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En Alsace

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CHAPITRE X
NOËL D'ALSACE

C'est la veille de Noël. Dans la chambre où l'ombre descend voici les enfants. Ils sont quatre aux joues roses, aux cheveux clairs, aux yeux très bleus. Marc, l'aîné, a dix ans ; et le petit Jean qu'on appelle Hansli en a six. Entre eux viennent la jolie Idelette qui est toujours sage et cette bonne grosse Bœbeli. Dans l'attente fiévreuse, tantôt un peu haletants, ils se taisent ; ou bien, éperdus, les bavardages s'exaspèrent… Car c'est tout à l'heure, au tintement magique de la sonnette d'argent, que va s'ouvrir le paradis : le paradis où l'ange d'or éploie ses ailes au dessus du sapin de Noël, éclatant de lumières, de jouets et de bonbons, avec, tout autour, les tables couvertes de serviettes blanches où sont alignés les paquets pleins de mystère, noués par des faveurs roses.

Pour la dixième fois, Hansli murmure :

— Oh! Idelette, est-ce que tu crois que Christkindel m'apportera la boîte de soldats de plomb?

La boîte de soldats de plomb, c'est cette merveille qui est exposée à la vitrine du grand magasin de la rue de la Nuée-Bleue. Depuis deux semaines qu'elle est en montre, sans doute que maître Hansli s'est arrêté soixante fois seulement devant elle. Car vous savez qu'on ne passe que quatre fois par jour devant le magasin. En une seule boîte, figurez-vous, tous les uniformes de l'armée française!

Maternelle, Idelette rassure le petit frère.

— Mais oui, mon chéri. Tu n'as pas oublié de l'inscrire sur ta liste?

L'oublier! De sa plus belle écriture, chacun des enfants, sur une feuille de papier toute blanche, a indiqué à la bienveillance de Christkindel ses vœux les plus chers. En lettres énormes, la bouche entr'ouverte, le front moite, Hansli a écrit : “La boîte des soldats de plomb français.” Il a souligné si fort qu'il a fait un pâté. Mais ça compte tout de même.

Passionné, il répète encore une fois :

— Alors, vraiment, tu crois que Christkindel me l'apportera?

Une apostrophe le fait tressaillir.

— Moi, je crois que Christkindel ne t'apportera rien du tout. J'ai écrit à Hans Trapp pour qu'il vienne t'offrir un paquet de verges toutes neuves trempées dans du vinaigre.

Cette voix railleuse, c'est celle de Marc. Sans doute que l'attente l'énerve lui aussi. Les grands frères taquins sont tous les mêmes.

Ainsi interpellé, voici que le visage tout rond de Hansli s'allonge. Sans doute que malgré son âge encore tendre, il n'a plus en Christkindel, le Noël des enfants sages, et en Hans Trapp, son redoutable compère, cette foi littérale qui fut celle des générations périmées. Et il semble bien que dans la cérémonie grand-père, papa et maman jouent un rôle plus décisif que ces personnages qu'on n'a jamais vus. Pourtant, en somme, il y a là quelque chose d'obscur. D'un ton qui veut être suffisant, Hansli riposte :

— Ça n'est pas vrai. N'est-ce pas, Idelette, que Hans Trapp n'existe pas?

S'il n'existe pas! Marc lève les bras au ciel d'un geste de stupeur. S'il n'existe pas, cet affreux bonhomme vêtu de peaux d'ours, avec sa figure toute noire, sa barbe hirsute, des verges plein les mains!…

— D'ailleurs tu verras bien tout à l'heure. Il m'a promis de venir pour te punir de n'avoir pas voulu l'autre jour me prêter ta boîte à couleurs.

Marc secoue la tête d'un air sûr de soi. Les lèvres de Hansli se mettent à trembler. Après tout, on ne sait pas… Protectrice, Idelette attire vers elle le gros garçon :

— Voyons, Hansli, est-ce que tu ne vois pas que Marc te taquine!

Et, supérieure, elle fait la moue au grand frère qui hausse les épaules :

— Aussi Hansli est trop bête!

— Et toi tu es trop méchant!

Allons! allons! on ne va pas se disputer un jour de Noël! Ce serait du joli si la petite sonnette allait trouver les deux frères en train de s'arracher les cheveux!… Un peu honteux, ils se taisent. Marc affecte de reprendre son livre et Hansli son jeu de construction. Mais deux minutes après il se penche vers Bœbeli, si affairée parmi ses poupées :

— Dis donc, Bœbeli, est-ce que tu ne crois pas qu'elle est en retard, la petite sonnette? ou bien peut-être que nous ne l'avons pas entendue? Il faudrait aller voir…

Inutile. Il y a un bruit de portes qui s'ouvrent. Le cœur battant, les quatre enfants sont debout. Et voici le grelot argentin, le grelot magique qui sur la terre fait descendre les visions de l'au delà…

… Vibrants, les yeux écarquillés, les voix étranglées d'émoi, les quatre enfants sont alignés, debout, en face du sapin étincelant. Retrouveront-ils dans leur vie de semblables minutes?… Sur leurs visages expressifs, grand-père et papa et maman contemplent l'image du bonheur parfait dont sur la terre il y a si peu d'exemplaires.

Maintenant vers les tables féeriques c'est la ruée des petites mains avides. Sous les doigts frémissants les faveurs se dénouent, les papiers déchirés s'envolent. Au milieu des cris de surprise, des murmures d'extase, les trésors surgissent de leurs caches. Oublieux de sa dignité, Marc gambade devant ses livres dorés, ses patins neufs, et son chemin de fer mécanique. Idelette ne se lasse pas d'inventorier le contenu inépuisable de sa table à ouvrage. Mère depuis cinq minutes d'une négresse et d'une japonaise, Bœbeli les berce et les câline, chacune sur un bras, avec une tendresse égale. Quant à Hansli, il a la tête perdue. Un tambour, un traîneau, un ballon, des livres, et, par dessus tout, la boîte des soldats de plomb, la boîte qui contient l'armée française : tout cela est à lui! Il se tait le cerveau perdu, un peu fou.

Immobiles et pensifs, M. Lœdikam, son fils, et sa belle-fille ne se lassent pas de savourer l'allégresse de leurs enfants. Sur la grande terre, la vie n'est pas toujours gaie ; moins qu'ailleurs parfois sur le vieux sol de l'Alsace. Il arrive qu'ici les jours qui sont les jours de fête soient plus mélancoliques. Ils remettent davantage en mémoire les temps qui ne sont plus, combien les choses ont changé et toutes les séparations. Mais peut-être, de la douleur qu'elle distille, la joie qu'ils recèlent est plus pénétrante. La voix mouillée, Madame Lœdikam jeune s'adresse au vieillard :

— Vraiment, mon père, vous avez trop gâté les enfants.

M. Lœdikam sourit. S'il n'avait pas ses petit-enfants à gâter, pourquoi vivrait-il? Du fond de son grand fauteuil, il aperçoit tout là bas, là bas, les Noëls lumineux de son enfance. Et puis ce furent ceux de sa jeunesse. Alors, les membres de la famille se pressaient innombrables autour de l'arbre sacré… Il était homme déjà quand, une année, pour la première fois, Christkindel ne fut pas célébré ; il y avait eu cette année-là sur Strasbourg trop de malédictions, de canonnades, d'incendies et de deuils… Et puis, parce qu'il faut bien que l'on vive, parce que les petits enfants ne sauraient se passer de joie, de nouveau Christkindel était revenu. Mais combien, chaque année, la mort et les départs avaient rétréci le cercle de famille! En ce jour plus qu'en nul autre, M. Lœdikam revit le passé, regarde devant lui défiler sa vie. Combien elle est longue, tissée de combien de deuils! Aussi, sans doute que l'écheveau est bientôt dévidé tout entier. M. Lœdikam est prêt. Pourtant il est content d'avoir vu ce jour.

Quelque chose gratte sur sa manche. Une voix le tire de sa rêverie.

— Grand-papa, je suis si heureux!

M. Lœdikam pose doucement sa main sur les boucles blondes. Naturellement il ne l'avouerait pas tout haut. Mais Hansli est son préféré.

— Alors tu es content de Christkindel?

Un coup d'œil de Hansli est plus éloquent que les paroles qui lui font défaut. Machinalement, à côté du fauteuil de grand-père, son regard effleure un guéridon qui est vide.

— Et toi, grand-père, Christkindel ne t'a rien apporté?

Sans doute c'est le lot des vieilles gens. Il paraît que c'est tout naturel. Mais Hansli se figure si vivement sa propre désolation si Christkindel l'avait oublié qu'il n'a pu retenir sa question. Et il est tout heureux quand grand-père lui répond :

— Si, Hansli, j'ai aussi eu mon Noël : une bonne lettre d'oncle Jean.

— Une lettre d'oncle Jean!

— Vous ne nous en aviez rien dit, mon père!

Autour du vieillard toute la famille s'est rassemblée. Et un silence religieux s'établit pendant qu'il tire la lettre de sa poche, assujettit ses besicles et commence sa lecture.

C'est qu'oncle Jean, le plus jeune fils de M. Lœdikam, n'habite plus en Alsace. Et même c'est tout au plus si, de loin en loin, il y fait une apparition. Oncle Jean est un officier français. Et en ce moment il combat pour la France sur la terre d'Afrique au Maroc. Ses lettres sont rares. Elles apportent avec elles d'étranges parfums, une atmosphère inconnue. Les enfants connaissent à peine oncle Jean, même Hansli qui est son filleul. Mais le mystère qui environne sa figure en rehausse l'éclat. Dans ses lettres chantent le soleil de flamme, la magie du désert, toutes les splendeurs de l'Orient, une épopée de gloire et de sang qui fait battre les cœurs… Au milieu du recueillement de tous, M. Lœdikam achève sa lecture : les nouvelles sont bonnes ; oncle Jean se porte bien ; il sera en pensée à Strasbourg le jour de Noël…

Tandis que les conversations reprennent et que M. Lœdikam méthodique replie les feuilles de papier, voici que de nouveau Hansli est devant lui. Il tient dans ses bras la lourde boîte des soldats de plomb et, tout rouge de son effort, interroge :

— Grand-papa… grand-papa, je voudrais savoir lequel ressemble à l'oncle Jean.

Le vieillard qui n'a pas encore serré ses lunettes s'incline et, parmi les cuirassiers et les hussards, avise un cavalier plus beau que tous les autres dans son dolman céleste et son ample pantalon rouge :

— Le voici.

Avec respect Hansli le reçoit dans sa menotte, longuement le considère et puis le replace dans le lit de coton. Dans la figurine de plomb colorié s'incarne la légende d'héroïsme et de péril dont s'auréole le mâle visage bruni et la moustache blonde qui deux ou trois fois se sont penchés sur le visage rose du garçonnet…

GÉNÉRAL KLÉBER.

Mais déjà les portes de la salle à manger se sont ouvertes. “A table!” D'abord les enfants se récrient… Tout aussitôt ils s'aperçoivent qu'ils meurent de faim. Dans sa splendeur traditionnelle, c'est le souper de Noël ; il y a, énorme et reluisante, l'oie farcie de marrons ; il y a le magnifique pâté de foie gras ; au dessert une profusion de sucreries. Et l'on débouche une bouteille de champagne pour boire à la santé d'oncle Jean et de tous les absents.

Après le repas l'excitation redouble. Sans doute le champagne y est pour quelque chose. Et puis comment, sans un peu perdre la tête, dépouiller l'arbre de sa parure merveilleuse, se partager le butin de babioles et de friandises! Les cris, les rires, les interjections montent à un diapason plus aigu. En vain la jeune Mme Lœdikam essaye de les apaiser. Aujourd'hui, n'est-ce pas, il n'y a pas moyen de gronder. Un peu anxieuse, elle se penche vers son beau-père : est-ce que tout ce vacarme ne le fatigue pas trop? Il secoue doucement la tête. Sans doute elle lui fait un peu mal. Mais est-ce que bientôt il n'aura pas l'éternité pour se reposer? De l'allégresse de ses petits-enfants, gourmand, il ne laissera pas perdre une miette.

Aussi bien voici l'heure du coucher. Malgré les protestations, on tombe de fatigue. Et c'est à peine si les voix ensommeillées peuvent articuler un bonsoir. Les jambes vacillent pour gagner la porte tandis que les petits poings frottent les yeux appesantis.

Quelques minutes après les enfants, M. Lœdikam le père se retire à son tour. Son fils et sa fille demeurent seuls dans le salon jonché de papiers, de ficelles, de débris d'enveloppes et de verdure. Ils se sourient. C'est une belle journée. Les enfants ont été si heureux. Et le grand-père les a tellement gâtés! Quelle chance qu'il ait justement reçu aujourd'hui la lettre de Jean! Comme cela, lui aussi a eu son Christkindel.

Le fin visage de Madame Rodolphe Lœdikam approuve. Pourtant on dirait qu'il y a une ombre sur ses traits. Son mari se penche vers elle. Est-ce que quelque chose la tourmente?

Elle lui sourit. Il la connaît trop bien. Elle ne peut rien lui dissimuler. Eh bien! — oh! elle se rend compte qu'elle est ridicule — tout à l'heure, pendant que son beau-père lisait la lettre de Jean, elle avait le cœur un peu serré en regardant ses enfants qui, bouche bée, buvaient ses paroles… Certes, tout Alsacien est fidèle au passé. Mais à quoi bon perpétuer pour les générations qui viennent d'inutiles occasions de rancœur et de souffrance! Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux que les Alsaciens de demain, sans rien abdiquer de leurs sympathies héréditaires, acceptent les faits accomplis et assument sans arrière-pensées leurs nouveaux devoirs?

M. Lœdikam jeune, qui est un homme raisonnable, approuve du menton. Jean a eu le droit d'agir comme il a fait. Nul ne songe à l'en blâmer. Et on est, tout de bon, fier de ses exploits. Pourtant il est inutile de les proposer en exemple aux enfants. Et si grand-père avait donné à Hansli un autre cadeau que cette boîte de soldats de plomb, il n'en aurait pas été fâché. Mais, n'est-ce pas, il ne faut pas non plus exagérer les choses. Avec les mioches tout passe et tout change. Peut-être que ce n'est pas grandement la peine de se faire du souci pour cela le jour de Noël… Hein?

Mme Lœdikam ne peut s'empêcher de sourire et acquiesce à son tour. Puis, ayant éteint les lumières, les deux époux quittent le salon.

Avant de se coucher, ils passent par les chambres des enfants. Les fillettes dorment à poings fermés dans leurs petits lits blancs. Marc s'est agité avant de trouver le sommeil. Il faut ramener la couverture sur lui et reborder le lit. Sur son oreiller, Hansli, le visage paisible, la respiration égale, ressemble à un ange joufflu.

Mme Lœdikam se penche pour effleurer son front blanc d'un baiser, et tout à coup, la voici qui attire son mari à elle et lui désigne la menotte de l'enfant. En se couchant, Hansli n'a pas eu le courage de se séparer de tout son trésor. Et jusque dans son sommeil il continue d'étreindre la figurine de plomb où grand-père lui a appris à reconnaître l'uniforme d'Afrique.

Avec un hochement de tête indulgent, M. Lœdikam fils tout doucement saisit la main potelée, essaye d'en écarter les doigts. Mais voici qu'avec un grand soupir l'enfant les resserre et d'un geste instinctif ramène sur sa poitrine le petit soldat de plomb.

Alors, tout bas, tout bas, d'une voix qui tremble imperceptiblement, c'est Mme Lœdikam, Mme Lœdikam elle-même, qui murmure à l'oreille de son mari :

— Laisse-le lui…

Et tous deux à pas étouffés quittent la chambre où, paisible, monte la respiration égale du petit enfant d'Alsace au cœur fidèle.

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