sous un vrai chapeau, un chapeau avec des bords, de larges bords, couvert de l’onduleuse dépouille d’une autruche. Ça te va plutôt, tu sais. Bigre !… Et ces bouclettes, là-dessous !… Tu n’as pas coupé tes cheveux de devant, au moins ? C’est des chichis ?…
— Allons, Bernard, ne me décoiffe pas », dit Claircœur, s’écartant des longs doigts indiscrets, en un sursaut d’agacement.
L’examen devenait trop minutieux, finissait par la gêner. Pourtant, elle ne se tint pas de protester, pour les frisettes. C’étaient bien ses cheveux, à elle. On savait assez dans la famille quelle masse elle en avait, jusqu’à trouver une fatigue à se coiffer. Alors elle allégeait, en rognant quelques mèches.
— « Mais, voyons… Ils n’ont plus la même teinte. Oh ! tante Gil… Où sont les petits blancs que nous comptions, là, sur la tempe ? Je t’y prends, je t’y prends !… Tu as mis du henné.
— Assez, Bernard ! J’ai plaisanté un instant. Mais, je te prie… ne passe pas les bornes. Cesse de t’occuper de mes cheveux, de mon chapeau, de ma robe, n’est-ce pas, mon enfant ? »
Il se le tint pour dit, regrettant d’avoir été trop loin. « La gaffe ! » pensa-t-il avec inquiétude. Il essaya de se rattraper par de l’empressement.
— « Je ne puis pas t’aider pour le déjeuner, tante ? J’aurai vite fait quelque commission, tu sais.
— Merci. Pas besoin. Reste ici, chez ta sœur, pendant que je vais retirer mes affaires.
— Et monsieur Fagueyrat ?… Il est tout seul ? J’irai bien…
— Monsieur Fagueyrat relit un acte, dans mon cabinet de travail. Ne le dérange pas. »
Elle s’éloignait, en un bruissement de sa jolie robe de foulard aux dessous de taffetas, dont la nuance hortensia bleu se fondait au corsage sous du chantilly blanc. Une écharpe en mousseline de soie du même ton, voilée de chantilly, glissait autour de sa taille. Son grand chapeau, en paille de riz noire, s’ornait d’une immense amazone « pleureuse », d’un bleu assorti, plus délicat.
Et vraiment, cette toilette charmante ne lui messeyait pas. Non plus qu’on n’y dût voir la cause unique du changement si avantageux de toute la personne. Quelque chose de souple, de féminin, presque de la grâce, atténuant la lourdeur de la silhouette… Un éclat nouveau dans la physionomie… Une ombre de rouge et de poudre aux joues, aux lèvres… Une touche de crayon châtain fixant la courbe vague des sourcils blonds, sous la chevelure mise en valeur, gonflée au fer, lustrée de reflets vivaces… Par-dessus tout, un rayonnement intérieur transparaissant en jeunesse — plus rajeunissant de fait que nul artifice — c’était tout cela qui permettait à Claircœur de porter sans ridicule sa toilette d’un azur indécis et ses vaporeuses dentelles.
Bernard la regardait sortir avec plus de surprise encore qu’il ne l’avait vue entrer. Mais il n’en perdit pas sa présence d’esprit.
— « Petite tante ! » s’écria-t-il, la retenant du geste et de la voix.
Pourrait-elle lui donner cinq minutes d’audience, avant ou après le déjeuner, pour quelque chose de très sérieux ?
— « Quelque chose de très sérieux ?… Avec toi !
— Tante Gil… je te jure… Demande plutôt à Bette. »
Eh bien, soit. Mais alors ce serait avant le déjeuner, ce serait tout de suite, quand elle reviendrait de sa chambre. Parce qu’il fallait à M. Fagueyrat le temps de lire, de noter ses remarques. Tandis qu’après, on répéterait ensemble les nouvelles scènes, on en chercherait le fort et le faible, on compterait les minutes que prenait chacune. Gilberte les aiderait alors. On n’aurait plus le temps de s’occuper de Bernard.
Lui, aurait préféré s’égayer d’abord du repas, en déguster les succulences, satisfaire sa curiosité de l’acteur à la mode, — flatté qu’il était, malgré ses railleries, de manger à la même table que Fagueyrat. Un pressentiment l’avertissait que de telles joies seraient moins complètes lorsqu’il aurait causé avec tante Gil. Sûr d’elle tout à l’heure, il sentait sa confiance faiblir à l’idée que, dans un court instant, il lui aurait tout dit, et que, d’un seul mot, elle pourrait anéantir son espoir, — espoir dont il palpitait d’autant plus passionnément, qu’il craignait le voir plus vite s’éteindre.
Dans une âme de dix-huit ans, qui ne discerne, entre son brûlant vouloir et la réalisation du bonheur, que le « oui » ou le « non » d’un être, en l’occurrence tout-puissant, l’imagination seule du refus affole. Qu’est-ce donc que le refus lui-même, tel que l’entendit Bernard ! L’impétueux garçon, dans son désespoir, qui lui blêmissait la figure jusqu’aux lèvres, en plombant ses paupières autour des prunelles durcies, voulut à peine écouter l’atténuation sur laquelle insistait tante Gil.
— « Je te répète, mon petit, que, si tes parents sont d’accord avec toi, nous verrons. Mais jamais je ne t’aiderai à te faire une carrière en dehors de leurs vœux. L’aviation… Est-ce que ça peut s’appeler une carrière, seulement ?
— Non », ricana-t-il, « c’est un petit jeu de tout repos, comme le « puzzle ».
— Gagner le prix d’un circuit, c’est un tour de force. Ça se fait une fois. Et puis après ? Ça n’est pas un métier. »
Il bondit.
— « Tante Gil, tu ne veux pas. Un point, c’est tout. Ne débine pas ce qu’il y a de plus glorieux au monde en ce moment. »
Il fit trois pas, se planta devant la fenêtre ouverte, regarda le « parc » de sa sœur, le fouillis des branches, des feuilles poussiéreuses, — pauvre verdure qui, cependant, parmi tant de pierres, s’imposait, captait le regard. Et il commença de siffler une valse.
— « Mon petit Bernard… Écoute, sois raisonnable. Je te promets une chose. C’est de garder mon opinion pour moi si tes parents souhaitent que tu deviennes aviateur. Je ne désapprouverai pas. Quant aux premières dépenses, je m’en chargerai, dans la mesure du possible. Mais comment veux-tu que je m’engage ?… C’est peut-être au-dessus de mes moyens. Je n’ai pas la moindre idée…
— N’en parlons plus, tante. N’en parlons plus. Mes parents !… Leur demander !… Ils ne savent pas que j’ai raté mon bachot, et avec scandale. Si tu crois que je rentrerai leur dire… sans avoir une perspective d’avenir, indépendante d’eux, assurée…
— Grand enfant ! Ne pas rentrer… Qu’est-ce que ces folies-là ? C’est moi qui leur dirai, pour ton bachot. Nous irons les trouver ensemble, Gilberte aussi. Et, à nous tous, nous découvrirons bien la carrière vers laquelle tu peux te tourner, qui te plaira, où tu montreras ce que tu vaux. Car je crois en ta valeur, moi, Bernard, plus que tu n’y crois toi-même. Un garçon de ton intelligence, réduit à faire une espèce d’acrobatie !… A quoi penses-tu ? Car, enfin, tu ne perfectionneras pas les machines ? Ce n’est pas la mécanique qui te tente. C’est le sport. L’aéroplane, jusqu’à présent, ce n’est qu’un moyen, et un moyen très imparfait. Ça ne peut pas être un but.
— Au revoir, tante Gil. Ou plutôt, adieu ! » dit le jeune homme, brusquement.
— « Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu t’en vas ?… Tu ne déjeunes pas ?… »
Bernard essayait d’un coup de théâtre. Sa sœur entra. Et il voulut prendre congé des deux femmes, — dramatiquement. Partirait-il pour l’Amérique, comme il l’avait annoncé à Gilberte ? Mais avec quel argent, pour payer le passage ? Piquerait-il une tête dans la Seine ? Il était trop bon nageur. Se précipiterait-il du haut de la tour Eiffel, pour avoir une fois l’illusion de flotter dans l’espace avant de quitter ce monde ? Ces sombres alternatives, et bien d’autres, non moins sinistres, se lisaient sur son jeune visage têtu, pâle, fermé, comme dans le geste à la fois découragé, doux et résolu, par lequel il desserrait les bras caressants qui cherchaient à le retenir. Mais quelqu’un frappa à la porte, et la voix de la cuisinière se fit entendre :
— « Madame, c’est le glacier. Au lieu de coupes-jack, il propose une bombe-surprise. Faut-il accepter ?
— Qu’est-ce que c’est que ça… une bombe-surprise ? » demanda Bernard, tandis qu’une étincelle gourmande éclaircissait son orageux regard.
— « Reste, et tu le verras, grand gosse ! » dit tante Gil, en riant.
Elle s’en alla conférer avec le glacier, pendant que Gilberte expliquait :
— « Une bombe-surprise, c’est de la glace à la vanille, en dehors, avec une crème au chocolat chaude, en dedans.
— Ça doit bien faire, entre la langue et le palais », affirma Bernard, décisif.
— « Tu peux toujours en manger. Tu auras bien le temps de te suicider après », insinua Gilberte, avec une gravité malicieuse.
Son frère daigna sourire. Mais, aussitôt, revenant aux allures tragiques, il prit sa sœur à l’épaule, la regarda au fond des yeux.
— « N’empêche, ma petite, que tu n’oublieras pas ce jour-ci. Tu t’es mise contre moi avec ta marraine…
— Peux-tu dire !…
— Tu t’es mise contre moi avec ta marraine. Tu auras ta part de responsabilité dans ce qui arrivera. Ma résolution est prise. Je serai aviateur. Pas si bête que de me suicider !… On fait toujours ce qu’on veut, dans ce monde, quand on le veut bien. »
Gilberte essaya encore de tourner la chose en plaisanterie. Mais elle resta plus soucieuse qu’il ne lui plaisait de le faire voir. Pendant le déjeuner, elle observa Bernard. Il n’affecta pas la gaieté. Mais il fit honneur au repas. Une fois de plus il démontra la faculté indéfinie d’absorption d’un maigre adolescent, dans la grêle charpente duquel on chercherait vainement l’abîme où peut se loger tant de nourriture. Poli envers Fagueyrat, il demeura sur la réserve avec une dignité froide, qui prétendait traiter d’égal à égal. Le directeur des Fantaisies-Louvois (car Fagueyrat l’était bel et bien) ne fit, d’ailleurs, aucune attention à ce long collégien, de qui, sans doute, il ne remarqua même pas les airs importants. Gilberte, très préoccupée, au fond, de son frère, tenta plusieurs fois de le mêler à leur conversation, — entreprise difficile, car on ne parlait que théâtre, décors, répétitions, interprètes, et autres arcanes pour le potache. Après un mot distrait de Fagueyrat du côté de Bernard, le comédien repartait de plus belle, jusqu’à déclamer des passages de son rôle dans Les Malheurs d’une arpète.
A ces instants-là, Mlle Andraux souffrait du regard dardé par les yeux électriques du gamin. Un jet de feu, sous les paupières peu ouvertes, presque bridées, alourdies d’épais cils noirs. Elle n’aima pas non plus l’expression qu’il prit en observant le luxe nouveau du couvert. Pour lui, ces délicatesses apparaissaient inouïes, tandis que Gilberte, qui les avait vues surgir, l’une après l’autre, depuis quelques mois, s’y accoutumait, — et d’autant plus aisément que son sexe et ses goûts l’inclinaient aux recherches d’élégance.
Mais le fils de Théophile et de Louise n’avait jamais aperçu des fleurs courant en guirlande à même la nappe, surtout le long d’une nappe ajourée de guipures, et posée sur un transparent de satin jonquille. Jamais il ne s’était servi d’un couvert spécial pour le poisson (à ce point qu’il s’en avisa trop tard). Céline, au lieu de poser les plats au milieu de la table, les présentait à la gauche de chaque convive. Et Céline portait des gants blancs ! Le vin (rouge ou doré, au choix) emplissait des carafes à goulot d’argent. Et le champagne survint dans un broc de cristal bardé d’une armure scintillante, entre les ciselures de laquelle on distinguait une poche à glace intérieure. Lorsque des bols parurent, pour se rincer les doigts, faisant danser au mouvement du plateau les petites roses pompon jetées sur leur eau parfumée, Bernard se rappela l’Orgie romaine de Couture.
Il regarda tante Gil, la bonne tante Gil, la providence bourgeoise, popote et sans façon, de son enfance. Et il la trouva plus complètement transformée encore par mille détails insaisissables que par la toilette hortensia bleu et chantilly blanc. Elle s’adressait à Fagueyrat. Elle ressassait des scènes d’amour, cherchant avec lui la phrase passionnée qui soulèverait le public. Elle le nommait indifféremment « mon cher directeur », ou « mon cher interprète ». Mais, une fois, ce fut : « mon petit directeur ». Et, une autre fois, Bernard crut entendre : « Mon petit Fagueyrat. » (Il n’en aurait pas juré, elle avait pu dire : « Monsieur Fagueyrat ».) Car la voix aussi avait changé, coulait plus profond, avec des lenteurs caressantes, ou bien s’animait tout à coup, se modulait avec de légers rires, en claires sonorités de carillon. Elle était rose, tante Gil, rose d’avoir tant parlé, tant remué de sentiments vrais ou factices, rose d’avoir bu la moitié d’une coupe de champagne de grande marque. Bernard, à l’étiquette de la bouteille vide, restée sur le buffet, ne reconnut pas l’oiseau aux ailes ouvertes, signature de l’épicier bien connu, — cet oiseau symbolique, qui reparaissait à toutes les bombances de famille, et dont l’effigie radieuse planait sur ses jeunes années. Tante Gil n’achetait plus du champagne d’épicier.
Elle se leva de table, après avoir joué un instant, du pouce et de l’index, avec la rose pompon du rince-doigts. Fagueyrat lui offrit le bras, comme sur la scène, quand on se lève du repas mondain, — avec une grâce soulignée.
Au salon, le café attendait, dans une verseuse signée de quelque orfèvre d’art. Gilberte le servit. Et comme M. Fagueyrat n’acceptait jamais de liqueurs, se refusant aussi formellement à griller une cigarette chez une dame, on se mit très vite au travail. On déploya plusieurs copies de l’acte en cours de composition.
— « Il y a encore des longueurs », affirmait le comédien. « Nous allons, en le jouant à nous trois, voir ce qui est essentiel et ce qu’on devra couper. Regardez la pendule. Deux heures et quart. A trois heures, au plus tard, il faudra que tout soit dit. Sinon… »
Il fit le mouvement d’ouvrir et de fermer des ciseaux. Sa physionomie charmante respirait la joie d’une occupation qui le passionnait. Collaborer de si près avec un auteur, chercher, trouver les effets, se tailler lui-même un rôle à sa guise, quelle fierté ! quelle joie ! D’ailleurs, n’était-il pas un maître, un directeur, un puissant ? La sourde ivresse de cette ascension frémissait par-dessus tous ses sentiments, toutes ses pensées, le maintenait dans un état de félicité auquel il n’avait même pas besoin de songer pour en jouir.
Un être jeune, séduisant, qui est heureux, c’est une force magnétique. Chacun de ses mouvements répand alentour des effluves qui font plus ou moins tourner les têtes. Il rayonne et il attire. Le maussade Bernard lui-même se sentit presque conquis, à cet instant, par la vivacité expansive du comédien, par sa fine amabilité, surtout par la façon ingénieuse, délicate, dont il suggérait à Claircœur des changements dans le dialogue. Il développait, par des exemples cocasses, les perspectives singulières du théâtre, indiquait le peu qu’il faut parfois pour qu’une réplique passe ou ne passe pas la rampe, et semblait toujours supprimer à regret un passage supérieur, pour se soumettre aux exigences simplistes de la scène.
Mais, lorsqu’on commença de lire le dialogue, de le jouer pour en découvrir les ressorts émouvants, lorsque Bernard vit Fagueyrat se jeter aux pieds de Claircœur, qui minaudait le rôle de la grande amoureuse, tandis que Gilberte, — l’arpète, « Lulu-tire-l’aiguille » — apportant une toilette de sa maison de couture, les surprenait et fondait en pleurs, le contempteur de Sénèque et de La Rochefoucauld se crispa d’irritation. « Quel cabot ! » s’exclama-t-il intérieurement. Mille impressions qu’il n’avait pas analysées se précisèrent. La fureur, la jalousie, l’inquiétude, prirent en lui des voix distinctes. « C’est pour ce rossard de « m’as-tu vu » que tante Gil refuse de m’aider. Il l’a empaumée. N’y en a que pour lui. Elle donnerait toute sa galette pour lui voir faire les yeux blancs, et l’entendre roucouler, bien que ça ne s’adresse pas à elle. Et, quant à ma sœur, ça y est. Elle est montée dans le même compartiment. Seulement, avec elle, ça devient plus grave. Pourrait y avoir de l’avaro. »
Entre deux scènes, il prit congé. Cette fois, l’air fatal dont il souligna son adieu ne produisit aucun effet. Il s’en alla, exaspéré.
Le soir de ce jour, quand Théophile revint du ministère, sa femme usa de mille circonlocutions pour lui annoncer l’échec de leur fils au baccalauréat. Il n’avait pas encore saisi, quand Bernard intervint :
— « Ben quoi ! autant le dire tout de suite. Je suis recalé. Seulement, p’pa, n’use pas ton éloquence, et ne te surmène pas pour te mettre en colère. Y se passe quéque chose de plus sérieux. J’ai déjeuné chez tante Gil. Elle nous aura bientôt ruinés, du train dont elle marche. Tout ça, pour cette monomanie de théâtre, qui l’a prise. Le théâtre ?… Si ce n’est pas le comédien. Ce bellâtre de Fagueyrat est installé chez elle comme un rat dans un fromage de Hollande. Vous jugerez si c’est convenable d’y laisser Bette. Que la vieille se laisse gruger ce qu’elle prétend mettre de côté pour nous laisser, ce n’est déjà pas drôle. Mais, à la petite… il pourrait lui arriver pire. Il faut les voir, toutes les deux, avec leur cabot !… L’une est aussi folle que l’autre. Ouvrez l’œil. Gare la casse ! »