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Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) : $b roman

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VI

— « Mademoiselle rentre tard », dit Céline à Gilberte, qui s’était laissé retenir dans des magasins avec une liste d’emplettes pour sa marraine. « Madame a dû partir.

— Déjà ! mais son banquet de la Société des Trente mille lignes n’est qu’à sept heures et demie, dans une heure au moins.

— Madame devait passer au théâtre. Elle m’a dit de rappeler à Mademoiselle d’aller la prendre à la Société, si Mademoiselle sort assez tôt de chez son amie. »

Lorsque Claircœur assistait au banquet trimestriel de la Société des Trente mille lignes, — association qui éditait en collections illustrées les longs romans-feuilletons, — Gilberte, pour ne pas dîner seule, allait partager le repas de sa famille, ou de quelque relation. Mais c’était un plaisir pour elle de se rendre ensuite au restaurant de la « Truite au bleu » — vieille maison de célébrité parisienne — où se tenaient les agapes littéraires.

Sous prétexte de chercher sa marraine, elle arrivait avant la dispersion des convives, à temps quelquefois pour entendre un discours. Elle voyait des écrivains connus, respirait, avec la fumée des cigares de ces messieurs, parmi le caquetage professionnel de ces dames, une atmosphère spéciale, qui la grisait délicieusement. Tous la connaissaient. On la traitait en future confrère. Bien que la salle du banquet fût rigoureusement fermée à toute personne qui n’était ni sociétaire ni invitée, on laissait se faufiler là, dès le dessert, cette mignonne, dont les jolis yeux s’écarquillaient d’une admiration ingénue devant les « chers maîtres », comme devant les bas bleus notoires. Elle devait ce privilège autant à sa gentillesse qu’à la popularité de Claircœur, dont la main, ouverte en secret, parait souvent à de petites difficultés sociales, et plus encore à des détresses particulières.

— « Bien sûr, j’irai rejoindre marraine », dit Gilberte à la femme de chambre.

Elle entra chez elle, mais en ressortit presque aussitôt, avec une exclamation :

— « Céline, dites-moi… »

Elle dépliait une longue bande imprimée d’un seul côté, parcourait une lettre. Ses mains, sa voix, tremblèrent.

— « Qu’est-ce que cela ?… Comment est-ce venu ? Pourquoi ne me préveniez-vous pas ?

— Je l’avais mis sur la table de Mademoiselle. Mademoiselle ne pouvait manquer de le voir.

— Ce n’est pas arrivé par la poste. Qui l’a apporté ?

— Un petit cycliste. Il avait, sur sa casquette, en lettres dorées : Le Gulliver. Il est revenu pour la réponse.

— Il est revenu ?

— Voilà pas cinq minutes. Mademoiselle aurait pu le croiser. Moi, n’est-ce pas ? je ne pouvais pas donner de réponse. Mademoiselle n’était pas rentrée. Madame venait de sortir.

— Naturellement, vous ne pouviez pas répondre. Ça va bien. »

Gilberte s’enferma vivement. Céline, vexée, se porta vers la cuisine.

— « On est un peu nerveuse », confia-t-elle à Guillaumette.

Une odeur d’ail flottait autour des fourneaux, dans la chaleur du charbon et du soir d’été. Profitant de ce que ses patronnes dînaient dehors, Guillaumette, la cuisinière, fricassait pour elle-même, pour Céline, et pour la concierge invitée, d’énormes escargots, dont la farce fondait et grésillait au-dessus de la braise rose. Sa large face, plus rose que la braise et plus luisante que les coquilles des escargots, était positivement ronde comme une pleine lune, sous quatre cheveux gris tirés en arrière, et réunis en un chignon de la dimension d’un berlingot.

— « C’est comme ça, la jeunesse », fit-elle, indulgente. « Laissez donc, Céline. Moi, à c’t âge-là, je ne savais pas plus ce que je voulais que vous ne savez l’âge du Grand Turc. N’y va pas, mon amour, va pas tracasser la fifille à marraine », conseilla-t-elle à Criquette, laquelle, arrondie sur un coussin, dans un angle, guettait d’un œil bougeur la confection prochaine de sa pâtée. — « Hein ?… On est contente de la trouver, sa vieille Mémette, quand les belles madames vont dîner en ville ?… » ajouta la cuisinière, en inclinant vers la petite chienne la bonne grosse lune rougeoyante qui lui servait de visage.

Sur quoi, Criquette, se dressant, bondit à plusieurs reprises vers cet astre favorable à ses humbles joies. Plus heureuse que les hommes, incapables de toucher leurs dieux, elle dardait à chaque bond sa langue adoratrice vers la face écarlate et providentielle.

— « Là… là… » disait la cuisinière, « bige-moi tant que tu veux, trésor. Ton petit torchon rose… Il est plus appétissant que ma frimousse en fond de casserole. Pas dégoûtée, ta Mémette. Vas-y, bige-la, ta vieille.

— Comment pouvez-vous !… » s’étonna dédaigneusement Céline. « Je me demande si vous n’aimez pas encore mieux Criquette que madame Gilles.

— Je me ferais hacher pour l’une aussi bien que pour l’autre », déclara Guillaumette en retournant à ses escargots.

Dans sa chambre, Gilberte, frémissante, regardait les épreuves d’une de ses chroniques. Elle voyait cela !… Elle le voyait !… Sa prose imprimée ! Les phrases tournées dans sa tête avec tant d’application… Elle les retrouvait, une à une, sous cette forme, qui lui paraissait magique. Combien son style, ses idées, y gagnaient ! C’était mieux qu’elle n’aurait cru. Un sourire complaisant lui venait aux lèvres. Très bien, ce passage… Tiens, elle ne se rappelait pas… Cette jolie pensée… c’était d’elle ?… Ma foi, oui !… Cela faisait vraiment bien, coupé en prestes alinéas. Une colonne et demie, environ… Bonne longueur. Et son nom au bas ! son nom en petites majuscules : « Gilberte Andraux. » Elle y arrêtait des yeux pleins d’extase.

Mais une lettre accompagnait le placard. Quelque chose arrêtait la jeune fille au moment d’en ouvrir le feuillet replié. Bien qu’elle en ignorât l’écriture, et que la signature fût illisible, elle sut tout de suite de qui cette lettre émanait. Lentement elle en prit connaissance.

« Avez-vous gardé un bien méchant souvenir de moi, mademoiselle ? Vous auriez eu tort. Je ne suis pas le brutal contre qui s’est révoltée votre ingénuité. Et si je n’ai pas publié vos essais, ce n’était pas par un vilain calcul. J’espérais, certes, que vous reviendriez. J’avais à cœur de vous persuader que vous m’aviez mal compris. Plusieurs mois ont passé, qui, loin d’atténuer mon sentiment à votre égard, l’ont rendu plus profond, plus digne de vous.

« Nous ne pouvons pas, ma chère enfant, ni pour la pure jeune fille que vous êtes, ni pour le brave homme que je crois être, — que je veux être, tout au moins, à votre égard et dans votre estime, — rester sur un malentendu.

« Rapportez-moi vous-même ces épreuves. Je serai au journal jusqu’à huit heures. Quoi que vous fassiez, votre chronique paraîtra demain. Mais, si je puis causer avec vous quelques minutes, je vous donne ma parole d’honneur que vous serez content de

« Votre admirateur et ami. »

Suivait un gribouillage, qui semblait l’enchevêtrement des pattes d’un faucheux écrasé. Gilberte y devina sans peine la signature de Monbardon.

Elle recommença de lire la lettre, ligne à ligne, mot à mot, puis elle releva les yeux.

La fenêtre était ouverte. Son regard rencontra la cime de l’orme, « son parc », et, machinalement, parcourut le dédale des branches. Elle en connaissait les bifurcations, les nodosités, les ramilles mortes. Recroquevillées de sécheresse, grises de poussière, ses feuilles n’étaient déjà presque plus de la verdure. Mais les rayons du soleil déclinant le criblaient par en dessous de longues flèches vermeilles, allumaient dans son mystère une floraison d’or. Et le vieil arbre parisien, prenait des airs lointains, fabuleux, évoquait au cœur de la jeune fille rêveuse une vague fantasmagorie d’aventures, de pays lumineux et doux — peut-être des souvenirs d’une vie ancienne, ou des pressentiments d’avenir.

Elle ne bougeait pas. Elle ne se décidait pas.

Sur le ciel, d’un bleu pâli, l’orme poudreux et plein d’un soleil fauve lui disait des choses merveilleuses et tristes, — si tristes que, soudain, Gilberte en eut les yeux débordants de larmes.

La correction des épreuves ne demanda que deux minutes. Quelques coquilles, des lettres tombées, des guillemets à l’envers. Gilberte, pour avoir aidé sa marraine, connaissait les signes cabalistiques qui sont le volapuk entre auteurs et imprimeurs. Elle glissa le feuillet dans une enveloppe et sonna la femme de chambre.

Céline parut, les yeux arrondis, la bouche grasse.

— « Je croyais Mademoiselle partie pour dîner chez son amie.

— Céline, pourriez-vous me porter ceci ?… Mais, qu’est-ce que vous avez ? Que faisiez-vous ?

— Je croyais Mademoiselle partie », répéta l’autre. « Alors, nous mangions de bonne heure, parce que Madame nous a donné notre soirée. Nous allons avec la concierge… »

Les sourcils de Gilberte se contractèrent.

— « Allez », dit-elle avec une dureté que la domestique ne comprit pas.

— « Mais, puisque Mademoiselle sort, Mademoiselle pourra peut-être… » hasarda Céline avec la familiarité dont on use envers des maîtres jeunes.

— « Vous avez raison, j’irai moi-même. »

Et comme la femme de chambre, ennuyée, s’attardait :

« Allez, allez… Vous empoisonnez l’ail. Quelle horreur pouvez-vous bien manger ? »


Rue Vivienne, presque en face de la Bourse, le Gulliver s’était récemment installé dans un hôtel tout neuf. Au fronton, un bas-relief montrait le héros de Swift parmi les Lilliputiens. Sept heures sonnaient à l’horloge du journal et sous la colonnade de Brongniart, lorsque Mlle Andraux traversa la salle des dépêches et s’engagea dans l’escalier à rampe de fer forgé qui menait à la direction. C’était l’heure affairée. Pourtant on ne la fit guère attendre. Heureuse d’échapper à la curiosité des visiteurs, des rédacteurs, des flâneurs, de tous les gens qui encombrent les locaux d’un quotidien, à la fin de l’après-midi, même en juillet, Gilberte se précipita dans le bureau de Monbardon comme en un refuge.

Il lui saisit les deux mains.

— « Que vous êtes gentille ! Vous êtes venue. Vous ne m’en voulez donc pas trop ? »

Elle reprit haleine. Le cœur lui battait dans la gorge. Ses yeux bruns — illuminés de jeunesse, de franchise aussi — se fixèrent largement sur le visage inscrutable.

— « Vous en vouloir ?… Non. Vous m’écrivez qu’il y a malentendu. Je me suis donc trompée. Ne parlons plus de cela. »

Elle retira ses mains, avec un léger effort. Il se taisait, souriant, de son sourire sans lumière. Elle ajouta :

— « Je viens vous remercier pour les épreuves. Les voici. C’est une grande chose de paraître dans le Gulliver. »

Il sourit davantage. Quelle enfant ! Quelle délicieuse enfant !… Un rien d’émotion attendrie brilla derrière le monocle, sur les traits grisâtres, au coin de la lèvre glabre, qui gardait le pli de la cigarette avec celui de l’ironie et de la lassitude.

— « Le Gulliver », dit-il, haussant l’épaule. « Vous lui faites bien de l’honneur. Il vous appartient. Ce sera votre journal, si vous voulez.

— Comment ?… »

Elle eut un faible élan, devint toute rose. Et l’homme qu’elle jugeait dangereux, intimidant, vieux, lugubre, soudain revêtit le prestige de sa puissance. Monbardon ! C’était Monbardon qui lui parlait ainsi !

— « Mais oui, petite Gilberte. Tenez, mettez-vous là… Non… dans ce fauteuil. Et causons un peu, en amis. »

Il s’assit devant elle, tout près, — pas trop, à peine si les genoux, parfois, s’effleurèrent. Malgré tout, elle sentit bien vite le ridicule de ce mot « amis », l’invraisemblance d’une amitié quelconque entre cet homme, dont elle n’imaginait pas la moindre pensée, et la claire petite fille qu’elle était. De l’amitié… elle n’en lisait pas sur ce visage, où, lui semblait-il, elle ne lirait jamais. De l’amour non plus, d’ailleurs. Du moins de l’amour tel que cette âme de vingt ans le comprenait. — Quelque chose d’obscur, de lourd, de gênant, la tenait oppressée, devant cette physionomie, à la fois morne et ardente, sous ces yeux tenaces, dont le regard, par instants, l’obsédait, comme un contact.

Monbardon lui disait :

— « Parbleu ! le Gulliver, il aurait tout à gagner à faire passer dans son encre rance le parfum d’une fraîche fleur comme vous. J’ai un tas de choses à vous demander sur vous-même, vos amies, vos compagnes, sur ce mouvement si résolu de la jeunesse féminine vers l’indépendance par le travail. C’est très curieux. Vous voyez ça de plus près que nous. Ça contient peut-être tout l’avenir. Il vous faut me documenter là-dessus, il faut me faire des enquêtes. Il faut que nous parlions ensemble, très souvent. Je vous confierai une rubrique. Je vous installerai un bureau, ici même, si vous voulez, avec des reporters à vos ordres. »

Qu’elle fut jolie d’éblouissement, à cette minute-là, Gilberte Andraux !

D’une voix plus basse, plus rauque, le directeur ajouta :

— « Ce n’est pas le journal seul qui a besoin de rajeunissement. Si vous saviez… Ah ! ma petite… »

Une ombre grise plomba davantage la face taciturne. Le monocle tomba. Monbardon frotta de deux doigts ses paupières fatiguées, tandis que, d’un geste qui voulait être aveugle, il saisissait une main de la jeune fille, puis posait cette main sur son genou sans desserrer l’étreinte.

Elle ne pouvait le plaindre. Elle rit, mais gentiment. Tout en tirant sournoisement sa main prisonnière, elle peignit avec gaieté la situation d’un homme que tout le monde envie.

Un reflet de son étincelant visage anima l’interlocuteur. Voilà bien ce qu’il lui fallait, à lui, revenu de tout, ivre d’ennui…

— « L’ennui ! » cria Gilberte.

— « Hé, oui !… Un journal, c’est une roue qui tourne. Vous croyez qu’on y dit ce qu’on veut ? On y dit ce que le public spécial demande. Si, par hasard, on était, sur un point quelconque, du même avis que le confrère d’en face, faudrait se garder d’en convenir. Si les journaux ne se mangeaient pas le nez, les abonnés n’en voudraient plus. Et la course au scandale ! La manchette à sensation ? Et la frénésie de l’information mondaine ? Sans compter les dessous de tout cela… Ah ! ce n’est pas gai tous les jours », soupira Monbardon.

Si encore il avait des compensations dans la vie privée !… Mais chez lui… la solitude… pis que la solitude. Il risqua des allusions à sa femme. Gilberte, comme tout Paris, connaissait le désaccord du ménage. On ne voyait jamais ensemble les époux Monbardon. Le directeur du Gulliver allait seul dans le monde comme au théâtre, donnait ses repas d’amis au cabaret.

— « Ah ! » murmura-t-il, « si vous aviez confiance en moi. Nul ne peut escompter l’avenir. Mais enfin… »

Donnait-il à entendre qu’il divorcerait ? Ou que l’hypothétique Mme Monbardon pourrait disparaître d’ici-bas plus totalement qu’elle n’avait encore jugé à propos de le faire ? Quoi qu’il en pensât, il ne craignit pas de déclarer qu’en Mlle Andraux seule, il apercevait la régénératrice du Gulliver vieilli, et la seule Égérie souhaitable pour le directeur de cet important quotidien.

— « Je savais bien », dit Gilberte, avec un air réprobateur, qui lui faisait un minois à croquer, « je savais bien que, si je venais, vous ne seriez pas sage, et que cela finirait très mal. »

En dépit de sa timidité devant Monbardon, de qui le seul aspect la glaçait naguère, elle prenait instinctivement le ton de gronderie plaisante qu’adoptent les femmes, quand leurs soupirants, de quelque âge qu’ils soient, reculent les limites de l’absurdité sans franchir celles des convenances.

Ce fut si drôle, que le solennel directeur rit, comme Gilberte ne croyait pas qu’il pût rire.

— « Vous trouvez que cela finit mal », répétait-il, en tâchant de replacer son monocle, que le rire chassait de nouveau.

— « Très mal », dit-elle, sans que sa gravité éteignît entièrement son joli sourire. « Puisque me voilà forcée de vous dire adieu, ainsi qu’au Gulliver. Voulez-vous être assez bon pour me rendre mes épreuves ?

— Vos épreuves !… Ah çà ! ai-je mérité que vous me punissiez encore ?… » s’écria-t-il — avec une bonne grâce qui fut presque cette fois de la grâce tout court. — « Votre chronique paraîtra demain matin, quoi que vous m’ayez fait. Et je vois que vous allez me faire beaucoup de peine. »

Son accent, sa promesse, éveillèrent chez la jeune fille une vibration de sympathie.

— « Et comment vous ferai-je beaucoup de peine ? »

Avec quelques réticences, diverses circonlocutions, puis une brusquerie à la blague, il dévoila son projet. Il voulait proposer à Gilberte un dîner de camarades, dans un coin de verdure qu’il connaissait.

— « On entre par un sentier discret du Bois. Nul ne peut vous voir. Cependant, les bosquets sont séparés par de si légers rideaux de verdure, que rien ne ressemble moins à un cabinet particulier. Vous me devez cela, ma petite Gilberte. N’ai-je pas été le plus respectueux des amis ? Nous parlerons seulement de l’évolution du jeune féminisme, et de la précieuse collaboratrice que vous serez pour le Gulliver, en vous occupant de cette question. »

L’éclair dans les yeux veloutés ne lui échappa point. « Serait-ce tout de même possible ? » pensait Gilberte. Une palpitation souleva son corsage.

Aussitôt il la fit rire, sans qu’elle pût s’en empêcher, car il avoua :

— « J’ai choisi mon jour. Je sais bien que, ce soir, votre tante assiste au banquet des Trente mille lignes. Parbleu ! elle était de la commission qui est venue me demander de le présider. »

Il leur faussait compagnie, sous prétexte d’un départ imprévu. Et, comme, effectivement, il prenait le train à minuit, l’alibi se justifierait. Mlle Andraux ne pouvait être compromise.

— « Voyons », conclut-il, « je vous quitterai forcément vers onze heures. De huit heures et demie à onze heures, craignez-vous de ne pouvoir tenir en respect un vieux bonhomme comme moi, dans un endroit où nous devrons parler bas si nous ne voulons pas être entendus ?

— Ce n’est pas cela », dit la jeune fille. « Mais ensuite, vous vous croirez des droits. Vous m’accuserez de jouer un jeu de coquette, s’il me convient d’en rester là. »

Une souffrance crispa la face de Monbardon. L’ironie, la morgue, la glaciale indifférence fondirent. Ce fut émouvant, chez cet homme. Et aussi l’accent changé troubla Gilberte.

— « Vous n’êtes pas bonne… Je savais bien que vous alliez me faire du mal. »

Il se détourna, marcha dans la pièce.

— « Eh bien, n’en parlons plus. »

Puis, revenant vers elle :

— « Vous ne savez pas quel sentiment vous brisez. Vous auriez fait de moi ce que vous auriez voulu. »

Interdite, émue, amollie de pitié, assaillie par l’inquiétude de gâcher une chance unique pour un scrupule de fausse pudeur, mal fixée sur les libertés féminines permises dans ce milieu littéraire où elle prétendait entrer, Mlle Andraux demeurait debout, muette, bouleversée jusqu’aux larmes. Elle tâchait de garder bonne contenance, d’agir en femme soucieuse de sa dignité. Et elle avait envie de s’écrier, comme une petite fille : « Oh ! mais, que faut-il faire ? » La fierté aussi d’être tant pour un personnage comme le directeur du Gulliver, la certitude de retourner à son néant si elle quittait ce cabinet sur un adieu définitif, ajoutaient à sa perplexité.

Il vit les cils humides battre sur l’effarement des yeux de douceur. Les mains de Gilberte furent dans les siennes.

— « Ah ! vous venez ! vous venez !…

— Rappelez-vous à quelle condition… J’ai votre parole… » murmura-t-elle.

Précipitamment, pour ne pas la laisser se ressaisir, il fixa le rendez-vous.

— « Dans trois quarts d’heure, à huit heures et quart, rue Spontini, à l’angle du carrefour Bugeaud, contre le mur de la Fondation Thiers. Mon auto s’arrêtera, vous monterez. Vite, vite !… je dois passer chez moi, je n’ai que le temps d’expédier quelques affaires. A tout à l’heure, ma jolie… A tout à l’heure. Vous ne le regretterez pas. »

Il la poussait presque dehors. Étourdie, perdant la notion de ce qui lui arrivait, Gilberte se trouva dans l’escalier, puis dans la rue. Devant elle, s’ouvrait la place de la Bourse, — un désert dans la fin poudreuse et mélancolique du jour.

La jeune fille traversa, passa les grilles, entra au bureau de poste, se fit ouvrir une cabine téléphonique :

— « Impossible de venir dîner », chuchota-t-elle dans l’appareil, à l’amie qui l’attendait. « On m’admet au banquet des Trente mille lignes, comme journaliste. A partir de demain, je collabore au Gulliver. Alors, c’est important pour moi, tu comprends. Je cours rejoindre marraine. »

Le coup de téléphone envoyé, elle fit le tour de la Bourse, en arrière. Par devant, elle n’osait, craignant de rencontrer Monbardon, ou d’être vue par lui, quand il quitterait son journal. Comme il lui était étranger, cet homme, près de qui — tout près de qui, hélas ! — elle s’assiérait tout à l’heure, dans l’ombre de la voiture, puis dans l’intimité du repas discret. Étranger ?… Plus qu’étranger. Odieux… Était-ce possible ? Elle s’interrogea. Oui… odieux. Le bref attendrissement ressenti devant sa tristesse, elle ne le concevait plus. Une antipathie, une répulsion physique, durcirent son cœur, firent courir dans sa chair un frisson. « Qu’allais-je faire ? » pensa-t-elle, avec effroi. « Qu’allais-je faire ? » Puis ce fut un sentiment d’impossibilité, pour cette nature qui ne savait pas feindre. « Qu’est-ce que je lui dirai ? Il va me parler d’amour. Ce sera abominable !… » Et, brusquement, du fond de son être, la révolte véhémente : « Je ne peux pas !… Je ne peux pas !… »

Elle marchait au hasard, dans un dédale de rues qu’elle ne connaissait point. Le soir d’été vidait les chaudes artères de la ville. Des ombres mauves descendaient, tandis que, là-haut, derrière les grilles des balcons où ne s’accoudait personne, il y avait encore des flammes roses aux fenêtres. Les passants attardés remarquaient cette jolie fille, qui semblait aller au hasard, palpitante et rapide, comme un papillon échappé du filet et que sa liberté affole. Plusieurs lui parlèrent. Sans saisir les mots, elle en devinait bien le sens. Un écœurement fit trembler sa lèvre. Ses yeux, machinalement, se levaient vers les vitres roses, tout en haut des maisons pleines de mystères. Et, soudain, sa jeunesse fut désespérée, comme si le beau soir paisible eût recélé toute la douleur du monde.

Au chauffeur du taxi-auto qu’elle arrêta, Gilberte commanda de fermer la voiture.

Maintenant elle cherchait un moyen de prévenir Monbardon. Elle ne voulait pas l’exposer à l’humiliation de l’attente inutile, au coin d’une rue. N’imaginerait-il pas qu’elle le traitait ainsi exprès ? Ce serait vilain, et cruel.

Mais comment faire ?

Il avait quitté le Gulliver, certainement. Adresser un mot chez lui, que déposerait le chauffeur de l’auto ?… Gilberte n’osait. Sous quel régime conjugal vivait-il ? Un billet de ce genre est un engin dangereux.

Elle indiqua pourtant le numéro de la rue de la Faisanderie où demeurait le directeur du Gulliver. Elle connaissait bien cette adresse, pour l’avoir cherchée dans le Tout-Paris. La personnalité de Monbardon, depuis quelques mois, quoi qu’elle en eût, se mêlait à son existence.

Dans son petit sac, elle avait un bloc minuscule de ces papiers tout gommés qu’on plie en forme de lettre. Elle griffonna au crayon sur l’un d’eux, ferma soigneusement. Puis, au concierge, — haletante de la crainte d’être surprise :

— « Pour monsieur Monbardon… pour lui seul, n’est-ce pas ? »

Glissant une pièce dans la main du portier :

— « Monsieur Monbardon sort à l’instant. Son auto n’a peut-être pas tourné le coin de la rue. »

Elle reprit sa lettre, s’enfuit.

— « Boulevard Raspail », dit-elle au chauffeur.

Comme la voiture traversait la rue Spontini, Gilberte eut juste le temps d’apercevoir une auto arrêtée contre le trottoir qui longe la Fondation Thiers. Un étrange sourire lui vint aux lèvres. Un plus étrange sentiment lui noya l’âme, mélange d’un orgueil amer, d’un regret subtil, avec un retour soudain de compassion attendrie pour celui qui, là-bas, ne pensait qu’à elle, — vainement.

Puis, son cœur se gonfla d’un torrent de jeunesse. La vie eut un goût savoureux. Elle n’avait que vingt ans. Combien d’autres ?… et quels autres ?… l’attendraient de la même attente. Comment serait-il, celui qui n’attendrait pas en vain ?…

Oppressée de rêves, Gilberte ne voulut pas rentrer à la maison. D’ailleurs, comment expliquer qu’elle revînt sitôt sans avoir dîné. Elle se souvint que les bonnes devaient sortir et qu’elle-même n’avait pas les clefs de l’appartement. La jeune fille arrêta le taxi-auto dès qu’il eut franchi la Seine, le paya, et commença de marcher lentement, le long du quai, rive gauche.

Elle s’en allait vers la Cité, vers Notre-Dame, vers ce Paris dont les siècles ont exhaussé le sol, noirci les murs, griffé les pierres de signes et de souvenirs. Tout ce qui est jeune, frémissant de passions confuses, tourne ses pas de ce côté, dans l’errance des promenades sans but.

Devant un étalage de pâtissier, Gilberte eut tout à coup grand’faim. C’était la première fois qu’elle ne s’asseyait pas à table, à l’heure ordinaire. Dans son imagination s’indiqua vaguement le fin menu que Monbardon lui eût proposé. Elle eut un soupir de gourmandise.

Mais, ayant acheté deux petits pains fourrés de foie gras, un baba et un éclair au café, elle s’installa, pour déguster ce repas, qu’elle trouva exquis, sur un banc du quai de la Tournelle, d’où elle regarda Notre-Dame — formidable silhouette à l’encre de Chine — se découper sur un ciel d’or rose et s’endiamanter le front des premières étoiles.

Lorsqu’elle jugea la soirée assez avancée pour qu’il lui fût possible de paraître sans indiscrétion parmi les sociétaires des Trente mille lignes, Gilberte prit l’omnibus, pour se rendre rue de l’Arcade, où fleurit, depuis l’époque du Directoire, le célèbre restaurant de la « Truite au bleu ».

Elle s’était un peu trop hâtée. Lorsqu’elle arriva, les sociétaires n’en avaient pas fini avec le dessert et les discours. Dès le vestibule, en bas (il fallait descendre quelques marches), Mlle Andraux perçut des applaudissements. Hésitante, elle s’attardait devant une porte vitrée. La connivence souriante de la préposée au vestiaire la poussa dans la fournaise.

Le mot n’avait rien d’exagéré. La salle à demi en sous-sol, remplie de dîneurs, autour de longues tables, et dont l’atmosphère s’alourdissait du relent des victuailles, détenait un record de température élevée, en ce soir de juillet. Une fraîcheur illusoire était suggérée par son aspect de grotte, et par de l’eau pulvérisée — mais n’était-ce pas l’eau du bain-marie ? — dont les gouttelettes plutôt rares se jouaient sur les rochers artificiels. Les piliers soutenant la voûte — d’ailleurs très basse — se dissimulaient entre des stalactites et des stalagmites. Parmi les aiguilles d’aspect calcaire, — triomphe du carton-pâte, — un peu de mousse jaunâtre et quelques arums en celluloïd figuraient la végétation aquatique de ces régions.

Cette salle — peu pratique pour un banquet, car les stalactites et les stalagmites rompaient la cordialité de l’ensemble, et séparaient les convives en petits paquets plus ou moins sympathiques — constituait le sanctuaire trimestriellement dévolu à la Société des Trente mille lignes. L’exiguïté de la cotisation (il fallait bien que tout le monde pût prendre part aux fraternelles agapes) déterminait l’irréductibilité, sous ce rapport, du directeur de la « Truite au bleu ».

— « Je vous donne », disait-il aux écrivains, « par une faveur spéciale, et en renonçant aux plus fabuleux profits, le local consacré, le caveau primitif, où naquit mon illustre établissement. Des Américains, qui ne passent qu’un soir à Paris, m’offrent ce que je voudrais pour les faire dîner là où dînèrent Barras avec Joséphine de Beauharnais, Mme Tallien, Mme de Staël, Talleyrand, et Bonaparte lui-même. Quand c’est le jour des Trente mille lignes, je refuse tout. Ma grotte vous est réservée. Pour rien au monde je ne voudrais voir des littérateurs, la gloire de notre France, déguster ma fameuse truite au bleu aux étages récemment construits, sous de banals arceaux gothiques, ou bien entre les glaces trop neuves de ma galerie Trianon. »

Gilberte, venue du dehors au moment où le repas s’achevait, crut suffoquer. Mais, soutenue par la curiosité, trop contente d’être admise là, ce fut avec joie qu’elle se glissa contre une stalagmite, et sourit à quelques sociétaires de connaissance. Un jeune Trente mille lignes lui offrit sa chaise. Un autre poussa même de son côté une assiette sur laquelle s’étageaient des biscuits à la cuiller.

Elle chercha des yeux sa marraine, et l’aperçut, en bonne place, tout près de la table d’honneur. Ce ne fut qu’un éclair, car, aussitôt, Gilles de Claircœur disparut à ses yeux derrière une haute coiffure de plumes rappelant celle des Indiens Sioux. Sous la perruque, de nuance acajou, qui supportait ce diadème sauvage, un terrible profil busqué accentuait l’analogie. Puis c’était, hors d’une robe scintillante et très décolletée, l’ossature puissante de deux épaules décharnées mais massives, sur lesquelles descendaient de longues boucles d’oreilles, tandis qu’un collier de perles — vrai ou faux — roulait contre la barre saillante de clavicules en forme de gourdins.

Le jeune « Trente mille lignes » empressé auprès de Gilberte, lui souffla :

— « C’est la mère Gigogne ?

— Comment, la mère Gigogne ?…

— Oui, C’est elle qui a fondé L’Enfance laïque, dont vous connaissez le succès persistant. Elle y écrit, depuis vingt-cinq ans, les « Contes de la mère Gigogne ». Une gaillarde épatante ! Elle nous disait tout à l’heure qu’elle n’aime que ses chiens. Elle laisse son mari à la campagne pour les soigner, et lui défend de les quitter. Il donne le biberon aux orphelins. La mère Gigogne, d’ailleurs, ne peut souffrir les enfants.

— Il y a beaucoup de dames dans votre société », observa Gilberte.

— « Oh ! bientôt, il n’y aura plus que ça. Le roman d’au moins trente mille lignes commence à manquer de bras masculins. Songez à ce qu’il faut d’imagination pour mettre sur pied des histoires de cette longueur, et qui se tiennent. Les femmes, elles, ne s’embarrassent ni de la logique, ni de la construction. Alors, quand elles ont trouvé un début, rien ne les oblige à prévoir un dénouement. Elles vont, elles vont… Elles n’ont aucune raison de s’arrêter. Regardez, celle-là, au coin, la blonde, frisée à l’enfant, avec cette figure calme, ces gros yeux… On croirait une placide bourgeoise qui n’a jamais rien fait que se laisser vivre. C’est une luronne qui vous abat quatre-vingt mille lignes en six mois. Elle vous déclare tranquillement : « J’écris dix pages avant mon café au lait. Je déjeune, je m’occupe de ma toilette. J’écris dix autres pages. Et voilà… J’ai fait ma journée à l’heure où les belles dames du monde songent seulement à sortir de leur lit. »

Des bruits de couteaux heurtant les verres interrompirent les explications du néophyte, dont Gilberte n’aurait pu dire s’il admirait ou dénigrait la fécondité de ses confrères du beau sexe.

Un monsieur en habit se leva, se tourna vers un autre monsieur en habit, demeuré assis à sa gauche, et commença de lui débiter des malices, laborieusement amenées de loin, et dont on sentait à coup sûr qu’elles aboutiraient à quelque énorme compliment. Ces deux personnages, seuls en tenue de soirée, éprouvaient, sans doute, de ce fait, une violente sympathie l’un pour l’autre, et ne résistaient pas au besoin de se témoigner le sentiment qui lie deux êtres d’espèce semblable, isolés chez une race différente.

Celui qui parlait, un grand, blond, barbu, s’exprimait d’abondance, n’ayant pas recours à des notes, même quand il énuméra les œuvres de l’autre. Il épuisa, pour les analyser, une telle quantité d’adjectifs élogieux, que certains de ses auditeurs professionnels en inscrivirent à la dérobée sur leurs manchettes, ne pouvant concevoir qu’il y en eût tant dans le dictionnaire des qualificatifs.

A la fin des périodes les plus ronflantes, on l’interrompait par des applaudissements.

Celui dont il présentait le panégyrique, le président occasionnel du banquet, tenait les yeux baissés sous l’avalanche fleurie. Dans sa main droite, les feuillets de sa réponse, qu’il devait lire, n’étant pas orateur, tremblaient légèrement et continuellement. C’était un vieil homme de lettres, que toute une vie de travail n’avait pas enrichi, et dont le nom restait ignoré du grand public. Jamais il ne s’était vu à pareille fête. Mais, justement parce qu’il n’en avait pas l’habitude, la joie qu’il éprouvait lui traversait le cœur de pointes aiguës, comme une souffrance. Le regard fixé sur la nappe, il tâchait de donner un air naturel à sa face pâlie, et mordait sa lèvre pour ne pas qu’on vît remuer sa moustache grise. La terreur aussi de prendre la parole tout à l’heure ajoutait à son émotion.

Et voici que, dans cette assemblée de camarades, d’ouvriers de lettres, dont beaucoup parcouraient des carrières aussi obscures et aussi rudes que la sienne, le spectacle de son attitude, la perception de son émoi, la disproportion entre la brève ovation de l’heure et l’immensité de son effort, saisirent les âmes. Un souffle de fraternité éteignit brusquement les jalousies, les rivalités, les dédains, tout ce qui couve, et circule, et ronge sournoisement, de secrètes et mauvaises ardeurs, dans un tel milieu. On applaudit frénétiquement la péroraison exagérée. On clama : « Un ban ! un ban !… » Et deux cents mains rythmèrent le battement de tous les cœurs. Même, on claqua plus fort les dernières mesures, parce qu’on avait vu se lever deux yeux aux cils gris, sous un front lourd, zébré de rides, — des yeux où roulait une larme.

A son tour, le vieil écrivain se dressa. Et, comme l’émotion d’abord l’empêchait d’articuler, on l’applaudit. Son speech était simple. Il le lut modestement. Il offrit le séné convenable, en retour de la casse que lui avait passée le premier orateur. Beaucoup plus jeune que lui, ce confrère à qui il répondait jouissait déjà d’une relative célébrité. En le louant plus modérément, il sut le louer mieux. Son tact valut de l’esprit. Et les convives trouvèrent trop vite épuisé le mince paquet de feuillets qui continuait à trembler en même temps que la voix. Mais, arrivé au bout, le brave homme lâcha son discours écrit, et, jugeant qu’il devait exprimer à l’assistance la surprise et la douceur du succès qu’on lui faisait, il s’arracha héroïquement de l’âme, malgré le spasme de sa timidité, deux ou trois phrases improvisées, où balbutiait sa gratitude.

Et ce fut si touchant, que ces hommes, ces femmes de lettres, qui tous — surtout les plus vieux — étaient plutôt des enfants de lettres, chimériques jusqu’à la fin, malgré les leçons des dures réalités, eurent, à leur tour, les paupières humides.

Mais l’attendrissement fut coupé tout à coup. Des rires, des acclamations railleuses, montant parmi le hérissement de stalagmites, du coin écarté qu’on nommait « la petite classe », appelèrent l’attention sur un sociétaire qui venait de se lever. C’était le chansonnier, non pas du « Caveau », mais de la « Grotte ». A la fin de chaque diner trimestriel, il apportait un à-propos rimé, qu’il entonnait d’une voix courte, cotonneuse, sur l’air d’une rengaine à la mode. Ses calembredaines, sa jovialité, son physique, son essoufflement, et par-dessus tout le sérieux avec lequel il se considérait, lui et sa chansonnette, comme une institution, mettaient en joie les sociétaires.

Il venait de taper sur son assiette avec son trousseau de clefs, et il annonçait, déjà suffoqué d’emphysème avant d’avoir émis une note :

— « Gloire à la société des Trente mille lignes, parole de votre serviteur, sur l’air populaire de Totor, prête-moi ta bouffarde. »

Et il chanta, — si cela peut s’appeler chanter, au milieu d’une hilarité indulgente :

« Parmi les groupements insignes
S’affirmant autour d’un banquet,
Celui des Trente mille lignes
Détient le record, le bouquet.
D’abord, on y voit le beau sexe.
(Honneur aux dames !…) Cela vexe
Le Jockey, l’Union, l’Épatant,
L’Agricole… ô pommes de terre !
Surtout le Cercle militaire,
Qui n’en montreraient pas autant. »

Il y en avait, de cette force-là, une douzaine de couplets, ce qui parut abusif. Cependant quelques marques d’impatience s’arrêtèrent devant la réprobation générale. On ne voulut pas faire affront au modeste Tyrtée des Trente mille lignes. Et il eut pour lui le silence des garçons de la « Truite au bleu », qui suspendirent leur bruyant service de desserte pour écouter une littérature à leur portée, ce qu’ils ne faisaient pas pour les toasts oratoires, lorsque ceux-ci traînaient en longueur.

Enfin, tout le monde s’écoula, pêle-mêle, dans la salle voisine — plus exiguë encore que la grotte — où les tasses à café s’alignaient, avec les petit verres pour la chartreuse. Malgré l’orgueil que, d’après son chansonnier, la société éprouvait de la présence du beau sexe, les sociétaires du sexe moins beau commencèrent de fumer et de parler très haut, debout, par groupes, dans un oubli total de leurs gracieuses confrères. Il faut dire, pour l’excuse de ces messieurs, qu’on était à la veille du renouvellement du comité. La période électorale déchaînait les passions dans cette petite république des lettres, comme dans tout autre domaine de suffrage universel. Les femmes, malgré leur droit de vote, gardaient une indifférence relative. Était-ce par scepticisme ? par manque d’usage de cette forme du pouvoir ? En faut-il conclure que les suffragettes, en politique, ne représenteraient qu’une minorité de leurs sœurs ? Aux Trente mille lignes, ces ardents débats s’enveloppaient de la brume des cigares.

La mère Gigogne, dont les récits dans L’Enfance laïque avaient charmé le bas âge de la plupart des sociétaires, en était réduite à agiter son diadème de plumes au milieu d’un cercle de dames, et à leur montrer son collier de perles, — quand toutefois ce collier ne disparaissait pas à moitié dans le creux profond des « salières », derrière les clavicules en forme de gourdins. Elle détaillait en même temps les qualités de ses chiots saintongeois, à qui son mari donnait le biberon.

— « Des amours !… » déclarait-elle. « Des bêtes qui seront certainement primées à la prochaine exposition canine. Mon mari me téléphone, tous les jours deux fois, comment ils se portent et comment ils ont… oui, vous m’entendez. Important, cela. Au moins aussi important que pour des gosses. Avec la différence que, des gosses, moi, ça me dégoûterait.

— Vous devriez écrire des histoires pour chiens », observa une confrère.

— « Je leur en raconte, à mes toutous », rétorqua la mère Gigogne, sans se démonter. « Ils me comprennent. Ou du moins, ils m’écoutent, ils sont bien élevés. C’est pas comme tous ces bavards-là », ajouta-t-elle avec un coup de tête et un regard hargneux vers les mâles tapageurs dans leur nuage de fumée.

— « On devrait », dit une vieille demoiselle avec innocence, « trouver quelque distraction pour réunir les messieurs et les dames.

— Un petit jeu ? » sourit une agréable sociétaire, que les convenances retenaient, bien contre son gré, du côté féminin.

— « Je ne dis pas un petit jeu. Mais… de la musique, par exemple. Nous réciterions de nos vers, — ceux qui en font », souligna la vieille fille en se rengorgeant. « Dans une société aussi littéraire que la nôtre, c’est pitié, nos soirées. Le dîner fini, ces messieurs se croient dans un estaminet.

— Oh ! ils savent bien se comporter galamment quand ils trouvent que ça en vaut la peine. Regardez donc là-bas… Ils sont une douzaine à faire la roue autour de Claircœur et de sa nièce.

— Sa nièce ?… Allons donc ! » s’exclama une bonne âme, enfermée dans un corps si épais que les genoux ne pouvaient se joindre.

— « Mais oui… sa nièce, ou filleule. Enfin, son enfant d’adoption.

— Mettons « d’adoption », gargouilla le gosier encombré de l’adipeuse Trente mille lignes.

— « Ça commence peut-être à la gêner d’avoir cette grande fille bien tournée à côté d’elle. Dame ! le contraste. Elle se cramponne, Claircœur. Vous ne trouvez pas qu’elle devient coquette. Elle fait des frais.

— Oh ! pourtant, ce soir, elle a sa robe de la dernière fois.

— Oui… ici… Elle ne veut pas avoir l’air… Mais je l’ai rencontrée. Dans une auto, elle était. Une toilette !… Et la figure arrangée… Parfaitement. Avec des yeux noyés… une façon de rire aux anges… Elle ne m’a même pas vue. Elle planait dans les astres. »

La dame aux genoux irréconciliables se racla le larynx, puis murmura dans la direction de Claircœur :

— « Va, ma vieille, c’est pas pour toi que tous ces gros papillons de nuit se bousculent autour de ta chaise. Tu auras beau te payer des chichis et de la teinture… Y a là une petite fleur fraîche, qui sent bon le miel… Regardez-les, regardez-les, ceux qui n’osent pas y aller et qui jettent des regards en coin, et qui rôdent, cherchant un prétexte. »

Cette observatrice avait raison. Rien au monde, pas même la fraternelle cordialité de la Société des Trente mille lignes, n’inspirera aux hommes les mêmes sentiments pour des dames mûres, eussent-elles du génie, que pour une jolie petite personne à peine majeure. C’est comme cela. Toutes les campagnes féministes, parvinssent-elles à égaliser les droits des deux sexes, n’égaliseront pas, chez celui qui a les cheveux longs — n’ajoutons point : « et les idées courtes » — n’égaliseront jamais la laideur à la grâce, ni l’automne au printemps.

Toutefois, en dépit des insinuations, la marraine et la filleule ne songeaient guère à se faire une cour des sociétaires empressés autour d’elles. Claircœur venait de présenter Gilberte à l’une des femmes les plus humbles, les plus effacées, et aussi l’une des plus âgées de la réunion. Elle proposait cette camarade, qui s’en effarouchait, à l’admiration de la jeune fille.

— « Pense, mon enfant, que madame Vertol, qui pourrait vivre tranquille, de sa pension, de ses rentes, continue d’écrire, uniquement pour élever les orphelins de notre Société. Chaque fois qu’un de nos confrères laisse une famille dans l’embarras, on voit arriver madame Vertol. Elle trouve le moyen d’emmener, chaque été, tous ses pupilles, un mois au bord de la mer.

— Oh ! dans une bicoque, une vraie grange. Ne parlez pas ainsi de moi, chère madame de Claircœur. Je fais si peu de chose, je suis si peu ! »

La voix fluette sortait d’une bouche fripée, édentée. Le vieux visage, les yeux s’éteignant au fond de leur caverne osseuse, le corps squelettique, dans une robe noire qui parvenait, quoique tout unie, à sembler démodée, se parèrent, pour Gilberte, d’une beauté sacrée. Même, elle trouva émouvant le souci d’une élégance convenable pour ce banquet, où d’autres venaient en pimpants atours. Un col et des manchettes de dentelle, une broche contenant la photographie et les cheveux d’un bébé perdu voici bien longtemps, une chaîne d’or amincie descendant jusqu’à la haute et étroite boucle de ceinture émaillée, datant de Louis-Philippe, marquaient le soin qu’avait pris la vieille femme de ne pas se singulariser par une tenue trop simple. Cette coquetterie délicate, qui eût été piteuse si elle n’avait été sublime, toucha des fibres profondes dans le cœur, si troublé ce soir, de la jeune fille.

— « Voulez-vous me permettre de vous embrasser, madame ? » demanda-t-elle. « Ce sera un honneur que je n’oublierai jamais. »

Dans la voiture, en revenant boulevard Raspail, elle dit à sa tante :

— « Ta Société des Trente mille lignes, est-ce qu’on s’y entr’aide ou est-ce qu’on s’y entre-dévore ?

— Les deux. C’est comme dans la vie », riposta Claircœur. « Seulement toute association multiplie l’entr’aide et réduit l’entre-dévorement au minimum, par un mécanisme presque mathématique, dont les mutualistes savent profiter.

— C’est aussi la multiplication des compliments, marraine. Le bon vieux qu’on fêtait, et dont la carrière est presque inconnue, a reçu autant de coups d’encensoir et autant de bravos que son célèbre confrère.

— Ça, ma petite, c’est l’effet de cette justice spontanée qui soulève parfois les foules. Si tu mettais en balance ce qu’il y a de nobles efforts, de beautés, peut-être mal présentées, dans l’œuvre plus obscure du vieux, et d’arrivisme habile, de bluff, de séductions équivoques, dans les romans favorisés de l’autre, tu trouverais sans doute moins de distance entre l’auteur à la mode et l’honnête écrivain dédaigné. Voilà ce qu’il y a de meilleur dans nos associations. C’est qu’à un certain moment, en un éclair de lucidité, d’équité, des élans généreux rétablissent l’ordre, compensent un peu les caprices formidables de la vogue, et du sort. »


Le lendemain matin, aussitôt levée, Gilberte envoya Céline chercher le Gulliver.

Lentement, la jeune fille déploya la feuille, qui sentait si fort, étant toute fraîche, l’odeur — grisante pour les écrivains à leur début — de l’encre d’imprimerie.

Le titre de sa chronique lui sauta aux yeux, à la première page, vers le milieu de la dernière colonne.

Elle tourna le papier pour voir son nom — son nom que des milliers de lecteurs, l’élite du monde pensant, des savants, des illustres, des puissants,… des rois ! — liraient ce matin.

Le journal glissa. Elle revit la forme de l’automobile, arrêtée, dans l’attente, à l’angle de la rue Spontini.

Ses yeux pleins de songe s’en allèrent vers son arbre, qui frémissait de toutes ses feuilles, dans le baptême rose du jour nouveau.

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