Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) : $b roman
II
La double porte en cuir de la petite salle d’attente retomba, et les mornes silhouettes, qui, de temps à autre, remuaient les pieds sous leur chaise, ou exhalaient un soupir d’énervement, se redressèrent dans une stupeur.
Celle qui entrait leur ressemblait si peu !
Le garçon de bureau lui-même, plongé dans la lecture du Petit Quotidien, impassible sous les regards, dont l’anxiété s’attachait à lui, leva enfin la tête. Et même, quand il eut reconnu Mlle Andraux, il leva toute sa personne. S’approchant de la jolie Gilberte, il échangea tout bas quelques mots avec elle. Puis il frappa un coup discret à une porte, sur laquelle une pancarte étalait ces mots : « Mandats, indemnités, bons sur le trésor. » Presque aussitôt il ouvrit, et laissa entrer la jeune fille.
Des récriminations coururent, mais timides. Une voix s’éleva faiblement :
— « Pourquoi est-ce qu’elle passe avant tout le monde, celle-là ?… »
Toutefois, devant le silence dédaigneux du garçon de bureau, ignorant ces vagues humanités, un silence découragé retomba.
La pièce, crasseuse, étroite, concentrait la chaleur d’un poêle à long tuyau de tôle, dont l’haleine de métal surchauffé congestionnait. Une inénarrable tristesse pénétrait par la fenêtre aux vitres sales et suintait d’un boyau de cour enfermé dans l’immeuble servant d’annexe au ministère.
Les patients, qui, dans la crispation de l’attente, songeaient à leurs pauvres occupations, si pressées, s’estimaient cependant heureux d’être là, puisqu’ils venaient, à des titres divers, participer aux munificences de l’État.
Quelqu’un de plus vint se joindre à eux, à qui le garçon de bureau ordonna :
— « Fermez donc votre porte ! »
Puis, très rogue :
— « Prenez un numéro. »
Et comme le nouveau venu regardait sans comprendre :
— « Là… ces numéros verts. »
Désignant, à côté de sa main, qu’il se gardait d’étendre, une pile de petits cartons, où des maculatures confuses avaient pu jadis être des chiffres.
— « Oh !… puis… si vous voulez perdre votre tour… »
En hâte, le fonctionnaire retournait à son journal, dévorait le Secret du Guillotiné.
Dans le bureau des Mandats, Gilberte avait embrassé son père et salué d’un : « Bonjour, m’sieu Prosper », un vieux rédacteur, enfoui dans un angle, à une petite table, derrière des remparts de cartonniers.
Alors elle avait dit :
— « Comment vont les gosses ? »
Ce qui lui attira cette observation :
— « Tu pourrais t’informer de la santé de ta belle-mère. »
Comme elle se tut, Théophile n’insista pas. Mais, l’idée de sa femme le suggestionnant, il émit une remarque dont Louise le harcelait :
— « Tu t’habilles d’une façon vraiment un peu excentrique, Gilberte. Tu dois te faire remarquer dans la rue.
— Marraine n’y voit pas de mal », riposta la jeune fille. « Et comme c’est elle qui est responsable de moi…
— Pardon. Si je te laisse avec elle, je n’ai pas abandonné le droit… Mon autorité paternelle…
— Oh ! petit père, pas de sermon… Nous n’avons qu’une minute. Ta salle d’attente est pleine.
— Il n’est pas une heure. J’ouvre à une heure. Ma parole ! ces cocos-là ne me permettraient pas de déjeuner.
— Alors, père, tu vas me dire… »
Mais il l’interrompit, revenant à sa préoccupation :
— « On ne t’ennuie pas, dans la rue ? On ne te suit pas ?… On n’est pas inconvenant avec toi ? »
Gilberte éclata de rire.
— « Mais, papa, c’est des histoires à dormir debout. On ne manque de respect qu’à celles qui le veulent bien.
— Ne crois pas ça, mon enfant. Des femmes plus sérieuses d’apparence que toi se plaignent de ne pouvoir faire un pas dehors. Les hommes sont d’une audace !…
— Petit père, celles qui te racontent ça sont mûres et laides. »
Elle le vit rougir, eut un remords de sa malice… Naturellement… elle en était sûre… Les ridicules doléances venaient de sa belle-mère, cette Louise prétentieuse.
— « Une vraie Parisienne, petit papa, ne voit et n’entend que ce qu’elle veut voir et entendre.
— Épatant, comme les jeunes filles d’aujourd’hui sont décidées », murmura M. Prosper derrière ses remparts de cartons.
Gaiement, Gilberte tourna l’obstacle, pour aller taquiner le vieux compagnon de son père. Mais à l’angle du dédale, elle s’arrêta, jetant un « Oh ! » de surprise.
— « Qu’est-ce que vous faites là ?… Ce sont les portraits de votre ministre ?… »
Elle pouffait, de son rire vraiment jeune, de ce rire sincère et sans cause, ce rire de vingt ans, qui devient rare, même dans l’enfance nouvelle, qu’abrège notre hâte de vivre et que sèvre de chimères notre scepticisme pratique.
Gilberte avait ce charme : le rire. Un rire délicieux, de sa bouche qui semblait faite exprès, avec ses longues lèvres souples et ses dents éclatantes.
M. Prosper lui-même, dans ce coin où il avait moisi sept heures par jour depuis plus d’années que n’en comptait Gilberte, en subit la contagion. Il rit aussi. Pas de la même façon.
— « Mon ministre ?… » répéta-t-il. « Lequel ? Il faudrait dire : « Mes ministres. » Je n’ai pas le temps de connaître leur figure, par les journaux, qu’ils sont déjà aux vieilles lunes. Mais, mademoiselle, regardez bien. Vous ne remettez pas ?… »
La jeune fille considéra plus attentivement. Tout autour du bonhomme, sur la table, de chaque côté, en face, épinglés après les piles de paperasses administratives, le même personnage se répétait, à une trentaine d’exemplaires. Le même personnage, mais en différents costumes : d’intérieur, de ville, de jardin, de plage, en déguisements de bal ou de théâtre, — tantôt pompeux, grave comme un ambassadeur qui présente ses lettres de rappel, ou comme un cabotin devant sa glace, tantôt folâtre et funambulesque, sous le crayon des caricaturistes.
Tous ces portraits étaient des reproductions parues dans des illustrés. Ils adhéraient à un feuillet rose tendre, au haut duquel on lisait en caractères d’imprimerie : l’Argus de la Presse, puis, plus bas, écrits à la main, une date et le nom d’un journal.
— « Ce sont des articles concernant nos célébrités », expliqua M. Prosper. « Voyez ce que j’en fais. »
Il tourna les pages d’un album. Les découpures, texte ou vignettes, y étaient collées par ses soins, entre des titres calligraphiés, indiquant leur provenance, leur auteur, le jour de leur publication. Elles se séparaient par des traits de grosseurs différentes, dont quelques-uns, gras au milieu, s’effilaient au bout jusqu’à l’évanouissement. Des ornements en virgules, en vrilles, en pattes de hanneton, remplissaient les espaces laissés vides par l’irrégularité des placards.
— « Que dites-vous de ça ? Est-ce beau !… » interrogea M. Prosper.
Le sous-chef, s’intéressant, daignait sourire dans sa petite barbe carrée.
Gilberte s’étonna :
— « Mais », demanda-t-elle, « qui ça concerne-t-il, ces machins de journaux ?
— Des gens de lettres, des artistes. Ainsi, votre tante, madame de Claircœur… elle devrait me donner sa clientèle. Ça serait gentil. Elle doit être abonnée à l’Argus.
— Comment ? » dit la jeune fille. « Est-ce qu’il ne faudrait pas l’autorisation du ministre ? »
Cette naïveté divertit les deux fonctionnaires.
— « Voyons, tu penses bien que ce n’est pas un travail du bureau, mon mignon », observa Théophile. « Ce sont les petits bénéfices de monsieur Prosper. Il fait cela à ses moments perdus. Notre heure de déjeuner, par exemple.
— Et puis », ajouta M. Prosper, « quand il n’y a pas de besogne. Ça arrive souvent. Alors, quoi ? On ne fait pas plus de tort à l’administration que si on se tournait les pouces.
— Mais je le connais ! » cria triomphalement Gilberte, qu’intriguait en ses multiples effigies le client actuel de M. Prosper. « Je l’ai vu jouer quand marraine m’a conduite au Théâtre-Tragique. C’est Fagueyrat. Celui qu’on appelle : « le beau Fagueyrat ». Je ne sais pas pourquoi, par exemple !
— Vous ne savez pas ! » s’exclama M. Prosper. « Mais il est splendide !… Regardez-moi cette allure !
— Là, peut-être… en d’Artagnan, sous le feutre à panache. Mais en civil… ces grosses joues rasées, ces yeux qui clignent, cet air fat… Je lui trouve une tête à gifles.
— Oh ! cependant… Être comme cela ! » soupira le pauvre rédacteur, en remontant ses manches de lustrine.
— « Vous me plaisez mieux, monsieur Prosper. Oui, parole !… Vous avez une bonne figure, bien à vous, et pas une bobine à essayer des perruques. »
Le vieux gratte-papier rougit jusqu’aux oreilles. Ça avait beau lui être jeté par gentillesse, avec une légèreté espiègle… N’importe ! on n’entend pas de sang-froid une si jolie fille dire que vous lui plaisez.
— « Si tu t’en allais, maintenant, petite chatte », suggéra le sous-chef. « Au lieu d’essayer tes minauderies sur monsieur Prosper. Tu es venue trop tard au bureau. Voilà qu’il est l’heure. Va-t’en.
— Oh ! papa. Tu avais tant promis de me dire !… Tiens, j’attendrai, dans ce petit coin. On ne me verra seulement pas. »
Elle insista câlinement. Puis, s’énerva :
— « J’en deviendrai folle si je n’ai pas ta réponse aujourd’hui. Je n’en dors pas. Je n’en mange plus. C’est vrai !… Marraine s’inquiète… Elle m’a demandé si j’étais amoureuse. »
L’hypothèse fit encore partir le rire perlé de Gilberte.
— « Tais-toi, mais tais-toi donc, mâtine ! » grommela Théophile.
Cependant, il la garda, derrière le rempart des cartonniers, près de M. Prosper, qui continuait à coller ses découpures de journaux.
Théophile Andraux n’aurait pas eu moins de regret que sa fille, si leur entrevue, pour aujourd’hui, en fût restée là. Cette fugue de Gilberte jusqu’au ministère, en cachette de « marraine », chez qui elle demeurait, l’objet du complot, la réponse qu’il préparait, — et à quelle grave question ! — tout cela émouvait Théophile dans sa fibre paternelle, dans sa vanité, dans son goût de faire la loi.
Sa fille aînée, dont il avait presque ignoré l’existence pendant dix ans, était devenue peu à peu sa dilection, son orgueil. En contemplant la jolie et fine créature, il s’émerveillait sur lui-même, il s’estimait davantage, s’admirait d’en être le créateur, comme s’il l’était autrement que par le hasard de la nature, lui de qui elle tenait si peu, lui qui ne l’avait même pas élevée. A l’encontre de la vraisemblance, il n’attribuait à Gilles de Claircœur aucun mérite dans la croissance et l’épanouissement de cette charmante fleur humaine, qui devait au moins à la romancière sa culture matérielle. Tout en lui laissant jusqu’au bout la charge, Théophile éprouvait, à l’égard de sa belle-sœur naturelle, un sentiment qui n’avait rien à voir avec la reconnaissance, mais s’apparentait plutôt de la jalousie. Lui soustraire toujours un peu plus de l’autorité qu’elle exerçait sur l’esprit de la jeune fille, la contrecarrer, les mettre en opposition l’une contre l’autre, devenait une de ses joies. Mais il conduisait cela souterrainement, comme on creuse une mine. Car l’intérêt le tenait sur ses gardes. Une brouille avec la romancière… Ah ! non… Jamais de la vie ! Cette fantaisie-là eût coûté trop cher à toute la famille !
En ce moment, il ne s’agissait de rien moins que de la carrière de Gilberte. Sa marraine exigeait qu’elle eût un gagne-pain. « C’est le vrai féminisme », disait cette femme qui devait tout à son travail. « On ne sait ce qui peut arriver. Il faut qu’une jeune fille soit indépendante de tout, — de la dot, qu’une mauvaise spéculation peut anéantir ou qu’un mari peut manger, — des circonstances, — et surtout des hommes. Pour ces messieurs, c’est le marché aux esclaves, la foule des petites personnes qui ne savent que s’attifer. »
Gilles de Claircœur, orgueilleuse de sa liberté conquise, frémissante, après tant d’années, des laideurs du joug qu’elle avait connu, prononçait ce mot : « le marché aux esclaves », avec un accent indescriptible. On y sentait, dans le mépris des vendeuses de leur chair, non pas l’effet d’une pruderie bourgeoise, mais l’indignation d’une féminité farouche, une répugnance irréductible, une raideur de fierté, que les épreuves de la passion et les tendres humilités de l’amour n’étaient point venues adoucir.
Avec sa volonté robuste — cette volonté qui la faisait marcher si droit dans la vie — et sa franchise plutôt rude, Claircœur déclarait :
— « Je ne laisserai pas un centime à Gilberte si je vois qu’elle compte, pour ne rien faire, sur l’argent que j’ai gagné avec tant de peine. Ou elle travaillera, ou elle n’aura rien après moi. Elle n’a aucun droit d’héritage. Je ne suis pas sa tante légale. Ma pauvre sœur est morte avant de pouvoir seulement faire un signe marquant l’intention de la reconnaître. »
— « Ce que dit ta marraine, elle le ferait », commentait le père à sa fille, dans le tête-à-tête.
— « Elle aurait bien raison ! » s’exclamait Gilberte, trop vive d’esprit et de corps pour être paresseuse, trop insouciante pour être intéressée.
Tous s’accordaient donc pour que Mlle Andraux travaillât. Mais c’est quant au genre du travail qu’on n’était pas près de s’entendre. La filleule de la romancière voulait faire « de la littérature ». Non pas des feuilletons pour le populo, comme sa bonne femme de marraine. De la littérature… de la vraie. C’est-à-dire, dans le vague de sa petite tête, des élucubrations compliquées, de préférence incompréhensibles, et où l’auteur n’a pour sujet que soi-même.
Elle avait montré des essais à Claircœur, qui lui avait ri au nez, lui conseillant de ne pas perdre son temps à de pareilles sornettes.
— « Prépare le concours pour entrer au ministère, puisque tu as la chance qu’on y admette maintenant les femmes. Sois reçue. Si tu as du génie, tu le manifesteras après.
— Un bureau… J’aimerais mieux me jeter à la Seine », soupirait la jolie fille, piaffante et nerveuse, tandis que les larmes lui montaient aux yeux.
Elle trouvait des consolations près de son père.
— « Comment veux-tu qu’une Gilles de Claircœur te reconnaisse du talent, ma pauvre mignonne ? Tu es trop ma fille, avec ta finesse d’esprit, ton tempérament poétique, pour être comprise d’une… brave femme, soit… mais enfin, d’une pondeuse de copie, d’une personne qui vous abat cinquante mille lignes sans avoir pris le temps de la réflexion. Et dans quel style !… Puis il faut compter avec l’envie.
— Oh ! non… Pour ça, papa, tu ne connais pas marraine.
— Allons donc ! C’est la nature… On n’encourage pas ceux qui vous marchent sur les talons. »
Pourtant il fallait un avis. Théophile éprouvait le besoin de dire à quelqu’un : « Ma fille a des dispositions étonnantes. Voici ses premières œuvres… Oh !… comme ça lui est venu… sans prétention. Qu’en pensez-vous ? » Certain d’avance qu’on en penserait plus de bien encore que lui-même, ou du moins qu’on lui apporterait des raisons pour soutenir sa propre confiance admirative, qu’il eût été bien en peine d’expliquer.
Au ministère, parmi ses amis de jeunesse, dont quelques-uns lui avaient passé sur la tête, occupaient des positions supérieures, auraient, par conséquent, une proportionnelle sûreté d’opinion, Théophile Andraux trouverait ceux qui lui déclareraient :
— « Votre fille a un don extraordinaire. Enterrer ça dans des bureaux… Ce serait un crime. »
Alors, on marcherait. Gilberte publierait, sous un pseudonyme, en se faisant payer très cher. Il faudrait que la marraine se rendît à l’évidence. Et, d’ailleurs, on aurait une source de fortune qui permettrait de se passer d’elle.
C’était pour avoir la réponse à ces graves consultations que Gilberte, dès qu’elle avait pu s’échapper, cet après-midi, était accourue au ministère.
— « Attends un peu », lui dit son père. « C’est un mauvais jour, un commencement de trimestre. Mais, quand tous ces raseurs ont leur ordonnance de paiement, ils filent sur le Trésor. La caisse y ferme à trois heures. Alors il y aura toujours un moment où nous serons tranquilles.
— Trois heures… Je ne pourrai pas rester jusque-là. Que dirait marraine ? » observa Gilberte.
— « Bon, ne t’inquiète pas. J’en ferai poireauter quelques-uns.
— En tout cas, je t’en supplie », reprit la jeune fille, « ne fais pas poireauter une pauvre femme qui est là — je l’ai aperçue — déjà âgée. C’est une institutrice qui a donné pour rien des leçons à une de mes amies. Et ça lui est arrivé plus d’une fois, de donner des leçons pour rien.
— Ah ! l’institutrice au chapeau de paille, je parierais !… » s’esclaffa M. Prosper.
Sans lever le nez, il enduisit de colle l’envers d’un Fagueyrat en toge impériale et couronné de lauriers : (« Soyons amis, Cinna… ») Mais, devinant le geste interrogateur de Mlle Andraux, il expliqua :
— « Elle a le même chapeau de paille noire, été comme hiver… Et quelle binette là-dessous, ah ! messeigneurs !…
— Pas de danger qu’elle manque le premier jour du trimestre », grommela le sous-chef. « Je la connais, avec son odeur de fourmi. Des leçons pour rien… Oui-dà !… Et les gosses du ministre ?… Elle ne les a pas décrassés à l’œil… C’est ça qui lui a valu d’être pensionnée de l’État. Je vous demande un peu ! Est-ce que je suis pensionné de l’État, moi qui le sers depuis vingt-cinq ans ?
— Tu auras ta retraite, petit père.
— Pour quelle éreintante besogne !… Tu vas voir ça. On n’arrête pas. »
Sur ce mot, Théophile se dirigea vers la porte. Mais avant d’avoir ouvert la salle d’attente — un quart d’heure en retard — le sous-chef parut un autre homme. Son nez mince s’amincit de dédain, et ses yeux trop rapprochés s’abîmèrent l’un dans l’autre comme pour s’abstraire mutuellement de spectacles méprisables, sa petite barbe carrée devint rigide, sous deux lèvres hermétiques. Alors il poussa le battant et montra un visage si lointain, si vague, que les impatients n’osèrent risquer une réclamation. Tous se glacèrent, se rétrécirent dans le sentiment de leur petitesse. Qu’étaient-ils ? Une poussière d’êtres, auprès de l’organisme énorme, mystérieux, souverainement indifférent à leurs soucieuses individualités, et dont la vie lente avait l’éternité des longs couloirs, le secret des portes innombrables. Ces portes, ne devait-on pas les bénir quand elles s’ouvraient, même sur l’hébétude des attentes inexpliquées ? Car elles auraient pu ne pas s’ouvrir du tout, sans que prière ni violence atteignissent les volontés obscures qui faisaient mouvoir leurs gonds.
Des gens entraient dans le bureau, l’un après l’autre. Ils saluaient. M. Andraux ne répondait pas. Avec un gauche sourire, chacun prononçait une phrase, qui tombait, s’assourdissant dans le silence. Généralement, ils présentaient un papier. Le sous-chef le prenait, l’examinait longuement. Il semblait y chercher une tare, une irrégularité. Cependant la plupart de ces papiers étaient devenus jaunes, effrangés, coupés aux plis, à force d’avoir traîné dans des poches, d’avoir été dépliés dans ce même bureau, sous ces mêmes yeux, qui se clignaient l’un à l’autre par-dessus le nez en dos de couteau.
Lorsqu’il en avait minutieusement étudié un, Théophile allait prendre un dossier, classé à sa lettre alphabétique. Cette opération aussi demandait du temps, de l’application, des gestes mesurés, une expression de visage tendue comme si le bureaucrate eût cherché une rime à « chanvre ». Cependant il fallait bien que le dossier se trouvât et fût ouvert. Andraux en sortait un autre papier. Nouvel examen. Les minutes passaient. N’était-il pas indispensable qu’elles passassent ? Et n’est-ce pas le premier devoir d’un employé de bureau de donner à leur cours cette sage lenteur, que la folle activité humaine a détruite partout, excepté dans les administrations ?
Le folio dûment compulsé, on se reportait à un registre colossal, sur lequel le patient devait émarger. Tourner les pages, découvrir la colonne, le nom, la case correspondante où s’inscrirait la signature, ce n’était pas un mince travail. Cela engageait des responsabilités, demandait du discernement, de la circonspection.
— « Eh non !… monsieur… eh ! non… Que diable ! pas si vite !… Où allez-vous signer ?… Le savez-vous seulement ?… Là ?… Mais non… mais non !… Ici, monsieur, ici !… Voyez-vous la pointe de mon crayon ?… C’est extraordinaire !… ma parole !… C’est extraordinaire !… »
Et le sous-chef suivait d’un regard écrasant le coupable qui s’enfuyait humilié, énervé, navré de son temps perdu, emportant son ordonnance de paiement dans un autre quartier de Paris, vers les guichets du Trésor, où le supplice recommencerait, avec le timbre des oppositions, le visa, l’appel des numéros, — autant de stations crucifiantes par la longueur des « queues » à faire, et par le mortifiant dédain de l’humanité supérieure assise derrière des grillages.
Une fluette forme noire s’insinua dans le bureau. M. Prosper eut, vers Gilberte, un clin d’œil significatif. En ce moment, il collait un Fagueyrat aux cuisses impressionnantes, moulées dans des chausses à la Henri III. Et il venait d’écrire, dans une ronde non moins moulée que les cuisses, le mot « Tragedia », — nom du journal qui publia ce portrait. (Sans doute, les minutes appartenant au ministère eussent été occupées, sans cet exercice, par le mouvement giratoire des pouces de M. Prosper. Elles se trouvaient mieux remplies par les cuisses du beau Fagueyrat.)
Gilberte se pencha légèrement pour apercevoir ce qui rendait facétieux le regard de M. Prosper. Elle aperçut la petite forme noire, surmontée de l’immuable chapeau de paille. Il était noir également, ce chapeau, et d’un galbe qu’aucun journal de modes n’avait reproduit depuis que Gilberte s’intéressait aux journaux de modes, c’est-à-dire depuis une époque très voisine de sa naissance.
La petite forme s’inclina pour saluer. Mais rien ne s’inclina en retour : ni les murs crasseux, ni les piles de dossiers, ni l’échafaudage des cartons, ni — on peut le croire — le dos de M. le sous-chef.
Une voix timide murmura :
— « Je viens chercher mon ordonnance de paiement. »
Un silence suivit. Et enfin la réponse de M. Andraux, grave, soupçonneuse :
— « Quelle ordonnance ?
— Mais… pour ce trimestre de mon indemnité littéraire.
— Quelle indemnité ? »
Un autre silence. Puis, la voix, plus faible encore :
— « Oh ! j’ai oublié mon papier… Mais, ça ne fait rien, n’est-ce pas ? Vous me connaissez bien.
— Moi !… »
L’attitude de Théophile fut indescriptible. Connaître cette petite forme noire, lui, sous-chef au ministère !… Plaisante hypothèse. Cette petite forme noire… Mais, elle défilait là, tous les trimestres, sans que ses yeux trop proches daignassent la discerner. Il aurait fallu un microscope, voyons… Cette chose infime. Le papier qu’elle apportait, à la bonne heure. Cela émanait d’un cabinet de ministre. C’était la concession d’une indemnité littéraire annuelle de trois cents francs. Un papier à en-tête ministériel, CELA, c’était quelque chose qui compte. Mais la petite forme noire… Pfuh !…
— « Monsieur, vous seriez si bon !… Pensez… je viens de si loin !… Et toute ma journée perdue. Et… et… il faut encore aller au Trésor après. Avec mes leçons… Je ne retrouverai plus… »
Devant le geste d’impuissance, d’ignorance, elle ajouta, dans un chevrotement :
— « Et… et… j’ai tant besoin de cet argent !…
— Allons, madame, voyons… Mon temps est précieux », dit le sous-chef.
Et il rouvrit la porte pour la congédier, en faisant entrer une autre personne.
L’institutrice eut une exclamation de désespoir :
— « Mais vous me connaissez, monsieur, depuis tant d’années que je viens ! Mais » — (elle avança d’un pas pour dépister M. Prosper derrière l’ouvrage fortifié des cartonnages) — « mais… votre employé me connaît. »
Parole funeste !… « Votre employé ! »
M. Prosper, que l’affliction visible de Gilberte allait émouvoir, M. Prosper prit une figure aussi rébarbative que celle du sous-chef :
— « Madame, j’ignore le public, ici. Je ne connais que mon travail. »
Et il saisit de larges ciseaux administratifs pour rogner les bavures autour d’un Fagueyrat en apache, — casquette aplatie, chandail et large cotte de velours, l’œil aux aguets, le couteau à virole au poing, — sinistre avatar, dont tout Paris voulut avoir le frisson.
La petite forme noire tourna un dos misérable, un peu déjeté sous le drap mince de la « confection » au rabais. Elle glissa dans la salle d’attente, disparut derrière le tambour extérieur. On ne la vit plus.
Gilberte se dressa. Elle tremblait. Elle avait des larmes dans les yeux.
— « Si c’est ça, l’administration, j’ai rudement raison de ne pas vouloir y entrer ! » cria-t-elle.
Son père bondit vers elle, si violemment qu’elle recula, s’aplatit contre la muraille des cartonniers, avec un geste inconsciemment défensif de la main, comme un enfant sous le vent d’une gifle.
— « Tu n’es pas folle ! » glapit sourdement Théophile. « Si tu ne sais pas te tenir ici, va-t’en ! Tu te crois chez ta marraine, peut-être… » ajouta-t-il d’un ton que Fagueyrat lui eût envié. (« Tu veux m’assassiner, demain, au Capitole. »)
Elle protesta :
— « Mais, papa, avant qu’elle entre, tu l’as décrite… Tu la connaissais. »
Le sous-chef croisa les bras.
— « Et les ressemblances ?… N’as-tu pas entendu parler du marquis de Casa-Riera ? de l’affaire Tichborne ? du marquis de Valcor ? Ne t’ai-je pas moi-même conduite au Courrier de Lyon, — dans une loge que ta marraine nous avait donnée ? Vais-je risquer les deniers de l’État, et me faire prendre au piège de quelque astucieuse simulatrice ?… »
Il s’arrêta. Une porte intérieure, communiquant avec le bureau voisin, venait d’être poussée. Une tête y apparaissait, — jeune, chevelue, une plume derrière l’oreille.
— « Venez voir quéque chose d’épatant ! »
Dans les bureaux, quels qu’ils soient, nul ne résiste à l’imprévu. Les événements y sont si rares que le personnel ne les chicane pas sur leur importance. Un appel comme celui de la tête chevelue eût fait courir toute une direction.
Andraux, surpris, se vit face à face avec un client qui était entré quand l’institutrice sortait.
— « Veuillez », lui dit-il, « retourner dans la salle d’attente jusqu’à ce qu’on vous appelle. Le ministère n’est pas à vos ordres. »
Puis, le suivant, il appendit un écriteau :
« Le bureau est fermé pendant un quart d’heure. »
De quand partait ce quart d’heure, et combien durerait-il ? Ce devait être le problème qui distrairait la méditation des nouveaux arrivants.
Théophile donna un tour de clef et s’élança dans le bureau voisin, où déjà venait de se précipiter M. Prosper. Gilberte, intriguée, les suivit.
Une demi-douzaine d’employés de grades différents (il y avait même un huissier en tenue, mais la hiérarchie disparaissait dans l’émotion générale) s’attroupaient devant un carton dont le bureaucrate chevelu tenait la poignée de cuivre. Il attendait que l’assemblée fût au complet, et suffisamment recueillie, pour dévoiler sa découverte.
Mlle Andraux sentit son cœur battre en lisant sur l’étiquette mobile de ce carton : « Pièces confidentielles. » Mon Dieu !… des fuites sans doute. Des documents vendus à l’étranger. Un drame. Ce rédacteur à figure bilieuse, qui lui semblait pâlir et jaunir jusqu’aux yeux… Serait-ce lui, le traître ?
— « Messieurs », prononça le chevelu, qui ne remarqua pas (ou ne voulut pas remarquer) la jeune fille, « apprenez un effroyable secret : Arthémise était sur le point de devenir mère. »
Des exclamations. Des rires.
Le chevelu continua :
— « C’était tout à l’heure mon tour de lui donner à manger. Elle vient de me révéler sa faute, et de m’en présenter les fruits. Admirez ce tableau de famille. »
Il rabattit le devant du carton. On y aperçut une souris allaitant ses souriceaux. Les petites queues grouillaient comme des vers. Les minuscules nouveau-nés, aux corps violâtres, dépourvus de poils, se pressaient contre le ventre de leur mère. La fine tête de celle-ci se haussa, piquée de deux yeux vifs. Mais elle ne s’effaroucha point. Arthémise, capturée depuis quelques jours, était faite au régime des « pièces confidentielles ». D’autant qu’elle apercevait le ciel, sous la forme d’une étagère de bois, par les trous dont on avait constellé le sommet du carton, pour lui donner de l’air. Cette bête appréciait la félicité bureaucratique. Fière de sa maternité, elle regardait de haut ses amis. Avait-elle déjà un peu de leur morgue ? Partageant la sécurité de leur existence, elle ne songeait plus à leur fausser compagnie.
Ils s’esclaffaient, s’attendrissaient, lui donnaient des noms mignards. Déjà l’huissier était parti, pour quérir, chez la concierge, de la mie de pain et une goutte de lait.
Gilberte, s’étant sauvée dans le bureau de son père, se laissait secouer par la houle du fou rire. Mais elle se guinda bien vite. Car Théophile revenait, n’ayant pas perdu une parcelle de sa dignité, même en se passionnant pour la progéniture d’Arthémise. A côté du sous-chef, s’avançait un homme tellement barbu et tellement chauve qu’il semblait avoir pris sa chevelure pour orner son menton. Andraux le présenta :
— « Mon ami Jérôme Cochart, dont je t’ai parlé souvent, fillette. Quoique chef de bureau, absorbé par ses responsabilités, et par un travail écrasant, monsieur Cochart a eu la bonté de lire tes essais. »
Gilberte se leva, palpitante d’espoir, d’anxiété. M. Cochart la regarda, sourit.
Ce sourire n’apprenait rien à la jeune fille. Ce sourire ressemblait à tous les sourires qu’elle voyait naître sur les lèvres masculines, dès que les yeux correspondant à ces lèvres avaient pris connaissance de son visage gamin, au nez court, à la bouche mobile, au teint de primevère rose, entre les rondes coquilles lustrées de ses cheveux cachant les oreilles. Il la gêna plutôt, ce sourire. Mais des paroles se formulèrent, et son cœur sauta de joie. M. Cochart proférait :
— « Mademoiselle, j’ai lu de vous des pages exquises. Oui, n’est-ce pas ? » (Il se tourna vers le père.) « Je t’ai dit, Andraux. Vous pouvez vous demander, n’est-ce pas ? mademoiselle, ce qu’un prosaïque chef de bureau, comme moi, peut juger de vos envolées lyriques. Non, non, je sais… Mais, moi aussi, j’étais né pour écrire. Le beau style me grise, n’est-ce pas ?… me grise positivement… La poésie, ah ! la poésie… Mais, n’est-ce pas ? vous allez comprendre… Savez-vous pourquoi je ne suis pas devenu un écrivain… un grand écrivain, naturellement ? »
Gilberte secoua la tête. Un sourd désappointement la rendait grave.
— « Eh bien, mademoiselle, c’est parce que j’ai trop d’idées… trop d’idées, n’est-ce pas ? Chaque fois que j’ai voulu m’abandonner à mon inspiration, c’était en moi comme un tourbillon, n’est-ce pas ? Les idées venaient, venaient, toutes ensemble… Comment choisir, n’est-ce pas ? J’ai toujours eu trop d’idées. Votre père le sait bien. N’est-ce pas, Andraux ? Te l’ai-je assez dit ? »
Théophile acquiesça. Et, tout à coup, la bouche mobile de Gilberte eut le tremblement d’un rire qu’on retient. La jeune fille regardait le crâne, absolument dénudé, du chef de bureau. Est-ce l’ébullition des idées qui avait produit cette calvitie presque scandaleuse ?
Mais la petite personne s’énervait qu’on eût si tôt retiré de dessous son nez friand le fumet des louanges. Elle demanda, les yeux pleins de candeur :
— « Alors, monsieur, c’est vrai ?… Vous croyez que je n’ai pas tort de m’essayer à écrire ?
— Tort !… vous essayer !… » répéta l’emphatique chef de bureau. « Mais, mon enfant, croyez-moi, n’est-ce pas ? Vous êtes une des gloires futures, — je dis « gloires », n’est-ce pas ? du féminisme littéraire.
— Oh ! je ne suis pas féministe », s’écria Gilberte, avec un air de légère déception.
— « Tiens !… » s’étonna M. Cochard.
— « Non, non, j’espère faire mieux… »
Elle aurait préféré « une de nos gloires littéraires », sans désignation restrictive. Cochart, qui connaissait ses auteurs, insinua :
— « Cependant… George Sand… n’est-ce pas ?…
— Dieu ! ce qu’on nous rase avec celle-là !… soupira la jeune fille.
— « Tu as pu la lire, toi, Cochart ? » questionna Andraux. « C’est démodé, George Sand, mon cher. C’est vieux jeu, pleurnichard… Et les longueurs !… Non… si ma fille a quelque chose pour elle, conviens que c’est un je ne sais quoi qui ne ressemble à personne… une façon de ne pas finir… l’originalité, quoi !
— Ne lui monte pas la tête, Andraux. Elle a des progrès à faire, n’est-ce pas ? Si elle veut m’écouter… Je peux lui donner, n’est-ce pas ? des conseils… d’utiles conseils. Ainsi j’ai remarqué… pour les répétitions, n’est-ce pas ? Un mot qui revient… n’est-ce pas ? C’est agaçant, pas correct. Moi, n’est-ce pas ? ça me choque tout de suite. »
Soit qu’il eût des conseils de la même importance à prodiguer immédiatement à la future gloire littéraire, soit qu’il voulût permettre au sous-chef de décrocher l’écriteau : « Fermé pour un quart d’heure, » il offrit à Mlle Andraux de venir jusqu’à son cabinet, où il se ferait un plaisir de lui rendre son manuscrit :
— « Je n’ai pas voulu le remettre à votre père, car je souhaitais, n’est-ce pas ? vous expliquer quelques signes, que j’ai mis, comme cela, n’est-ce pas ? au crayon. Des remarques, des impressions, n’est-ce pas ?… »
Dans son bureau, d’où il renvoya un expéditionnaire, M. Cochart se montra soudain entreprenant. Il prit le menton de Gilberte, avec de gros doigts, qui avaient aux phalanges des touffes de poils (transfuges, peut-être, de la chevelure changée en barbe), et lui déclara qu’elle lui devait une récompense pour son désintéressement.
Elle se recula, ébahie de la phrase, ennuyée du changement de ton.
Mais Cochart savait que la marraine Claircœur pensait faire passer à sa filleule le concours du ministère, pour un emploi féminin. N’était-ce pas généreux à lui d’en détourner celle-ci ? de se priver de la chance que serait, dans les couloirs, la rencontre quotidienne d’un si joli minois ?
— « Car vous êtes jolie, mademoiselle Gilberte. Très jolie », répétait-il en soufflant un peu. « Allons, n’est-ce pas ?… vous le savez bien. »
Et, pour lui pincer l’oreille… (« Mais quoi ?… un bonhomme de son âge… Oh ! la petite farouche !… ») il tâchait de glisser les mêmes gros doigts sous la coquille soyeuse des cheveux couleur de châtaigne, là où la tresse posait contre le cou délicat.
Il crut prudent d’y renoncer, sur un éclair qui passa dans les yeux de Mlle Andraux. Mais il masqua sa retraite par la désinvolture de son bavardage.
Oui… Et puis, quoi ?… Des petites minettes à croquer comme celle-ci n’étaient pas faites pour se dessécher sur des ronds de cuir. Singulier progrès… ouvrir aux femmes des fonctions administratives. Des travaux si compliqués, si fatigants, réclamant tant d’initiative ! Il y fallait une nature de fer… Et de la tête !… Puis, qu’est-ce qui resterait… (On se le demandait, n’est-ce pas ?) aux fils de familles bourgeoises dépourvus d’aptitude pour une carrière… Ceux qui n’avaient de goût ni pour les arts, ni pour l’étude, ni pour l’industrie… pour rien, enfin… n’est-ce pas ? Qu’est-ce qu’on en ferait, si les femmes leur prenaient les emplois dans l’administration ? La politique… On ne pouvait les y caser tous. Et c’est justement pour déverser son trop-plein que la politique multipliait les fonctions administratives. Seulement, si les femmes s’en mêlaient, n’est-ce pas ?… Et les jolies femmes encore !…
— « J’ai un neveu, mademoiselle Gilberte, qui, entre nous, est un grand niguedouille, avec une figure de… n’est-ce pas ?… de champignon malade. Comment voudriez-vous qu’il eût de l’avancement à côté de vous, n’est-ce pas ?… Vous iriez voir le directeur, ou même le ministre… »
Cochart promena son regard sur toute la personne de Gilberte — le trotteur court, les fins souliers, les minces chevilles dans les bas transparents, la jaquette entr’ouverte sur une cascade de linon et de guipure, le toquet de velours si cocassement chiffonné au-dessus du menu visage, les fourrures… la cravate de loutre, le gros manchon, qui sentaient le fauve et la violette — tout cet ensemble d’innocence et de tentation, ce petit être redoutable pour soi-même et les autres qu’est une Parisienne de vingt ans, sauvagement pure et diaboliquement coquette… Et il renifla :
— « Ah ! ça ne serait pas long… votre avancement. Et les infortunés mâles, comme mon dadais de neveu… eh bien, ils pourraient attendre. »
Une vague intuition troubla Gilberte. Est-ce que l’enthousiasme de ce monsieur pour sa vocation littéraire n’était pas tout à fait objectif et désintéressé ? Le doute ne l’effleura qu’un instant. Sa jeunesse était trop riche de confiance, de vanité naïve, de rebondissant espoir.
Elle eut des adresses de chatte pour obtenir son léger manuscrit et se sauver sans trop laisser les mains aux phalanges poilues rôder sur sa personne, et cependant sans gifler le chef de bureau. Elle se crut avec désespoir sur le point d’en venir à cette extrémité. Que dirait son père, mon Dieu ! Lui, si fier d’être resté l’intime de Cochart et de continuer à tutoyer ce grand homme, malgré l’abîme que la hiérarchie mettait entre eux. M. Cochart, chef de bureau au ministère, le seul être dont Théophile Andraux parlât avec admiration. Et pourquoi ?… Parce qu’il pouvait lui dire : « mon vieux » et lui tapoter le dos, à ce supérieur. Souffleter M. Cochart !… Gilberte en pâlissait d’avance, tandis que la répulsion pour ce gros vilain chauve et l’horripilation des contacts sournois, allaient lui faire lancer, quoi qu’elle en eût — elle le sentait — la giroflée dont ses cinq doigts seraient les feuilles.
Une fois dehors, — quelle chance ! elle avait pu s’en tirer, — Mlle Andraux trotta de son pas leste par les rues grises d’hiver. La joie la soulevait. Une de ces joies merveilleuses de la jeunesse, qui coulent dans le sang, deviennent physiques, rendent la tête légère comme d’une griserie de vin mousseux, rythment la cadence des mouvements ainsi qu’une fanfare, animent les jambes du besoin de danser. Elle aurait du talent. Elle serait célèbre. Elle ne mènerait pas l’odieuse existence d’une employée. Marraine se laisserait persuader. Marraine était si bonne !…
Gilberte souriait inconsciemment. Ses yeux brillaient. Les hommes, se retournaient sur son passage. D’aucuns lui glissèrent un compliment. Le plus audacieux la suivit. Ces banalités de la rue furent pour elle comme non existantes. Elle avait l’art de s’en abstraire, de s’en isoler. Art familier à toute Parisienne comme il faut. Les galants ne s’y trompent pas. Cet air de ne pas même être gênée de leur insistance, de ne pas y attacher la moindre attention, leur montre qu’ils perdent leurs peines, les décourage plus sûrement que les attitudes offensées et les regards foudroyants.
Quelques emplettes devaient justifier la sortie de Gilberte. Elle les abrégea. On ne trouve jamais ce qu’on veut dans les magasins.
La jeune fille ne se servait pas volontiers du mensonge. Elle y avait une instinctive répugnance, mais n’y voyait pas de mal du moment qu’il cachait une démarche innocente en soi. « Et quoi de plus innocent que de rendre visite à mon père ? » se disait-elle spécieusement.
En rentrant, elle alla frapper à la porte du cabinet de travail.
— « Je te dérange, marraine ?
— Non, je corrige des épreuves… Mais je peux m’interrompre. Ce n’est pas comme si je composais. Viens me procurer un instant de flânerie, mignonne. »
Dans le feu de l’invention, elle eût admis l’intruse de même. La simplicité avec laquelle cette femme accomplissait sa tâche sur terre était telle que jamais elle n’eût dit à personne, pas même à une servante : « Laissez-moi… Je travaille. » Pour cette grande laborieuse, le mot contenait une prétention à laquelle sa délicatesse répugnait.
— « Comment peux-tu écrire », s’exclama Gilberte, « avec cette bête ainsi posée ?
« Cette bête », c’était Criquette. Claircœur en soupira. Quelle façon de parler ! Une petite créature plus fine de cœur que bien des humains, et devant qui elle n’osait manifester de la tristesse, tant la pauvrette, immédiatement, se montrait éperdue de tendresse et de pitié. « Cette bête !… » Pourtant, elle ne reprit pas Gilberte, qu’elle soupçonnait d’un grain de jalousie.
— « C’est vrai que Criquette me gêne un peu », convint-elle. « Mais, comme je ne fais que des épreuves…
— Allons, va-t’en, Criquette !… Descends, petite horreur, qui tyrannises marraine », ordonna la jeune fille, avec une sévérité que le ton demi-plaisant n’atténuait guère.
La petite chienne, dont le train de derrière emplissait d’un côté le fond du fauteuil où Claircœur était assise, et dont le corps nerveux occupait l’accoudoir, tandis que la tête s’allongeait jusque sur le placard d’imprimerie, obéit, non sans fixer sur sa maîtresse un regard de reproche. Et ce regard s’obstina, même de loin. Si bien que la romancière, impressionnée, lui tourna le dos.
— « C’est ça, marraine… Laisse un peu ton chien, veux-tu ? Est-ce que, pour cinq minutes, je puis espérer ton attention sans que Criquette me l’enlève ?
— Voyons, mon petit, ne me parle pas comme ça. Sois gentille. Tu avais une mine si brillante, quand tu es entrée ! J’allais t’en faire mon compliment.
— C’est que l’air est vif dehors. Et puis… j’ai beaucoup réfléchi.
— Voyez-vous ça !… Et à quoi, ma belle ?
— Marraine… vraiment… écoute. Ça n’est pas la peine que je passe le concours pour le ministère.
— Qu’est-ce que tu me dis là, mon petit ?
— Décidément, je ne me vois pas, toute la journée, dans un bureau. J’ai d’autres goûts, j’ai trop d’imagination, j’aime trop la littérature… Un bureau !… J’ai le caractère trop au-dessus de ça.
— Tu veux dire, Gilberte, que tu l’as trop au-dessous. Il en faut, du caractère, je t’assure… il faut un très grand caractère pour se soumettre à la routine d’un bureau, quand on rêve de devenir George Sand.
— Oh ! George Sand… »
La jeune fille eut un léger sourire de dédain, qui abasourdit Claircœur.
— « Mon enfant, c’est mon devoir de te donner un gagne-pain. Je te rends ainsi un plus grand service qu’en te léguant une fortune. Car la fortune, vois-tu…
— Pour qui me prends-tu ? » cria Gilberte, qui devint pourpre. « Ne me lègue rien, je t’en supplie !… Quel horrible mot !… Est-ce que je tiens à l’argent ?… Surtout à de l’argent que je n’aurais qu’en te perdant !… »
Les larmes lui jaillirent des yeux. La sincérité éclatait sur son jeune visage, mais parmi plus de colère contenue que d’émotion. Elle reprit :
— « Ai-je mérité que tu me parles ainsi ? Suis-je intéressée ?… Ou même seulement paresseuse ?… Est-ce que je crains le travail ?… »
La protestation eût gagné à venir du cœur, et non de l’orgueil, à être chuchotée, dans une caresse, contre la joue de celle qui l’avait élevée, — avec quel dévouement !
Ce fut Claircœur qui se leva pour aller envelopper de ses bras l’enfant offensée :
— « Je voudrais t’y voir, dans un bureau !… » murmura la petite, jetant un coup d’œil d’envie vers les grands placards surchargés de ratures et de signes bizarres. (Corriger des épreuves !… les épreuves de ce qu’elle aurait écrit !… comme cela l’aurait amusée !)
— « Mais j’ai fait des besognes plus ennuyeuses. J’ai passé les nuits à remettre à clair des dictées sténographiques… Tu étais en nourrice.
— Oh ! tu as eu si vite du succès…
— Vite ou non, j’ai attendu d’en avoir pour laisser le métier qui nous donnait du pain. Sait-on jamais si l’on en aura, du succès ? Ni quel genre de succès. Mes pauvres histoires sont une denrée qui rapporte, sur le marché des choses à lire. Mais des œuvres de génie ne font pas toujours vivre leur auteur.
— Je veux écrire… Quitte à crever de misère toute mon existence.
— Mais écrire quoi, mon petit trésor ?… Moi, c’est après avoir griffonné bien des pages que je me suis dit : « Tiens ! j’écris donc… Eh bien, allons-y ! »
— J’ai fait trois chroniques, déjà, marraine. Je te les ai montrées. »
Claircœur soupira, se tut.
— « Voilà… » reprit Gilberte. « Tu réponds comme après avoir lu mes essais… Le silence… Pourquoi ne dis-tu rien ? Tu as bien une opinion sur mes idées, sur mon style.
— Mon enfant chéri, quel langage puis-je parler à une mignonne comme toi, qui ne veux rien entendre ? Tu me présentes trois chroniques. Mais non… Ce seraient des chroniques si elles occupaient certaines colonnes de certains journaux. Pour l’instant, ce ne sont que des fantaisies de jeune fille. Et d’une jeune fille très peu au fait de ce qui intéresse le public. »
Gilberte éclata de rire, — de son rire si joli, bien qu’en ce moment un peu forcé.
— « Ce qui intéresse le public ! » répéta-t-elle. « Ah ! bien… A côté de ce qu’on lui fait gober, au public, mes chroniques, sans me vanter, sont des chefs-d’œuvre. J’en vois, des articles idiots, dans les journaux que tu reçois. Tu le dis toi-même. Voyons, rappelle-toi… Cette machine sur le caractère révélé par la couleur du papier à lettres. Tu as déclaré : « C’est au-dessous de tout. » Eh bien, c’était en première colonne du Gulliver, et signé d’un nom plutôt connu.
— Un nom connu ! Apporte-le, à défaut d’un sujet bien traité : on prendra ta chronique. Un nom connu… comme tu y vas ! Pour un directeur de journal, ça vaut souvent mieux qu’une belle page.
— Mais c’est abominable !
— Gilberte… aimerais-tu mieux voir entrer ici, nous rendant visite, un illustre écrivain, un prince de lettres, un de ceux qui t’enthousiasment et te passionnent, même s’il ne devait te dire que : « Bonjour, je suis charmé de vous trouver chez vous »… ou cette dame qui passe, là, sur le trottoir d’en face, et qui viendrait te débiter les choses les plus spirituelles du monde ? »
La future gloire littéraire (au dire de M. Cochart) ne put s’empêcher de sourire.
— « Marraine », fit-elle, — et cette fois quelle câlinerie du geste, de la voix, des yeux chimériques et pathétiques ! — « marraine… moi aussi, je me ferai connaître, si tu consens…
— A quoi ?
— A porter mes chroniques au directeur du Gulliver.
— Mais il n’en accepterait pas écrites par moi, ma pauvre petite !
Mlle Andraux se mordit légèrement la lèvre, avec un regard au plafond. Sa marraine interpréta la mimique, non sans bonhomie :
— « Oui, je sais… J’écris mal, tandis que toi !… Mais enfin, mon petit mignon, si mon genre littéraire est méprisable, quelle autorité aurais-je pour imposer l’œuvre d’une autre ? »
Ce fut par étourderie, par l’avide impatience de la jeunesse, non par une cruauté consciente, que Gilberte rétorqua vivement, avant de réfléchir :
— « Tu es quelqu’un, quand même. Il te recevrait sur la seule présentation de ta carte. Tu le déciderais à me lire. C’est tout ce que je demande. »
Une contraction nerveuse donna une expression bizarre, presque grotesque, à la grande figure chevaline de la romancière. Elle pencha la tête, en silence.
— « Petite marraine… Je t’en prie, petite marraine, je t’en supplie ! je sais que mes essais ont de la valeur.
— Tu sais cela ?… Mon Dieu, que tu as de la chance !
— Dis oui, marraine !… »
Gilberte s’anima, joyeuse, comme si le « oui » était prononcé.
— « Et après, je travaillerai près de toi, avec toi. Je te rendrai un tas de services ! Je corrigerai tes épreuves.
— Mais, moi, Gilberte, j’ai peur de t’en rendre un si mauvais, de service.
— Non ! non !…
— Tu m’en voudras, si tes essais sont refusés.
— Jamais de la vie !
— Et je m’en voudrai, s’ils sont reçus », murmura la mère adoptive.
Gilberte, qui entonnait un chant de triomphe, n’entendit pas cette phrase, lourde d’anxiété pour son destin. Tout de suite, ayant obtenu ce qu’elle souhaitait, elle fut de nouveau la brillante fleur, parfumée de joie, qui étonnait, charmait les passants, le long des trottoirs cendrés par l’hiver. Souriante, redressée, ivre d’avenir, elle s’échappa, dans sa grâce agile, pour aller revoir ses précieux cahiers. Ne fallait-il pas les recopier, ou, tout au moins, effacer à la gomme les indications crayonnées par M. Cochart, et dont le sens ne lui importait plus.
Claircœur se rassit devant ses épreuves. Mais elle n’en reprit pas aussitôt la correction. Une mélancolie l’accoudait, les yeux au loin. Une mélancolie qui n’était pas toute d’inquiétude pour sa filleule. (Ne serait-elle pas là, longtemps encore, pour soutenir l’enfant, puisqu’elle ne savait pas lui résister ?) Mais une confuse tristesse montait tout à coup de sa vie. Elle ne savait pas pourquoi. Que lui arrivait-il ?… Combien Gilberte était différente d’elle-même !… Pourtant c’était la seule de son sang, parmi ceux qu’elle avait donnés à son cœur pour le contenter et le remplir.
Ah ! oui, elle était différente. Peut-être il fallait s’en réjouir. Peut-être cela valait mieux, cette force contre le sentiment des autres, cette confiance en soi, cette jeune vanité capable de regarder sans effarement, sans tremblement, les prodigieuses existences (un sourire sardonique pour George Sand), ce dédain de la bonté — même quand on accepte tout ce que la bonté peut offrir en se dissimulant. Mon Dieu, oui… cela valait mieux contre la vie.
Donc, réjouis-toi, Claircœur, pour cette petite Gilberte qui t’est si chère, et qui, malgré tout, semble exquise à tes yeux presque maternels, avec son gentil égoïsme câlin, que tu as cultivé, et l’éclat délicieux de sa jeunesse. Et, puisque tu es en humeur de t’attendrir, donne cette larme qui veut couler à l’autre jeune fille, à cette grande et gauche créature que tu fus à vingt ans, et que tu revois, et dont le cœur se serre encore au fond de toi, de tout ce qu’elle a craint, de tout ce qu’elle a peiné, de tous les déboires dont elle n’a pas voulu convenir jadis avec elle-même.
Sur le placard des épreuves à corriger, une poussée douce fit retomber la main de la romancière. Contre elle, sous son coude, une petite forme vivante s’insinuait. Et voici que son regard fut saisi par deux gros yeux pleins d’inquiétude.
Criquette observait depuis un instant cette immobilité, discernait dans la lassitude de l’accoudement, dans l’abandon de la tête sur la main, quelque chose dont on devait se préoccuper. Son museau fin, sa truffe glacée, se trouvèrent à la hauteur d’une larme. Alors, avec un petit gémissement sourd, elle se mit à frétiller de tout son corps, à remuer éperdument son demi-pouce de queue, ce qui signifiait : « Je te plains, tu vois. Mais, tout de même, ne nous laissons pas aller. Regarde si je suis contente, rien que d’être là, tout contre toi. Voyons, souris, parle-moi… »
Le petit corps frétillait plus tendrement, le demi-pouce de queue entraînait la toute petite croupe nerveuse dans une oscillation folle. Et quand « mémère » eut enfin accordé le sourire, la caresse et le mot bébête que Criquette pouvait comprendre, il y eut, dans le cabinet de travail, un jappement d’une joie si profonde qu’il ressemblait à un grêle sanglot.