En Alsace
CHAPITRE VII
FIGURES DE LÉGENDE
Solidement attachée aux biens de la terre, l'Alsace, à travers les siècles, a éprouvé le besoin d'un idéal qui la dépasse. D'âge en âge la hantise mystique s'y est perpétuée, a juxtaposé à l'univers visible un monde de rêve que parfois nous entrevoyons. D'antiques traditions remontent à des superstitions païennes ; la légende dorée a consigné pieusement l'histoire merveilleuse du christianisme. Jusqu'au seuil de notre époque contemporaine, critique et désabusée, nous voyons persister dans le souvenir populaire les impressions de l'âme médiévale, peut-être même celles d'une humanité plus ancienne et plus obscure…
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Prenez votre bâton ferré. Quittez les routes carrossables et les sentiers trop frayés. Enfoncez-vous dans les montagnes. Sous le dôme des hêtres clairs et les sombres épicéas, vous rencontrerez au hasard de votre promenade plus d'un type pittoresque : pâtre robuste, charbonnier pantalonné de velours, schlitteur hirsute, cueilleuses de myrtilles armées du râteau, inévitables touristes habillés de vert et coiffés du petit chapeau…
Regardez mieux : vers le soir, dans le sous-bois crépusculaire où chuchote la brise, où un peu de lumière azurée danse encore parmi les feuillages, vous apercevrez — qui sait? — haute d'une aune, une forme légère, vêtue d'une robe de velours noir bordée de fleurettes d'or, que serre à la taille une ceinture de pierreries. Son bonnet est fait d'une fleur de digitale. Sa main mignonne tient une lanterne de cristal. C'est l'“erdwible,” la “petite femme de la terre.”
Souhaitez la rencontrer surtout si vous êtes perdu ; elle vous remettra dans le bon chemin. C'est elle qui écarte le danger des pas insoucieux des petits enfants et va les bercer quand ils pleurent. Aidés de leurs maris, les “erdmännle” vêtus de brun, c'étaient elles jadis qui, lorsque menaçait l'orage, se hâtaient de faucher le blé et d'assembler les gerbes, de sécher au plus vite le linge des lavandières… En échange de si grands services, comment se froisser, les jours de verglas, d'entendre les rires argentins des gnomes saluer les chutes des promeneurs balourds?
D'autant qu'ils ne sont pas si gais, les pauvres. Car peut-être, je vous le dis tout bas, en eux sont réincarnés les anges déchus ; ils vivent dans l'angoisse terrible de savoir si plus tard ils seront damnés. Et de là vient leur angoisse de la mort et ces gémissements par lesquels, dans la nuit, ils vous annoncent le trépas prochain d'une personne que vous aimez…
Hélas! aujourd'hui “erdwible” et “erdmännle” se font rares. Et il n'est pas fréquent qu'on les aperçoive encore au clair de lune jouer à la paume sur les prés avec des châtaignes, des boules de platane ou des pommes de terre. C'est qu'ils se cachent et sont honteux depuis que quelques malotrus se sont moqués de leurs pieds d'oie et de leurs sabots de chèvre. Et puis sans doute que, comme à beaucoup de gens, la vie en Alsace leur est devenue aujourd'hui plus difficile.
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A défaut de l'“erdwible,” peut-être rencontrerez-vous le chasseur nocturne : méfiez-vous. Voici son histoire telle que la recueillit M. Auguste Stœber, telle qu'elle nous est traduite par M. R. Stiébel.
La forêt de la Moder, située entre Obermodern et la forêt du Héru qui dépend de Buchsweiler, a dans le pays une très mauvaise réputation à cause des revenants qui s'y rencontrent et qui effrayent ou égarent les passants. Le chasseur sauvage y chasse en automne. Il passe faisant grand bruit et criant, par dessus la cime des arbres ; il vient du Nord et se dirige vers la pente qui s'étend jusqu'à Urweiler où il fait paître ses bêtes.
Il a souvent, dit-on, passé par dessus Buchsweiler et a choisi comme retraite le bois de Riedheim.
Au milieu du tapage de la chasse, le passant isolé s'entend souvent interpeller par son nom. Il ne doit pas répondre, sans cela il serait saisi par les puissances des ténèbres et devrait errer toute la nuit dans la forêt.
Si la chasse sauvage passe dans le voisinage d'un voyageur, ou bien par dessus sa tête, il n'a qu'à tirer un mouchoir (de lin ou de chanvre), de préférence un mouchoir blanc, à l'étendre à terre et à se placer dessus. Il ne risque rien dès lors.
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A Sainte-Croix, près Colmar, cette chasse s'appelle la chasse nocturne. Elle va de la forêt de Sengen à Obergrüst, sur la Gleioz, et jusqu'au Storkennest.
Un fois le tourbillon sortit de la forêt de Sengen ; on entendait des hurlements. On pouvait percevoir dans l'air ces paroles : “Plus loin, plus loin! le chien de Marbach (la cloche) aboie déjà. Allons à Wettersweiller!”
Une autre fois des jeunes gens faisaient paître leurs bestiaux dans la prairie. Il était tard et ils allaient rentrer quand ils s'entendirent appeler par leurs noms. L'un d'eux prit son courage à deux mains et répondit. Il sentit aussitôt des ailes qui le frappaient violemment au visage.
Un jour des garçons et des jeunes filles rentraient chez eux, revenant du vignoble de Herrlisheim. Il faisait sombre. Une des filles s'arrêta à la hauteur du moulin de Saint-Jean Baptiste. Elle s'entendit appeler par son nom : “Catherine! Catherine!” Elle se dirigea vers l'endroit d'où partait la voix, croyant que c'était un de ses compagnons qui l'appelait. La voix s'éloignait ; elle la suivit. On la trouva morte le lendemain à une demi lieue du moulin, près du bois de Stœdtlin. Elle avait été appelée par les chasseurs nocturnes dont ses compagnons avaient bien entendu les cris.
Il y a dans les forêts de l'Alsace, dans les gorges de ses montagnes, au bord de ses rivières et de ses lacs bien d'autres personnages singuliers : des géants de tout poil, des fantômes de toutes formes, des nains qui travaillent dans leurs mines d'argent, des ondines, des fées, des nymphes, des nixes. Il y a des danseurs enlacés qui disparaissent dans les étangs ; des hommes volants, des hommes noirs et des hommes de feu. Il y a des dames blanches, des femmes voilées, des lavandières suspectes, des laitières inquiétantes. Il y a mille animaux dont vous ne sauriez trop vous méfier : bêtes noires, loups difformes, chats blancs, moutons et ânes démesurés. Dans le petit lac de Bœlchen vit, parmi d'autres poissons étranges, une truite qui porte un sapin sur son dos. Le veau fantôme de Buchsweiler grimpe sur les épaules des ivrognes et les écrase de son poids. Le Letzel, monstre à queue d'argent, oppresse les dormeurs. Quand vous avez le cauchemar, c'est qu'il est assis sur votre cœur. C'est lui qui empêche certains enfants de se développer ; s'ils demeurent maigres, c'est que le Letzel les suce.
Beaucoup de ses formes maudites sont d'origine diabolique. Sachez vous y prendre, vous déjouerez la malice de Satan et de ses suppôts. Mais les sorcières sont innombrables, là même où vous les attendez le moins. Voici un excellent moyen de les dépister :
“Prendre un œuf pondu le vendredi saint ; regarder à travers cet œuf les assistants à l'église ; les sorcières se reconnaissent à ce qu'elles ont à la main un morceau de lard au lieu du livre de cantiques, et sur la tête une cuve à traire. Il faut avoir soin de sortir de l'église avant le Pater et de casser ou de jeter l'œuf ; sans cela les sorcières pourraient jouer un mauvais tour au curieux.”
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De nos jours l'esprit de scepticisme s'introduit partout. On le voit révoquer en doute les traditions les mieux établies. N'empêche qu'aux yeux des petits enfants au moins, deux personnages gardent leur prestige, et qu'il n'en est point de garçonnet fanfaron ou de fillette délurée dont le cœur ne frémisse d'espoir et d'obscure appréhension à cet avertissement : “Prends garde, si tu n'es pas sage, St. Nicolas ne t'apportera rien et tu verras si Hans Trapp t'oubliera!”
C'est naturellement le soir de sa fête qu'aujourd'hui encore, dans bien des villages et même dans certaines maisons bourgeoises, le grand St. Nicolas, précédé de sa clochette argentine, vient faire son entrée à neuf heures du soir. Quand il a frappé trois fois, on lui ouvre la porte. Il apparaît, vêtu d'une robe somptueuse, le visage disparaissant dans une ample barbe blanche. D'une voix solennelle — qui quelquefois ressemble à celle de tel membre absent de la famille (mais qui donc songerait à le remarquer?) — il donne sa bénédiction et pose des questions insidieuses aux parents et aux mioches qui se cachent dans les jupes des mères et des grandes sœurs : est-ce qu'au moins on est toujours sage? Si les réponses sont favorables ou à peu près, il tire de sa hotte quelques jouets, des friandises, et les dépose dans les petites mains impatientes. Mais que les mamans soupirent et hochent la tête, alors les sourcils du grand saint se froncent. Non seulement sa hotte demeure close, mais dans l'ombre, derrière lui, on entend des bruits de chaînes et des grognements. Et il avertit d'une voix de menace. Quand Christkindel, la dame de Noël, viendra faire sa visite annuelle, elle aura pour l'escorter son terrible compagnon Hans Trapp, dont aujourd'hui il veut bien encore retenir la colère. Si d'ici là les polissons ne se sont pas amendés, ils feront connaissance avec ses verges.
St. Nicolas est de parole. Voici la Noël. A dix heures, tout le monde est assemblé autour du sapin illuminé. Un tintement de clochette. La porte s'ouvre. Toute blanche et dorée, la dame de Noël, Christkindel, fait son entrée dans un rayonnement. Sa voix mélodieuse souhaite à tous le bonjour, recommande de ne point oublier le bon Dieu et le petit Jésus, et chante un cantique. Puis c'est la distribution des sucreries, des fruits confits, de tous les trésors qu'elle a apportés aux enfants sages dont les noms lui ont été transmis par le grand St. Nicolas. Mais les autres? Ont-ils tenu compte des avis sévères qui leur furent donnés?
Presque toujours la réponse est oui. Au moins ils ont fait effort… Mais il arrive que des pécheurs endurcis ont volontairement persévéré dans leur mauvaise conduite.
Alors, avec d'horribles meuglements, Hans Trapp apparaît dans l'embrasure de la porte. C'est un géant vêtu de peaux de bêtes. Sa tête est couverte d'un bonnet poilu orné de cornes. Il a une flamboyante barbe rouge, une mâchoire énorme qui s'ouvre et se ferme. Des chaînes s'entrechoquent à sa ceinture, ses gros sabots claquent sur le parquet. Brandissant ses verges au bout de ses longs bras, il fond sur le délinquant et l'empoigne. Ce sont des hurlements de terreur, des sanglots, des protestations désespérées de sagesse… A la prière de Christkindel, le bourreau se laisse attendrir une dernière fois. Mais l'année prochaine il sera inexorable. Vous entendez qu'il n'est point de cœur si corrompu qu'une épreuve pareille ne bouleverse et ne remplisse des meilleures résolutions.
Hans Trapp, qui ne paraît pas près de mourir, naquit à ce qu'il semble au XVe siècle. Vers 1495, Jean de Dratt, maréchal de la cour de l'électeur palatin, et châtelain de Bärbelstein, exerçait toutes sortes de vexations sur les bourgeois de Wissembourg et de Landau. Rançonnant les voyageurs, pillant les villages, usurpant les droits de chasse et de pâture, il encourut pendant de longues années la malédiction de tous. Si bien que longtemps après sa mort les parents qui voulaient faire peur à leurs enfants continuèrent à les menacer du féroce Jean de Dratt, autrement dit Hans de Dratt, qui ensuite, est devenu Hans Trapp. C'est ainsi que, passé à l'état de croquemitaine, le souvenir du redoutable baron sert aujourd'hui encore à inculquer la morale aux marmots et, en faisant passer un petit frisson, rend plus exquise la joie de Noël.