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En Asie centrale : $b du Kohistan à la Caspienne

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II
LE KOHISTAN.

Préparatifs. — Pendjekent. — Départ des soldats russes. — Singulière emplette d’un soldat tatare. — A propos d’ânes. — Une forteresse. — Vie de l’alpage. — Dans la montagne. — Ourmitane. — Varsiminor. — Façon de se nourrir des habitants. — Femme à bon marché. — Les Tadjiques. — Mercuriale. — Le bois, la terre. — Les balcons du Fan-Darya. — Aventures de Klitch ; un de ses amis. — Les éboulis. — Kenti, misère des habitants.

Nous sommes de retour à Samarcande, notre quartier général. Maintenant, il s’agit de visiter le pays des montagnes ou Kohistan. Il nous faut un homme pouvant servir d’interprète et qui soit accoutumé à ce genre de voyage. A moins d’apprentissage, un habitué de la plaine sera embarrassé dans la montagne, où les précautions à prendre ne sont plus les mêmes.

Grâce à notre hôte le général Karalkoff, nous engageons un djiguite qui a accompagné autrefois le grand naturaliste Fedchenko dans cette région du Turkestan.

Le mollah Klitch est un homme très-poli, très-soigneux de sa personne, pratiquant le maquillage, montrant les dents à tout propos, qui s’exprime en russe mal et péniblement, mais comprend bien les différents dialectes du pays. Nous n’aurons qu’à nous louer de son honnêteté et de son dévouement.

Il prend les devants et part pour Pendjekent avec nos chevaux. J’ai comme monture une excellente petite bête que le général Karalkoff a bien voulu me confier, et qui ne bronchera pas une fois dans les sentiers les plus difficiles.

A Pendjekent nous sommes reçus cordialement par la petite colonie russe composée des officiers de la garnison et des employés de l’administration. Nous faisons nos préparatifs.

Le mollah Klitch nous fait observer que souvent nous suivrons des chemins en corniche et trop étroits pour des chevaux chargés, qu’il faut acheter des ânes pour le transport des bagages et des futures collections. Nous en payons trois quarante-cinq roubles. Ils seront commis à la surveillance du jeune Djoura-Bey, robuste garçon d’un caractère égal et d’un pas non moins égal, qui est baptisé le « chaïtan-toura » (seigneur des ânes). C’est un marcheur infatigable qui a dirigé à merveille ses bêtes de bât.

Klitch recommande d’emporter surtout des fers pour les chevaux et des clous pour les fers ; la quantité de clous que l’on use sur les cailloux de la montagne est énorme, on n’en saurait trop avoir. Faute d’une provision suffisante, à un moment donné, le voyage deviendrait impossible. Si les chevaux ne sont point ferrés, ils liment sur les pierres la corne de leurs sabots au point de ne pouvoir poser le pied sans douleur intense. Incapables de pincer le sol, de se cramponner à la montée, de s’arc-bouter à la descente, ils se fatiguent outre mesure : leur marche n’est plus sûre, et monture et cavalier courent le risque de rouler de très-haut… très-bas.

Nous n’oublions point le sucre, le thé, le riz, la chandelle, le pain cuit sans levain, le tabac pour le tchilim, ni le mata, toile de coton grossière qu’on roule autour des pieds et des jambes de façon à emplir les larges bas de cuir indigènes indispensables aux grimpeurs de rochers.

Cette façon de bottes appelées galtchas garantit le pied des aspérités de la pierre.

On a donné le nom de Galtchas à des peuplades qui habiteraient le Kohistan et que nous avons cherchées sans les trouver nulle part.

Nous pouvons affirmer qu’à toutes nos questions au sujet des Galtchas, lorsque nous avons insisté pour voir ce peuple qui a fourni matière à des discussions scientifiques, notre interlocuteur indigène a répondu avec un sourire, invariablement : « Au bazar de Pendjekent », et quand par hasard nous étions chaussés à la mode des gens du pays, il baissait les yeux, disant : « Voilà des Galtchas. »

Pendjekent (cinq villages) est une petite ville sur la rive gauche du Zérafchane. Située à l’endroit où le lit du fleuve commence à s’élargir, elle commande par sa position l’entrée du Kohistan. Les Russes y ont placé des troupes.

Une partie des soldats est congédiée le jour même de notre arrivée à Pendjekent. Des permissions nombreuses ont été accordées, et, toute la nuit, le départ est fêté la bouteille à la main. L’unique cabaret retentit de chants joyeux ; on se trémousse au son de l’accordéon, de la balalaïka ; les danseurs font trembler la baraque du choc de leurs talons ferrés. On vide force bouteilles de votka. Dans l’attendrissement d’une demi-ivresse, les amis pleurent de se quitter. Ceux qui partent sont chargés de mille commissions pour la Russie ou la Sibérie, à l’adresse des connaissances qu’ils rencontreront sur la route, à l’adresse des parents qu’ils retrouveront dans le village perdu au milieu d’une gaie forêt de bouleaux. « Tu penseras à mon frère Michel, à mon amie Sabina », etc., et l’on bavarde au milieu du brouhaha, des chants, la main sur l’épaule, se tenant par la taille. Cela dure jusqu’à l’aube du jour, puis ils rentrent au cantonnement par groupes, en chantant ; plus d’un titube.

La coutume est de reconduire durant la moitié d’une étape les hommes libérés. Quand on est arrivé à l’endroit de la séparation, les soldats disent adieu à leurs chefs, leur souhaitent bonne santé, longue vie ; ceux-ci les remercient de quelques paroles touchantes. On s’embrasse ensuite une dernière fois, et chacun tire de son côté. Les uns gagnent la vaste plaine russe, les autres retournent au cantonnement dissimulé dans une gorge étroite.

Le jour luit depuis une heure à peine. Soudainement un chant éclate dans la rue, c’est le bataillon qui s’avance d’un pas cadencé : en tête, le vieux commandant, solidement campé sur son fringant cheval couleur d’ébène ; puis les chanteurs à qui le tam-tam indique la mesure et le sifflet les reprises ; enfin le gros de la troupe, par quatre, chacun à sa place habituelle, sans armes, en blouse et képi de toile blanche, le pantalon de cuir dans les bottes souples. Ils marchent joyeusement ; les libérés ont au côté la besace d’où sort quelquefois le goulot d’une bouteille. Ils s’éloignent dans la poussière ; bientôt on n’entend plus qu’un bruit sourd que perce la voix d’un ténor, un sifflement ou la note stridente du triangle. Les voitures sont parties à l’avance chargées des bagages, des femmes et des enfants, car les soldats pères de famille sont assez nombreux. Le soldat sert sept ans et vient quelquefois au régiment avec sa femme. Parmi les retardataires je reconnais des Tatares à un teint basané, à des cheveux très-bruns, à une mine plus grave. Ils sont économes, sobres ; et puis, le Coran défend les liqueurs fortes. Étant musulmans et sunnites comme les indigènes du Turkestan, il arrive qu’ils prennent femme parmi les filles de leurs coreligionnaires.

On me conte que l’un d’eux, avant son départ, a fait l’emplette d’une pendjekentaise moyennant un kalim de quarante-huit roubles. Trois roubles de plus que pour nos trois ânes.

Puisque je parle de nos ânes, il est utile de faire observer que le mollah Klitch a tenu à ce que nous les achetions à Pendjekent. « Les chaïtan[7], a-t-il dit, sont plus forts ici que dans la montagne, et plus gros, de même que les moutons et les chèvres. Et puis nous pourrons les revendre où nous voudrons ; tandis que si nos ânes sont de plus haut, dans la plaine, personne n’en voudra, car on sait bien qu’ils s’y portent mal et meurent souvent. » Peut-être que notre djiguite avait intérêt à nous faire cette recommandation, peut-être qu’un pourboire promis par le vendeur lui déliait à propos la langue.

[7] Chaïtan veut dire diable ; on donne ce nom aux ânes. Nous croyions, au moyen âge, que le démon empruntait la forme de cet animal.

Toutefois son observation nous paraît sensée. On peut admettre que les animaux se sont acclimatés dans le Kohistan, et que s’accoutumant aux froids polaires et persistants des vallées élevées, ils ont perdu l’aptitude à supporter la chaleur excessive de la plaine. Et si brusquement, sans transition, on les oblige à vivre à des milliers de pieds plus bas que leur pays d’origine, si on les astreint à une autre nourriture, à un autre travail, ils peuvent bien perdre leur vigueur en peu de temps et contracter des maladies mortelles ; tandis que leurs frères de Pendjekent se trouvant à l’entrée de la plaine, à la sortie des montagnes, ont conservé les immunités des habitants de l’oasis, en même temps qu’ils acquéraient le jarret des montagnards.

Au reste, nous allons bientôt constater que leurs maîtres, les hommes, sont soumis aux mêmes influences climatériques. Nous rencontrerons plus d’un habitant du Yagnaou qui sera malade d’être descendu dans la basse vallée du Zérafchane où il aura contracté la fièvre en peu de temps. Généralement les gens du haut pays ne quittent leurs villages que contraints par la nécessité. Tous savent que descendre dans l’oasis, c’est s’exposer à la maladie, et ils montrent de la répugnance pour la contrée où les rivières ont un lit plus large, un cours moins rapide, et ils n’en aiment point les habitants. C’est une des raisons qui contribuent à perpétuer leur isolement et, jusqu’à un certain point, la pureté de leur race, l’originalité de leur langue et aussi leurs préjugés et leurs superstitions.

La civilisation est fille des plaines, où les peuples se rencontrent, se heurtent et s’affinent au contact les uns des autres. Quant à la montagne, elle imprime en quelque sorte son immuabilité à ceux qui la peuplent.

Mais nous sommes en marche le long de la rive gauche du Zérafchane, la vallée est encore large et la pente relativement douce. Cette première étape finit à Yori, sur la rive droite, où nous parvenons par un pont pittoresque et une pluie battante. Le sol, la faune et la flore ont conservé le même caractère de plaine qu’à Pendjekent.

Yori possède une forteresse, mais sans donjon ni pont-levis, et ne rappelant aucunement l’aspect monumental du fort de Vincennes. A quoi, du reste, servirait toute cette architecture ? Des murs de terre sont une défense suffisante dans un pays où les guerriers combattent de près à coups de mauvais sabres, et, de loin, lancent des pierres à tour de bras quand les munitions sont épuisées ou la mèche du fusil éteinte.

Ici l’on appelle forteresse tout îlot de maisons où l’on n’entre et d’où l’on ne sort que par une porte. La moindre artillerie en a vite raison.

Nous nous dirigeons sur Dachti-Kazi, où nous ne trouverons point de provisions. Les saklis sont, paraît-il, abandonnés de leurs propriétaires. C’est la saison où les montagnards chassent devant eux le bétail et gagnent les hauteurs vertes où l’herbe drue des pâturages est une couche moelleuse aux pâtres. Ils sommeillent le jour entier, parfois s’étirent les membres, sifflent les chiens à poil rude, ou regardent d’un œil fixe la blancheur des pics que le soleil illumine. Dans les airs, sur leurs têtes, les grands aigles noirs décrivent des cercles, glissant sur le fond bleu du ciel avec d’imperceptibles battements d’ailes. Lorsqu’ils poussent des cris aigus, les moutons lèvent la tête la bouche pleine, puis broutent à nouveau. Sur les crêtes, les chèvres sauvages se découpent immobiles, abaissant le regard sur ces intrus d’hommes ; puis un aboiement les fait bondir et rebondir élastiquement, le nez au vent, les longues cornes en arrière. Telle est la vie de l’alpage ici comme ailleurs.

Avant de partir, Abdourrhaïm nous recommande de ne point oublier l’orge destinée aux chevaux. Abdourrhaïm est un vieux djiguite que nous nous sommes adjoint : il remplit les fonctions de cuisinier. Des fils blancs se mêlent à la barbe de cet ancien batcha. Il porte un turban volumineux et des culottes en grossière étoffe aux fonds si vastes, que nous ne l’avons jamais regardé sans rire. C’est un mangeur d’opium, paresseux, mais cuisinant bien. Klitch prétend qu’il soigne trop bien son cheval aux dépens des nôtres, et il l’a déjà pris en grippe.

On a bon chemin jusqu’à Dachti-Kazi (plaine du Kazi), mais on est définitivement dans la montagne ; l’horizon est borné de toutes parts, on aperçoit des masures dans les gorges qui s’ouvrent de chaque côté de la route et que suivent les torrents.

Avant Vichnek, les corniches commencent, mais elles sont larges encore, et les chevaux peuvent trottiner. Bonne récolte d’insectes à Dachti-Kazi. Capus trouve des pistachiers sauvages. Un homme arrive en boitant ; il s’est fait une entaille profonde et large en sautant sur un caillou, malgré l’épaisse semelle de corne que l’habitude d’aller sans chaussures lui a mise sous la plante des pieds. Nous le pansons, il remercie et s’en retourne en sautillant d’un pas très-alerte. Un Européen eût gardé le lit.

A mesure que l’on s’élève, les figures deviennent plus longues, les gens parlant le turc sont de plus en plus rares, le tadjique domine déjà.

Après Dachti-Kazi, nous avons une languette de steppe avec sa flore caractéristique, avec ses sauterelles et ses phalanges. Je parviens à prendre quelques-unes de ces araignées, mais difficilement, leur course étant plus rapide qu’on ne l’imaginerait.

Puis les corniches recommencent ; à notre droite le Zérafchane dégringole comme un fou. Voilà une gorge qu’il faut tourner. Nos ânes sont devant nous, ils sont de l’autre côté déjà, avancent lentement et semblent des mouches rampant contre un mur grisâtre. Au bas mugit un torrent semé de blocs de rocher qu’il éclabousse en dévalant ; il se mêle au fleuve avec des bouillons d’écume.

Encore des gorges que nous traversons à leur partie la plus étroite, puis des torrents dont nous goûtons l’eau fraîche ; elle est si limpide qu’on n’hésite pas à descendre de cheval, à se mettre à genoux et à laper en y plongeant le nez.

Le paysage est sauvage et grandiose ; la vallée, de plus en plus resserrée. Par précaution, on place du côté du vide le canon du fusil en bandoulière. De l’autre côté, c’est le rocher ; que le cheval fasse un faux pas, prenne le galop inopinément, que le fusil s’accroche à une saillie, et la culbute sera vite faite et désagréable.

A Ourmitane, le chef du village nous reçoit et nous installe dans sa maisonnette ; on y arrive en grimpant sur la maison située au-dessous : les habitations sont placées les unes au-dessus des autres, la plus élevée ayant comme cour le toit de la plus basse. En face de nous se dresse une montagne que nous nous proposons d’escalader le lendemain ; elle est encore couverte d’un peu de neige au sommet ; nous lui donnons 10,000 pieds anglais de haut, Ourmitane étant à 4,000 environ. Beaucoup de phalanges et de scorpions près du village.

Notre logis est à côté de la mosquée, que de beaux tilleuls dominent. Ils ombragent la petite place, le forum où des oisifs sont venus jaser au frais à côté d’hommes qui équarrissent des troncs de peupliers. Voilà que les ouvriers passent la hache à deux vieillards à longue barbe blanche qui les regardaient travailler. Pourquoi ?

« Parce que les vieux sont les maîtres ouvriers, et ils ne prennent l’outil qu’afin de parfaire l’œuvre ébauchée par de plus jeunes. »

Nous descendons sur les bords du Zérafchane ; son eau est verte, sale et froide, par suite de la fonte des neiges.

Le lendemain, nous gagnons l’autre rive par un pont primitif ; deux longues poutres ont été jetées en travers du fleuve, le tablier a été formé avec des branches dégrossies, de larges galets comblent les espaces vides. Les chevaux posent le pied avec précaution, et le pont flexible a un balancement agréable. Une forteresse dont nous voyons les ruines en gardait l’entrée.

Nous montons lentement une pente assez roide entremêlée de plates-formes cultivées où nous faisons souffler nos chevaux. Dans la vallée haute vivent des tadjiks gardant leurs troupeaux composés de chèvres, de vaches, d’ânes et de moutons.

Ils nous entourent immédiatement, nous offrent de l’aïrane et du lait dans des écuelles de bois. Nous les régalons de thé. L’un d’eux appelle sa fille qui garde les chèvres dans les rochers, il veut la faire participer au festin. Elle avance en hésitant, puis se décide à tremper ses lèvres dans la tasse de son père. Elle n’avait jamais bu de thé. La source où nous puisons l’eau est placée au milieu du thalweg et légèrement sulfureuse. Aidé du conducteur des ânes, je fais la chasse aux insectes qui tettent les fleurs et aux cigales à robes sombres dissimulées dans la broussaille ; elles font un bruit strident en frottant l’une contre l’autre les écailles de leur corselet. On les cherche, elles se taisent, se dérobent, puis recommencent plus loin leur grincement comme par défi. Mon collaborateur a les doigts gantés d’un épiderme tellement épais, qu’il est insensible aux piqûres des nombreuses variétés de mouches à miel ; il prend placidement avec ses doigts les bestioles, sans se préoccuper de leur dard. Nous faisons une jolie récolte ; beaucoup d’espèces sont nouvelles. Capus n’est pas moins content du résultat de ses recherches.

Peu d’oiseaux ; quelques pies, quelques corbeaux croassant au sommet d’un roc, des perdrix rouges caquetant dans la profondeur d’une gorge.

Quand on est près du sommet du Koumbaz que nous gravissons, si l’on se retourne, on aperçoit sur les petits plateaux herbeux où les sources jaillissent, des tentes bien abritées du vent par les hauteurs environnantes ; des tadjiks les habitent, qui abandonnent leurs villages pendant l’été et vivent alors à la mode des nomades turcs.

Pour nous remercier d’un petit cadeau de thé, l’un de nos hôtes d’un instant apporte deux perdrix qu’il a prises durant leur sommeil ; elles avaient la tête coupée selon la coutume. Dans la soirée, nous quittons ces braves gens, qui nous comblent de salamalecs et de souhaits de bon voyage.

A mi-chemin, nous croisons une belle jeune fille d’une douzaine d’années ; ses traits sont d’une régularité parfaite, l’œil noir est grand, la bouche petite. Accompagnée de ses frères plus jeunes, vêtue d’une longue robe de couleur rouge, avec ses tresses éparses et tombantes, elle semble une jeune vierge, une image, comme disent nos paysans. Lorsqu’elle passe devant nous, chassant gravement ses ânes avec une baguette, elle baisse timidement ses longs cils. C’est une figure telle que la Bible en évoque aux yeux des artistes.

Le chemin de Varsiminor n’est pas bon ; au reste, à mesure que croîtra l’altitude, on traversera une région où la fonte des neiges sera de plus en plus récente et plus nombreux les éboulis, les crevasses, les ravinements produits par les lentes infiltrations de l’eau ou le choc des torrents qui se précipitent.

Ce 17 juin, les villages sont animés, les habitants sont descendus des campements d’été pour la prière à Dieu dans les mosquées. Les fidèles passent le jour à deviser aux alentours du temple, et le soir, après la cinquième prière, ils retournent au campement d’été.

La population paraît jouir d’un certain bien-être, les hommes sont proprement vêtus et d’une mine qui respire la santé. Il est vrai qu’ils nous apparaissent un jour de fête, lorsqu’ils sont « endimanchés », et dans une saison où l’herbe étant succulente et abondante, le bétail fournit un laitage copieux ; d’autre part, ils travaillent peu et mangent beaucoup.

Certains montagnards sont riches : ils possèdent d’innombrables arbres fruitiers et des troupeaux considérables, ainsi que le prouvent le nombre des étables et les mille traces de piétinement sur les sentiers.

En ce moment, ils se nourrissent surtout de mûres. Les femmes et les enfants penchés vers la terre les ramassent, et sur les toits on voit sécher au soleil les fruits éparpillés sur des pièces de toile déroulées. La récolte des abricots suivra ; nous en cueillons quelques-uns du haut de nos selles, ils sont encore verts. Les abricotiers bordent le chemin comme les marronniers chez nous, mais sont plus serrés. Les indigènes font sécher les abricots de la même manière que les mûres et en rassemblent des provisions énormes pour eux-mêmes, vendant le superflu dans les bazars. Puis ce sera la cueillette des cerises, des noix. Entre temps, ils cultivent les minces couches d’alluvion qui couvrent les pentes ou sont déposées dans le delta des ruisseaux alimentant le Zérafchane. Ils les cultivent sans peine : ils ont une saison de pluies plus abondantes que dans la plaine ; grâce à la déclivité du terrain, ils irriguent plus facilement, et en peu de temps, en trois mois à peine, de juin à septembre, ils sèment et récoltent la quantité de blé, de millet suffisant à peu près à leur consommation personnelle.

Tel d’entre eux possède mille moutons, tel autre deux mille ; « aussi, dit Klitch, c’est un pays où les femmes sont chères. Ce n’est pas comme du côté de Chink, village situé plus loin, où les habitants sont tellement pauvres qu’on peut avoir une femme, et une très-belle, au prix de huit à dix roubles.

— Pourquoi n’en as-tu pas acheté une ?

— Je m’en garderai bien : ma première femme est déjà âgée, c’est une bonne ménagère, elle m’a donné deux garçons. Je n’en veux pas une autre qui ne la vaudrait pas. Et puis je ne suis plus jeune moi-même et je passe ma vie à cheval, demeure rarement dans ma maison. Pendant mon absence il y aurait des querelles. Tenez, voilà Dardane. »

Nous sommes en effet à l’extrémité de la corniche qui aboutit dans un véritable verger parsemé de petites maisons carrées et basses ; les murs consistent en éclats de rochers et en galets superposés, crépis de mortier un peu plus soigneusement à l’intérieur qu’à l’extérieur ; les toits, façonnés au moyen de branches d’arbres, sont chargés de terre et de pierres.

A Dardane, nous laissons reposer nos chevaux, et, tandis qu’ils vident une musette d’orge, nous nous étendons sous un splendide sadda-karagatch[8] dans la cour de la mosquée. Bientôt la foule des fidèles sort du temple, se disperse lentement et va s’embusquer aux alentours afin de regarder à l’aise les étrangers.

[8] Orme s’arrondissant en vadrouille.

Un indigène vient nous dire qu’un peu plus loin que le mazar[9] d’un saint dont je ne comprends point le nom, on a dû décharger les ânes, transporter les bagages à dos d’homme, et que nos serviteurs arriveront fort tard à Varsiminor. Cependant, le chemin est meilleur à partir de Dardane, mais plus loin il n’est pas certain que nous puissions continuer la route par la vallée du Fan-Darya. Sans attendre plus longtemps nos ânes, dont le sort ne laissait pas de nous inquiéter, nous gagnons Varsiminor.

[9] Tombeau.

On s’éloigne de Dardane à travers les arbres fruitiers. Puis ce sont des ruisseaux coupant l’étroit sentier : ils forment souvent des cascades où l’eau qui s’étale en tombant reflète le soleil, et semble alors un cristal qui coule en rais solides ou bien s’éparpille en gouttelettes brillantes comme des globules d’argent.

Ensuite on passe sur la rive gauche. La passerelle est fort élastique, et ses ondulations pourraient inquiéter certaines personnes. La vallée est plus large durant quelques kilomètres, et au débouché d’un couloir on a la sensation de la plaine ; l’horizon est cependant bien proche. Le sol est aride ; c’est un coin de la steppe avec sa flore spéciale au milieu des rochers.

Le minaret d’où le village de Varsiminor prend son nom émerge devant nous sur la rive droite. Au bas d’une pente roide, un pont s’allonge. Un troupeau l’encombre : en tête, marche majestueusement un vieux bouc aux longs poils, à la barbe pendante ; puis les chèvres tranquillement montrent le chemin aux moutons qui s’enhardissent à les imiter en se pressant, se bousculant, le museau posé sur la croupe de celui qui précède. Ils bêlent à qui mieux mieux. Les pâtres déguenillés, les jambes nues, courent après les bêtes qui sont encore sur la rive et chassent devant eux les traînards et les vagabonds à coups de pierres lancées avec une adresse inimaginable.

Notre tour vient ensuite, et une fois de l’autre côté, nous grimpons l’escalier en spirale ménagé dans le flanc de la berge. Pour ne point glisser de la selle, on tient à pleine main la crinière du cheval qui avance à petits pas, l’échine tendue, le cou penché jusqu’à effleurer les rocailles de ses naseaux agrandis par l’essoufflement.

Puis le sentier contourne un mamelon supportant les débris d’une forteresse qui commande le passage.

Généralement on trouve dans ce pays des redoutes à la tête des ponts, quand la largeur de la vallée permet d’élever une fortification.

A Varsiminor, nous logeons chez l’aksakal, très-riche propriétaire, paraît-il. Il ne sait que quelques mots de turc qu’il a appris aux bazars d’Oura-Tepe et de Samarcande, où il va vendre des fruits secs et la laine de ses moutons. C’est que nous sommes en plein pays de langue tadjique, dialecte iranien plus pur que celui de la Perse, à peine mélangé de turc et d’arabe.

A partir de Pendjekent, les figures devenaient plus longues, portaient moins de traces d’un mélange avec les gens de race turque.

A Ourmitane, nous trouvions encore quelques Ousbegs à petits yeux ; à Dardane, c’étaient des bruns à profils maigres de Gascons ; à Varsiminor, telle face rougeaude à barbe blonde fait penser à un Anglais ; — les blonds sont très-rares, il est vrai.

Nous sommes probablement en présence d’antiques habitants du Turkestan qui ont pu conserver leur langue à peu près intacte grâce à leur éloignement de la route suivie par les diverses invasions. Ceux qui fuyaient devant les conquérants ont dû également se mêler à la population montagnarde et en augmenter le chiffre. A Varsiminor, un grand gaillard qui écorche quelques mots de russe est fils d’un Ousbeg ayant quitté la plaine à la suite d’une rixe suivie de meurtre. Un autre se trouve là depuis l’arrivée des Russes ; autrefois il habitait Djizak ; sa maison a été brûlée, et lui-même ayant pris part à la défense, a fui par crainte des représailles du vainqueur.

Les causes d’immigration dont nous citons un exemple existent depuis des siècles nombreux et ont contribué à modifier le type des premiers maîtres du Kohistan, peu à peu, par des apports successifs. Un vrai Tadjique est maintenant difficile à trouver. A quoi le reconnaître exactement ? Ne faut-il point procéder par élimination, chercher les individus qui n’ont rien du Kirghiz ou du Mogol ? C’est ce que nous avons fait, et nous sommes arrivé à ce résultat qu’un Tadjique ressemble à s’y méprendre à un Européen de la Méditerranée aux traits réguliers. La taille est plus ou moins grande, selon la somme de bien-être.

Ajoutons qu’il existe une langue plutôt qu’une race tadjique, et cet idiome ne domine guère que dans la vallée du Zérafchane.

En face de Varsiminor nous faisons une bonne récolte de plantes et d’insectes. Nous demandons aux curieux qui nous environnent le nom des différentes herbes ; ils sont d’accord au sujet des variétés trouvées au pied de la montagne, ils discutent à propos de celles récoltées plus haut et ne savent absolument rien touchant les spécimens qui poussent dans le voisinage des sommets neigeux.

Nous prenons des échantillons d’orge, de millet, des diverses céréales, et l’aksakal dit à Capus en lui remettant quelques poignées de blé : « Il va aller voir son frère dans le pays des Faranguis. »

L’aksakal a raison, mais lequel est le frère aîné ?

Le brave homme répond de bonne grâce à nos questions. Il nous apprend qu’une vache coûte de 30 à 50 francs, — la race est de petite taille, — qu’un mouton vaut de 15 à 30 francs, une chèvre de 6 à 8 francs, qu’on ne fait point le commerce des poules, mais qu’on les vendrait 30 à 60 centimes pièce.

Pour 120 francs on construit une belle maison, car les poutres d’artcha (genévrier) servant à édifier la charpente ne coûtent pas cher. Un madrier de quatre mètres de long et de trente à quarante centimètres de côté est payé soixante centimes. La raison de ce bon marché est que les genévriers poussent au hasard sur les hauteurs, qu’ils appartiennent à qui les abat le premier, et ne valent en réalité que le prix du transport et de l’équarrissage. Il en est de même des autres matériaux de construction, on les a sous la main ; pour les murs, on ramasse les pierres des éboulis, et les branches des arbres voisins qu’on émonde forment les traverses du toit, consolidé avec des pierres, afin de résister aux rafales furieuses des vents.

On réserve aux bâtiments d’utilité publique, tels que les temples et les ponts, le mûrier, qui coûte plus cher. Cet arbre fournit les longues poutres flexibles supportant le tablier des ponts et les élégantes colonnettes de la galerie des mosquées, que les maîtres ouvriers ornementent de palmettes naïvement sculptées. Comme il importe à tout le monde que les passerelles soient solides, personne ne recule devant les frais qui sont répartis entre les intéressés. Quelquefois un indigène riche et généreux prend les dépenses à sa charge et soulage d’autant ses concitoyens qui, avec le temps, lui mettent par reconnaissance une auréole de sainteté. Et les générations suivantes disent : « Cette mosquée fut bâtie par Abdoullah, un saint. » La gloire de cette bonne action rejaillit sur les descendants et leur est un titre de noblesse.

Le bois a une valeur considérable dans la plaine, et l’eau est le plus coûteux des biens. Des surfaces immenses sont incultes faute d’une humidité suffisante.

Ici, au contraire, la fonte des neiges enfle les ruisseaux démesurément, et les pluies contribuent encore aux débordements ; mais la terre cultivable est rare, trop rare au gré des habitants.

On dirait que sous les climats extrêmes la nature se plaît à répandre inégalement ses faveurs, qu’excessive dans le bien comme dans le mal, tantôt elle invite l’homme à la paresse par des largesses inconsidérées, tantôt le décourage par une parcimonie inopportune qui crée des obstacles insurmontables.

Un piéton venant de Pitti nous apprend que le chemin du Fan-Darya est praticable, que les balcons sont en état de supporter des cavaliers, et que les ponts n’ont pas encore été balayés par les eaux.

Le Fan-Darya est le principal affluent du Zérafchane. Le Zérafchane vient de l’est, le Fan-Darya du midi. Notre intention est de gagner la rivière du Yagnaou, qui s’appelle Fan-Darya après avoir reçu de l’ouest l’Iskander-Darya.

Nous faisons nos adieux au Zérafchane ; ses eaux sont noires près de Varsiminor, où il reçoit le Fan, qui a lavé en passant des couches de houille.

Notre guide a soin de descendre de cheval avant de traverser le pont, et, afin de nous éviter un accident, il place de larges galets dans les interstices. Le long du Fan on chemine sur des balcons. La vallée est excessivement étroite ; des deux côtés ce sont des parois de rochers à pic sans le moindre sentier naturel. Afin d’éviter un long détour par les hauteurs, les indigènes ont dû créer un chemin. Ils ont foré la pierre, enfoncé des poutrelles, et les recouvrant de branchages, de pierres, de terre, ils ont établi un plancher large de deux à trois pieds qui surplombe la rivière, qu’on aperçoit rouler ses eaux vertes avec grand fracas, dans un lit bossué de rochers.

En maintes places, les balcons ont besoin d’être réparés, « la moitié du chemin est tombée », comme dit l’homme qui marche en tête ; chacun met alors pied à terre, tire le cheval par la bride, avance avec précaution.

Parfois le chemin n’existe pas à l’endroit où la montagne s’effrite, et l’on hésite la première fois que se présente cette solution de continuité de la route. C’est devant soi un ruisseau de menues pierres qui coule un instant, chaque fois qu’un caillou tombant d’en haut donne le branle à ces miettes de la montagne. Le pied n’y laisse point de trace, et une fois passé, on entend derrière et au-dessous de soi comme un bruit lointain d’éboulement. On constate bientôt que cela n’est pas dangereux ; un cavalier peut passer sans crainte pourvu qu’il aille vite, les pieds du cheval enfoncent et trouvent un point d’appui.

Parfois le passage suffit tout juste à la monture, et l’homme doit descendre ; parfois le chemin a été taillé dans une saillie du roc, et il faut se courber.

Soudain l’on s’arrête, on entend devant soi les hommes exciter les ânes qui peuvent à peine se glisser, malgré l’exiguïté de leur taille, car ils portent deux coffres en balan. Ils posent pourtant leurs petits pieds bien l’un devant l’autre, tout près du bord, comme s’ils marchaient en équilibre sur une corde tendue. La moitié de leur charge frôle le rocher, l’autre moitié est dans le vide. Le chaïtan avance lentement ; deux montagnards le soulèvent presque, l’un tirant la tête, l’autre la queue. La bête se prête à cette manœuvre qui l’empêche de rouler dans l’abîme. Notre troupe va maintenant plus vite, le sentier a presque un mètre de large.


DÉTAIL DES RUINES D’UNE VOUTE (CHAH-SINDEH).

« Halte ! dit Klitch.

— Qu’y a-t-il ?

— Il faut décharger les ânes ; prenez garde.

— Attendons. »

Les ânes sont soulagés de leurs fardeaux qui passent sur les épaules de nos porteurs, et ceux-ci cheminent avec mille peines, tantôt courbés, tantôt agenouillés. Il faut soutenir les chevaux de la même manière que les ânes tout à l’heure. Puis on quitte le balcon pour un sentier où l’on voit sortir des crevasses les touffes vertes de vignes sauvages.

Sur la rive gauche la route vaut mieux. Voilà une montagne de houille d’assez mauvaise qualité en apparence ; encore un pont et un village dans une gorge avec sa petite mosquée bien en vue, reconnaissable à une galerie ouverte du côté de l’est. Chez nous, au contraire, les porches de nos églises regardent le couchant. C’est que l’Orient est le centre religieux vers lequel tout converge. Le sanctuaire de nos églises est adossé à la crèche, la niche des mosquées où l’on dépose el kitab (le livre) est comme appuyée à la kaaba. Bethléhem et la Mecque, sans compter Jérusalem, sont en effet bien près l’une de l’autre.

Pitti est le nom du village où nous ferons halte. Quelques masures inhabitées pour la plupart, puis la mosquée, voilà Pitti. La galerie que nous apercevons de la rive opposée nous sert d’abri. Je collais des bandes de papier sur les jointures des boîtes à insectes afin de les protéger des termites, Capus rangeait les plantes dans son herbier, quand le « gros turban » de Pitti vint nous rendre visite, — en France on dit gros bonnet, — ici l’expression n’est pas figurée.

Le personnage qui est sorti de la maison d’en face et nous salue gravement est un grand homme maigre à barbe grisonnante qui fut autrefois dans les grandeurs.

« Un ancien kazi », dit Klitch, et immédiatement il lui donne l’accolade ainsi qu’on fait à une vieille connaissance.

« Tu connais le kazi ?

— Ha ! ha ! j’ai habité ce pays où j’étais le représentant de l’Émir avant que les Russes fussent maîtres du Zérafchane. Le kazi est un brave homme, il est bien regrettable qu’on ne l’ait point laissé en place. Puis-je offrir du thé au kazi ?

— Oui. Que faisais-tu dans la contrée, Klitch ?

— J’étais chef d’une forteresse qui est située plus loin, dans la vallée du Fan. J’ai habité longtemps le Bokhara du temps où le père de l’émir actuel vivait encore ; je suis même allé à Pétersbourg avec une ambassade envoyée au tzar blanc, il y a vingt-cinq ou vingt-six ans. » Et le vieux djiguite, qui nous semblait plus jeune, tant sa barbe est noire (il est vrai qu’il la teint de sourma[10]), se met à nous conter son voyage en Russie, son arrivée à Orenbourg, le Volga remonté en bateau à vapeur jusqu’à Nijni, le fourmillement de la foire, la rapidité de la voiture du diable[11], « chaïtan-arba », et son épouvante la première fois qu’il vit les arbres courir. Puis c’est la réception à la cour, dans un palais immense où il y a des soldats, des soldats partout, avec de beaux costumes, mais les plus magnifiques sont les Tcherkesses. Quelle majesté avait le Tzar, qui était plus grand que les autres et qu’un nombre incalculable de chefs d’un grand tchin (rang) entouraient respectueusement ! Après la réception, le Tzar a fait distribuer beaucoup de tengas, afin que ses hôtes pussent se divertir dans la ville. Klitch y a vu de belles mosquées, mais rien ne l’a autant surpris que les femmes se promenant dans la rue, le visage découvert et la tête surmontée de coiffures « qu’il est impossible de décrire ».

[10] Antimoine.

[11] Chemin de fer.

En revenant sur ses pas, il s’est arrêté à Moscou, où il a vu dans la cour d’un très-grand sakli[12] une cloche cassée. Dans son idée, le Tzar est l’empereur des empereurs, et il nous demande si les Faranguis lui fournissent des soldats et si nous lui payons l’impôt.

[12] Maison entourée de hauts murs.

« Nous n’avons pas de tzar. »

Le djiguite n’y comprend rien ; il fait part de cette bizarrerie au kazi, qui hoche la tête et demande : « Qui donc reçoit l’argent chez les Faranguis et le dépense ? Ils vivent donc comme les Turcomans ? »

Je réponds affirmativement, car il me semble impossible d’expliquer à nos interlocuteurs ce qu’est notre machinerie gouvernementale. Quelle cervelle à Pitti comprendrait les complications du régime parlementaire et ses beautés ? Le kazi ajoute :

« Naguère, au pays des Matcha, on n’avait pas d’émir non plus. Les habitants choisissaient un chef et ne lui obéissaient qu’autant qu’il tenait ses engagements. S’il faisait mauvais usage du pouvoir dont on l’avait investi, on le punissait : des hommes courageux entraient dans sa maison la nuit et lui coupaient le cou. » Très-simple.

Le lendemain matin, le kazi nous faisait ses adieux avant de monter à l’alpage où les siens sont déjà installés, quand un vieillard tout courbé, déguenillé, s’approche, marmotte une supplication, puis attend, appuyé sur deux bâtons. Il a appris par la rumeur que des seigneurs se trouvaient à Pitti, il est parti au soleil levant de son village éloigné de plusieurs heures, et il s’est traîné péniblement afin de leur rendre hommage, persuadé que sa démarche portera ses fruits, qu’on aura pitié de sa misère profonde. Après avoir reçu une pièce de monnaie, bu du thé, l’homme s’en fut lentement. Il était environ dix heures, et il pensait rentrer à son gîte avant le coucher du soleil. Nous partons pour Kenti, petit village sur la rive gauche, près des montagnes de charbon dont on nous a parlé.

Le sentier est très-étroit, il s’élargit au bas des gorges, et alors les guides nous recommandent de lever la tête et d’avoir l’œil sur les crêtes dénudées qui dominent. On court risque d’être broyé par les blocs qui s’en détachent.

A chaque pas, on voit, enfoncés profondément dans le sol, d’énormes quartiers de pierre, et ceux qui ont roulé jusqu’au fleuve ont laissé à droite et à gauche les traces de leurs sauts désordonnés. Ici c’est un arbuste broyé, là une pierre pulvérisée, et dans le sol des entailles en coin qui marquent chaque bond des masses lancées à toute vitesse… en vertu des lois de la pesanteur.

De temps à autre on entend le fracas d’une dégringolade suivi d’un choc sourd, et l’on redouble d’attention.

Dans le carrefour où le sentier bifurque vers Kenti, sur un mamelon isolé qu’un torrent lèche d’un côté, que le Fan sape de l’autre, la forteresse de Sarvadane se dresse, telle une sentinelle perdue. Ses murailles ne sont plus solides ; maint créneau s’est agrandi : on y passait la tête à peine, on y passerait bien le corps maintenant. Sur la haute cour carrée, nul guerrier ne veille, la lance au poing, aux fenêtres béantes pas un turban ne s’agite. Le château fort de Sarvadane est abandonné depuis la chute de l’empire bokhare. Klitch avait le commandement de cette forteresse où il tenait garnison avec une vingtaine de sarbasses.

« Klitch, regrettes-tu ce temps-là ?

— Non, je gagne davantage au service des Russes et mène une existence plus agréable. Je n’avais pas beaucoup de distractions à Sarvadane ; en hiver, je ne pouvais pas sortir. » Ce n’était point gai, en effet.

On n’arrive pas à Kenti sans pauses, car le sentier est escarpé. A mi-route, nous joignons, sur une petite plate-forme où ils se reposent, des montagnards conduisant des ânes chargés. Impossible d’imaginer des êtres plus misérables que ces hommes à figure de faunes, à la barbe hirsute, laissant voir par les déchirures de loques effilochées des membres amaigris, un dos voûté où les omoplates saillissent sous la peau tannée par les intempéries, où les vertèbres de l’échine font des crans de crémaillères. Des guenilles retenues par des cordes cachent mal les cuisses ; les jambes découvertes sont cagneuses et impriment au corps un balancement bestial ; un enfant d’une dizaine d’années est presque nu. Ces pauvres diables nous entourent suppliants, et les aumônes que nous distribuons les comblent d’aise. Ils nous livrent passage.

Plus loin, mon cheval s’arrête, dresse les oreilles, recule et s’ébroue avec des tressaillements d’effroi. Devant lui, à terre, est pelotonné, informe, immobile, n’ayant rien d’humain, le plus hâve, le plus décharné de nos semblables. Je dois le faire lever afin de pouvoir avancer, le sentier est large d’un pied environ ; à droite la paroi schisteuse se tient inébranlable, à gauche l’abîme est béant.

Nous ramassons des morceaux de minerai de fer qui ont roulé des hauteurs, puis nous traversons une faille où la houille est accumulée en couches profondes. Plus bas, à la surface de la berge d’un ravin, à une hauteur considérable, un tronc d’arbre fossile apparaît. L’offre d’une récompense insignifiante décide les montagnards qui nous suivent à le détacher au péril de leur vie.

Les quelques cabanes qui s’appellent village de Kenti sont posées sur un plateau à 2,270 mètres d’altitude d’après mon baromètre. Les habitants vivent en cultivant leurs maigres champs, où ils sèment principalement le bokala (la fève). Les semailles se font en avril, et en août la récolte. La farine de fève forme le fond de leur nourriture quotidienne, soit qu’ils la cuisent en bouillie ou la pétrissent en mauvais pain. Les plus riches la mélangent d’un peu de blé.

Le froid est, paraît-il, terrible à Kenti, et nous en avons facilement la preuve. Aussi loin que l’œil peut porter, on ne voit point trace d’arbres ni d’arbustes ; tout ce qui peut alimenter le feu a été abattu. Il ne subsiste que quelques saules à la tête des fontaines ; ils sont d’une belle venue, grands comme les beaux ormes de nos pays. Ces saules n’ont même pas été respectés : les basses branches d’abord, puis toutes celles qu’on a pu atteindre en grimpant, ont été coupées ; finalement l’écorce du pied a été enlevée aux trois quarts, et le tronc lui-même tailladé à coups de hache. L’indigène n’a laissé à l’arbre que son minimum nécessaire ; au reste, il est lui-même dans cette situation, et la nature ne lui ménage point les avanies. Ces pauvres diables végètent littéralement.

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