En Alsace
CHAPITRE IV
LES CIGOGNES
Les nations ont presque toutes leurs animaux symboliques. Il y a l'aigle allemande, le léopard britannique, le coq gaulois. Il y a la cigogne alsacienne. Sa longue silhouette dégingandée, cocasse, et familière est aussi inséparable de l'Alsace que le nœud aux larges ailes, l'accent de Kobus ou la flèche de la cathédrale. C'est elle qui apporte dans son bec les petits enfants dont l'arrivée est si mystérieuse. C'est elle dont le voisinage s'acoquine aux vieux toits grimaçants et aux hautes cheminées.
Il y a longtemps que Pline l'Ancien a noté les habitudes migratoires des cigognes. Dans son Histoire de la Nature, il écrit : “De quel lieu viennent les cigognes, en quel lieu se retirent-elles? C'est encore un problème. Nul doute qu'elles ne viennent de loin, de même que les grues. Celles-ci voyagent l'été, la cigogne l'hiver. Avant que de partir, elles se réunissent dans un lieu déterminé. Nulle ne manque au rendez-vous à moins qu'elle ne soit esclave ou prisonnière. Elles s'éloignent toutes à la fois comme si le jour était fixé par une loi. Jamais personne ne les a vues partir, quoique partout elles annoncent leur départ d'une manière sensible. Nous nous apercevons bien qu'elles sont venues, mais jamais nous ne les voyons venir. Le départ et l'arrivée ont toujours lieu la nuit.”
La description de Pline est toujours exacte en majeure partie. Mais nous savons maintenant d'où arrivent les cigognes. C'est d'Égypte, d'Arabie, de Grèce et de toutes les régions de l'Afrique jusqu'au cap de Bonne-Espérance. “On montre à Bâle, dit Toussenel, dans une salle de l'hôtel de Ville, une cigogne empaillée dont le corps est traversé de part en part d'une flèche africaine des environs du Cap.” Un gentilhomme polonais avait mis au cou d'une cigogne familière de son toit un anneau de fer muni de l'inscription suivante : hæc ciconia ex Polonia (cette cigogne vient de Pologne). Elle revint l'été suivant portant un collier d'or où l'on lut : India cum donis remittit ciconiam Polonis (l'Inde renvoie la cigogne aux Polonais avec des présents). Il semble que la vallée du Rhin attire l'espèce d'une manière particulière.
C'est au printemps que “fendant les airs, les pieds allongés, le bec droit, les cigognes arrivent.” Elles s'abattent sur quelque colline, discutent bruyamment entre elles, reconnaissent les lieux, puis se séparent par couples et vont reprendre les mêmes nids qu'elles occupaient quelques mois plus tôt. Dans plusieurs villes d'Allemagne, leur retour est célébré par des fanfares. Elles sont assez sociables. Juvénal nous apprend que sur le temple de la Concorde, à Rome, il y en avait un nid malgré le tumulte du Capitole. En Alsace elles s'installent le plus volontiers sur les cheminées larges et hautes, couplées à trois ou à quatre, où une plate-forme est ménagée et les abrite contre la fumée. Quelquefois aussi on dispose pour les attirer une vieille roue à plat sur le haut d'un mât. Elles y façonnent une corbeille d'où la paille déborde et où elles pondent leurs œufs. Ils sont au nombre de trois ou quatre, d'un blanc tirant sur le vert, d'un grain fin, un peu plus allongés et moins gros que ceux de l'oie. La mère couve un mois, et pendant ce temps elle est nourrie par son mâle. Tous deux montrent pour leurs petits la plus grande sollicitude, s'ingénient à rendre leur couche plus douillette et surveillent anxieusement leurs premiers ébats. A l'occasion, le dévouement des parents va plus loin. A la bataille de Friedland, le feu fut mis par des obus à une ferme ; il gagna un arbre desséché où nichaient deux cigognes. Elles s'envolèrent d'abord, mais, comme leurs petits ne purent les suivre, vinrent les rejoindre et finalement furent étouffées. De même, à Utrecht, dans un incendie, on vit une femelle revenir se faire brûler sur ses cigogneaux.
De bonne heure les mœurs particulières de la cigogne et son aspect frappèrent l'attention des hommes. Elle est représentée sur des médailles du temps d'Adrien comme sur beaucoup d'armoiries hollandaises et allemandes du moyen âge. Dans l'antique Égypte, on lui voua un culte. En Thessalie, on punissait de mort son meurtrier. En Grèce, on appela loi Cigogne la loi qui obligea les enfants à nourrir leurs vieux parents : exemple, disait-on, invariablement donné par ces oiseaux eux-mêmes. Ils fournirent à Aristophane le sujet d'une comédie, aujourd'hui perdue, où, probablement, était célébrée la piété filiale.
Quelque chose de ce respect traditionnel survit aujourd'hui encore en Orient et aussi en Alsace. On est reconnaissant à juste titre à la cigogne de détruire les reptiles, les mulots et toute sorte de vermine. C'est un spectacle pittoresque de la voir parfois suivre une charrue et derrière elle picorer les larves et les insectes dans le sillon. Ajoutons qu'heureusement pour elle sa chair est détestable : voilà sans doute ce qui consolide l'immunité dont elle jouit.
Mais on lui attribue volontiers de bien autres mérites. Dans L'Évangile des Quenouilles, imprimé à Bruges en 1475, on lit : “Quand une cigogne fait son nid dans une cheminée, c'est signe que le seigneur de l'hôtel sera riche et vivra longtemps.” D'autres estiment qu'elle protège la maison contre la foudre. Dans tous les cas, elle porte bonheur. Les plus sceptiques n'en doutent pas. On nous rapporte qu'un brave industriel de la vallée de St. Amarin, un peu esprit fort, vit, il y a quelques années, au mois de mars, un couple de cigognes venir faire leur nid sur la cheminée momentanément inactive de son usine. Plutôt que de déranger les oiseaux familiers, il dépensa plusieurs milliers de francs à la construction d'une autre cheminée. Inutile d'ajouter que ses affaires prospérèrent par la suite d'une manière inouïe.
Les jeunes filles qui aperçoivent une cigogne ne manquent pas de guetter ses gestes avec une émotion compréhensible : si l'oiseau fait quelques pas à leur rencontre, c'est signe de mariage.
Mais surtout la collaboration de ces échassiers est précieuse au moment de la naissance des petits enfants. Une antique légende les considère comme incarnant certaines survivances des trépassés : à elles revient naturellement la mission d'aller, au fond des puits obscurs, chercher l'âme destinée au petit être qui fait sa première apparition sur la terre. De nos jours les choses se sont simplifiées. Quand Jobely et Freneli s'obstinent à demander d'où vient le nouveau petit frère ou la petite sœur, la réponse est toute prête : c'est la cigogne qui, l'abritant bien soigneusement sous son aile, l'a déposé dans le berceau tout blanc. L'image popularise ses exploits. En découpures, en bois, en papier mâché, en sucre, en chocolat, elle participe à toutes les fêtes où l'on échange des bons vœux et des cadeaux.
J'ai vu assez souvent des cigognes errer gravement à travers les champs. Et l'an dernier à Turckheim nous admirions les évolutions aériennes d'un couple et les débuts de leur jeune couvée. Pourtant il paraît que ce sont des exceptions. On lisait récemment dans Le Journal officiel de la Société des Chasseurs de France :
“Le nombre des cigognes alsaciennes diminue beaucoup. Jadis, les voyageurs qui allaient de Colmar à Mulhouse pouvaient voir des douzaines de cigognes dans les prairies marécageuses qui bordent la Lauch et la Thur. Aujourd'hui, dans les mêmes régions, on ne voit plus que des échantillons isolés. Par suite des travaux de régularisation de l'Ill et de ses affluents, les prairies ont été asséchées et les échassiers migrateurs n'y trouvent plus leur nourriture aussi facilement qu'autrefois.
“A Colmar même, où l'on comptait encore 32 nids en 1870, il n'en reste plus actuellement que 4. Il paraît que les réseaux aériens du télégraphe et du téléphone ont aussi contribué à écarter les cigognes. Dans les villes, la vie est devenue plus agitée et plus bruyante, et, enfin, les propriétaires des maisons dont les toits étaient surmontés de nids n'ont pas pourvu à leur entretien comme il eût convenu.”
Peut-être qu'elles ont encore un autre motif de mécontentement : l'annexion. Car la cigogne est un oiseau Welche. Ses longs bavardages — clap, clap, clap — imitent à s'y méprendre (du moins on l'estime outre Rhin) la langue française. Ce n'est pas une raison pour qu'elle soit moins bien accueillie en Alsace.
Les petits enfants ne manquent pas, quand ils l'aperçoivent, d'entonner le vieux refrain traditionnel :
“Cigogne, Cigogne, longues jambes — porte-moi à la maison comme sur un fauteuil. Où donc? où donc? dans la chère Alsace.”
Mais souvent, nous apprend Mme Gévin-Cassal, on introduit une variante. Ce n'est plus dans la “liewe Elsass,” c'est dans la “liewe Frankreich,” dans la “chère France,” que les petits enfants d'aujourd'hui adjurent l'oiseau familier de les transporter.