En Alsace
CHAPITRE III
STRASBOURG
La Cathédrale — Le Musée alsacien — La Chambre d'Oberlin
En Alsace il y a Colmar et Mulhouse. Colmar est exquise ; Mulhouse pleine d'activité. Mais au dessus d'elles il y a Strasbourg.
On vous dira : “N'y allez pas. Strasbourg n'est plus Strasbourg. Depuis quarante ans une ville neuve, toute en style ‘colossal,’ a pierre à pierre rongé la vieille ville médiévale, qui nous tenait au cœur, a fini par l'engloutir sous ses bâtisses.”
C'est faux. Sans doute Strasbourg n'offre plus son unité de jadis. Des quartiers nouveaux sont nés avec des palais, des casernes, des entrepôts, des fabriques, des villas modern-style et tout le reste. Et de même que dans les rues, plus souvent que les anciens costumes, vous rencontrez des uniformes, de même presqu'au cœur de l'antique Strateburgum, vous êtes choqués par des monuments disparates : brasseries ahurissantes avec des façades vert d'eau ou violet suave ; cages de fer démesurées aux membrures contournées ; magasins agressifs, dépositaires de “galanterie waaren” ; “conditoreien” gênantes ; boutiques regorgeant de toutes les sortes de “delicatessen” ; (n'oubliez pas qu'outre Rhin “galanterie waaren” signifie modes et “delicatessen” charcuterie).
N'importe : un coin tourné tout cela cesse d'exister. Ici, c'est la vie fluviale, la “vieille France,” les “ponts couverts.” Là, au hasard des venelles étroites, toutes les merveilles des demeures vétustes aux pignons pointus, pittoresquement dentelés et découpés. A travers les toits immenses étrangement cabossés, expressifs comme d'anciens visages, les rangées des lucarnes veillent et clignent de l'œil. Ce sont, à profusion, des ornements de pierre et de bois, des balcons, des porches, des figurines, des balustres, tout le legs émouvant presque intact des artistes du moyen âge et de la Renaissance. Dans son tombeau de l'Église St. Thomas, Maurice de Saxe demeure endormi. Kléber étend toujours son geste héroïque sur la petite place ensoleillée en face des bonnes vieilles maisons bourgeoises assoupies. A l'angle d'une ruelle, la statue enluminée de l'Homme de fer monte la garde.
Et puis il y a la cathédrale.
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De quelque côté que vous arriviez à Strasbourg, la cathédrale, le “Münster” célèbre d'Erwin de Steinbach, érige au dessus des toits sa tour unique, symbole traditionnel de la cité, symbole de l'Alsace. Majestueuse, elle domine la ville agenouillée, relique de dentelle et de corail rose ourlée par les doigts minutieux des siècles.
Ses origines se rattachent aux légendes obscures qui unissent l'âme païenne au moyen-âge. “Si sa flèche touche aux étoiles, si haute que les anges devaient l'effleurer du bout de leurs ailes, ses fondements plongent dans un lac mystérieux où des monstres aveugles erraient confusément” (Marie Diémer). Aujourd'hui encore, “quand le silence s'est fait dans les rues, le passant attardé peut, nous dit Maurice Engelhardt, entendre le bruit des flots se brisant contre les piliers de la voûte souterraine. Il distingue le clapotement produit par les rames de la barque qui sillonne le lac, conduite par les âmes des trépassés.”
L'entrée du lac, nous est-il affirmé, se trouvait dans les caves d'une maison située en face de la cathédrale. Plus d'une fois on tenta de l'explorer : “Chaque fois un tourbillon de vent sortait de l'orifice béant et éteignait les lumières de ceux qui voulaient s'aventurer dans le gouffre. Et quand on essayait de sonder avec des perches la profondeur de l'excavation, il apparaissait à l'ouverture des serpents, des crapauds, des salamandres énormes et tout un fourmillement de bêtes indescriptibles. Pour éviter des malheurs, l'ouverture fut murée et couverte de décombres, et aujourd'hui l'on ne sait plus où fut l'entrée de la caverne infernale.”
Sur l'emplacement actuel de la cathédrale trois hêtres géants abritaient jadis, selon la tradition, l'autel où les Triboques sacrifiaient au dieu de la guerre et le puits où ils lavaient les victimes. Sous la domination romaine un temple de Mars lui succéda. Une église de bois dédiée à la Vierge remplaça le temple à l'avènement du christianisme. Et ce serait l'eau purifiée du vieux puits païen qui aurait servi à baptiser les premiers chrétiens et le roi Clovis lui-même.
Plusieurs autres bâtiments, selon toute vraisemblance, s'y succédèrent. C'est du XIIe siècle que datent les parties romanes les plus anciennes de l'édifice actuel. Au siècle suivant, il prit son essor dans le style gothique. Le jour de la Chandeleur de l'année 1276, après avoir célébré la messe dans le chœur déjà construit, l'évêque Conrad de Lichtenberg se rendit solennellement sur la grande place, bénit la nombreuse assistance et donna le premier coup de pelle des fondations de la façade principale projetée par le grand architecte Erwin de Steinbach. En 1439 fut terminée la Tour du Nord, la seule qui ait été achevée, dont la flèche s'élève à une hauteur de 143 mètres.
Vous trouverez l'historique exact et la description détaillée de tout ce qui se rapporte à la cathédrale dans le petit livre excellent que lui a consacré Georges Delahache. Elle a vécu, nous dit-il, “toute la vie de la cité. Au centre de Strasbourg et de l'Alsace, ‘comme un écho sonore,’ elle a répercuté toutes les vicissitudes d'une histoire mouvementée. Elle a grandi avec les évêques, puis avec la bourgeoisie ; la Réforme y a passé, ennemie des images, ‘servante de Dieu seul ;’ et la majesté de Louis XIV, irrespectueux du gothique ; et les enthousiasmes et les colères de la Révolution ; et, plus près de nous, les obus qui l'ont enlevée à la France. Elle demeure ; elle continue de vivre, dominant tous les villages de la plaine dont les noms chantent mélancoliquement au souvenir de ceux qui sont partis et faisant trembler d'une émotion un peu fébrile, dès qu'ils la devinent dans le lointain, le regard de ceux qui reviennent.”
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Toute l'âme historique et légendaire de l'Alsace est enclose dans la cathédrale et les vieilles maisons qui l'environnent. Voulez-vous revivre sa vie locale, si pittoresque et variée à travers les siècles : allez au Musée alsacien.
Fondé en 1902 par un groupe de jeunes gens enthousiastes de leur pays et de son passé, il a eu pour but de réunir tous les objets se rapportant à l'art et à la tradition populaires de l'Alsace. Installé au cœur du vieux Strasbourg 23, Quai St. Nicolas, dans une ravissante maison ancienne qui lui appartient, il conquiert dès l'abord le visiteur, dont s'accroissent l'admiration et l'émoi pieux au fur et à mesure qu'il en pénètre, qu'il en détaille tous les trésors : la cour aux galeries superposées, les salles boisées, les sculptures populaires, le laboratoire d'alchimie, la chambre juive, les costumes de paysans et de paysannes des temps passés, les nombreux objets, meubles, ustensiles, etc., qui participèrent à la vie des siècles évanouis. Une série d'entreprises annexes permettent à qui le désire d'en emporter mieux que les souvenirs immatériels : le musée édite des publications illustrées artistiques, fournit des costumes authentiques, conformes à la tradition jusque dans les étoffes et les moindres accessoires, fabrique des poupées irréprochables au point de vue documentaire, des jouets alsaciens scrupuleusement exacts, etc.
Chaque année il s'enrichit de dons qui lui arrivent de toutes les parties du pays. Chaque année il ouvre une ou plusieurs salles nouvelles.
Peut-être que, dans sa simplicité, l'une des plus curieuses est la chambre d'Oberlin, le célèbre pasteur du Ban-de-la-Roche. Fidèlement copiée sur le “poële” que l'on peut voir encore dans les anciennes chaumières de Waldersbach ou de Belmont, elle a été reconstituée avec son plafond à poutrelles, ses portes basses et son fourneau en fonte. Un escalier en bois monte à l'étage supérieur. Les murs où règne un banc rustique, crépis et blanchis à la chaux, sont ornés de gravures et de nombreux portraits d'Oberlin. Une foule d'objets lui ayant appartenu ont été offerts par ses descendants : sa table de travail, ses collections d'histoire naturelle dans leur armoire, son fauteuil, la harpe de Mme Oberlin, un grand nombre d'autographes, de documents, de portraits et d'objets usuels. Au milieu de ce cadre intime, s'évoque dans sa candeur savoureuse une des physionomies les plus expressives de la vieille Alsace, l'une de celles où se résument de la façon la plus touchante sa ténacité ingénieuse, son esprit démocratique et libéral, sa religion à la fois pratique, mystique, active et tolérante.[1]
[1] Nous empruntons les détails qui suivent à l'excellente brochure de Mme E. Röhrich, MM. Rauscher et H. Haug : Jean-Frédéric Oberlin éditée par La Revue Alsacienne Illustrée en 1910.
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Jean Frédéric Oberlin — “papa Oberlin,” comme l'appelèrent plus tard ses paroissiens — naquit à Strasbourg le 31 août 1740 d'une famille de bonne bourgeoisie dont la culture était à la fois française et allemande : “Je suis Germain et Français tout ensemble,” écrira-t-il plus tard. Il prononcera ses sermons dans les deux langues et rédigera ses Annales alternativement dans l'une et l'autre.
Enfant plein de vivacité, il faillit se faire soldat : “J'étais soldat dès mon enfance. Mon goût se portait aux armes et à l'art de la guerre. Si je n'ai pas embrassé ce métier, c'est qu'on ne combattait pas alors contre la tyrannie et que je vis au contraire que dans l'état de pasteur à la campagne je pouvais faire infiniment de bien.”
C'est en 1767 qu'il fut nommé pasteur au Ban-de-la-Roche. C'est là qu'il déploya pendant soixante ans, jusqu'à sa mort, une activité merveilleuse.
Petit canton de langue française de la Haute Alsace, le Ban-de-la-Roche était depuis l'époque de la guerre de Trente Ans retombé dans une sauvagerie de mœurs incroyable. L'ignorance y était crasse et universelle : le défaut de voies de communication maintenait en effet la population dans un isolement presque complet. On passait les ruisseaux sur des troncs d'arbres. Un voyage à Strasbourg était un exploit. Mme Witz-Oberlin, fille du saint homme, écrit dans ses souvenirs : “Lorsque ma mère, pour cause de santé, était obligée de se rendre à Strasbourg, son excellent époux l'accompagnait à pied avec tous les instituteurs de la paroisse et quelques hommes jeunes, forts et de bonne volonté… Chacun était armé d'une longue perche afin de pouvoir soulever la voiture aux passages dangereux.”
Oberlin conçut son devoir à la façon d'un cerveau encyclopédique du XVIIIe siècle. Il serait injuste de dire que son apostolat fut la moindre de ses préoccupations. Son éloquence familière et persuasive ne fut point dépourvue de valeur. Mais il estima que l'exemple serait la meilleure prédication, et qu'une fois que les paroissiens seraient devenus des hommes civilisés, ils seraient bien près d'être en même temps des chrétiens.
Pour leur apprendre l'agriculture, il se fait paysan, leur enseigne l'art des semailles et celui d'élever les bestiaux. De même, il devient architecte, ingénieur, agent-voyer, industriel, et manœuvre chaque fois qu'il le faut. Sur son impulsion, on perce des routes et neuf ponts sont construits. Lui-même défonce la terre le premier ou casse les cailloux. Par ailleurs il publie des circulaires, crée des caisses d'emprunt et de liquidation des dettes, une société populaire, une société des fours, une société des amis de l'humanité. Il remplace l'industrie minière en décadence par le filage et la fabrication de rubans de coton. Il forme des compagnies de pompiers, réorganise l'apprentissage…
L'instruction est son domaine particulier. Il ne consent à laisser restaurer le presbytère délabré de Waldersbach — sa “ratière” — que quand maîtres et élèves sont confortablement logés dans l'école communale. Conformément aux idées de Rousseau, il s'ingénie à multiplier les “leçons de choses,” stimule l'émulation autant parmi les maîtres que parmi les élèves au moyen de concours et de récompenses. Des écoles populaires — on les intitule “poëles à tricoter” — sont créées pour les tout petits : entre la couture et le tricot les maîtresses y enseignent l'histoire sainte, la récitation, le calcul mental, un peu d'histoire naturelle et la botanique. Lui-même prend plaisir à composer des herbiers qui nous ont été conservés, et, “pour éviter toute cruauté,” on observe les insectes vivants et on les relâche à la fin de la leçon.
Des familles bourgeoises mettent leurs enfants en pension chez le pasteur. Moyennant neuf francs par semaine — et souvent il y a des réductions! — ils reçoivent une instruction étendue et pratique. En même temps qu'on leur fait étudier les meilleurs auteurs, ils apprennent à faire du filet, des lacets, des souliers de lisière, des cartonnages, des ouvrages en crin et en paille, des gants, des mitaines. Les jeunes filles reçoivent un enseignement ménager complet : elles s'en retournent chez elles sachant cuisiner, lessiver, repasser, filer, faire leurs achats de ménage et conserver leurs provisions.
Le jeu n'est pas moins nécessaire que la science. Oberlin s'y montre aussi inventif qu'en pédagogie ; une multitude d'objets, — petits étuis, collections de cartonnages, découpages, silhouettes, imprimerie — sont façonnés de ses mains. Souvent en été la journée de travail se termine par une promenade qui est en même temps l'occasion d'une leçon d'astronomie.
Ayant une teinture de tout ce qui s'enseigne, langues mortes, sciences théologiques, métaphysique, logique, géométrie, trigonométrie, géographie ancienne et moderne, histoire universelle, physique, histoire naturelle, histoire de la philosophie, droit naturel, antiquités égyptiennes, hébraïques, grecques et romaines, le bon pasteur est aussi préoccupé des besoins du corps que de ceux de l'esprit. Il propage des notions de médecine et de chirurgie, invente un “thé naturel” et plusieurs tisanes. Et comme l'instrument de Pourceaugnac est encore inconnu au Ban-de-la-Roche, il l'y importe ; et c'est de ses propres mains que, jusqu'à ce que son usage soit vulgarisé, il l'administre à ses paroissiens.
La période révolutionnaire n'est pas sans lui amener quelques difficultés. Enthousiaste des nouveaux principes, il abhorre les excès et les violences, les déplore quand ils se produisent et témoigne de sa sincérité en donnant asile à des proscrits. Mais, respectueux des autorités, il s'efforce autant qu'il lui est possible de se mettre en règle avec les prescriptions nouvelles. Au nom d'église, il substitue celui de “temple de la raison,” observe le décadi au lieu du dimanche, célèbre le culte sous le nom de “club,” intercale des sujets temporels entre les chants, les prières et le sermon, et achève de républicaniser l'allure de ses offices en se faisant adjoindre un citoyen greffier et en nommant un président à chaque séance. L'usage des cloches étant interdit, on appelle au culte par un roulement de tambour. Des prières sont dites régulièrement pour les États-Généraux, l'Assemblée législative, la Convention nationale, pour “nos soldats” et pour le Premier Consul.
Quand la patrie est en danger, Oberlin lui donne plusieurs de ses enfants. En 1795, Charles-Conservé est nommé chirurgien militaire à Strasbourg ; Henri-Gottfried part comme conscrit le 26 novembre 1799 ; Frédéric-Jérémie est tué à l'ennemi.
L'ardeur de ses convictions, la pureté de sa conduite n'empêchent pas Oberlin d'être arrêté en décembre 1793. Il est remis en liberté après le 9 Thermidor. A peine libéré, il témoigne de son zèle civique de la manière la plus utile en luttant contre la dépréciation des assignats qui menace de ruiner la République. Sa propagande judicieuse et infatigable vaut aux habitants du Ban-de-la-Roche de se voir décerner une mention honorable par la Convention dans sa séance du 19 Frimaire An II.
On multiplierait indéfiniment les témoignages de cette activité où tout l'idéalisme alsacien se combine avec le sens pratique le plus avisé. L'influence d'Oberlin s'étendait et s'affermissait sur tous ceux qui l'approchaient. Avant la Révolution le baron de Diétrich, sous l'Empire le préfet Lezay-Marnézia sollicitaient ses conseils ; Paul Merlin, fils du conventionnel Merlin de Thionville, lui voua une telle admiration que son vœu suprême — d'ailleurs exaucé — fut d'être enterré auprès de lui.
A mesure qu'il avançait en âge, son autorité croissait comme celle d'un patriarche à cheveux blancs : “Sa vue seule, dit un contemporain, inspirait le respect et la déférence. Sa présence, un moment d'entretien avec lui vous détachait en quelque sorte des choses de ce monde : vous éprouviez des sentiments délicieux.”
Il garda jusqu'au bout son activité. A soixante-dix ans, quand un incendie éclatait, il était le premier sur les lieux : et c'était plaisir de le voir s'élancer à cheval avec un aplomb que plus d'un jeune cavalier lui eût envié.
Octogénaire, il disait quelquefois : “Je ne suis plus bon à rien… L'esprit a toujours sa vivacité, mais le corps n'en veut plus et refuse son service.” Pourtant il trouvait encore moyen, en passant devant la fontaine, d'aider une vieille à charger un seau d'eau et de ramasser des brindilles de bois pour allumer le feu d'une pauvresse infirme.
“Aussi, quand, le 28 mai 1826, le glas funèbre annonça la fin de cette longue et belle carrière, les habitants du Ban-de-la-Roche se sentirent-ils ‘tous orphelins’ et prirent-ils spontanément le deuil pour trois mois. On fit au défunt de grandioses funérailles auxquelles participèrent non seulement ses paroissiens et ses amis, mais encore beaucoup de gens venus du dehors et les catholiques des villages environnants.”
Dans la petite chambre du Musée alsacien, feuilletant les cahiers de notes, les herbiers, ou les découpures du pasteur citoyen, vous sentirez le passé renaître et vivrez de douces minutes.