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Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) : $b roman

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III

— « Eh bien, mes enfants, puisque le rideau ne se lève pas, je vais faire un tour dans les coulisses. »

Théophile Andraux se dressa. Il était en habit. Un habit de coupe démodée, un peu luisant le long des revers et sur les omoplates, mais dont il tirait cependant un sentiment d’élégance et de supériorité. Le plastron de sa chemise, dont un long séjour dans la moisissure d’un placard avait amolli l’empois, se cassait contre la convexité de sa poitrine maigre. Il tenait à la main, avec de visibles précautions, son chapeau haut de forme. Mais l’orgueil de se trouver dans cette salle de répétition générale, parmi ce qu’il appelait « le Tout-Paris », de se mêler aux gens célèbres, qu’il reconnaissait — non sans quelques erreurs — d’après les vignettes des journaux confiées aux soins de M. Prosper, l’emplissait d’une ivresse.

L’importance qu’il attachait ce soir à sa personne, se manifestait par un pli de sa lèvre inférieure relevant vers l’horizontale sa petite barbe carrée. Il se dirigea vers l’escalier, avec l’espoir de rencontrer quelque relation grimpant à une mauvaise place : un collègue du ministère, un voisin de palier, sa concierge même. « Moi, j’ai la loge du directeur du Petit Quotidien. » Car Boisseuil avait envoyé le coupon à l’auteur du Guillotiné.

Sur le devant de la baignoire, Claircœur et sa filleule restaient seules. Non qu’elles eussent négligé d’inviter Louise. Mais une indisposition de Lilie retenait au logis Mme Andraux. Et quant au lycéen Bernard, il donnait trop peu de satisfaction à la famille pour qu’on lui offrît le théâtre.

Lorsque son père fut parti, Gilberte se pencha vers la romancière, les lèvres chuchotantes, les yeux brillants.

— « Tu n’as pas entendu, marraine ?

— Quoi donc ?

— Ce que ces gens, ici, près de nous, disaient, à l’instant. »

D’un léger coup de tête, Gilberte désignait un groupe de trois ou quatre personnes, qui se tenaient debout contre les strapontins tout proches avant de les rabattre pour s’y asseoir. Le va-et-vient des spectateurs gagnant leurs fauteuils refoulait parfois ce groupe contre le rebord de la baignoire.

— « Non. Qu’est-ce que c’était ? » demanda Claircœur sans beaucoup de curiosité.

Cette fabricante de catastrophes et d’intrigues imaginaires se trouvait devant la vie comme devant une muraille sans ouvertures. Elle n’en discernait qu’une apparence monotone. Faute de la regarder en profondeur, elle la trouvait banale à côté de ses propres inventions.

Gilberte, au contraire, entrevoyait, derrière les réalités, mille perspectives passionnées et mystérieuses. Avide de comprendre, de savoir, de sentir, elle dardait sur les êtres et sur les choses des regards qui se croyaient clairvoyants parce qu’ils étaient naïvement, quoique audacieusement, visionnaires. Cette salle du Gymnase, pleine de Parisiens connus, d’écrivains, d’acteurs et d’actrices, de femmes du monde et du demi-monde, l’intéressait beaucoup plus que la comédie annoncée. Elle se figurait toutes ces existences animées d’une fièvre délicieuse. Quel bonheur ce serait d’en connaître les secrets, d’en partager les frissons, de s’y mêler, d’y jouer un rôle ! Nul doute que sa destinée ne l’y appelât. Mais ce serait long d’attendre encore, — peut-être quelques mois ! Elle n’eût pas toléré de se dire : « quelques années ».

— « Vraiment, marraine, tu n’écoutais pas. Cela concernait pourtant Fagueyrat, l’acteur Fagueyrat, que tu connais.

— Oh ! je l’ai rencontré une fois, dans le hall du Petit Quotidien. Nous avons échangé quatre mots.

— Tu m’avais dit qu’il jouerait peut-être ta pièce tirée des Malheurs d’une arpète.

— Ma pièce… Elle ne sera même pas montée, puisqu’on vient de me retourner le scénario.

— De l’Ambigu. Mais il n’y a pas que l’Ambigu. »

Claircœur se tut. Sa voix aurait tremblé. Un point douloureux, une meurtrissure toute fraîche, ce refus sans explication, arrivé voici moins d’une semaine.

— « Tu te décourages tout de suite, marraine. Il est épatant, ton scénario. Faudra le porter au Théâtre-Tragique. Mais tu sais qu’il est là, Fagueyrat. Tu ne l’as pas vu ?

— Non… Où cela ?

— Au troisième rang, à l’orchestre. Tiens, il se lève. C’est vrai qu’il n’est pas mal. Ses portraits ne l’avantagent guère.

— Ne lorgne pas, ma petite Gilberte, je t’en supplie ! Voyons, il est tout près. Tes yeux te suffisent.

— Ces tragédiens », observa la jeune fille, « ils ont tout de même une façon de se tenir… une dignité… Les acteurs comiques, eux, sont généralement communs.

— Entre nous, mon petit, tu ne le trouves pas un peu poseur, Fagueyrat ?

— Là !… Ça y est !… » murmura Gilberte, sans répondre. « Il lorgne la loge de Blandine Jasmin.

— Qu’est-ce que tu dis ? » s’exclama Claircœur, scandalisée.

— « Oui… Tu vois, marraine, cette première loge de face, où sont ces femmes si décolletées. Regarde… la blonde, à gauche, avec l’énorme chapeau noir… C’est Blandine Jasmin.

— Quoi ?… Qui ça… Blandine Jasmin ? Comment sais-tu ?… Elle me paraît bien mal habitée, cette loge », observa Claircœur.

Gilberte expliqua. Elle n’ignorait rien. Justement, c’était ce qu’on disait, là, tout haut, sans se gêner. Fagueyrat, fou de Blandine Jasmin. Ils étaient ensemble, et depuis assez longtemps. Mais, comme Blandine se croyait un talent dramatique extraordinaire, elle voulait que son ami obtînt pour elle un rôle important du directeur du Théâtre-Tragique. Fagueyrat n’y avait pas réussi. Alors, Blandine le plaquait.

— « Comment dis-tu ?… Oh ! Gilberte…

— Mais, petite marraine, c’est comme ça qu’il disait, le monsieur, là, aux favoris moutarde. Te fâche pas, maïaine », ajouta l’enjôleuse, avec le ton et la prononciation de sa toute petite enfance. « Les mots, voyons, ça n’a pas d’importance. Je ne parlerais comme ça avec personne d’autre que toi.

— Je l’espère bien. Mais ce n’est pas seulement les mots. Ces vilaines histoires… »

Elle n’acheva pas. Une sonnerie électrique tinta. Les trois coups furent frappés. L’obscurité se fit dans la salle, où des ombres s’agitèrent encore, parmi de sourdes protestations.

Théophile rentra. Le bruit de la porte, qu’il laissa retomber, souleva des clameurs.

— « J’ai vu Rostand », chuchota le sous-chef, dans un halètement d’émotion.

— « Chut… papa.

— J’ai vu Rostand. Il m’a presque parlé.

— Tais-toi, père. On nous regarde. D’ailleurs, Rostand n’est pas à Paris », affirma tout bas Gilberte, en petite personne au courant des échos littéraires et mondains.

— « Je te dis qu’il m’a presque parlé. Il se tournait vers quelqu’un, comme je passais. Vrai, de loin, les gens auraient pu croire qu’il s’adressait à moi. Je l’ai cru moi-même, une seconde. »

Gilberte, les yeux vers la scène, ne discuta plus. Mais, tout à coup, son père lui toucha le bras.

— « Tiens !… tu ne veux jamais me croire. Le voilà, Rostand… Il s’assied… Dans l’avant-scène en face de nous. »

Sa fille faillit éclater tout haut.

— Oh ! papa… Mais c’est Rodin, le sculpteur Rodin. Il n’y a aucun rapport…

— Rodin ?… » répéta Théophile un peu penaud. « Tu es sûre ?… Ah ! oui, je sais… Rostand n’a pas de barbe. Voyons… bien entendu, je ne connais que cette tête-là. Rodin, parbleu !… C’est la première syllabe qui m’a fait confondre. Mais, ça ne fait rien. Il m’a presque parlé. »

Une rumeur irritée finit par imposer silence à M. Andraux. Résigné, il se renfonça dans sa chaise. Toutefois il ne se tint pas d’émettre parfois tout bas des réflexions.

— « Ça, par exemple, c’est ce qui s’appelle connaître les femmes… Ah ! si on ne les tient pas, les mâtines… — Toi, mon bonhomme, tu vas te faire rouler, je t’en flanque mon billet… — Ma belle, mets ça dans ta poche et ton mouchoir par-dessus. — Voilà un type ! quelqu’un dans le genre de Cochart… On le rencontrerait volontiers autour d’une demi-tasse, au café du ministère. »

Gilberte n’entendait pas. A peine si elle écoutait ce que débitaient les acteurs. Son âme fascinée de papillon qu’attire la flamme revenait sans cesse vers la face ardente aux mille regards de la foule immobile. La lumière venue de la scène éclairait vaguement tous ces êtres confondus dans une atmosphère faite de leurs effluves, de leurs parfums, de leurs haleines oppressées par une émotion unique. Elle mourait, cette lumière, dans des profondeurs sombres, où brillaient seulement, çà et là, un éclat de pierreries, la pâleur d’un visage, la blancheur d’un plastron d’homme, une main nue sur un rebord de velours.

La jeune fille, ne connaissant des choses humaines que la discipline d’un pensionnat modeste, le laborieux intérieur de l’ouvrière en feuilletons et les médiocrités de la famille Andraux, respirait, bouche entr’ouverte, l’odeur capiteuse et compliquée, dévorait des yeux les physionomies, les toilettes, épiait les gestes, cherchait à deviner sur les lèvres — dont elle ne percevait pas la lassitude ou l’amertume — ce que le bonheur, l’esprit, l’amour, y faisaient sans doute fleurir en mots furtifs et délicats. Tout à coup, elle tressaillit et se tourna vers sa marraine :

— « Dis donc… Ce monsieur… de notre côté… deux baignoires plus loin… contre le pilier… Regarde, il se penche… Ce n’est pas le directeur du Gulliver ?

— Attends, Gilberte… Écoute donc ça… C’est passionnant. »

Claircœur ne pouvait s’arracher à ce qui se passait au delà de la rampe. Toutefois, sa complaisance ordinaire l’emporta. Elle suivit les indications de sa filleule.

— « Oui, c’est Monbardon… le directeur du Gulliver.

— Oh ! marraine… Si tu tâchais de le rencontrer pendant l’entracte ? »

Désormais, pour le jeune cœur au sang vif, qui, par instants, sautait d’une palpitation brusque sous la mousseline du léger corsage, il n’y eut plus que des ombres insignifiantes dans la salle comme sur la scène. Les désirs, les curiosités, les rayonnements d’avenir, tout s’amortit dans l’immédiat espoir : « Si le directeur du Gulliver disait qu’il publiera mes chroniques ! » Aussitôt, son imagination s’emballa. Sa marraine rentrerait dans la loge avec l’assurance merveilleuse : « Voici monsieur Monbardon qui veut te connaître. Il te trouve du talent. » Gilberte croyait entendre le mot de « collaboration régulière ». Comme tout cela marchait vite, facilement ! Déjà, elle contemplait d’un autre œil ces puissants de Paris dont elle s’émerveillait tout à l’heure. Ce soir, une phrase de l’un d’eux lui marquerait sa place dans l’élite. Demain, ces gens-là liraient un article d’elle, répéteraient son nom, s’étonneraient de sa jeunesse.

A l’entr’acte, ce fut Théophile qui vainquit la timidité de Claircœur. Il lui offrit le bras.

— « Voyons, ma chère… Faites ça pour la petite. Il ne vous mangera pas, Monbardon.

— C’est que… les essais de Gilberte, je les lui ai portés voici seulement huit jours.

— Eh bien… Huit jours pour lire une vingtaine de pages ! Qu’est-ce qu’il lui faut donc, à Monbardon ? »

Sur le seuil de sa loge, le directeur du Gulliver entendit un de ses collaborateurs lui dire :

— « Cette raseuse, là-bas… Gilles de Claircœur… Elle a l’air de vouloir vous parler.

— Qu’est-ce que c’est que ça, Gilles de Claircœur ? » demanda négligemment un homme au visage glabre, monocle à l’œil, d’aspect distrait, glacial.

Et il engagea la conversation avec deux actrices rieuses, à qui, sans se dérider, il adressa les plus lestes propos.

— « Il fait celui qui ne veut pas vous reconnaître », grogna Théophile. « Je vais lui apprendre à vivre, à ce coco-là. »

Claircœur se hâta de calmer une ébullition dont elle avait la naïveté de craindre les effets. L’appréhension d’une gaffe la rendit soudain résolue. Elle s’avança désespérément.

Tandis que les deux actrices reculaient d’un pas pour mieux se moquer de la robe en soie bleu vif que portait la romancière, ainsi que de l’aigrette surmontant sa chevelure épaisse et disgracieusement coiffée, Monbardon se défilait :

— « Pardon… Ah ! oui, madame… madame de Claircœur. Mais comment donc !… Le manuscrit… très intéressant… manque un peu d’actualité. Tenez, voici justement notre critique littéraire, monsieur Thanor, qui doit vous rendre la réponse. »

Il s’éclipsa. Et M. Thanor, ignorant le premier mot de l’affaire, mais comprenant qu’il devait y couper court, se répandit en formules décourageantes et courtoises. Le Gulliver ne publiait pas de feuilletons de plus de douze mille lignes. Autrement, ce serait une bonne fortune… Non ?… ce n’était pas un roman ?… Des chroniques ?… Gilles de Claircœur était au-dessus de cette besogne au jour le jour… Ah ! comment avait-il pu confondre ?… C’était de sa jeune nièce. Voyez !… il avait pris cela pour l’œuvre d’un auteur expérimenté.

— « Alors ?… » demanda la romancière — qui eût perdu son plus précieux manuscrit pour rapporter une réponse favorable au père et à la fille — « alors, le Gulliver va publier ?…

— Ah ! voilà », rétorqua Thanor, « c’est qu’en ce moment nous avons une surabondance de chroniques, et pas assez de contes. Si votre nièce écrivait une courte nouvelle… L’imagination ne doit pas lui manquer. Au besoin, vous la guideriez un peu, vous lui fourniriez le sujet… »

La sonnerie électrique annonça la fin de l’entr’acte.

— « Mille excuses, ma chère confrère. Alors, c’est entendu. Apportez-nous ça, au Gulliver… Un joli conte… Et ne craignez pas d’y mettre un peu la main. »

Tout en jetant ces derniers mots, M. Thanor poussait la porte de la baignoire directoriale, où il s’enfonça brusquement. Il s’y laissa tomber sur une chaise avec un « ouf ! » plaisamment exagéré.

— « Vous en avez de bonnes, patron ! Enfin, tant pis ! Vous n’y couperez pas d’une petite rocambolerie de Claircœur pour votre supplément. C’est ce que j’ai pu vous obtenir de moins funeste. Eh bien, quoi, patron ? vous ne me dites pas merci ? »

Monbardon, qui ne se tournait même pas vers son collaborateur, et n’ôtait pas de ses yeux sa jumelle, murmura :

— « Qu’est-ce que c’est que cette jolie fille, à qui Fagueyrat parle en ce moment ? Là, tout près, sur notre gauche. Vous ne savez pas, Thanor ?

— Ma foi, non ! je n’ai jamais vu ce minois au théâtre. Gentille… c’est vrai. Jeune, surtout. C’est vert comme une pomme en juin. Ah ! ben, si elle écoute Fagueyrat ! Une petite « servatoire », probable.

— Nom d’un chien, Thanor ! Mais qui est-ce qui rentre là, derrière elle ?

— Un fameux escogriffe… Regardez comme il tient son couvre-chef.

— Je ne parle pas de l’homme… Mais il y a une femme… Et il me semble… Comment donc ! Mais parfaitement ! C’est Claircœur.

— Diable ! patron… Ne regardez plus par là. C’est dangereux, je vous assure. Vous ne savez pas le mal que j’ai eu !

— Dites donc un peu, mon petit Thanor. Est-ce que ce serait sa nièce, avec ce galbe et cette frimousse ?… la nièce qui écrit ?…

— Patron, quelle peine vous me faites ! Madame Monbardon va exiger que je me sépare du Gulliver.

— Que vient faire ici madame Monbardon ? » questionna le directeur.

Abaissant sa lorgnette il montra son visage, figé dans une habituelle tristesse. Mais un fugitif sourire détendit sa lèvre glabre, lorsque Thanor se fut écrié plaintivement :

— « Toutes les fois que parait dans le Gulliver de la mauvaise prose apportée par une jolie femme, vous déclarez à madame Monbardon que je l’ai fait passer sans vous prévenir. La directrice finira par me trouver trop dispendieux et trop dissolu. Elle exigera mon renvoi. »

C’était bien Gilberte Andraux qui s’était trouvée, causant avec Fagueyrat, dans le champ de la jumelle, — la jumelle de Monbardon, où venaient de s’inscrire, un soir de plus, la même galerie de physionomies « bien parisiennes », les mêmes protagonistes, que l’argent, le talent, le scandale ou le hasard, asseyaient à ces mêmes places depuis que lui-même, le directeur las, désabusé, assistait aux répétitions générales.

Ce qu’elle les avait enregistrées de fois, les physionomies « bien parisiennes », cette jumelle !… Ce qu’elle les avaient vues se friper, se patiner, vieillir, et — chose curieuse ! sans se renouveler. D’ailleurs, qu’avait-elle à faire de ce qui était nouveau, la lorgnette de Monbardon ? N’aurait-elle pas été tout à fait désorbitée de ne plus recueillir les mêmes images, dans un ordre immuable, aux mêmes numéros de fauteuils ou de loges : l’actrice mûrissante, qu’on appelait toujours la « petite Dangeval », à côté de sa mère, dont la vieillesse obèse, lippue, effrayante, ne semblait plus qu’à peine l’exagération, et non la caricature, de l’autre. Le financier dont on renonçait à supputer l’âge, l’homme aux deux grosses boucles toujours brunes, de part et d’autre de son crâne ovoïde, ce forban magnanime, dont les fantastiques escroqueries, les krachs, les fuites à l’étranger, ne se comptaient plus, et qui, cependant, pouvait trôner ici, entouré, assailli, épargné, sinon respecté, parce que ses caisses, souvent vides, et cependant inépuisables, fournirent des millions pour la libération du territoire, restèrent toujours mystérieusement à la disposition du Gouvernement, et seraient encore de taille à payer l’équipée d’un prétendant, si la République s’avisait d’examiner de trop près leurs sources. Et là-bas, riant de son rire à la Voltaire, le plus spirituel causeur et le plus mauvais peintre de ce temps. A côté, cette tête blanche, ou plutôt poudrée, de marquise, aux admirables yeux jeunes, la femme que Monbardon déteste le plus, parce que, dans leur fameux duel de journaux, — la Terre promise contre le Gulliver, — ce n’est pas le Gulliver qui eut le dernier mot, ni mit les rieurs de son côté.

Mais les haines de Monbardon, et surtout une haine aussi « parisienne », lui étaient indispensables autant que ses amitiés. Et sa jumelle ne s’arrêtait guère moins longtemps sur la tête lumineuse, aux cheveux d’un blanc coquet de travestissement historique, que sur la blondeur endiamantée de la magnifique Célimène du Théâtre-Français, ou sur le visage, encore impressionnant dans la pénombre, — les joues et le menton noyés de tulle — de celle qui, depuis plus de trente-cinq ans, est toujours la « belle ferronnière », à cause de son profil de Diane et des forges de son mari.

Ah ! oui, elle connaissait chaque sourire, chaque maquillage, chaque teinture, chaque ride, et toutes les grâces obstinées des femmes, et toutes les grimaces des hommes, dans ce musée Grévin, aux attitudes fixes, aux figures immuables, la jumelle de Monbardon ! Aussi, ce lui fut une surprise de dénicher un frais visage, ignorant même la poudre de riz, — le visage de Gilberte Andraux.

Quand sa marraine et son père avaient quitté la baignoire, Gilberte était restée seule. On commençait à la remarquer. Des messieurs, passant avec intention et lenteur devant sa loge, la dévisagèrent. Point timide, elle ne s’en soucia pas. Habituée à ce qu’on regardât complaisamment sa gracieuse frimousse, elle ne s’étonnait guère des hommages masculins, dont elle connaissait déjà le sans-gêne, sinon la brutalité. Naturellement, comme toutes les jolies filles, et comme un grand nombre de laides, elle se faisait une très haute idée de sa puissance de séduction. Les yeux avec lesquels une jeune personne se voit dans son miroir ne sont pas du tout les mêmes que ceux où elle mesure les grâces de ses amies. Mais ceci est une loi générale. Et si Mlle Andraux n’y formait point une héroïque exception, du moins ne la subissait-elle que dans la mesure d’une coquetterie modérée, d’ailleurs contenue par une distinction native d’âme et de manières, qu’une honnête éducation soulignait de réserve.

Fagueyrat, quittant son fauteuil d’orchestre, fit un détour pour sortir, afin de passer devant elle. Gilberte l’observa, et s’en divertit, flattée. Mais quand il s’arrêta pour lui adresser la parole, elle eut un léger haut-le-corps.

— « Pardon, mademoiselle… Je suis indiscret. Mais j’avais cru voir ici madame de Claircœur. »

Il clignait, le regard un peu myope, vers le fond de la loge.

— « Ma tante vient de sortir. Vous la rencontrerez dans les couloirs », dit Gilberte assez sèchement.

— Oh ! c’est madame votre tante… Quelle personne extraordinaire ! Elle a un talent… une imagination !… Je viens de lire ses Malheurs d’une arpète. Justement, c’est de cela que je voulais lui parler. »

Gilberte avait devant elle un homme préoccupé, qui, visiblement, ne se doutait pas qu’il s’entretenait avec une jolie personne. Ce n’était pas pour elle qu’il s’attardait là, et, blasé sans doute sur les conquêtes féminines, il traitait en comparse une vibrante petite créature, peu disposée à passer comme quantité négligeable.

« Il me parle ainsi qu’à l’ouvreuse », pensa-t-elle, en la déception de sa vanité.

Une idée de représailles, une malice audacieuse, lui fut suggérée par les circonstances. Elle dit à l’acteur :

— « Excusez-moi, monsieur… Mais je crois qu’on vous surveille de cette loge, là-haut, en face. Vraiment, je ne tiens pas à continuer d’accaparer l’attention des personnes qui s’y trouvent. »

Sur ces mots, elle se leva, alla s’asseoir sur une chaise reculée, dans l’ombre, laissant penaud le « beau Fagueyrat ». Celui-ci regarda dans la direction indiquée. Sa figure contrariée, abasourdie, s’offrit au rire insolent de Blandine Jasmin et des amies à toilettes tapageuses dont la cabotine était environnée. Ces dames s’agitaient, lorgnaient, « se tordaient » (eussent-elles dit). Et, sans contredit possible, leur mimique railleuse, publiquement accentuée, était, pour une jeune fille, une épreuve blessante, pénible, qu’un galant homme (Olivier de Jalin en province) ne pouvait se permettre de provoquer.

Fagueyrat bondit dans le couloir, grimpa l’étage, se précipita vers la loge de sa maîtresse. C’était l’instant où la sonnette de fin d’entracte retentissait, où Claircœur regagnait sa place, navrée par la réponse de Thanor, et se demandant comment elle oserait la communiquer à Gilberte. Dire à sa filleule que le Gulliver n’insérerait qu’un conte portant sa marque, à elle-même, et dire cela devant Théophile, — corvée terrifiante, dont elle se sentait absolument incapable.

Le rideau se levait lorsque Fagueyrat parvint à se faire ouvrir la loge de Mlle Jasmin.

— « Blandine, sors une minute. J’ai deux mots à te dire.

— Tiens ! tu t’aperçois que je suis ici. Tu n’as pas encore trouvé le moyen de venir me saluer. En voilà un mufle !

— C’est toi qui n’as pas voulu que nous venions ensemble…

— Ah ! assez, Fagueyrat ! » s’écrièrent les autres. « Laissez-nous entendre. Fichez-nous la paix. Allez faire vos scènes ailleurs.

— Va donc retrouver ta donzelle… cette petite bégueule en bas… Tu as cru me faire enrager… Fallait choisir mieux que cette moucheronne.

— Blandine… je t’expliquerai… tu seras contente… viens… » supplia Fagueyrat, qui, tout à coup, se fit humble.

— « Zut !… »

Les protestations des voisins empêchèrent la querelle de se prolonger. Fagueyrat s’assit au fond de la loge, sur une chaise restée libre. Comme il souffrait positivement des méchancetés récentes de Mlle Jasmin, dont il était amoureux, avec la violence de son tempérament méridional et l’inquiétude stimulante de son ombrageuse vanité, il ne prit point garde aux avances de gestes et de paroles glissées que s’empressa de lui faire une des amies de Blandine, celle que le hasard et l’étroitesse du lieu rapprochaient de lui. Ce ne fut même pas pour narguer la provocatrice qu’il dit presque tout haut à sa maîtresse, en l’emmenant dehors à la fin de l’acte :

— « Si tu crois me punir en t’affichant avec des grues… C’est à toi que tu fais du tort. »

Ce mot, laissé derrière lui, comme la flèche du Parthe, fit éclater dans la loge une série d’appréciations, dont la forme, autant que le genre d’esprit, ne lui donnait que trop raison quant à la qualité des relations de Blandine. Il devina le concert d’injures, et cela lui fut égal. Mais il s’indigna contre cette réflexion de Mlle Jasmin :

— « Puisque tu m’empêches de faire du théâtre, il faut bien tout de même que je songe à me créer une situation.

— Une situation de cocotte. Ah ! bien, tu as de jolis instincts !

— Il ne s’agit pas de mes instincts », déclara Blandine. « Ne roule pas des yeux comme ça, Marcel. Toute la salle a déjà remarqué que nous n’étions pas ensemble. Tu vas te rendre parfaitement ridicule. »

Et elle ajouta, en hésitant au seuil du foyer :

— « Regarde un peu tous ces imbéciles qui nous guettent. Nous sommes des bêtes curieuses, ma parole ! »

Mlle Jasmin ne croyait pas si bien dire. Sa mine de chatte blonde sous son énorme chapeau, sa robe à la grecque, dont un fil de velours noir retenait à peine à ses épaules quelques centimètres de corsage, tandis que la jupe étroite et transparente révélait sa croupe de ponette, le galbe ample et solide de ses cuisses, et la ligne fuyante de ses jambes jusqu’à la cheville assez déliée, auraient suffi pour attirer les regards. A côté d’elle, Fagueyrat, cravaté à la mil huit cent trente, offrait cette physionomie fatale et pleine de suffisance que le public veut rencontrer, hors de scène, chez les acteurs qui savent l’émouvoir. Et Blandine ne se montait pas l’imagination en supposant que sa séparation d’avec son ami, compliquée du fait qu’elle se montrait en compagnie bizarre, escortée par des demi-mondaines à la notoriété un peu spéciale, formait le principal sujet de conversation dans une salle où se pressait ce qu’on est convenu d’appeler l’élite intellectuelle de la France.

— « Descendons, partons », proposa Fagueyrat. « Je pense que tu te fiches de savoir comment finit cette stupide pièce.

— C’est ce qui te trompe. Je tiens à voir le dernier acte. Je la trouve épatante, moi, cette pièce. Un homme qui « cane » devant les femmes… Ça a beau être la banalité courante, c’est toujours rigolo à observer.

— Ma petite Blanblan, ne retourne pas dans ta loge. Il faudra y brûler du sucre quand le joli fumier que tu y as invité sera parti. Viens.

— Où ça ?

— Chez toi, chez nous.

— Oh ! chez nous… Halte là ! Chez moi, ce n’est chez nous que quand je veux bien. Et tu sais à quelle condition ça le sera encore.

— Elle ne dépendra pas de moi, ta condition.

— Pardon, mon cher. Si tu menaçais ton directeur de t’en aller… Si tu lui mettais le marché à la main…

— Je l’ai fait. »

Mlle Jasmin eut un tressaillement, essaya d’apercevoir la figure du jeune homme, par-dessous le bord immense de son propre chapeau, renonça à cette entreprise, et demanda d’une voix un peu étouffée :

— « Eh bien ?

— Eh bien, il préférait me voir partir.

— Plutôt que de me donner le premier rôle de femme ?…

— Plutôt que de donner le premier rôle de femme à Blandine Jasmin. »

Celle qui portait ce nom à la fois candide et fleuri, s’arrêta, suffoquée. Fagueyrat essaya de l’entraîner en avant. Car ils étaient déjà dans le vestibule. Un pas de plus, dans l’aveuglement de l’émotion, et, avant qu’elle s’en aperçût, elle serait hissée dans un taxi-auto. Ensuite, ce serait bien le diable…

Elle interrogea plus faiblement :

— « Et l’auteur ?

— L’auteur… Il rêvait son drame aux Français. Pour lui, le Théâtre-Tragique et sa troupe, c’est un pis-aller écœurant. Il exige des engagements extraordinaires. Pour son grand rôle de femme, il va au moins demander Sarah Bernhardt en représentations. »

Mlle Jasmin, muette d’horreur, se laissait précisément hisser dans le taxi-auto. Lorsque son compagnon y fut, lui aussi, monté, elle proféra, du ton dont on énonce une irréfutable vérité :

— « Veux-tu que je te dise ?… C’est tous des mufles, ces gens-là.

— Je n’attendais pas moins de ton jugement », acquiesça Fagueyrat.

— « Des mufles et des crétins », poursuivit la petite actrice, avec une emphase paisible.

Mais ce fut le dernier effort de la dignité, qu’elle gardait avec l’illusion d’être encore en public. S’avérant de façon certaine qu’elle se trouvait dans une voiture fermée, — jamais elle ne saurait comment Fagueyrat avait pris leur vestiaire, — Blandine éclata en sanglots, puis engloba tous les directeurs de théâtre et tous les auteurs dramatiques sous des qualificatifs auprès desquels les termes de « mufles » et de « crétins » ne parurent plus que de doucereuses aménités. Comme son amant se taisait, elle crut qu’il se moquait sournoisement d’elle, et, se tournant vers lui, elle reprit, pour lui tout seul, la kyrielle de ses adjectifs véhéments :

— « Tu me le paieras ! » termina-t-elle. « Tu en as un toupet de m’avoir attirée dehors en me disant que je serais contente !… »

Fagueyrat, habitué depuis le Conservatoire à recevoir noblement les imprécations de Camille, et à ne pas sourciller sous les fureurs d’Hermione, gardait sans peine bonne contenance. Ce fut avec douceur qu’il riposta :

— « Contente… Tu le serais peut-être déjà si tu m’avais laissé parler.

— Ah ! tu trouves que tu ne m’en as pas assez fait, des bonnes surprises ! Tu vas peut-être me raconter que tu as plaqué ton directeur et son sale boui-boui, comme tu aurais dû le faire, puisqu’on m’y refuse un rôle digne de moi. Pas de danger ! Tu lui lécherais les bottes à cet auteur, qui va te faire jouer un homme du vrai monde… Si ça ne fait pas pitié !

— Pitié pour qui ?… pour ce pauvre auteur qui aurait des bottes bien mal cirées. Rassure-toi. Si invraisemblable que cela te paraisse, j’ai rendu le rôle.

— Tu as ?…

— J’ai rendu le rôle. J’ai quitté le Théâtre-Tragique. Ne t’ai-je pas dit, au début de cette agréable conversation, que j’avais mis le marché à la main à mon directeur ?

— Oui, enfin… c’était une façon de parler.

— Faut croire que non.

— Tu ne l’as pas quitté à cause de moi ? Tu as eu d’autres grabuges ?

— Pas l’ombre.

— Marcel !… »

Mlle Jasmin était abasourdie. Mais abasourdie à un point qu’elle ne trouvait rien à dire… Et même rien à faire. Ce qui fut pénible à Fagueyrat, comme il le lui fit observer :

— « Eh bien, quoi, Blandine ?… Tu ne me sautes pas au cou ?… »

Soupçonneuse encore, vaguement inquiète, elle demanda :

— « Tu as un autre engagement ?

— Mais non, ma gosse.

— Eh bien, nous voilà dans de beaux draps ! » grogna-t-elle. « T’as fait de la belle ouvrage ! Et tu exiges que je vive en petite bourgeoise, que je rompe avec les gens qui ne demandent qu’à m’être agréables ? Je me privais déjà de tout pour t’être fidèle. Mais, maintenant, si nous ne gagnons plus rien, ni l’un ni l’autre…

— C’est tout ton remerciement ? » dit Fagueyrat.

— « Ah ! aussi », s’exclama-t-elle, près de se remettre en colère, « je ne t’en demandais pas tant ! Fallait seulement les menacer… Ils auraient peut-être cédé. »

L’acteur éclata de rire.

— « Est-elle gosse, tout de même, cette Blandine ! Mais, voyons, s’ils avaient dû céder devant la menace, ils céderaient bien plus devant le fait. Et tu vois qu’il n’en est rien.

— Sûr… Mais tu te serais laissé fléchir… Tu aurais gardé la porte ouverte pour rentrer.

— Écoute, Blandine, tu ne mérites pas que je te dévoile mes projets, mes espérances. Tu es une petite femme abominable. Si je n’avais pas pour toi les pires faiblesses, j’ouvrirais la portière de ce sapin, je fuirais le jeune monstre que tu es, et tu ne me reverrais de ta vie. »

En disant cela, il saisissait à deux bras le buste gracieux du jeune monstre, bousculait l’immense chapeau, et se mettait à embrasser Blandine avec une fougue, une gaieté, qui persuada celle-ci, moins de la passion de son Marcel, que de la sécurité immédiate de leur carrière.

— « Oh ! mon chéri, raconte vite… Est-ce que tu vas prendre un théâtre, comme je te l’ai cent fois conseillé ?…

— Tes conseils, naïve enfant, ne valaient rien sans de la bonne galette.

— Et tu en as trouvé, de la bonne galette ?

— Ça se pourrait. J’ai une combinaison que j’ose appeler mirifique, pharamineuse et épastrouillante.

— Aboule ta combinaison.

— Dans un endroit plus secret », chuchota Fagueyrat contre la joue de sa maîtresse. « Ce taxi-auto est muni d’un cornet acoustique. Je parlerais à l’oreille de tout Paris. D’ailleurs, nous arrivons. Ton « chez toi » sera-t-il ce soir notre « chez nous » ?

— Grand singe, il faut toujours qu’on en fasse à ta tête », dit Mlle Jasmin, en sautant de la voiture.

Tandis que cette réconciliation avait lieu, la répétition générale s’achevait au Gymnase.

Gilberte, rencognée contre la cloison de la baignoire, ne se penchait plus en avant pour laisser apprécier ses lignes souples dans une robe blanche et l’originalité de son visage entre deux grosses coquilles de tresses brunes. Elle battait des paupières, pour retenir deux larmes. La seule crainte que son nez ne rougît l’empêchait d’en verser d’autres. Sa marraine, désintéressée maintenant du spectacle, coulait de temps à autre un regard furtif vers l’angle obscur où l’enfant s’enfonçait.

— « Voyons, mignonne… Ils n’ont pas refusé, je t’assure. Ils préfèrent un conte, pour commencer, une petite chose d’imagination… »

Elle parlait tout bas. Et ce fut tout bas aussi — mais sur quel ton ! où vibrait toute l’amertume passionnée de l’orgueilleuse jeunesse — que Gilberte répliqua :

— « De l’imagination… Justement !… Je ne leur en donnerai pas. C’est de la denrée pour concierges ! Nous tous, la nouvelle école… ceux de demain… nous la répudions, l’imagination. »

L’auteur des Malheurs d’une arpète et du Secret du guillotiné soupira. Comment eût-elle osé dire à sa filleule que le Gulliver accepterait, à petite dose, du « Gilles de Claircœur », même sous un nom inconnu — parce qu’enfin ça divertirait au moins certains lecteurs — tandis que du « Gilberte Andraux », on n’avait même pas la curiosité de savoir ce que ça pouvait bien être ? D’ailleurs, la feuilletoniste ne songea pas à se blesser. En face de cette jeune assurance, elle, qui ne s’en était jamais fait accroire, doutait de soi davantage, sentait le besoin de s’excuser. Ne lui avait-il pas fallu gagner son pain et le pain de quelque autre ? Mais elle savait bien ne faire que du métier. Jamais elle n’avait prétendu, par ses récits sans façons, conquérir une place dans le royaume des lettres.

Lorsque le rideau tomba, les trois spectateurs de la baignoire ne joignirent pas leurs applaudissements à ceux du public. Ni Gilberte ni sa marraine ne savaient seulement de quelle façon la pièce avait fini. Toutes deux appartenaient à leur déception. Quant à Théophile, préoccupé de sortir promptement pour trouver un fiacre, il se hâtait de passer à ces dames leurs manteaux, qu’il présentait à l’envers, jugeant la doublure plus habillée, et dont il ne parvenait pas à trouver les manches.

Ce fut une retraite plutôt maussade.

Mais, dès le milieu du couloir, un changement se produisit. Le directeur du Gulliver, empressé, le chapeau à la main, son glabre et froid visage presque éclairé d’un sourire, — un sourire d’ailleurs sans joie, comme toute cette physionomie irrémédiablement taciturne, — se précipitait. Lui, dont les gestes semblaient las d’ordinaire, bouscula des gens pour ne pas manquer la rencontre.

— « Madame de Claircœur… J’ai tenu à vous revoir, à m’assurer que monsieur Thanor s’est entendu avec vous. »

Monbardon ne regardait pas Gilberte, semblait ne pas la voir.

— « Mais », fit la romancière, surprise, « entendu ?… oui, pour un conte.

— Un conte, soit. Mais, d’abord, nous allons faire passer les chroniques. Il a dû vous le dire. Elles sont tout à fait bien, ces chroniques, de votre parente… comment, déjà ?… Votre sœur ?…

— Ma nièce, monsieur Monbardon, ma nièce. Tenez, justement, la voilà. Tu entends, Gilberte ? monsieur Monbardon prend tes chroniques. »

Si elle entendait !… Ses yeux s’illuminaient, — deux étoiles sombres, dans la figure devenue toute rose, sous l’écharpe jetée autour de sa tête, et dont la mousseline de soie retombait en amusante capuche. Qu’elle était jolie en ce moment, dans l’effervescence brusque de son bonheur, avec cet enroulement clair sur ses cheveux lustrés, — ses cheveux aux reflets mordorés de marron sauvage !

— « Ah ! c’est mademoiselle ?… » fit le directeur du Gulliver, dont la figure triste voulut exprimer la surprise. « Mais elle est toute jeune, votre nièce, madame de Claircœur ?

— Non, je suis vieille, j’ai déjà vingt ans », soupira Gilberte, avec la bonne foi de son âge, qui considère comme un déclin la troisième dizaine d’années de la vie.

— « Alors », sourit Monbardon, « patientez un peu. Vous vous trouverez très jeune, dans encore vingt ans. Et, d’ailleurs, vous le serez, j’en suis sûr », ajouta-t-il galamment.

Elle rougit, sous le regard insistant et froid. Il reprit :

— « Vous voulez donc devenir une femme de lettres, mademoiselle ?… »

La physionomie animée de la jeune fille répondait joyeusement, lorsque le directeur termina sa phrase :

— « … Comme votre tante ? Vous avez de qui tenir. »

Il n’eut pas le temps de voir se pincer légèrement les traits de Mlle Andraux. Quelqu’un s’interposa :

— « Oui, c’est un don de famille. Nous avons la folie d’écrire, même quand nous ne publions pas. Le père, monsieur le directeur… Je suis le père de cette jeune personne… Théophile Andraux. Vous me donnez une raison de plus d’en être fier. »

Monbardon tourna vers le sous-chef un visage dont l’indifférence dédaigneuse, l’ironie voilée, l’ennui morne, recomposaient la plus habituelle expression. Il ne répondit rien, et revint à Gilberte, — mais brièvement :

— « Alors, mademoiselle, j’aurai l’honneur de causer avec vous. Au Gulliver, n’est-ce pas ? un de ces jours, de six à sept. Nous arrangerons un petit projet de collaboration. »

— « Marraine, marraine !… » disait la jeune fille, dans le fiacre qui les ramenait boulevard Raspail. « Tu vois, je ne me trompais pas… Je sentais bien qu’il y a en moi mieux que l’étoffe d’une employée d’administration. Ma carrière se décide… Je vais collaborer au Gulliver… Un des premiers journaux de Paris !… Ah ! marraine, que je suis heureuse !… que je suis heureuse !… »

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