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En Alsace

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CHAPITRE II
L'ALSACE, “LE JARDIN DE LA FRANCE”

Lorsque dans l'été de 1673, Louis XIV et sa suite pénétrèrent en Alsace par Saint-Dié et Sainte-Marie aux Mines, Mademoiselle de Montpensier, la Grande Mademoiselle, goûta médiocrement le voyage. “Nous passâmes, écrit-elle, par des chemins épouvantables dans des bois où il y a des chemins étroits sur le bord des précipices où il passe des torrents. On a peine à y voir le ciel : ce sont des arbres d'un vert si noir et si mélancolique qu'il faisait peur… Sainte-Marie est une grande rue entre deux montagnes fort tristes et fort couvertes d'arbres…”

L'impression du souverain fut différente. Lorsque pour la première fois il aperçut la plaine d'Alsace ensoleillée et plantureuse, il s'écria : “Mais c'est le jardin de la France!”

Une région montagneuse, moins grandiose que les Alpes ou les Pyrénées mais d'un charme pittoresque et personnel, — des vallées sinueuses et boisées qui en descendent — une plaine fertile et richement cultivée, jonchée de villages cossus et de villes célèbres, telle est l'Alsace.

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Que le chemin de fer vous conduise en Alsace par la trouée de Belfort et celle de Saverne, tout de suite ses paysages vous conquièrent. Mais j'aimerais mieux que, quittant un matin de bonne heure quelque station du versant français, vous la découvriez vous-même peu à peu au cours d'une promenade à pied dans les Vosges.

Au départ, des brumes flottent encore entre les fûts rigides des sapins. Une humidité frissonnante enveloppe le sous-bois. Il y demeure de la nuit emprisonnée. Mais voici que l'ombre craque et se disjoint. Des fuseaux de lumière argentée pénètrent, où tressaillent toutes les couleurs du prisme. Le brouillard s'effiloche, se déchire en longs voiles de gaze, s'envole pareil à des formes de fées. Des coins de ciel bleu se mettent à rire. Le soleil l'emporte. A peine des flocons de nuage sommeillent encore dans quelques fonds vaporeux. Et le panorama se déroule, se diversifie.

Ce sont les plateaux herbeux, tachés de champs, de fermes, de bouquets d'arbres ; les pentes sylvestres couvertes d'aiguilles de pin, de gazon maigre, de myrtilles et de bruyères ; les sentes creuses qui serpentent à l'aveuglette sous la futaie des hêtres ; un petit lac bleu avec une maison forestière assoupie ; un vallon avec une rivière parmi les cadavres des arbres ; une cascatelle fuyante ; une chapelle, une tombe ; une carrière abandonnée où, tout rouge, le sol saigne ; un amas de pierres énormes, abruptes ou polies, bizarres, évoquant des jeux de Titans ; des taillis maigres où perce un soleil qui pique ; et puis la montée nue que le vent rafraîchit ; le “chaume” gazonné, — le sommet, — d'où maintenant le regard embrasse l'infini : la houle irrégulière des crêtes boisées, moirées de verdures diverses ; la vallée lorraine ; la plaine d'Alsace, tout en bas, avec ses petits villages laborieux groupés compacts, noirauds et rougeâtres, autour des flèches des églises pointées vers le ciel. Au loin, perdue dans la brume, c'est la Forêt-Noire. Là-bas, le Jura. Quelque chose scintille : peut-être les Alpes. Simples, exquises, les sensations intimes alternent, s'harmonisent. Le sol soyeux caresse le pied du marcheur. Les digitales hautaines se dressent. Mélancolique, le coucou chante. La résine et le foin coupé embaument. Écoutez : c'est le long murmure de la brise à travers les feuillages, le bruissement, doux comme une bénédiction, d'une averse légère qui les caresse. Puis de nouveau voici le soleil.

Étonnamment variées et découpées, les Vosges offrent au promeneur des sites et des vues sans cesse renouvelés. Les ruines dont elles sont jonchées, les légendes gracieuses qui s'y rattachent y incorporent une âme.

“Comme un lis blanc dressé parmi les œillets rouges et les pensées violettes, la noble et douce figure de Sainte Odile domine le champ fleuri et bigarré des légendes d'Alsace” (Schuré).

Ainsi, sur le haut de sa montagne, le couvent de Ste. Odile, “petite couronne de vieilles pierres sur la cime des futaies” (Barrès), domine la plaine où, par le temps clair, on distingue plus de cent villages. C'est là qu'à travers les siècles l'Alsace est venue prier. C'est là que vous la verrez encore aujourd'hui s'acheminer chaque dimanche en pélerinage. Demeurez jusqu'au coucher du soleil. Et malgré le grouillement des touristes et le mugissement des autos sur les routes vous subirez la majesté du lieu. Il redeviendra pour vous “la montagne de la foi et du silence, le plus noble de ces grands sommets religieux qui veillent sur l'Alsace” (Paul Acker).

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Par l'une de ces vallées abruptes ou sinueuses qui se font chemin entre deux contre-forts, vous dégringolez le long des murailles sévères des hêtres et des sapins. Selon les lacets, à chaque minute le paysage change. Ici c'est le roc, là le précipice. Surgies soudain, les cimes lointaines étincellent. Une échappée laisse entrevoir la plaine souriante. Tout se resserre. Il y a un tournant. Dans sa grâce rustique, voici le village alsacien.

“Il nous montre d'un air accueillant ses maisons peintes à la chaux où les grosses poutres de la charpente forment des croix de Saint André, ses pignons aigus, ses toits hauts et profonds où s'accumulent pour l'hiver les mille ressources d'un pays plantureux, ses escaliers de bois sculpté noircis par les années, sa fontaine où s'épanche dans les auges de pierre, tombes mérovingiennes, une onde de cristal, sa vieille église couronnée d'un nid de cigogne, ses treilles, ses jardins, dômes de feuilles de vigne que l'automne éclaircit, ses glycines et ses roses grimpantes, qui montent jusqu'au toit.

“Par les carreaux étroits, de vieux visages où la sagesse de la vie est inscrite en plis volontaires enveloppent d'un long regard curieux celui qui passe. Les enfants bien éveillés se plantent devant lui, les mains derrière le dos, pour mieux considérer son étrangeté. Des femmes échangent quelques paroles joviales avec l'accent doux et traînant d'Alsace, l'accent qui pèse sur les mots comme la cognée du bûcheron. Quelques patriarches en bonnet de laine secouent leur longue mèche d'un air grave” (Georges Ducrocq).

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Et maintenant nous voici tout en bas. Entre le Rhin invisible et la dentelle bleue des Vosges, c'est l'Alsace laborieuse et luxuriante. A perte de vue s'étendent les prés récemment fauchés couverts de meules, parsemés de bouquets d'arbres, les vignobles ensoleillés, les houblonnières en pleine croissance, les rectangles multicolores des cultures maraîchères, les champs de blé et de seigle éclatants de bleuets et de coquelicots. Là s'étale la richesse dorée de la moisson prochaine. Ici la récolte est déjà faite, les gerbes s'amoncellent et de nouveau toute nue apparaît la terre rouge. Les vergers escortent la route. Des corbeaux croassent. Çà et là pointent des cheminées d'usines, des lignes de peupliers. Il y a de gentils et gais petits cimetières carrés, verts, noirs et blancs, où les morts assoupis continuent d'être tout près des vivants. Solidement accroupies sous le capuchon des toits énormes, rapiécés de rose, les fermes ne sont point isolées. Il est bon d'être réunis pour peiner et se réjouir ensemble. Aussi se sont-elles groupées en villages. Elles surveillent de loin, l'œil indulgent, le rythme des travaux agrestes.

Par les fenêtres vous entrevoyez “les vieux intérieurs de l'Alsace avec leurs chaises sculptées et leurs tonneaux solides.” Des troupeaux d'oies se pavanent dans les prés. Juchées sur quatre roues égales, de longues carrioles étroites sont attelées de vaches bien nourries, harnachées comme des poneys, ou de chevaux massifs, l'air raisonnable et un peu crâneur sous le bonnet rouge ou bleu qui leur encapuchonne les oreilles.


Chaque petite ville a sa physionomie. Un vieux pont en dos d'âne, une chapelle gothique, une vierge naïve, un puits délabré, mille ornements de pierre ou de bois sculpté rappellent le lien qui subsiste avec les siècles évanouis. Chacune sollicite l'attention du touriste. Chacune, l'ayant retenue, lui laisse quelque chose de plus que l'impression de la curiosité satisfaite : “Je n'ai jamais quitté une petite ville d'Alsace, me disait un ami, sans avoir le désir de lui donner une poignée de main.” Je lui ai répondu : “Vous avez raison.” Et ces vers d'Erckmann-Chatrian chantaient dans ma mémoire :

Dis-moi! quel est ton pays?
Est-ce la France ou l'Allemagne? —
— C'est un pays de plaine et de montagne ;
Une terre où les blonds épis
En été couvrent la campagne ;
Où l'étranger voit, tout surpris,
Les grands houblons en longues lignes
Pousser joyeux aux pieds des vignes
Qui couvrent les vieux côteaux gris!
La terre où vit la forte race
Qui regarde toujours les yeux en face…
C'est la vieille et loyale Alsace!
RIBEAUVILLÉ (VOSGES).
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