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En Alsace

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CHAPITRE V
LE CARACTÈRE ALSACIEN

Les cigognes peuvent disparaître. Sous les vieux toits qu'elles délaissent, l'Alsacien demeure le même, identique à ce qu'il fut à travers les siècles. Peu de races ont une personnalité plus robuste et plus savoureuse. Elle est caractérisée par la fusion d'un idéalisme convaincu et d'un tempérament exceptionnellement bien équilibré.

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Si haut que l'on remonte dans l'histoire, l'Alsace eut l'instinct religieux. De gracieux récits nous montrent comment le christianisme y succéda aux dieux païens.

Un jour, conte la légende dorée, rapportée par Mlle Diémer, trois voyageurs rencontrèrent des légionnaires qui rayaient une route romaine à travers la montagne. Le centurion qui commandait la troupe les interrogea : d'où venaient-ils?

— De Rome.

— Où allaient-ils?

— Là-bas, de l'autre côté de la montagne.

Le centurion leur donna un guide. Pendant une heure ils marchèrent. Tout à coup, dans le soleil couchant, à leurs yeux la plaine se découvrit.

Alors le plus âgé des voyageurs se tourna vers ses compagnons. Son geste montra la terre d'Alsace fertile et baignée de lumière : “Frères bien aimés, dit-il, préparez vos javelles, car voici la moisson que le Seigneur vous donne.”

S'étant assis, ils prirent un frugal repas et puis, avant de se remettre en route, lièrent ensemble deux rameaux en forme de croix. Puis, à la pointe du couteau, l'un d'eux traça des signes sur le grès.

Quelques jours après un passant s'arrêta et lut :

“Au nom de Dieu et de Notre Seigneur Jésus, moi, Materne, disciple de Pierre, j'ai pris possession du pays.”

Cette possession fut durable. Le moyen âge vit la plaine et les montagnes se hérisser d'églises, de chapelles, de couvents, de monastères. Plus tard la réforme ne fut pas accueillie avec moins de ferveur. Même dans les temps de scepticisme la foi, d'une manière générale, a subsisté. Mais elle fut toujours tolérante en Alsace : souvent protestants et catholiques alternaient leur culte dans le même édifice.

Toujours aussi la religion y demeura cordiale et, si j'ose dire, bon enfant. Les prédicateurs du moyen âge savaient gaillardement, par quelque comparaison familière, retenir l'attention de leurs ouailles, tel ce théologien qui comparait l'Église à une ânesse :

“La tête, c'est Christus ; les deux oreilles représentent les deux testaments : le vieil et le nouveau. Les quatre jambes, ce sont les quatre évangélistes. Le derrière, c'est l'Enfer autour duquel bourdonne un essaim de moucherons qui sont les mauvais écoliers, lesquels veulent aller en enfer. Mais la queue qui frétille, brandille, et les fouaille sans répit, ce sont les bons prédicateurs dont la parole vaillante les empêche de tomber dans le gouffre.”

Les curés gardent aujourd'hui encore cette humeur volontiers populaire. Ils se mêlent à la vie de leurs ouailles, et, fût-ce même du haut de la chaire, ne dédaignent pas, quand il le faut, de les stimuler avec quelque verdeur. Témoin ce prêtre de campagne qui, un dimanche de Pâques, voyant des commères s'agiter et regarder l'heure, fit une pause et, goguenard, les interpella : “Allons, allons, ne vous tortillez pas tant : votre choucroute ne brûlera pas ; je vais avoir fini.”

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C'est qu'autant que l'instinct religieux, l'Alsacien a l'instinct démocratique. Sans doute la vie communale des petites républiques du moyen âge le lui a-t-elle inoculé dans le sang. Les bourgeois des villes du Rhin n'estimaient pas leurs filles un mauvais parti pour un empereur. Même la monarchie absolue fut impuissante à changer tout à fait cet état d'esprit. La Grande Mademoiselle nous conte avec quelle aisance, dans le voyage de 1673, un bonhomme de bailli de Châtenois, qui jadis avait été précepteur à Paris, interpellait Louis XIV et lui demandait sans façon des nouvelles des uns et des autres. Le brave Rapp ne fut pas toujours beaucoup plus protocolaire avec Bonaparte. Un jour, lisons-nous dans les Mémoires d'Isabey, “Rapp, étant de service, dut annoncer les envoyés de Corse. Malgré les gestes du premier Consul qui l'invitait à se retirer, il demeure dans le salon. Après l'audience, Bonaparte lui demande pourquoi il n'avait pas voulu sortir : ‘Téné, chénéral, répond Rapp, avec sa forte prononciation alsacienne, tous ces Corses sont des s… coquins.’ Cela dit, il vient dans la pièce où nous étions réunis nous conter la chose. ‘Che crois que che fiens de tire une pétise,’ ajoute-t-il en se grattant la tête. ‘Tu en es bien capable,’ s'écria en riant Savary. A dîner, le premier Consul, prenant un air sévère, demande à Madame Bonaparte si elle avait entendu dire que tous les Corses étaient des coquins. ‘Demande à Rapp, ajoute-t-il, il te le dira.’ Puis il partit d'un franc éclat de rire auquel nous nous joignîmes tous. Il augmenta la confusion de ce pauvre Rapp. Ce fut, au reste, la seule punition que le premier Consul lui infligea.”

Napoléon eut raison de ne pas se montrer plus rigoureux : vingt-trois blessures reçues à l'ennemi témoignèrent que Rapp maniait mieux le sabre que la langue.

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Au reste peut-être le grand empereur lui-même n'eût-il pas réussi à faire de ces têtes carrées d'Alsaciens des courtisans. Le goût de la plaisanterie, de la satire, a toujours fleuri entre le Rhin et les Vosges.

COLMAR.

Sentimental et fortement épris de tous les liens de la famille, l'Alsacien du moyen âge n'en a pas moins autant que quiconque raillé l'état de mariage, cet “état d'une douceur qu'on peut appeler gâtée et mêlée d'amertume et comparer à une belle pâtisserie à la croûte bien dorée et dont la pâte délicieuse serait lardée de mouches.” Il n'a pas plus épargné les femmes, dont les meilleures, nous dit-on, mettent à une si rude épreuve la patience de leurs maris : “De quelque façon que vous les épluchiez, le diable est toujours dans vos épinards.” Hélas! c'est de leur origine même qu'elles tiennent cette loquacité qui nous désespère : “Car Adam a été fait de terre, Eve d'une côte d'Adam. Or mettez de la terre dans un sac et dans un autre des os, secouez les tous les deux, c'est le second évidemment qui fait le plus de bruit” (Kœnigshoven).

Traitant ainsi ce qu'il respecte davantage, on conçoit que l'Alsacien ait toujours été plus disposé à railler toute autorité qui lui semble oppressive qu'à s'incliner devant elle. Ses nouveaux maîtres depuis 1871 l'ont bien éprouvé. Par la plume de ses publicistes comme par le crayon de ses dessinateurs, l'Alsace ne s'est pas fait faute de dauber le professeur pédant, le fonctionnaire gourmé et l'émigré famélique sous lesquels le plus souvent s'offre à elle la civilisation allemande.

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Mais fût-elle parfois mordante, la satire alsacienne n'est pas venimeuse. C'est l'humour, non la haine qui l'inspire. Jusque dans ses antipathies, l'Alsacien demeure bonhomme. S'il n'est pas gobeur pour ce qui vient du dehors, il ne tient pas non plus à se “monter le cou.” Ce qu'il revendique, c'est le droit de continuer à être ce qu'à travers les siècles il a toujours été : lui-même. Aujourd'hui encore, au touriste qui passe, sa vigoureuse personnalité se manifeste par toutes sortes de signes. Entre tous il en est deux qui ne peuvent passer inaperçus : le costume et l'accent.

Le costume d'abord. Avec des variantes de village à village, nous le connaissons bien.

“Les hommes, décrit Paul Acker, portent le pantalon noir, la veste courte et noire aussi, le gilet rouge à double rangée de boutons, ouvert sur la chemise de toile blanche, le feutre noir. Naguère les vieux portaient un ample habit noir avec un tricorne et les anabaptistes une redingote sans bouton. Pour les femmes une jupe froncée à la taille, fermée sur le côté et bordée d'un long ruban de velours à fleurs polychromes ; rouge si la femme est catholique, verte si elle est protestante. Un corselet de velours ou de soie à fleurs d'une grande richesse de couleur ; un plastron ou avant-cœur chargé de paillettes d'or et d'argent et de verroteries, brodées en dessins variés sur un fond de fantaisie ; une collerette en fil crocheté et tricoté à la main ; sous le corset la chemise ; la dentelle de ses manches répète toujours les motifs de la dentelle de la collerette ; sous la jupe un jupon de flanelle avec un dessin à grands ramages sur fond de couleur ; le jupon est fortement froncé à la taille et le bas est garni d'un large ruban écossais qui dépasse la jupe ; sur le corselet un fichu de soie brochée à longues franges, de couleurs chatoyantes, croisé sur la poitrine et plissé à la nuque ; à la ceinture un tablier en soie, d'une couleur s'harmonisant avec les nuances du fichu et retenu par un large ruban de soie en couleurs assorties qui fait le tour de la taille et retombe en longues brides sur le devant ; des bas en coton blanc tricoté à la main et des chaussures ornées d'une bouffette de velours assorti au ruban du bas de la jupe. Enfin la coiffe en velours brodé de paillettes d'or et d'argent et surmontée du grand nœud en faille noire dont les fronces exigent un tour de main difficile à acquérir.”

Sans doute en Alsace comme ailleurs la couleur locale s'efface et les choses tendent à s'uniformiser. En plus d'un endroit les modes se transforment à l'instar de Paris. Plus d'une “Meyele” accorte pense gravir un échelon de l'échelle sociale en abandonnant la coiffe ancestrale pour un chapeau hideux agrémenté le dimanche d'un “gomme il faut” : (lisez : voilette). N'importe. En Alsace plus qu'ailleurs le costume subsiste, marque l'empreinte tenace d'un particularisme volontaire et délicieux.

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Et il y a aussi l'accent.

La langue populaire de l'Alsacien est on le sait le “dietsch,” un dialecte d'origine germanique vigoureusement modulé. La domination française l'a respecté. Il a naturellement continué à subsister depuis. Il n'a pas cessé de marquer d'une intonation originale et inoubliable le langage de l'Alsacien alors même que celui-ci renonce à s'exprimer dans son idiome provincial.

L'a-t-on assez plaisanté, ce fameux accent alsacien! Mon ami Carlos Fischer en a analysé les composantes autant en linguiste qu'en psychologue.

Il se manifeste d'abord par la fréquence du “cuir,” et puis, peut-être d'une façon encore plus caractéristique, par une espèce de “chantonnement sui generis… Il traîne nonchalamment, puis, tout d'un coup, on ne sait pourquoi, pique en l'air, en quelque sorte, et plonge ensuite, toujours sans raison, en abusant lâchement, au bout d'une phrase, de l'inertie des dernières syllabes, pour les entraîner dans sa chute imprévue.”

Au passif du “cuir” alsacien, il y a des anecdotes qui sont pour ainsi dire classiques. Vous connaissez, n'est-ce pas, la fameuse charade : “Mon premier il a tes tents, mon second il a tes tents, mon troisième il a tes tents…” Et le “tout” est “chalouscie”!

Et aussi l'histoire de la brave femme qui met un écriteau à sa fenêtre pour annoncer qu'elle Carde les Matelas et les Enfants ; et l'aventure du monsieur qui, dans un établissement de bains, ayant demandé un peignoir se vit vertement rabroué par la tenancière indignée : croit-il donc que chez elle les clients se baignent dans des tonneaux?

Pourtant le cuir est moins tenace encore que la mélopée. Elle reparaît, au moins par accès, jusque chez les Alsaciens les plus déracinés. C'est, à n'en pas douter, la combinaison de l'un et de l'autre qui, en 1860, faisait admirer au duc de Palikao la facilité des Alsaciens pour les langues. Car, entendant deux braves troupiers Strasbourgeois du corps expéditionnaire d'Extrême Orient causer entre eux avec des modulations étranges et inintelligibles, il ne mettait pas en doute qu'ils n'eussent appris le Chinois!

Gardons-nous au surplus d'exagérer la blague. Lequel d'entre nous, aujourd'hui, passé la frontière, l'entend, cet accent, sans un petit serrement de cœur? Et puis, quoi, savons-nous pas que selon le proverbe : “Chaque oiseau chante comme il a le bec fait.”

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Le bec de l'Alsace a cette particularité entre d'autres d'être bien endenté. La chose vaut bien un chapitre original.

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