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En Alsace

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CHAPITRE IX
LE SOUVENIR

Pour le Français qui voyage en Alsace, il est quelque chose de plus touchant que la beauté de ses paysages et de ses vieilles maisons, de plus émouvant que sa fidélité à ses usages antiques et à ses costumes traditionnels. Ce sont les souvenirs historiques qui jaillissent du sol même, qui attestent aux visiteurs les siècles de vie commune et glorieuse où la France et l'Alsace furent unies, et la volonté que garde la terre aujourd'hui annexée de ne rien renier d'un passé dont elle demeure fière et dont elle entend jalousement sauvegarder le legs tout entier.

Que nous réserve l'avenir de l'humanité? Verrons-nous l'apaisement des haines séculaires entre les nations? C'est le secret de demain, ou peut-être seulement celui d'après-demain. Toujours est-il que s'il est au delà des Vosges un pélerinage qui s'impose à nous, quelles que puissent être notre foi et nos espérances, c'est celui vers ces lieux historiques où les armées s'entrechoquèrent en 1870, où aujourd'hui, parmi les verdures riantes et les opulentes moissons, des tombes fleuries et des monuments pieux consacrent la mémoire des héros qui d'un côté comme de l'autre succombèrent pour la patrie.

Wœrth, Reichshoffen, Frœschwiller… Morsbronn… Noms sinistres… Et pourtant quel panorama plus gracieux que celui que le regard embrasse du monticule où, gigantesque, un cavalier de bronze au geste impérieux rappelle qu'ici même le prince royal, le 6 août 1870, déchaîna la bataille?

C'est un décor d'une paix charmante, une plaine riche, harmonieusement vallonnée, couverte de blés d'or, de prés clairs où se dressent des meules. Sur les côteaux, des bois ferment l'horizon. Çà et là des fermes. Tout devant, dans le creux, il y a, endormi sous ses toits brunis, un bourg traversé d'une petite rivière. Un peu plus loin la flèche aiguë d'une église pointe au dessus d'un autre village. Sur la gauche, une demi douzaine de bâtiments grisâtres forment une tache à la lisière des arbres.

C'est de là, là en face, sur la hauteur d'Elsasshausen, que le Maréchal de Mac-Mahon dirigea la résistance. Toute une journée, quarante mille Français tinrent tête à cent vingt mille Allemands, furent écrasés par le feu de deux cents canons. Cette prairie-là, trois fois en une heure elle fut prise et reprise à la baïonnette. Là-bas s'engloutit la charge de cavalerie infructueuse de Bonnemain ; plus loin, par delà le petit bois, la chevauchée funèbre des cuirassiers de Morsbronn, dits les cuirassiers de Reichshoffen. A cinq heures, c'était la retraite. Nous avions perdu six mille tués et blessés, neuf mille prisonniers, vingt-huit canons, une aigle, quatre fanions. La route de l'invasion était ouverte.

Du monument du prince royal, vous descendez à Wœrth. Tandis qu'on attelle la voiture qui vous emmènera, entrez dans la salle du fond de l'auberge proprette. Adossée à la cloison, il y a une vitrine. Elle renferme des cuirasses, des casques, des képis, des armes de toute sorte, des clairons, des gibernes, des éperons, des fragments de projectiles, des papiers trouvés sur les morts. Le tout a été ramassé sur le champ de bataille.

Mais voici la voiture qui s'avance. Elle est attelée d'un cheval massif, conduite par un cocher grisonnant.

— Vous êtes du pays?

S'il en est! Il avait quinze ans le jour de la bataille et s'en souvient comme si c'était d'hier.

— Un enfant, monsieur, vous comprenez!…

Deux heures durant, tantôt au pas et tantôt au petit trot, vous parcourez les plaines, les côteaux, et les bois. Du fouet le guide désigne les villages et les monuments. Sa voix chantante énumère les noms ; Frœschwiller aux maisonnettes rayées de gris, coquet au sommet du côteau ; Elsasshausen avec ses fermes ; Morsbronn aux rues tournantes où s'effondrèrent les survivants de la charge.

De toutes parts s'éparpillent les édifices commémoratifs : chapelles, colonnes, trophées, obélisques, simples croix. Il y en a d'immenses et de tout petits, de triomphaux et de recueillis. Dominant le tilleul de Mac-Mahon captif d'une grille, l'aigle de la troisième armée allemande s'éploie sur sa colonne entourée de victoires de bronze. Gravement la France honore ses morts dans une petite coupole au milieu d'un jardinet discret. Les Turcos sont restés là où ils succombèrent. Au fond d'un petit bois feuillu, délicieux, de hêtres clairs, par des sentiers à peine tracés, envahis de mousse, d'herbes et de ronces, vous découvrez leurs tombes. Maternelle, la forêt s'est penchée sur elles, les a enveloppées de troène et d'aubépine blanche…

Au dessus de Morsbronn, à l'endroit où s'abattit une des charges, a été élevé un petit obélisque de grès rose. Il porte écrits trois mots : “Defuncti adhuc loquuntur” : “Les morts parlent encore.”

Ne vous défendez pas d'entendre leurs voix.

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Une excellente association, celle du Souvenir Français, présidée aujourd'hui par M. Jean, de Vallières, s'est donné pour tâche, en dehors de toute idée politique, d'honorer les soldats de France qui succombèrent en 1870. C'est ainsi que dans ces dernières années se sont multipliées des cérémonies émouvantes où souvent se retrouvent en présence d'anciens combattants des deux armées.

L'une des plus solennelles fut celle qui eut lieu à Wissembourg, le 17 octobre 1909, pour inaugurer le monument consacré “aux soldats français morts pour la Patrie,” dont un comité Alsacien avait pris l'initiative.

Il s'élève sur le Geisberg tout près de l'endroit où le 4 août 1870 le général Abel Douay fut frappé mortellement d'un éclat d'obus. De toute l'Alsace, des souscriptions avaient afflué, dépassant du double ou du triple l'attente des organisateurs.

Le jour de l'inauguration, c'est par dizaines de mille que l'on accourut dans la petite ville dont les maisons étaient décorées d'épaisses guirlandes piquées de roses de papier rouges et blanches, où çà et là s'ajoutaient des couronnes ornées de fleurs bleues. Vers la colline, on voyait, dit un témoin oculaire, monter “une foule de paysans aux costumes sombres mais pittoresques… comme un cortège de fourmis, sur plus d'une demi-lieue d'étendue. Il y en a depuis Wissembourg jusqu'au haut du Geisberg et il en monte autant de tous les autres côtés. Les villages environnants à plusieurs lieues à la ronde se sont mis en branle. Les sociétés venues de France avec leurs étendards arrivent et pénètrent aux places réservées dans l'enceinte, ainsi que les pompiers qui ont conservé leurs casques de forme française, les sociétés militaires du Palatinat et d'ailleurs avec leurs aigles allemandes, des sociétés de musique, des délégations du Souvenir Français et surtout les vétérans alsaciens-lorrains des armées françaises avec le numéro de leur régiment à leurs chapeaux. Il y en a plus de sept cents. Ils se retrouvent, ils se reconnaissent avec une indicible émotion.”

Il en est un que l'on se montre avec un respect particulier. C'est Baudot, le clairon de Malakoff. Il a quatre-vingts ans. Mais tout droit, robuste, il tient ferme “le magnifique et lourd drapeau des anciens combattants de Gravelotte et de l'armée du Rhin, cravaté d'un large nœud de crêpe.”

Lorsque tombèrent les voiles du monument, qu'ils découvrirent la statue du génie de la Patrie coulée dans le bronze d'anciens canons français et que s'éleva la “Marseillaise,” il y eut un émoi indescriptible.

METZ.

Aux pieds du coq gaulois qui en surmonte le faîte, les enfants d'Alsace, écrit une Alsacienne, ramèneront indéfiniment leurs enfants “pour prêter un serment silencieux.”

C'est le même qu'autour de la statue de Kléber à Strasbourg répètent chaque année en une soirée de juin les étudiants alsaciens qui défilent, chapeau bas et lèvres closes, devant le héros au coup de minuit.

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Ne vous y trompez pas. Sous son apparence paisible, l'Alsace garde une âme tenace et fidèle. Elle est la même chez ce vieillard qui, au seuil de sa maison, se soulève, tire sa pipe de ses lèvres et vous fait le salut militaire parce que vous portez le ruban rouge ; chez le paysan ou l'ouvrier qui chaque année économise de quoi faire au 14 juillet le voyage de Nancy ou de Belfort ; chez ces jeunes gens qui, tout à coup, guêtrés de blanc, le képi sur le front, pareils à nos gymnastes, débouchent au coin d'une rue sonnant du clairon nos vieilles marches militaires. Et si même par hasard, elle voulait se défaire de ses vieux souvenirs parce qu'ils sont douloureux et rendent la vie plus triste et plus difficile, l'Alsace ne le pourrait pas. Ils sont trop profondément ancrés jusqu'au cœur même de ses enfants. Croyez-en l'historiette qui forme le dernier chapitre de ce petit livre, et qui est authentique.

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