En Alsace
CHAPITRE VIII
FRIEDLI ET TRINELE
(Récit d'autrefois)[2]
[2] Voir les charmants souvenirs de Mme Gévin-Cassal sur la Haute-Alsace.
Pour voir l'Alsace, il ne suffit pas, si beaux soient-ils, de parcourir rapidement ses sites célèbres et, entre deux randonnées d'auto, de jeter un coup d'œil à ses monuments historiques. Vous ne connaîtrez rien d'elle, rien de son charme, si vous ne vous arrêtez dans ses villages, si, attablé dans la salle à poutrelles de quelque auberge rustique, devant un fricot fumant sur la nappe blanche, vous ne prenez langue, entre deux verrées de vin clairet ou de bière fraîche, avec la forte fille aux pleines joues rouges qui vous sert, avec l'aïeule qui au coin du poêle tourne encore du pied le rouet de jadis, avec le marcaire ou le colporteur qui mange un morceau en buvant le café.
Je sais un petit village du Sundgau où chaque été, au seuil d'une maisonnette au toit énorme, cabossé, expressif, un grand vieux bien brave fume une pipe courte. Il a un visage glabre taillé à coup de serpe et est vêtu d'une blouse méticuleusement propre. A côté de lui est assise une vieille à la petite bouche ridée. Ses traits sont demeurés fins sous le bonnet qui serre de sa passe de velours les bandeaux de ses cheveux blancs. Ses doigts déformés manient encore le tricot ou jouent en tremblant un peu avec la frange du fichu de soie noire.
Quand ils m'aperçoivent, tous deux m'envisagent d'abord avec effarement. Je m'approche en soulevant mon chapeau :
— Vous ne me reconnaissez pas, Madame Trinele?
Alors la vieille joint les mains et glapit avec jubilation :
— Jeses Gott, c'est le monsieur de chez Schmidt.
Tandis que l'autre s'exclame en m'écrasant les phalanges :
— “Nuntetié”! à la bonne “hère,” ça fait plaisir “du jour d'aujourd'hui” de voir des gens qui n'oublient pas.
Je m'assieds. J'accepte un bol de café au lait ou un verre de vin sucré, avec un morceau de kugelhopf ou un wecken. Nous échangeons les propos ordinaires sur les santés, la famille et les affaires dont parlent les journaux. Et puis — oh! je suis rusé — peu à peu l'entretien dérive vers le domaine du souvenir, vers tout ce qui s'est passé “dans le temps.” Alors voici qu'à la voix chantante de mes deux vieux, dans la soirée sereine pleine de parfums, de sonnailles de troupeau et d'appels de cigale, les choses d'aujourd'hui s'éloignent, s'estompent, s'évanouissent, et c'est la vieille Alsace, joyeuse et familière, qui tressaille, rejette ses voiles, se soulève dans l'ombre et me sourit.
C'est pendant un lointain hiver (il y a beaucoup plus d'un demi-siècle), à la veillée aux noix, que le Friedli du père Steiner et la Trinele de chez Keslach ont commencé à avoir des idées. Tandis que volaient en éclat les coquilles et que, le dos au feu, les vieux contaient des histoires d'Afrique ou d'Italie, ils échangeaient entre eux des regards, et leurs mains, brunies du brou du fruit décortiqué, avaient de la peine à minuit à se séparer.
Au mardi gras tous deux ont “schiblé” ensemble. Selon la coutume, les garçons du village avaient passé la journée à quêter, de maison en maison, des bûches, de la paille, des fagots, et aussi des beignets et des sucreries. Le soir l'homme de paille (le “Sündebock”), le mannequin comique farci de bois résineux, était dressé sur la grande place. Et l'on y mettait le feu au milieu de la population réunie. Quand il a eu achevé de flamber, les braises ont été rassemblées, et les garçons, donnant la main aux filles, ont sauté par dessus. Après est venu le tour des “schible.”
— Voulez-vous schibler avec moi, Mademoiselle Trinele?
Justement la mère Steiner et la mère Keslach avaient l'œil ailleurs. Trinele n'a pas dit oui, mais elle n'a pas dit non, non plus.
Sur une baguette de métal, Friedli a enfilé une mince planchette trouée au milieu, l'a approchée du brasier et, une fois enflammée, l'a fait tournoyer en chantant à demi-voix de manière à n'être compris que de sa voisine :
Et d'un grand geste, il a envoyé dans les airs la planchette. Si elle s'était éteinte, cela aurait signifié que Friedli n'avait rien à espérer. Mais voici que la planchette a décrit une courbe immense, pareille à une parabole de flamme, d'où jaillissait une pluie d'étincelles… De nouveau les yeux de Friedli et de Trinele se sont rencontrés et puis détournés.
La Saint-Marc a fleuri de blanc des vergers… A travers champs, on a entendu caqueter les cailles. Le printemps radieux a épanoui sa splendeur. A la Saint-Jean, Trinele, en se cachant, est allée au millepertuis : c'est-à-dire que, de grand matin, elle en a cueilli un brin, tout couvert de rosée, et avec toutes sortes de précautions l'a posé sur sa fenêtre : si de trois jours il n'est pas fané, c'est que peut-être bien il y a un garçon au village qui pense à elle.
Au bout de trois jours, l'herbe de la St. Jean gardait sa fraîcheur. Aussi quand, un après-midi, Trinele, qui était avec sa mère en train de ravauder des hardes, a vu par la fenêtre, s'approcher la mère Steiner toute flambante sous son “mieder” neuf, son châle frangé et son large tablier de moire noire, elle a senti son cœur battre très fort et saisi un prétexte pour s'échapper : il fallait voir, n'est-ce pas, s'il y avait des œufs au poulailler?…
Bientôt on l'a rappelée. Un peu solennelles, la larme à l'œil, mais, tout de même, le visage joyeux, les deux commères l'ont toisée. Elle ne savait où se fourrer, tortillait entre les doigts les rubans de son tablier.
— Est-ce vrai, Trinele, que ton herbe de la Saint Jean n'a pas fané?
A cette question de la mère Steiner, Trinele a senti “le rouge de coq” lui monter au visage. Tout de même elle n'a pu s'empêcher, la voyant sourire d'un air malin, de lui sourire aussi. Et tout à coup elle s'est trouvée dans les bras de la brave femme qui l'a fortement serrée sur son cœur en murmurant :
— Alors c'est vrai que tu veux être la petite femme de mon “herzkäfer”?
Car, étant le plus jeune des trois fils Steiner, Friedli est intitulé le “herzkäfer,” le “scarabée de cœur” de sa maman.
On a couru chercher les hommes. Ils sont entrés, le père Keslach cordial selon sa coutume, le père Steiner très digne et ce grand Friedli si ému! On a commencé par échanger avec tout le monde des poignées de main. Et puis, dans sa cave, Gottlieb Keslach a été quérir une vieille bouteille et l'on a trinqué à la santé des fiancés. Naturellement les Steiner ont été invités à dîner. Comme de juste, Trinele se préparait à aider sa mère : mais on l'a renvoyée loin des casseroles. C'est un proverbe connu que cuisinière amoureuse sale trop les plats. Alors, tandis que les mamans travaillaient des bras et de la langue, Trinele et Friedli sont allés s'asseoir la main dans la main sur le vieux banc au jardin. A demi-voix ils se sont raconté beaucoup de choses ; et entre autres Trinele a appris ceci qu'elle soupçonnait peut-être à moitié : si son brin d'herbe de la Saint Jean est resté si vert, c'est que chaque nuit Friedli, au risque de se rompre les os, grimpait à la fenêtre pour le renouveler…
Le lendemain, Friedli a glissé une bague d'argent au doigt de sa promise… La vieille étend son annulaire noueux où brille un cercle terni :
— Celle-là, monsieur, vous voyez.
Ils se sont mariés après la moisson.
— Ah! cela a été une fameuse affaire.
Au matin du grand jour, après une nuit un peu agitée — dame, monsieur, n'est-ce pas!… — Trinele a été réveillée par une fusillade : c'étaient, tout ornés de pompons et de rubans, les garçons d'honneur qui déchargeaient de vieux tromblons dans la cour et acclamaient la fiancée. Alors Trinele s'est levée et, avec l'aide de ses amies accourues pour l'assister, a revêtu sa toilette de noce : neuve toute entière, depuis les longs bas de fil blanc tricotés par Salomé Barthel, jusqu'à la splendide robe de faille noire, toute raide, accrochée à un clou fiché au plafond pour qu'aucun pli n'en soit froissé. Sur sa tête, Salomé a placé la couronne d'aubépine et de fleurs d'oranger.
Quand, toute parée, Trinele est descendue de sa chambre, la maison était déjà pleine d'agitation. De la cuisine, parmi le brouhaha des casseroles, émanaient des odeurs succulentes. Dans la cour, le père Keslach, aidé des voisins, achevait de charger sur une grande voiture ornée de nœuds et de guirlandes tout ce que Trinele apporte avec elle sous le toit conjugal : le lit, la batterie de cuisine, le linge, la vaisselle, quelques meubles, que sais-je encore! Tout cela se dresse en une sorte de trophée que surmonte tout en haut la quenouille traditionnelle enrubannée d'écarlate.
Peu à peu tous les gens du village se sont assemblés devant la porte. Mais ils s'écartent quand au milieu des pétarades une musique s'approche. C'est le fiancé qui fait son entrée, accompagné de ses garçons d'honneur. Tout le monde se salue. Comme il faut prendre des forces, on mange quelques pâtisseries avec un coup de vin ou un petit verre de kirsch. Dans la main du grand Friedli, le père Keslach a posé celle de sa fille : “Je te donne ma Trinele, sois lui fidèle.”
Et puis, bras dessus, bras dessous, les fiancés se sont mis en route au milieu des acclamations, escortés de toute la noce, des curieux et du grand char oscillant, traîné par les petits chevaux pomponnés de neuf. On a fait halte devant la maison Steiner. Le temps de se restaurer et de lever le coude…
— De nouveau, Madame Trinele! quel estomac!
— Dame, Monsieur, chez nous l'émotion, ça fait le creux, comprenez-vous…
Et la vieille poursuit. C'est l'arrivée à la mairie… En route pour l'église! Les cloches sonnent à toute volée. Les fusils rechargés crépitent de plus belle. On entre. Monsieur le Curé, la messe célébrée, prononce son allocution. Il connaît Friedli et Trinele depuis l'enfance et leur souhaite beaucoup de bonheur. Tout le monde y va de sa petite larme. Et puis c'est la bénédiction, l'échange des anneaux ; moment palpitant où tout le village, surtout les jeunes, ont l'œil aux aguets. Les filles ont bien prévenu Trinele : “Plie le doigt pour que la bague n'entre pas trop vite.” Sans cela elle sera la servante de son mari. Et Friedli est renseigné par ses camarades : “Si elle plie le doigt, marche-lui sur le soulier, pour ne pas être sous sa pantoufle…”
— J'espère que vous leur avez obéi soigneusement!
Les deux vieux lèvent l'un sur l'autre leurs prunelles ternies. Et leurs bouches édentées se sourient.
— Jo, monsieur, nous avions tout oublié…
Reprises des sonneries de cloche et de la fusillade. On signe à la sacristie. On s'embrasse. Le cortège se remet en marche à travers le village. Quelques poignées de sous aux gamins qui ont tendu des cordes dans la rue et réclament de quoi boire pour livrer passage. Et puis toute la noce s'engouffre dans la maison Keslach.
— Après tant d'histoires, monsieur, vous pensez qu'on n'était pas fâché de manger un morceau.
— Je pense, Madame Trinele, qu'on en a mangé quelques-uns.
— Dame, on s'est mis à table à une heure. Et c'est seulement à six, quand on en est sorti, que le bal a commencé.
— Ça ne faisait pas de mal, vous comprenez, après, de se trémousser un peu.
On s'est trémoussé une bonne partie de la nuit. Après avoir ouvert le bal ensemble, Friedli et Trinele ont dansé chacun avec tous leurs amis. Et puis ils se sont retrouvés et ne se sont plus quittés.
Pendant que la jeunesse s'amusait, des personnes de confiance — il y a toujours quelques vieilles cousines expérimentées pour y avoir l'œil — s'occupaient de faire décharger le char, de surveiller l'arrangement des meubles et des ustensiles dans la maison des nouveaux époux…
A minuit le cortège s'est reformé. On a allumé des torches et des lanternes. Et sous le ciel éclatant d'étoiles Friedli et Trinele ont été conduits chez eux au milieu du flonflon des musiciens et des dernières salves de coups de fusil.
Accompagnée de ses filles d'honneur, Trinele a pénétré dans le logis conjugal. Avec leur aide, elle a dépouillé sa couronne de mariée, leur en a distribué les fleurs. Une dernière fois, sous les fenêtres, tout le monde a poussé des hourras. Et puis, tandis que tout doucement s'éteignait peu à peu la rumeur des voix et des rires, elle est restée avec son Friedli — enfin seuls.
— Il y a plus de cinquante ans, Madame Trinele?
— Cinquante-deux ans à la Saint-Louis, oui, monsieur…
Et maintenant les vieux se taisent. A petites bouffées le vieux fume sa pipe courte. Pensive la vieille a lâché son tricot. Tout là-haut, les étoiles scintillent comme au soir de leurs noces. Dans la paix nocturne plane l'âme cordiale et douce de l'antique Alsace.