En Asie centrale : $b du Kohistan à la Caspienne
VII
SUR L’AMOU-DARYA.
Le Zérafchane. — Adieux de Rachmed. — Kara-Koul. — Les sables mouvants. — Tchardjoui : réception bruyante. — Descente de l’Amou. — Le château de Sigognac à Oustik ; déportés. — Gens pillés par les Turcomans. — Ils content leur histoire. — Radjab-Ali. — Comment s’organise une expédition dans le but de piller. — Aventures d’un déporté bokhare à Kabakli ; le commandant de cette forteresse. — Alertes. — Le passage des Tekkés. — Les gardiens du fleuve. — Outch-Outchak. — Nous quittons l’Amou.
Les dômes et les minarets de Bokhara semblent s’enfoncer peu à peu derrière nous. Ils ont disparu, le ciel est couvert, la campagne nue. Çà et là, quelques parcelles de terre sont cultivées autour des masures carrées à murs grisâtres. Le paysage est terne, et le vent froid en fait encore mieux sentir la tristesse.
Le mirza qui doit nous accompagner jusqu’à Karakoul indique du fouet, entre les saklis éparpillés, de petits amas de sable en apparence inoffensifs.
« Très-mauvais, dit-il, que Dieu nous protége ! »
C’est l’avant-garde des barkanes[33] qui jetteront bientôt la désolation dans l’oasis du Bokhara et peut-être l’anéantiront.
[33] Nom donné en Asie centrale aux montagnes de sable chassées par le vent.
Mon compagnon de route, actuellement au service de l’Émir, descend d’une famille de Samarcande.
« Mes ancêtres, dit-il, sont des Turcs partis de Roum, à la suite du grand Timour, revenant de l’Ouest où il avait conquis beaucoup de pays. De père en fils nous avons servi les maîtres du Bokhara. Notre famille a compté beaucoup de savants mollahs.
— N’es-tu pas toi-même un savant ? As-tu lu dans les livres ?
— Ha ! ha !
— Que sais-tu du Zérafchane que nous apercevons là-bas ? Ne versait-il pas autrefois ses eaux dans l’Amou ?
— Oui, mais il y a longtemps, longtemps. Avant Timour, le Zérafchane, passant près de Djizak, se joignait au Syr-Darya ; or en ce temps les Kirghiz étaient maîtres de Tachkent ; ils descendaient la rivière en barque, pénétraient dans le pays de Bokhara, et le pillaient chaque fois. Cet état de choses eût pu durer longtemps, si un émir n’avait résolu d’en finir et d’enlever aux ennemis le moyen de pénétrer facilement au cœur de ses États. Donc il donna l’ordre d’assembler un grand nombre de travailleurs, et avant la crue des eaux, il parvint à détourner le cours du Zérafchane, qui cessa d’affluer au Syr, fut dirigé vers l’Amou et se perdit depuis lors dans le lac Dingiz, à gauche et plus loin que Kara-Koul.
— As-tu vu le lac Dingiz ?
— J’y suis allé plusieurs fois ; il n’est pas grand, les sables l’environnent, son eau est mauvaise, puante, salée. C’est en hiver qu’il a son niveau le plus élevé, grâce à l’apport du Zérafchane, qui ne l’atteint pas le reste de l’année, quand les irrigations des terres cultivées en amont l’épuisent. Au reste, les Russes lui prennent une quantité d’eau de plus en plus considérable, au point qu’on ne sème plus de riz à Kara-Koul.
— Au lieu de riz, que sème-t-on ?
— Du coton, qui demande moins d’humidité, et nous achetons le riz dans la province de Samarcande et du Hissar. Tiens, voici le commencement du pays des Turcomans. »
Et en effet, le terrain a repris insensiblement la physionomie des environs de Kilif et de Patta-Kissar. C’est la même surface vaste, semée de saklis aux murs très-élevés, les mêmes ariks profonds, encaissés dans des remblais considérables où poussent quelques djiddas ; les mêmes chiens à poil rude, qui aboient furieusement en trépignant sur les toits.
Plus loin que le village de Yakkatout, derrière le Zérafchane, la masse des sables mouvants apparaît dans le lointain.
A quelques verstes de Kara-Koul, la lune se lève, reflétée par le Zérafchane qui roule à nos pieds un volume d’eau insignifiant dans un lit beaucoup trop large.
Rachmed, ne pouvant croire à tant de maigreur, questionne le mirza :
« Est-ce vraiment le Zérafchane ?
— Par Allah, répond l’autre, c’est le Zérafchane ! »
Rachmed éprouve un sentiment de pitié à la vue de cette rivière bien-aimée dont le bruit tumultueux l’assoupissait chaque soir à Ourmitane, son pays natal ; enfant, il a couru sur les galets du Zérafchane ; homme, il y a baigné maintes fois les chevaux ; que de fois ne s’est-il désaltéré de son eau fraîche ! Il descend de cheval, et d’un ton mi-tragique, mi-comique, portant la main à sa barbe :
« Que Dieu te garde, mon Zérafchane ! Comment te portes-tu ? Tu as bien mauvaise mine. Pourquoi es-tu si calme ? Toi qui grondais si fort à Ourmitane et à Pendjekent, pour quelle raison es-tu maintenant silencieux ? Tu courais naguère aussi vite qu’un bon cheval, et voilà que tu te traînes péniblement. Es-tu fatigué de la longueur du chemin ? Tu t’endors, tu vas mourir. Va, mon sort sera le tien. Avant de partir en compagnie des Faranguis, comme toi je me suis amusé beaucoup à Samarcande.
« J’ai raconté à tous mes amis que je partais pour l’Occident, que je verrais beaucoup de choses nouvelles, et j’étais content, joyeux, j’allais visiter les vendeurs de thé, heureux d’avoir beaucoup de chemin à chevaucher. Je me fatiguerai comme toi, et à moitié mort, je m’endormirai comme toi loin des montagnes d’où nous sommes sortis avec fracas. Demain je boirai tes eaux pour la dernière fois. Salamaleikon, mon Zérafchane ; salamaleikon, mon Zérafchane. »
Et là-dessus, Rachmed monte à cheval, marmotte je ne sais quoi, et poursuit sa route, silencieux, la tête pendante.
Avant Kara-Koul, que nous indiquent des aboiements de chiens, un premier pont est jeté sur un bras du Zérafchane, qui est à sec, ayant gardé dans les creux des flaques d’eau miroitantes. A travers les maisons, on arrive à un second bras de la rivière au lit plus étroit, mais à peu près rempli par les eaux.
Le beg de Kara-Koul nous reçoit très-gentiment dans sa forteresse, où il nous offre l’hospitalité et d’épaisses couvertures ouatées. Il fait froid, et les couvertures sont une surprise agréable.
Rachmed retrouve une connaissance en la personne de notre hôte, qui commanda jadis à Ourmitane avant l’arrivée des Russes. C’est un Ousbeg à la belle figure décidée, qui passe pour un très-adroit chasseur. Il examine nos armes en connaisseur.
Cette ville, ou plutôt ce village de quelques milliers d’habitants, possède un bazar sans importance. On y vend les menus objets d’un usage journalier, et sur une plus grande échelle, le sel apporté des environs d’Ildjik. Les acheteurs sont les Turcomans des environs.
En raisonnant à l’européenne, c’est-à-dire mal, puisque nous sommes en Asie, nous avons cru devoir attendre jusqu’à Kara-Koul, afin de faire l’acquisition de ces peaux de mouton renommées pour la finesse de leur laine, qui s’appellent du reste kara-koul. A la vérité, nous avions supposé que le stock de peaux serait peu considérable, les consommateurs y étant peu nombreux ; mais jamais l’idée ne nous était venue qu’il n’y en aurait pas une seule.
Eh bien, nous quittons Kara-Koul sans avoir pu nous procurer une seule peau de mouton, parce que le commerce se fait au jour le jour et que les propriétaires de troupeaux sont tous absents ; ils reviennent des montagnes où ils ont passé l’été.
Après avoir abreuvé une dernière fois nos chevaux dans le Zérafchane, lui avoir fait nos adieux comme Rachmed, nous nous dirigeons vers Tchardjoui, forteresse bâtie sur la rive gauche de l’Amou. Un fils de l’Émir y réside au milieu de soldats ; c’est par son intermédiaire que nous trouverons la barque sur laquelle nous descendrons le fleuve.
A seize kilomètres environ de Kara-Koul, à Khodja-Daoulat, dont les puits contiennent une mauvaise eau sale, finissent les terres cultivées, et les sables commencent. Ils se sont déjà glissés dans la lande, rampant entre les arbres et faisant des tas à chaque broussaille qui gêne leur marche. Plus loin les amas sont plus considérables, puis ce sont des monticules isolés, et puis les vagues de la grande mer de sable.
Le soleil se couche à notre droite, derrière les saklis à moitié engloutis, d’où le fléau a chassé les hommes. L’impalpable poussière se mouvant ainsi qu’un liquide, au moindre contact, a roulé jusqu’au pied des murs, non pas en vague qui déferle brutalement, mais sans violence, comme une marée imperceptible montant goutte par goutte. Le sable s’est entassé contre la digue que la maison lui opposait, il a trouvé une fente, l’a élargie, et, un grain chassant l’autre, s’est déversé dans la cour. Alors les hommes imprévoyants ont touché le danger du doigt, et le jugeant inévitable, ils se sont courbés sous la main d’Allah. Ils ont chargé les effets, les meubles sur les arbas et les chameaux, coupé à la hâte par le milieu les arbres dont l’ombre leur fut bienfaisante ; puis ayant prié une dernière fois sur les tombes des ancêtres, ils sont partis, et la nature indifférente a poursuivi son travail.
Toujours limant, toujours limant, le grain minuscule a creusé les fissures en larges brèches, il a comblé le bassin aux ablutions, les chambres, et tourbillonnant sans cesse, avec l’aide de la pluie et des tempêtes, lui, poussière, il a réduit en poussière l’œuvre de l’homme, quia pulvis est, et in pulverem…
Fiché sur des tombes maintenant invisibles, un toug courbé où flottent des guenilles figurant la crinière, marque la place du village. La hampe est pourrie ; un jour l’ouragan la cassera, ou bien un aigle s’y posant après une longue course, et il ne surgira plus rien qui rappelle le séjour des hommes. On verra seulement les molles ondulations du linceul des sables déroulé à perte de vue.
Voici dans une cour des moitiés de troncs tailladés de coups de hache : les caravaniers de passage sont heureux de trouver ces épaves qui leur fournissent de quoi préparer le thé, à l’heure où les chameaux fatigués se reposent sur leurs genoux calleux.
Nous traversons les barkanes au clair de la lune ; les cavaliers vont à la file sur l’étroit sentier zigzaguant au bord de trous profonds de vingt à trente pieds ; car le sable en marche en creuse un pour combler l’autre. Puis le sabot des chevaux résonne sur la surface sèche de la steppe saupoudrée de sel. Le froid nous oblige à mettre pied à terre, à marcher jusqu’au caravansérail de Farab. Les environs sont cultivés ; des ariks profonds conduisent l’eau de l’Amou quand il déborde de mai à juillet.
En allant au bac, vis-à-vis de Tchardjoui, un vieil habitant de Farab me dit qu’en général, une fois par mois, il vient de Merv à Tchardjoui des caravanes composées de Turcomans et de Persans. Ils apportent du blé et du sésame d’excellente qualité, et achètent pour le retour surtout des étoffes de coton.
Aux abords du fleuve, plusieurs chameaux chargés se dirigent vers le bac. Deux hommes sont installés chacun dans un panier faisant contre-poids à un ballot de marchandises. Il est facile de reconnaître des Juifs à leur type bien caractéristique ; ils portent la main au bonnet, nous saluent poliment d’un « zdrastié », croyant rencontrer des Russes. Ils viennent du Turkestan et vont trafiquer à Tchardjoui, où des marchandises leur seront sans doute apportées par leurs frères de Merv. Il est très-possible qu’ils fassent de la contrebande, car nous savons de bonne source que des commerçants indigènes du Turkestan russe, voulant éviter de payer l’impôt aux douanes du Tzar, achètent des marchandises en Angleterre ou aux Indes, les font passer par la mer Rouge, le golfe Persique, et, au moyen de caravanes par Merv et le Bokhara, parviennent à les introduire en fraude.
Près du fleuve sont des tas considérables de roseaux longs de trois à cinq mètres, tels qu’on les emploie pour la confection des toits et des nattes. On les a flottés à la dérive depuis Kabadiane, ils seront vendus sur le bazar de Bokhara.
Les eaux sont basses, des îlots de sable émergent comme des carapaces, et l’Amou qui serpente a l’aspect d’un bras de mer. Par un beau soleil, des caravanes attendent leur tour de passer. Que n’avons-nous le pinceau de Guillaumet !
Le touradjane, prévenu de notre arrivée, a envoyé quelques-uns des siens à notre rencontre ; nous sommes reçus sur la rive, avec force politesses, par deux ou trois cafards vêtus de khalats aux couleurs éblouissantes. Avec des obséquiosités, ils insistent pour que nous nous reposions quelques minutes sous une tente dressée en notre honneur sur le sable de la berge. Le jeune gouverneur de Tchardjoui nous souhaite la bienvenue ; il est, paraît-il, très-heureux de notre passage, etc.
Nous demandons si l’on a préparé la barque qui nous transportera plus loin, ainsi que la promesse nous en a été faite à Bokhara par le Kouch-Begui. Tout sera prêt demain ; on nous prie de gagner Tchardjoui, après que nos bagages auront été déchargés et placés sous la tente où ils demeureront jusqu’au moment de notre embarquement. Des hommes du Touradjane veilleront à ce qu’aucun objet ne soit dérobé. Nous partons ; à différentes reprises le chemin est barré par des ariks profonds, qui vont chercher l’eau du fleuve à dix kilomètres en amont ; ils sont actuellement à sec.
Voilà la ville aux maisons étagées sur les flancs d’un mamelon portant une forteresse au sommet ; des touffes vertes dépassent les toits, et Tchardjoui en paraît plus riant.
Un gros bonhomme nous réitère que le fils de l’Émir nous attend et désire vivement nous voir. Nous déjeunons à la hâte et grimpons chez lui par une rue fort étroite. Tout près de la porte de la forteresse sont les boutiques des marchands et des ouvriers en métaux, puis le quartier des Juifs, qui vivent aussi de commerce. A peine avons-nous mis le pied dans l’enceinte du palais, qu’une musique barbare éclate ; c’est une cacophonie inimaginable, produite par un orchestre composé de longues trompes, de tambours, de flûtes, de violons à une corde, de grosses caisses que de solides gaillards frappent à tour de bras et à peu près en cadence. On distingue pourtant une mélodie esquissée par le miaulement des violes et les notes aiguës des fifres. Tout ce bruit retentit à notre intention, il n’y a pas à en douter. Heureusement notre système nerveux n’est point débilité ; sans quoi, gare la catalepsie !
L’armée elle-même est rangée en bataille dans la cour quadrangulaire. Elle est composée d’Ousbegs et de Turkomans ; le costume est celui que nous avons déjà vu à Karchi : même bonnet noir gigantesque, même veste rouge se perdant dans un pantalon en cuir jaune d’une ampleur incroyable. Ils sont rangés sur quatre rangs, font un angle droit ; la musique est à gauche, devant le front des guerriers. Le général ou le colonel, grand escogriffe à barbe brune, vêtu d’une magnifique tunique de velours serrée à la taille, d’un beau tchalver brodé, avec une toque ornée d’une fourrure de loutre, lève son sabre, et l’on nous présente les armes. Il vient nous serrer la main, nous invite à mettre pied à terre, et c’est lui qui nous confie à des huissiers graves et cérémonieux.
Partout des armes sont accrochées aux murs des longs corridors qui serpentent en montant jusqu’à une grande salle de réception, à plafond très-élevé, à fenêtres vastes. Elle est précédée d’une chambre où les serviteurs stationnent, et suivie d’une autre pièce où nombre de hauts personnages à barbe blanche sont debout derrière le touradjane et à distance. Nous échangeons quelques banalités avec le jeune homme qui paraît assez intelligent, lui réclamons son appui afin d’avoir une barque prête pour le lendemain, et lui ayant souhaité tous les bonheurs imaginables, nous nous retirons.
Sous le porche, nous retrouvons le général qui s’en vient prendre avec nous le thé offert par le prince. Il nous demande des cigarettes, avec fort peu de dignité pour un grand chef.
Le soir, le canon rappelle aux fidèles que demain est un jour de fête. Au fait, nous sommes dans une ville de guerre isolée sur la rive gauche de l’Amou, destinée à protéger contre les Turkomans les sujets bokhares répandus aux environs. Elle est située à la tête du chemin des caravanes allant de la Perse dans le Bokhara.
Quoique Tchardjoui paraisse être un séjour très-agréable, nous avons hâte de le quitter. Il importe de traverser l’Oustourt avant l’hiver, qui est la saison où le froid sévit et où les pillards rôdent. Or, nous sommes deux Européens ne pouvant compter que sur eux-mêmes, et le mieux est de tâcher d’éviter un danger auquel il est sûr que nous succomberions. Au reste, en venant dans ce pays, notre but n’a pas été de rompre des lances, mais de voir et d’observer. Partons donc le plus tôt possible. En dépit des promesses faites hier, on nous dit dans la matinée que la barque n’est pas prête ; nous insistons pour qu’on se hâte. Je manifeste l’intention d’aller moi-même rappeler au touradjane combien notre temps est précieux ; un Bokhare m’en dissuade, car « le prince est à la prière et n’est point visible, on célèbre aujourd’hui une grande solennité religieuse, le bazar est fermé, il faut attendre jusqu’à midi ». C’est un « holyday ».
Il paraît que le prince est un musulman dévot, qu’il exécute rigoureusement les prescriptions du Coran. On nous a même affirmé qu’il lisait dans les livres. Sa distraction favorite est de courir la chèvre avec les jeunes gens de son entourage.
Après la prière, un cavalier accourt au galop dire que les vaisseaux sont tout prêts… et que les bateliers attendent. La barque où bagages et chevaux sont chargés est longue d’une dizaine de mètres, large de trois environ, profonde de soixante-dix centimètres. Quatre bateliers rament à l’avant, deux à l’arrière gouvernent ; tous se servent de longs avirons, les maniant debout.
Allongés sur nos coffres, presque comme les énervés de Jumièges, nous descendons l’Amou aux rives plates, désertes, grises comme le ciel où le soleil pâlit dans la brume. Un vent froid souffle violemment du nord-est, jette l’embarcation vers la rive gauche et retarde notre marche.
Au coucher du soleil, les bateliers veulent faire halte ; nous les contraignons d’avancer au clair de la lune, notre intention étant d’atteindre Oustik ce jour même. On atterrit enfin, nous demandons qu’un des bateliers nous conduise à Oustik ; tous s’y refusent, prétendant n’en point connaître le chemin.
Là-dessus, menace de les empêcher d’aller sur la rive gauche où ils peuvent trouver des vivres et un abri, de les garder ici sans leur donner même un morceau de pain, et ils décident que l’un d’eux nous guidera. La garde des bagages est confiée à Rachmed, dont le batelier enfourche le cheval, et nous partons avec Radjab-Ali.
Longtemps on louvoie dans un véritable dédale à travers les sables, puis on trouve un sakli : on réveille le propriétaire, qui argumente à travers la porte avant de l’ouvrir ; la promesse d’une récompense le décide à nous accompagner. Le batelier rejoint alors ses camarades. L’ousbeg nous guide durant quelques kilomètres, va frapper à une maison isolée, comptant se débarrasser de la corvée aux dépens d’une connaissance. Car c’est une corvée à pareille heure. La connaissance fait la sourde oreille, et le pauvre diable est contraint de continuer cette promenade désagréable.
La région n’est point gaie. Pas d’arbres, une plaine nue, des sables ; de temps à autre une maison se dressant semblable à un tombeau avec ses hauts murs sans fenêtres ; nul autre signe de vie que les aboiements des chiens ; le vent hurle, le sable voltige, et la lune glisse toujours, disparaissant derrière un nuage, reparaissant au sommet d’un monticule. Elle rase l’horizon, au moment où surgit la motte de lœss supportant la forteresse d’Oustik.
On tourne, on grimpe le sentier encaissé qui mène à l’unique porte d’entrée. On frappe sur les madriers mal joints à coups de manche de fouet, on appelle le maître de céans ; un serviteur arrive en traînant ses babouches ; des explications sont échangées. Tout comme ce Valois, à qui les historiens font prononcer ces paroles : « Ouvre, c’est la fortune de la France », nous pourrions dire moins héroïquement : « Ouvrez à des Français gelés et affamés. » L’homme a consulté son maître, il revient et soulève la poutre qui maintient les battants.
Nous entrons vite, et derrière nous le vent s’engouffre sous le portail. Le serviteur installe les hôtes dans la plus belle chambre du manoir, excusant son maître que la fièvre ronge, et qui ne peut quitter sa couche. A la lueur du falot, l’inventaire de la salle de réception est vite fait. Un mauvais tapis troué, à côté d’une natte de paille éraillée ; un bonnet à poil accroché à une cheville ; un fusil à mèche à chaque coin, et partout de la vermine qui sautille. Ce n’est pas luxueux du tout. Peu importe, on est à l’abri, on fera du feu et l’on se réchauffera.
Radjab-Ali, qui n’a mangé comme nous que du pain depuis neuf heures du matin (il est deux heures de la nuit), insinue doucereusement :
« On va manger sans doute un peu, je vais demander au serviteur ce qu’il peut nous offrir. »
Celui-ci répond que son maître est pauvre ; qu’il est, comme les autres habitants d’Oustik, condamné à vivre dans ce pays perdu ; qu’il possède pour tout bien une vache, un âne, une femme et des enfants en bas âge. Il nous apportera le peu de lait qui reste et des galettes de pain. Le pain est mauvais, le lait à peine potable.
« As-tu un peu de bois ? Il fait très-froid. »
Un claquement de langue comme réponse signifie que nous nous en passerons. Pour tout combustible, il y a un peu de charbon, juste de quoi faire bouillir quelques tasses de thé. L’eau est saumâtre par-dessus le marché. Les deux portes joignent mal ; car il y a deux portes, une à droite, une à gauche, et de plus une lucarne ; le vent s’élance en chantant par ces deux ouvertures. Décidément, c’est le château de la désolation. Cela fait penser au castel délabré de Sigognac du Capitaine Fracasse. On maugrée en s’enroulant dans sa pelisse afin de dormir ; puis le bourri du castel, que les allées et les venues à une heure insolite ont éveillé, juge à propos de braire plusieurs fois une note lamentable, qui est celle de la situation. Ses frères de bas lieu lui répondent, et, ma foi, on rit.
Dans la matinée, nous découvrons les quelques masures du hameau d’Oustik qui sera couvert totalement par les sables inondant les cultures. Ils vont du nord-ouest au sud-est, bientôt ils auront cerné entièrement la forteresse.
Nous parcourons la demeure de notre hôte. Elle est construite en carré, les quatre murs faisant face exactement aux points cardinaux. Près de l’entrée est le corps de garde qu’habitaient les soldats ; à côté est l’écurie ; puis l’habitation, enfin les greniers et la grande salle où nous avons passé la nuit. Au milieu de la cour, un puits très-profond a été creusé. Non loin du puits est le trou aux punaises : j’ouvre la trappe, je regarde ; il a été habité récemment : j’aperçois un fragment de natte usée, deux ou trois cruches ébréchées, un lambeau de toile.
Radjab-Ali m’explique qu’ici l’on déporte comme en Sibérie, et dans son patois imagé, levant la main comme pour indiquer la taille d’un enfant :
« Tchardjoui, dit-il, tout à fait petit Sibir, Oustik plus grand Sibir, Kabakli, plus loin, tout à fait grand Sibir, très-mauvais Sibir. »
Le fait est qu’Oustik n’est point agréable : nous le quittons sans regret. Après avoir fait nos salamalecs au mirakhor, — car le pauvre exilé porte le titre de maître des écuries, — nous descendons le mauvais escalier avec autant de plaisir que nous le grimpions la veille.
D’en bas, nous envoyons un dernier adieu à notre hôte accoudé au parapet : avec son turban blanc qui tranche sur le fond noir du porche, avec sa longue barbe noire, son air mélancolique, il offre bien l’image d’un prisonnier soupirant après sa liberté. Il restera dans ce triste gîte jusqu’à ce que la fièvre l’emporte ou que son maître l’en tire.
Tous les trois fouettant les chevaux qui avancent péniblement à travers les sables que le Darya dépose quand il s’étale, nous gagnons la grande route. L’Amou, ainsi que tous les grands fleuves, n’en est-il pas une tracée par la nature, et que l’homme aurait bien tort de ne pas utiliser ?
Les chevaux sont réinstallés à l’arrière, et la traversée continue. Le chenal du fleuve changeant journellement de direction, il faut louvoyer, chercher le courant, éviter que le flot heurte en biais la barque et la jette sur un bas-fond.
La rive droite est fréquemment bordée des sables accumulés peu à peu et formant parfois de véritables collines. Ils font une berge plus haute au Darya : ici, ils coulent doucement en filets très-minces ; là, s’écachent par blocs ; le flot rapide entraîne cette poussière d’une ténuité extrême qui s’enfonce lentement et est déposée loin de l’endroit de sa chute.
Les bateliers examinent attentivement la face de l’eau, et dès qu’elle est ridée, ils avancent avec précaution, tâtonnent avec la perche. On échoue quelquefois, lorsque la violence du vent n’est pas amoindrie par les inégalités du sol.
Nous changerons de barque à Ildjik, village sur la rive droite où se tiennent les bateliers qui transportent à Chiva les marchandises peu nombreuses que leur apportent les caravanes : car les commerçants préfèrent la route de terre, plus longue, plus fatigante, plus coûteuse, mais plus sûre. Les Turkomans pillards attaquent de préférence les barques, qui contiennent toujours un butin plus considérable et leur servent immédiatement à passer sur la rive gauche, d’où ils regagnent leurs tentes.
« Ildjik, Ildjik, dit un des pilotes.
— Ces feux là-bas ?
— Ha, ha. »
Voici plusieurs grands feux et des huttes coniques de roseaux, des hommes accroupis autour des feux, d’autres qui circulent. La lune allonge leurs silhouettes ; on les appelle. Tous se lèvent aussitôt et nous entourent. Ils sont coiffés uniformément du grand bonnet noir des Khiviens. Ils ont les yeux plus petits, le nez plus long, plus gros que les Bokhares. Ce sont les marins du port.
Cinq ou six grandes barques sont amarrées, et des ballots amoncelés près de ces abris où dorment les bateliers ; la plupart des sacs sont gonflés de tabac en feuilles importé du Chahrisebz par Bokhara. Il passe pour le meilleur et le plus parfumé d’Asie.
Nous demandons si une des barques est disponible : « Il faut vous entendre avec notre aksakal, répondent les rameurs ; une seule est libre, on va la calfater immédiatement, et elle sera prête demain. »
Nous allons coucher dans le village, à deux verstes du fleuve. Nous y ferons provision de viande fraîche, de farine, de foin, de sorgho pour les chevaux : car on ne trouve point d’orge dans cette région. On nous conduit dans une sorte de grand caravansérail-forteresse où les marchands passent la nuit, après avoir déposé leurs marchandises dans la cour où sont les appentis. La grande salle à droite de l’entrée est bondée de gens accroupis en cercle autour d’un brasier : une partie de la population mâle d’Ildjik est venue se chauffer ici, vider une tasse de bon thé, fumer les tchilims, écouter les racontars des marchands de passage, tandis que deux amateurs grattent agréablement le dombourak. Le public est mélangé ; il y a des Khiviens, des Turkomans, des Bokhares ; c’est que la frontière est proche. On nous cède un coin, où nous nous allongeons sur le feutre. La chambre est bien chauffée, le charbon de Saxaoul ne manque pas, et le feu sera entretenu jusqu’au matin.
Le gîte est meilleur qu’à Oustik. La salle se vide peu à peu, il ne reste plus que les étrangers, et chacun dort sous son manteau.
Au réveil, un vieux djiguite arrive, que nous avions envoyé de Tchardjoui porter une lettre à notre infortuné compagnon Tinelli. Il devait revenir avec un mot de la main du malade, ou tout au moins des nouvelles de sa santé. Nous sommes bien heureux d’apprendre que nulle complication dangereuse n’est survenue, et que bientôt Tinelli pourra gagner en arba Samarcande, où on le soignera plus intelligemment et plus cordialement aussi. On ne peut guère comparer la platitude bokhare à la bonne hospitalité russe.
Le vieux djiguite, le « baba[34] », comme nous l’appelons, viendra en notre compagnie jusqu’à la forteresse de Kabakli, sur la rive gauche. Il est au service du beg commandant cette place de guerre. Les provisions faites, nous regagnons le fleuve. Le patron de la barque est là ; d’abord il nous demande un prix de location exorbitant ; puis, après de longues discussions, nous tombons à peu près d’accord. Il reçoit un à-compte en présence d’une autorité d’Oustik, et s’engage à nous descendre jusqu’aux environs de Petro-Alexandrowsk. A l’arrivée, nous payerons le restant de la somme.
[34] Père.
Ces barques sont mieux construites que celles que nous avons déjà vues sur l’Amou. Cela tient peut-être au nombre considérable d’esclaves russes qui habitèrent Khiva. Ils auront enseigné l’art de travailler le bois aux indigènes, et ceux-ci ne pouvaient avoir de meilleurs maîtres, le premier venu d’entre les moujiks sachant toujours manier habilement la hache.
Le transbordement de nos bagages est à peu près terminé, on va partir, quand un vieillard qui nous a servi d’intermédiaire tout à l’heure, revient accompagné de deux individus déguenillés. Il nous prie de daigner les emmener avec nous. Ils voudraient retourner à Chourakhane, près de Petro-Alexandrowsk ; les Turkomans les ont pillés, il y a quelques jours, tandis qu’ils se rendaient à Bokhara, et ne leur ont pas laissé un fil sur le dos. Ils sont dans la misère, « ayez pitié d’eux ».
L’humble requête est accueillie avec plaisir. Les deux pauvres diables remercient, se serrent modestement dans une encoignure, s’adossent aux coffres dans un état de prostration complète. Ils nous font hommage de tout leur avoir : un melon très-succulent dont un homme charitable les a gratifiés. Rachmed en prendra soin et les nourrira à sa table.
VUE DE L’ABLATOUM SUD.
Dessin de M. Capus.
Tandis que les bateliers, debout, se cambrent sur les avirons par un soleil brûlant, — à une heure, le thermomètre marque 35°[35] à l’ombre, — nos protégés racontent leur lamentable histoire :
[35] Et 44° au soleil, le 4 novembre.
« Nous sommes de Chourakhane, près de Petro-Alexandrowsk ; c’est là que nous avons nos maisons et nos familles. Il y a trois semaines environ, nous chargeâmes trois chameaux d’étoffes et de tapis, et partîmes pour le Bokhara, dans l’intention d’en tirer bon profit. Nous avions pris le chemin le plus court qui côtoie le Darya jusqu’à Outch-Outchak, et pénètre ensuite dans le désert. Tout se passa bien d’abord, on n’apercevait pas de traces de cavaliers, nulle empreinte du pied sans fer des chevaux turcomans. Après avoir marché toute une nuit, nous allions lentement, à moitié endormis sur nos selles. Le soleil était levé depuis quelques heures, et l’on pouvait apercevoir distinctement à main gauche les collines de Koulmouk, qui ont à leur extrémité ouest le puits de Kal-Ata.
« Soudain, le compagnon qui nous manque, qu’Allah lui fasse miséricorde ! m’avertit que des cavaliers nous suivaient. Et en effet, derrière nous, une dizaine d’hommes chevauchaient, chassant un petit troupeau de moutons. Ils avançaient au pas, tranquillement, et notre défiance ne fut pas éveillée. Ce sont des nomades qui s’arrêteront au puits en même temps que nous, pensai-je, et j’étais rassuré.
« Quand ils furent proches, nous reconnûmes bien les chevaux tekkés à leur long cou, à leur tête fine, à leur allure de gazelle. En un clin d’œil nous fûmes environnés par les maudits. Je marchais en tête avec mon parent que voici. Sans donner le temps de saluer, le chef, un grand vieux à barbe grise, le sabre à la main, dit à celui d’entre nous qui venait le dernier :
« — Mets pied à terre, donne ton cheval.
« Il refuse, tire son sabre ; mais un coup de pistolet éclate, et notre ami tombe, percé d’une balle qui, pénétrant au-dessus de l’épaule, sortit par la poitrine.
« Avec des menaces de mort, les Turkomans nous obligèrent à quitter la selle et nous attachèrent les mains derrière le dos. Ils se sont reposés au puits de Kal-Ata, ont rempli leurs outres, puis nous ont dépouillés de nos vêtements. Ils m’ont donné cette mauvaise chemise, ce mauvais bonnet au lieu de mon tchalma de pure laine, ce khalat percé, et m’ont tiré des pieds mes bottes toutes neuves. Elles étaient si belles que les deux plus jeunes de la bande, voulant tous deux les chausser, faillirent se battre ; les autres riaient ; le vieux intervint, et les mit à la raison.
« Ils nous ont gardés trois jours et trois nuits, ils nous ont cinglés de coups de fouet, afin d’accélérer notre pas. Le deuxième jour, j’avais les pieds ensanglantés et je boitais, n’étant pas habitué d’aller sans chaussure. Alors, le jeune homme qui s’était approprié mes bottes, m’en jeta de vieilles, non sans avoir coupé les tiges. Les voilà ! Elles avaient appartenu au pâtre dont ils emmenaient les moutons. Le troisième jour, étant arrivés aux environs du « passage des Tekkés » qui est en amont de Kabakli, ils frappèrent une dernière fois nos dos lacérés par les lanières, puis, déliant nos mains, ils nous remirent comme provisions de route quelques-unes de ces galettes de pain dont chacun d’eux avait un sac plein, et nous obligèrent à partir dans la direction de Bokhara, disant que s’ils savaient que les Russes fussent nos amis, ils nous tueraient sans hésiter.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— Nous avons repris le chemin des caravanes, et nous sommes joints à des chameliers, se dirigeant sur Bokhara. Puis tendant la main aux croyants le long de la route, nous avons gagné Ildjik à grand’peine. Grâce à Allah, l’espoir qu’on nous ferait l’aumône d’une place à bord d’une des barques qui descendent le Darya, a été réalisé. Des Faranguis nous ont recueillis, Allah sera content.
— Les Tekkés étaient-ils nombreux ?
— Dix, tous jeunes, sauf le chef ; tous robustes et armés de sabres ; six avaient d’excellents chevaux.
— Qu’ont-ils fait du corps de votre camarade ?
— Ils l’ont laissé sur le sol, complétement nu, emportant même la chemise ensanglantée. Qu’Allah les maudisse !
— Le pain qu’ils t’ont donné était bon, dit du nez Radjab-Ali, avec son accent persan caractéristique.
— A la vérité, il était très-bon.
— Comment sais-tu cela, Radjab-Ali ?
— J’en ai mangé autrefois. »
Car Radjab-Ali est une sorte de condottiere qui a servi en Afghanistan, avant d’entrer au service russe. Pour des raisons qu’il ne dit pas, — Rachmed prétend qu’il a tué un Afghan dont il porte les armes, — il ne se soucie point de revoir l’Afghanistan ; quant à son pays natal, l’Iran, il doit en avoir gardé un peu agréable souvenir, car il n’en a cure. Radjab-Ali, comme il nous l’a déjà dit, a servi autrefois un de nos compatriotes. Ment-il parce qu’il croit faire plaisir à ses maîtres ? Dit-il vrai ?
Quoi qu’il en soit, notre serviteur prétend s’être trouvé dans le corps d’armée que les Turcomans firent prisonnier en l’année 1861. D’après ce qu’il affirme, il faisait partie de l’escorte d’un Français, c’est à M. de Blocqueville qu’il fait allusion, qui fut pris avec le reste des troupes. C’est alors que lui, Radjab-Ali, aurait mangé l’excellent pain qu’il n’a point oublié. Nous lui demandons quelques détails.
« Les Turkomans t’ont-ils maltraité ?
— Nullement. Ils m’ont renvoyé quelques jours après avec d’autres, demander de l’argent au Chah.
— Et le Farangui ?
— Dès qu’ils s’en furent rendus maîtres, ils l’ont invité à s’asseoir et lui ont fait servir du thé. Le Chah a payé pour votre compatriote une rançon d’un million de tengas.
— Merv est-il une grande ville ?
— Non, il y a des saklis où les marchands placent les marchandises le jour du bazar, et des tentes à l’infini.
— Quel est le meilleur chemin conduisant à Merv ?
— Celui qui part des ruines de Ketmenchi, bien que les puits soient rares en suivant cette direction, mais il y a moins de sable. »
Quant au « baba », il connaît bien les Turkomans. Il habite depuis cinq ans la forteresse de Kabakli, dont le commandement est confié à son maître, un beg courageux. Or Kabakli est en même temps une prison destinée aux grands coupables, et un poste créé à l’instigation des Russes, dans le but de protéger les caravanes, d’assurer la tranquillité du fleuve et de repousser les attaques des Turkomans. Trois cents « garaouls[36] » seraient chargés de cette besogne. Ils sont composés de soldats qui se sont mutinés, ont volé ou commis quelque autre méfait. L’Émir les expédie à la frontière, où ils trouvent l’occasion d’épuiser la turbulence de leur caractère à combattre les pillards. Dernièrement, il serait arrivé un convoi d’une cinquantaine de ces condamnés militaires. Ils forment les compagnies de discipline du Bokhara.
[36] Gardiens.
Le vieux serviteur parle avec éloge de son maître ; il est très-brave, et l’Émir l’aime beaucoup.
« Ce n’est pas comme le beg précédent, ajoute-t-il, qui est emprisonné depuis cinq ans à Bokhara.
— Pour quelle raison ?
— Un parti de Turkomans étant venu rôder en été, époque où l’on ne se défie pas d’eux, surprend presque tous les troupeaux paissant aux environs de la forteresse et les emmène. On court prévenir le Beg. Il rassemble ses hommes, les fait monter à cheval, et se met à la poursuite des bandits. Ceux-ci avaient une avance considérable. On ne put les atteindre qu’en forçant l’allure des chevaux. Le butin fut repris, mais les pillards s’échappèrent, car ils montaient des coursiers très-rapides. Le mal fut que la chaleur rendit malades les chevaux de nos soldats, et quatre-vingts moururent de cet excès de fatigue. Lorsque l’Émir apprit ce grand malheur, sa colère fut terrible, et comme il avait déjà eu lieu de se plaindre du beg qui mena cette affaire, il l’a fait jeter en prison à Bokhara, et l’y a gardé depuis lors.
— Comment se fait-il que les Turkomans pillent rarement en été ?
— Parce qu’ils n’en ont pas le loisir, étant alors occupés aux travaux des champs, et que les puits sont presque sans eau, que la chaleur est insupportable, et que pour ces raisons les alamans[37] présentent de grandes difficultés.
[37] Expédition dans le but de piller.
— Et en hiver ?
— Ils n’ont presque rien à faire, qu’à flâner d’une tente à l’autre, écouter les récits des conteurs. C’est alors que se recrutent facilement les hommes d’un alaman. On les trouve surtout parmi les pauvres : il y a celui qui trouvant sa part d’eau insuffisante, veut l’accroître, mais n’a point d’argent ; celui qui l’a perdue au jeu, — car ils jouent leur part d’eau, — et celui qui est incapable de fournir le kalim qu’on lui demande, et puis, les oisifs, les coureurs d’aventures. Qu’il se trouve un riche, propriétaire de plusieurs chevaux, déjà connu par son adresse et son habileté à diriger une expédition ; que ce riche propose à ces hommes sans avoir de leur prêter à chacun un cheval et d’aller en quête d’une riche caravane, et il s’en présentera trois fois plus qu’il n’en faut, capables de tout, ne reculant pas devant une nuit de sang.
« Le chef choisit les plus braves et les plus vigoureux, leur donne ses chevaux à entraîner. Quand le « iarak[38] » est terminé, ils rassemblent les provisions et partent avec des outres pleines. A l’entrée du désert, tous promettent solennellement d’obéir au chef, de lui remettre moitié du butin et de se partager équitablement le reste. Ces karaks[39] tiennent toujours la parole qu’ils ont donnée.
[38] Entraînement du cheval.
[39] Brigands.
« Puis ils se dirigent vers le Darya, le surveillent, et si l’occasion est belle, ils s’emparent d’une des grandes barques chargées qui vont à Ourguentch, la pillent, puis rentrent chez eux. Si la barque est sans fret, ils menacent les bateliers, qui sont contraints de les prendre à bord et de les déposer sur l’autre rive. Quand ils ne trouvent même pas une nacelle, ils traversent à l’endroit où les berges sont proches et le fleuve parsemé d’îles.
« Chacun vide l’outre suspendue à sa selle, la gonfle d’air, place dans son grand bonnet les objets craignant l’humidité, attache ses armes sur les épaules, et tenant d’une main un coin de l’outre, de l’autre main tirant le cheval par la bride, ils se jettent à l’eau et abordent sur le territoire bokhare. C’est alors que la chasse commence. Gare aux caravaniers qui ne montent pas de bons chevaux, qui sommeillent en marche et n’interrogent pas anxieusement l’horizon ! »
Le chef de la barque confirme les dires du baba, ajoutant qu’il a déjà perdu un chargement de blé par la faute des Tekkés, et que plusieurs fois il a dû transporter d’une rive à l’autre eux et le butin.
Et le pilote Iskandar, qui mange à côté de nous, le nez dans son écuelle, tandis qu’on le relaye, et qui ne paraît pas avoir le courage de son homonyme le Macédonien, dit, la bouche pleine : « Tekké ! Tekké ! » avec un air d’épouvante et sur un ton larmoyant. On voit qu’ils lui inspirent un effroi véritable.
Entre temps, nous arrivons vers neuf heures du soir près de Kabakli ; nous mouillons dans une petite crique enfoncée dans la rive gauche, à cette place couverte de peupliers que la lune argente très-poétiquement.
Le baba monte à cheval : « Je vais prévenir mon maître, dit-il, attendez mon retour. » Il fouette sa rosse étique et disparaît au galop dans le taillis.
Il ne tarde pas à revenir avec dix guerriers armés de fusils. A la lueur du feu allumé par les bateliers, ils ont la mine la plus patibulaire. Ces honnêtes gens monteront la garde près de la barque durant la nuit, car on a signalé la présence d’un alaman dans les environs. Nous-mêmes dormirons dans la forteresse où le Beg attend les Faranguis.
Dans une clairière est posée la masse carrée de l’édifice ; on n’y arrive que par un couloir formé de deux petits murs parallèles, longs d’une centaine de mètres, partant de chaque côté de la porte et ayant entre eux l’espace nécessaire au passage d’une arba.
On ouvre une première porte, les soldats du fort présentent les armes, puis une deuxième porte, refermée tout de suite ainsi que l’autre. Nous sommes dans une vaste cour sombre. Un homme nous invite en assez bon russe à entrer dans une petite salle basse et longue, où un brasier luit dans un coin, et une lampe à bec fume dans l’autre.
Des hommes étendus se lèvent et s’en vont. L’individu qui sert d’interprète nous apprend que le Beg viendra nous voir dans un instant, après notre repas.
C’est la première fois que j’entends un Bokhare parler russe aussi couramment, et je lui manifeste mon étonnement de trouver à Kabakli une personne aussi instruite.
« Ah ! monsieur, nous dit-il, je n’ai pas toujours été aussi misérable, j’étais un des plus riches marchands du Bokhara. Maintes fois je suis allé à Moscou, à Nijni-Novogorod ; j’ai même visité Pétersbourg. J’ai vécu longtemps en Russie, vendant du coton, de la soie et des tapis. Mais, il y a dix ans bientôt, l’Émir s’est défié de moi, et sans que j’en aie su la raison, on m’a jeté dans le sindoum de Bokhara. Trois ans, j’ai été enfoui sous la terre. En hiver, je n’avais pas trop froid, mais en été la chaleur était insupportable, et moi qui avais coutume d’habiter de bons appartements, de faire toutes les ablutions prescrites, j’étais rongé par la vermine.
« Et pourtant, je n’osais souhaiter qu’on me tirât du trou. Quand on hissait un de mes compagnons, j’apprenais parfois par un nouveau venu que ç’avait été pour le pendre. Et je me disais : Allah veuille qu’on t’oublie !
« Puis on m’a envoyé à Kabakli ; j’ai appris ma ruine par un homme de l’escorte, mes biens ayant été confisqués ; ensuite ma femme est morte, et mon fils en bas âge est venu vivre auprès de moi. Depuis sept ans, je ne suis pas sorti de la forteresse. Pendant un an et demi, le Beg m’a empêché de converser avec les gens de passage. Il ne veut pas que je parle russe, parce qu’il ne comprend point cette langue.
« Tout à l’heure il viendra ; je vous en supplie, gardez-vous de lui rien dire de ce que je vous ai conté, il me ferait pendre. Ah ! je suis misérable, bien misérable ! quel commerce voulez-vous que je fasse à Kabakli ? Impossible de trafiquer, de gagner de l’argent. »
Tel est, en effet, le plus cruel des tourments qu’on puisse infliger à un Tadjik : l’empêcher de gagner de l’argent et de trafiquer. Quelle race est plus dévorée par l’auri sacra fames ?
Le prisonnier exhalait ses plaintes à mi-voix ; soudain il se tait et recule. Le Beg vient d’entrer par la porte basse.
C’est un solide Ousbeg de taille moyenne, trapu, coiffé d’un bonnet noir, avec une longue barbe grisonnante, des yeux noirs, vifs, brillants, sous des sourcils touffus. Il a fière mine, et les allures souples et lourdes d’un grand fauve, d’un ours. Il salue gravement, puis questionne ses hôtes par l’intermédiaire du prisonnier, s’exprimant posément.
Il ne peut faire de distinction entre Farangui et Français. Pour lui, nous sommes un seul peuple avec les Anglais.
« Mais notre langue n’est pas la même !
— Les Ousbegs non plus ne parlent point le même dialecte que les Tadjiks, et cependant ils sont tous musulmans. »
Ni la géographie, ni l’ethnographie n’ont été l’objet de ses études. Le vieux soudard a appris à monter à cheval, à donner des coups de sabre, laissant aux mollahs le soin de déchiffrer les livres.
Il nous annonce comme un événement tout récent que trois Faranguis sont allés à Merv et ont dit aux Tekkés : « Merv est à nous. »
Je ne sais vraiment à quoi rattacher cette rumeur. Cela donnera idée au lecteur du temps qui doit s’écouler avant que les nouvelles d’une grande guerre, d’un fait marquant de l’histoire d’Occident, arrive aux oreilles des habitants de certains recoins de l’Asie, et jusqu’à quel point un récit sera défiguré en passant de bouche en bouche. Ne sommes-nous pas aussi ignorants de l’histoire contemporaine de l’extrême Orient et de sa géographie ?
D’autre part, le Beg vient d’apprendre que beaucoup de Tekkés se rendent à Khiva, afin de se donner aux Russes.
Je lui demande s’il y a longtemps qu’il a eu maille à partir avec les pillards.
« Non, tout dernièrement, mes garaouls ont dû les poursuivre et reprendre des chameaux qu’ils avaient volés. »
Il est tard, le Beg prend congé de ses hôtes qui dorment jusqu’au moment où la diane sonne. La diane bokhare est un charivari qui dure cinq minutes. On voit bien à la vigueur qu’ils déploient à taper sur les tambours, à souffler dans les trompettes, que cela ne leur arrive qu’une fois par jour. En tout cas, ils jouent bien le rôle qui leur est assigné, ils ont charge de réveiller les croyants, et ils les réveillent. Un bruit pareil, en même temps qu’il arrache brutalement les dormeurs aux bras de Morphée, retentit au loin, et peut donner à réfléchir aux ennemis qui l’entendent. C’est terrifiant comme un concert de tigres qui rugissent au soleil levant.
On a entassé dans la barque du foin pour plusieurs jours ; on a ajouté un sac de sorgho pour les chevaux, du charbon pour le feu. On peut poursuivre la route.
Ayant dit adieu au Beg, à l’infortuné marchand qui nous conduit jusqu’au seuil de la porte, nous arrivons par le soleil du matin près de la rive où les soldats sont assis en désordre. A notre vue, ils se lèvent, s’alignent, présentent plus ou moins bien les armes, puis attendent le fusil au pied que nous prenions le large. Une belle collection de bandits ! Après que les bateliers ont mis la main à la barbe, en saluant, l’un des guerriers, sur l’ordre de son chef, épaule son mousquet, car il a la prétention de nous dire adieu par une salve d’un seul coup — la poudre est rare. — Le chien tombe, et c’est tout. Il arme de nouveau, presse la gâchette ; rien. A la troisième reprise, le coup fait long feu. En somme, voilà de mauvaises armes et de mauvais soldats.
Les bonnets noirs disparaissent derrière les arbres, à la file, tandis qu’Iskandar le pilote s’efforce d’engager la barque dans le courant.
Dès que nous avons perdu de vue Kabakli, les bateliers observent le silence ou parlent à voix basse ; le patron nous engage à les imiter, et à bien observer la rive ; car nous pénétrons dans la région où les Tekkés ont coutume d’attaquer les barques.
Le fleuve est semé de bas-fonds, d’îlots ; le courant rase tantôt la berge droite, tantôt la gauche, et l’on est à portée de fusil des hommes qui seraient embusqués derrière les touffes de roseaux ou derrière les pans de murs de saklis en ruine.
Tout le monde est aux aguets ; inutile de dire que les deux pillés font bonne garde, et qu’ils ne sont nullement rassurés. Les armes sont à portée de la main.
Dès que dans le lointain l’un des hommes croit apercevoir quelque silhouette, il la montre du doigt, et chacun regarde, examine attentivement, la main au-dessus des yeux. Le point noir reste immobile ; c’est sans doute une broussaille, une carcasse de bête, que l’éloignement grandit, et l’on ne s’en occupe plus. Puis, voilà une trace sur le sable, on s’approche : elle date de loin. Une tige froissée, l’herbe qui penche et que peut-être un pied aura foulée, c’en est assez pour raviver les craintes. Soudain, Radjab-Ali montre tout près du bord une plaque humide sur la plage.
« Un homme ! »
L’équipage, les passagers ont froid dans le dos ; mais Radjab-Ali s’est trompé, ce n’est pas un homme, mais un sanglier qui a détrempé le sol. Pourtant nul ne songe à rire de la méprise.
La journée se passe en commentaires sur le moindre indice suspect. Nos compagnons de route ont la mine inquiète, et il est évident que les Tekkés leur causent une terreur insurmontable. Rachmed fume le tchilim avec indifférence, Radjab-Ali a mis une capsule neuve à son pistolet et fait jouer son grand sabre dans le fourreau.
Le soleil resplendit, pas la moindre brise ne s’élève, et l’on descend avec une rapidité relative le cours sinueux du Darya. De temps à autre, des ruines déchiquetées rompent la monotonie de la plaine et rappellent que la désolation ne fut pas toujours aussi complète qu’à présent. Autrefois, des villages étaient sans doute échelonnés sur le cours du Darya, car l’eau ne manque point, ni la terre ; mais l’impossibilité de résister aux attaques, le besoin de sécurité nécessaire au travail des champs, aura contraint les habitants à chercher un refuge dans les oasis peuplées de la rive droite. Ici, le plus grand ennemi de l’homme est l’homme qui, ne possédant pas un capital d’eau suffisant, équilibre son budget aux dépens de son semblable mieux partagé. Nous le montrerons ailleurs.
On cuisine à bord du bateau, on allume le feu dans des fourneaux en terre pétrie, posée à l’arrière sur une couche d’argile. Il importe de manger à la clarté du jour, de ne pas brûler de bois au soleil couchant, la colonne de fumée qui monte très-haut par un temps calme, est vue à des distances considérables. Elle décèlerait notre présence, et attirerait les pillards. Durant la nuit, les bateliers, qui n’oseraient même pas battre le briquet, dissimulent la barque dans une crique au milieu des roseaux ; ils dorment, veillant à tour de rôle jusque vers une heure du matin. Ils partent quand l’obscurité est profonde, enfonçant les avirons doucement, et ne disant mot.
Il est deux heures ; Iskandar, qui gouverne à l’arrière, quitte soudain sa place, et arrive en courbant le dos jusqu’à ses camarades.
« Des barques ! » dit-il.
Du coup, tous abandonnent les rames, se cachent derrière les bords de la barque qui dérive. Rachmed, qui est de garde, me touche la main et tout bas me souffle à l’oreille : « Vois là-bas », et du doigt il m’indique une forme noire barrant le passage.
J’examine, questionne le patron qui est près de moi, au milieu de son troupeau de lions, et lui me répond :
« Tekkés !
— Bien vrai ?
— Par Allah, Tekkés ! »
J’explique rapidement à Rachmed qu’il ait à tendre les cartouches à mesure qu’on les usera. Je secoue Radjab-Ali profondément endormi, il tire son sabre, et je prends mon fusil Berdane. Cependant, on approche de l’embuscade.
Voilà bien une barque avec des hommes debout.
Le patron affirme de plus en plus que ce sont des Tekkés : pas d’autres qu’eux n’oseraient se montrer à découvert.
D’une bourrade, j’oblige Iskandar à retourner à son poste, lui ordonnant de nous mener lentement du côté opposé. Bientôt nous sommes à portée de voix, un petit feu brille dans une île.
C’est le moment de réveiller Capus, qui commence par essuyer ses lunettes et se prépare à l’abordage.
Il faut savoir à quoi s’en tenir, avant d’être près de nos ennemis. Avec des gestes menaçants, je contrains le patron à héler ces gens. Il pousse un « Ha ! ha ! » et tout de suite le feu disparaît. Pas de réponse. Il recommence, dit son nom, demande qui est là. Et on lui répond enfin : « Je suis un tel, ton ami, qui viens de Khiva avec des barques vides, et je remonte vers Ildjik. » Par crainte des Tekkés, les Khiviens s’étaient installés dans une île au milieu d’une roselière. Cette interpellation les avait sans doute terrifiés, et ils avaient immédiatement caché leur feu. Les deux patrons échangent les compliments d’usage :
« Salamaleïkom.
— Valeïkom assalam. »
Et l’on repart, heureux en somme d’en être quitte à bon marché.
Les chalands de Chiva ont à chaque extrémité une poutrelle assez haute où monte le batelier, afin de pouvoir sauter avec l’amarre sur la rive qui est souvent beaucoup au-dessus de la surface de l’eau. Les chalands arrêtés étaient en ligne à côté l’un de l’autre ; nous les voyions de trois quarts, et ces poutrelles paraissaient une rangée de plusieurs individus. Ce qui prouve qu’il n’y a pas que le Pirée qu’on prenne pour un homme.
Le matin, après avoir dépassé les ruines de Ketmantchi, nous traversons silencieusement la goulette où le Darya file très-rapidement entre des rives escarpées. C’est tout près que les Tekkés ont coutume de la traverser. Voici une île qui facilite cette opération. La largeur est ici d’une centaine de mètres.
« C’est ici qu’ils passent », dit laconiquement le patron.
A gauche, un sentier a été tracé sur le sable de la rive par une file de cavaliers. L’empreinte des sabots est bien marquée, et date de quelques jours ; au bas de cette piste, l’herbe est foulée. Ils se sont arrêtés à côté, au milieu des roseaux, allumant du feu dans la clairière, sans doute afin de sécher leurs habits. Le piétinement des chevaux est très-visible sur le sol argileux de l’île, où deux bâts ont été abandonnés.
« Les selles de mes chameaux », dit un des pillés, et cela lui rappelle son malheur. On les a jetées, comme chose de peu de valeur, lors du partage du butin, dont chacun emporte sa part en croupe. Les chameaux déchargés ont marché plus vite.
A main droite, au flanc de la berge abrupte, un chemin serpente jusqu’au point où les Tekkés se mettent à l’eau.
Peut-être nous serions-nous heurtés à ces karaks sans la maladie de notre ami Tinelli. S’il eût plu à ces bandits de nous piller, la chose eût été facile. En réalité, nous eussions été deux à leur résister, car ces bateliers n’auraient pas même fait un geste pour nous défendre. Au fait, à quoi leur servirait le courage ? ils ne possèdent rien en propre que des guenilles et l’existence. Ils savent qu’on ne prendra point le bout de toile qui les couvre ; quant à l’existence, ils veulent à tout prix la conserver, suivant cette manie commune aux hommes, qui attachent une valeur énorme à des riens, par le seul fait de l’habitude.
Plus loin, à un endroit où le Darya contourne une presqu’île, nous apercevons des abris de roseaux.
« Qu’est cela ?
— Karaoul Khana », répond le patron, c’est-à-dire la station des gardiens. Nous allons y faire halte.
Dès que nous approchons du rivage, un petit homme maigrelet, le fusil sur l’épaule, vient à nous ; il pousse un cri, et sept ou huit hommes armés sortent des huttes et du fourré où ils étaient en vedette et guettaient probablement les faisans, très-nombreux dans cette région.
Ce sont des gaillards de vingt-cinq à cinquante ans, coiffés du traditionnel bonnet en peau de mouton, chaussés d’abarcas en peau de chèvre. Le petit homme qui est le chef et marche d’un pas très-alerte, nous invite à son feu. On le questionne :
« Y a-t-il longtemps que des Karaouls sont à cette place ?
— Quarante ans environ.
— Vous n’y restez point toute l’année ?
— Seulement durant l’automne et l’hiver, quand les Tekkés organisent les alamans.
— C’est le khan d’Ourguentch qui vous paye ?
— Lui-même. Une saison de garde vaut à chacun cinquante tengas et une provision de riz.
— Comment passez-vous votre temps ?
— Le jour, on chasse, on pêche, on fabrique des cordes de chanvre que les bateliers payent un bon prix. La nuit, ceux qui ne font pas sentinelle dorment dans la nacelle qui est amarrée près de vous.
— Y a-t-il longtemps que vous avez aperçu des Tekkés ?
— Il y a un mois environ qu’une bande nombreuse est apparue sur la rive gauche du fleuve, quinze jours qu’un parti d’une quarantaine d’hommes a paru sur la rive droite. »
Avant notre départ, le chef, pour nous remercier du thé que nous lui offrons, envoie un de ses hommes querir deux faisans et nous les donne. En échange, il reçoit du thé, un peu de sucre et un paquet de cartouches. Car il est armé d’un berdane, mais possède juste une cartouche. Au reste, l’arme est en très-mauvais état, la batterie ne joue pas, le sable obstruant les rainures, et je ne parviens pas à enlever la cartouche, qui adhère au canon par une couche de rouille.
Ces gardiens chargés d’assurer la descente du fleuve ne me paraissent pas prendre leur besogne au sérieux, et les Turkomans ont la partie belle.
D’après le commandant du poste, nous pourrons atteindre Outch-Outchak dans la soirée. Mais nous avons le vent debout : impossible de continuer la route, il faut atterrir et attendre un temps plus calme ou bien une brise favorable. On mouille dans l’échancrure d’une île. Comme Robinson, je l’explore. Cette île est une presqu’île d’un kilomètre carré au moins. A l’époque des crues, elle est entourée par les eaux, qui laissent de la vase et forment des mares où les sangliers se vautrent et s’abreuvent. Maintenant que les mares se dessèchent, ils vont jusqu’au fleuve, se frayant un passage à travers les roseaux très-grands et très-rustiques.
A l’aube, le vent ayant cessé, nous partons.
A une heure d’Outch-Outchak, nous voyons près de sa rive droite une barque où l’on entasse du charbon de Saxaoul ; des chameaux chargés attendent.
Au coucher du soleil, on aperçoit le mur de la forteresse d’Outch-Outchak, qui, de loin, ne paraît pas difficile à prendre.
Le vent du nord souffle avec violence, et nous nous abritons au bord du fleuve, au milieu des roseaux, qui fourniront le lit et le combustible.
Tandis que nos hommes préparent le souper, nous allons visiter la forteresse ou plutôt l’intérieur des quatre murs croulants qui défendent mal les tanières en terre où des hommes se chauffent autour de brasiers ; leurs chevaux sont au piquet. Tous ces guerriers sont oisifs, comme ceux de Karaoul-Khana ; ils sont chargés de faire la police de la frontière. Ils passent le temps à deviser autour des feux, à fumer, à manger, à jouer ; tous les quatre mois on les remplace.
Le patron de la barque nous assure qu’ils ne servent à rien. « Il y a deux ans, ajoute-t-il, à trois cents mètres des murs, des marchands bivouaquaient avec des chameaux près de l’endroit où nous sommes. Les Tekkés les ont surpris, massacrés, et, tandis qu’une partie de leur monde tenait tête aux Karaouls qui tiraillaient sans oser quitter le retranchement, le reste chargeait le butin et les chameaux sur des barques, passait le fleuve et revenait ensuite chercher le gros de la troupe. »
Près du fortin, nous remarquons de nombreuses carcasses de chameaux blanchies. Elles gisent là depuis 1873, car on sait que la colonne du général Kauffmann, qui se dirigeait sur Chiva, aboutit à cette place après des peines inouïes et avoir perdu plusieurs milliers de chameaux.
Pour la première fois depuis Oustik, nos hommes allument sans hésiter un bon feu, deux même. L’un sert aux maîtres, l’autre, plus loin, aux bateliers, qui consacrent une partie de la soirée à se débarrasser de certains parasites dont nous-mêmes sommes infestés.
Avant que la lune disparaisse, Radjab-Ali réveille les hommes. A dix heures, on arrive aux ruines de Mechekli. Il paraît que des Turkomans habitent cette région. Je pars avec Rachmed à la recherche de fourrage.
« N’oublie pas les melons, lui dit Radjab-Ali ; il n’en est point de meilleurs que ceux de Mechekli. »
Radjab-Ali peut être tranquille ; notre serviteur en est très-friand, et la recommandation est superflue.
On arrive au premier aoul des Ata-Turkmènes en louvoyant entre les roseaux et les buissons de tamaris.
Leur forteresse, placée sur une hauteur, consiste en quatre murs rectangulaires de 60 à 80 mètres de côté, avec des entrées étroites, faciles à barricader, et des embrasures à hauteur d’homme. En temps de guerre, ou dans la saison froide, les Turkomans y transportent les yourtes, le fourrage, les troupeaux, et vivent entassés. Au nord, dans une vallée, une soixantaine de yourtes sont éparses ; il y en a d’autres devant nous, au sud. C’est là que nous allons acheter du fourrage, marchander des melons.
Ces Turkmènes sont d’une structure moins lourde et mieux construits que les Ousbegs. Ils ont le bas de la figure allongé, le nez plus long, les yeux petits et la lèvre grosse, un peu pendante, et parlent avec un zézayement propre à leur race.
Les femmes, qui vont le visage découvert, sont grandes, élancées même, très-brunes, et, sauf l’œil moins ouvert, la largeur de la face à hauteur des pommettes, elles auraient le type de Persanes, mais de Persanes très-vigoureuses.
Les Ata-Turkmènes paraissent vivre dans l’aisance ; leurs tentes très-vastes, de feutre solide, sont fermées par des portières en tapisserie. Ils n’ont pas à redouter les attaques des Tekkés : depuis que les Russes sont à Petro-Alexandrowsk, les pillards n’osent quitter la rive opposée.
Près des ruines de Zenki-Kourgane, nous voyons des falaises de grès. Elles s’émiettent, redeviennent sable.
Nous installons notre bivouac au bas d’une de ces falaises à pic, d’où se sont détachés des blocs de pierre meulière. Le patron de la barque se promet à son retour d’en charger sa barque et de les vendre à des marchands bokhares.
Nous sommes cachés derrière ces hauteurs comme dans l’angle de murailles. Du côté du Darya il y a des touffes de roseaux, et lorsque Rachmed veut en couper une, le patron arrête son bras.
« Il ne faut pas toucher à cela ; après le coucher du soleil, nous en aurons besoin contre le vent. »
Est-ce de cette façon que certains végétaux devinrent sacrés quand on commença à s’en servir sans savoir les cultiver ?
Au moment où le feu est allumé pour le repos du soir, je grimpe au sommet des falaises.
C’est toujours le désert infini, avec son calme, sa solitude parfaite. L’Amou se tord à mes pieds, enlaçant les îles de sable, unies et bombées comme des dos de cétacés monstrueux ; il se dérobe à main droite, reparaît au loin à l’ouest, et le demi-cercle d’un de ses méandres luit, ainsi qu’un lingot d’argent recourbé. Puis on ne le voit plus.
En bas, des pigeons volent une dernière fois avant de se cacher dans le trou où ils dorment en sûreté. Perché à la pointe d’un rocher, un faucon immobile les guette, le bec en avant. Des aigles planent dans l’air, surveillant les ébats de leurs enfants : ils sont repus sans doute et ne chassent point. Les dernières lueurs du crépuscule s’éteignent ; voilà la nuit : il est temps de descendre au campement marqué par le feu qui vacille, tout petit.
J’arrive au moment où les gens de Chourakhan font à nouveau le récit de leurs malheurs aux bateliers qui bayent en les écoutant. Près du port on peut bien conter son naufrage : demain ils arriveront sans doute chez eux. Toute la nuit, la traversée se continue sans obstacle, mais dans l’après-midi le vent du nord-ouest jette notre barque contre la rive, et il est impossible de continuer la route.
Quand le calme se rétablira, les bateliers remonteront le fleuve jusqu’en face de Petro-Alexandrowsk, et des arbas iront querir nos bagages.
Je pars en avant, afin de préparer le logement. Radjab-Ali m’accompagne jusqu’à un aoul de Turkomans où je prendrai un guide. Le djiguite retournera ensuite près de Capus, car seul il connaît le chemin de terre, et dans ce maquis entrecoupé d’aryks, sans une route bien tracée, il est difficile de s’orienter.
Il me faut menacer le chef turkoman à qui je demande un de ses serviteurs comme guide. Il ne veut pas entendre raison ; les promesses d’une récompense, la menace du gouverneur, rien n’y fait. J’avise son cheval favori, facile à reconnaître aux innombrables couvertures qui le couvrent, et lui dis :
« Si tu ne me donnes pas un guide, je le tue. »
Il ne bronche pas, mais appelle un homme étendu à la porte d’une tente, lui donne l’ordre de me conduire à Chourakhan. Celui-ci monte à cheval, je le fais passer devant moi, nous partons au trot par un vent épouvantable.
Bientôt nous atteignons le fort russe, d’où arrive un air de polka joué par la musique militaire. Après le silence du désert, cela égaye comme un chant d’oiseau. La pensée nous vient que d’ici à la Caspienne, il reste à peine le chemin de Paris à Berlin, et nous voilà de très-bonne humeur.