En Asie centrale : $b du Kohistan à la Caspienne
IX
LE DÉSERT DE L’OUST-OURT.
Départ. — Les inondations. — Chez les Turkomans-Yomouds. — Vendetta. — Un serviteur. — Une course. — Manière d’entraîner le cheval turkoman. — Notre guide. — Au puits. — Au « sable blanc de Tchaguil ». — Attente des chameaux. — Le chamelier Ata-Rachmed. — Rencontre. — Le dîner des chameaux. — Le takyr. — Près des ruines de Chak-Senem. — Pas d’eau. — Une pipe. — Un oiseau qui parle.
Radjab-Ali est à cheval, prêt à partir ; il retourne à Samarcande, et donnera de nos nouvelles à notre hôte, le général Karalkoff ; Radjab-Ali, qui a bu beaucoup de votka avec les deux Cosaques de M. P…, est légèrement gris. Il nous souhaite un bon voyage, et promet à Rachmed de n’oublier aucune des commissions dont celui-ci l’a chargé à l’adresse de ses parents et amis.
Rachmed, complétement ivre, peut tout juste monter à cheval. Il plaide les circonstances atténuantes :
« C’est la première fois que je bois trop de votka depuis que je vous accompagne. J’ai fêté le départ de Radjab-Ali. Les Cosaques sont de bons garçons. »
Deux arabas sont chargés de nos bagages. Comme guide, nous avons un employé du divan-begi, flanqué de ses deux ouglanes ; tous trois montent de jeunes étalons turkmènes appartenant au khan leur maître. Encore une poignée de main à l’excellent M. P…, qui nous engage à reprendre haleine au puits de Tcherechli, où une partie de l’expédition scientifique chargée de résoudre la question de l’Oxus tient son quartier général. « Bonjour à M. un tel, à M. H… » Les Cosaques sur le bord de la porte saluent militairement d’un : « Zdravié jelaïm, Nous vous souhaitons bonne santé » ; les arbas grincent, on fait siffler les fouets.
« Au revoir, crie M. P…
— Au revoir, répondons-nous, et adieu Khiva, adieu l’Asie centrale. »
Au fait, nous sommes à l’extrémité de l’Asie centrale, puisque c’est ici que l’Amou-Darya finit en se ramifiant. En ce pays de sécheresse, s’éloigner du fleuve, c’est s’éloigner de la civilisation. Dans notre Europe, presque à la même latitude, les grands cours d’eau sont des moyens de progrès, de commerce ; ils accroissent la prospérité des peuples ; ici, ils sont la source même où chacun puise la vie. Il est donc naturel que dans la langue persane, un même mot, « abady », signifie à la fois « culture, civilisation », et que la racine de ce mot « ab » signifie « eau ». Aussi croyons-nous n’exagérer point en affirmant que quiconque connaîtrait l’histoire de l’eau et des irrigations en Asie centrale, aurait les meilleurs jalons pour se guider dans l’obscur passé des peuples qui l’habitèrent, et suivre pas à pas les fluctuations successives de leur histoire.
Mais nous sommes hors de Khiva, dans la plaine monotone, sans soleil. Çà et là, au milieu de rares peupliers, se dresse un sakli au bord d’un canal. Des oies, des cormorans, des canards fendent l’air, puis, ayant tournoyé par précaution, s’abattent bruyamment sur les étangs ridés par la brise.
Les oiseaux aquatiques peuvent prendre leurs ébats à l’aise dans le vaste marécage formé par le trop-plein des eaux de l’Amou. Car les Khiviens ne savent pas précisément la quantité de liquide que doit rouler le fleuve qui est à rendement excessif et irrégulier, et quand les canaux sont gonflés à déborder, ils rompent les digues, dirigeant vers les affaissements du sol le surplus inutile à l’arrosage des terres. Et alors, selon la rapidité des pentes et la profondeur des bas-fonds, la plaine est couverte de marais ou de flaques, ou d’étangs plus ou moins vastes, réunis parfois en un lac immense qui, dans la suite, diminue, disparaît par l’infiltration ou l’évaporation.
A la nuit, nous étions à Gazavad. Le beg nous offre l’hospitalité, et c’est par son entremise que nous commençons nos achats de vivres dès notre arrivée : de la farine, du riz, de la graisse de mouton, du mouton salé, de l’huile à l’usage des hommes, du sorgho, du foin pour les chevaux. Ici, on ne les nourrit point d’orge.
Le beg nous vend un émouchet posé sur un perchoir dans la chambre où nous dormons. Il a été dressé spécialement à chasser les cailles et les alouettes. Nous nous chauffions au feu du vieux beg, quand nous entendons crier sur un ton très-élevé. On se dispute dans la cour. Ce sont les voituriers qui veulent décharger leurs arbas et ne pas aller plus loin, sous prétexte que la route est mauvaise et qu’ils ont des occupations à Khiva. Rachmed s’y oppose de toutes ses forces, les accable d’injures. Notre hôte s’en mêle et pose l’alternative suivante : ou bien les voituriers marcheront de plein gré et seront payés en conséquence, ou bien ils marcheront de force et recevront des coups de fouet à profusion. Inutile de dire que les intéressés préfèrent obéir.
A partir de Gazavad, le chemin est très-mauvais, fréquemment on doit s’arrêter, tourner à gauche, à droite, chercher les dos d’âne, les lignes de faîte, car on louvoie au milieu de la campagne inondée. C’est derechef l’aspect des environs de Patta-Kissar et de Kara-Koul où vivent les Turkomans. Ici encore, ils habitent le seuil du désert. De tous les cultivateurs étant les plus éloignés de l’Amou, ils ont construit des ariks très-profonds dont les remblais considérables apparaissent comme des murs d’habitations submergées. Il semblerait que devenu sédentaire, le Turkmène aime à avoir du champ devant lui, soit par une vieille habitude de coureur de désert, soit par prévision. Peut-être aussi parce qu’il est nouveau venu, et que les meilleures places étant occupées, il a dû se contenter de la lisière des oasis.
D’ailleurs, les khans de Khiva n’étaient point fâchés de tenir à distance de leur capitale les plus batailleurs de leurs sujets. Ils fournissaient au prince sa cavalerie et ses meilleurs guerriers, et l’on devait les ménager. Les khans s’assuraient par des largesses l’amitié de gens toujours disposés à tirer le sabre et redoutés du reste de la population. Car si les Turkmènes protégeaient le khanat contre les attaques des ennemis extérieurs, ils n’hésitaient pas non plus à se révolter et à prendre part à toutes les séditions intérieures. Aussi voit-on que dans certaines circonstances, le khanat se trouve à la merci de cette peuplade belliqueuse, qui paraît avoir joué un rôle tel qu’autrefois les prétoriens à Rome et plus récemment les janissaires en Turquie.
A un autre point de vue, le désert est bien commode. Que de services ne rend-il pas à celui qui est poursuivi, soit qu’il ait maille à partir avec les employés du trésor, soit que d’une main trop prompte il ait tué un de ses voisins dans une rixe ! S’il est serré de près, il se cache dans le désert, le temps de lasser la fougue de ses ennemis, et si les siens ne parviennent à composer, il passe sur l’autre rive de la mer de sable où personne ne va l’importuner. Telle est la manière turkomane de filer en Belgique, de passer l’eau, comme on dit à Hambourg.
Avant d’arriver à Tachta, voici à droite, devant sa maison, un Turkmène occupé à battre du sorgho en décrivant un cercle. Il a le fusil en bandoulière, le sabre au côté ; il tourne sur son grand cheval, en guidant deux autres qui foulent les épis de leurs sabots.
Je le montre à un de ses compatriotes qui m’accompagne :
« Que fait-il ?
— Il bat du djougara (sorgho).
— Pour quelle raison est-il armé de la sorte ?
— Il craint une vengeance, et il est sur ses gardes.
— Est-ce la coutume de se venger ?
— Ha ! ha ! Lorsqu’un Yomoud a été insulté ou bien qu’il a subi un grand dommage, et que l’on ne veut pas laver l’offense ni réparer le mal, il profite d’une bonne occasion et se venge. Il ne craint pas de verser le sang et tue son ennemi s’il le peut. Et alors, les parents et amis de la victime ne vont pas implorer le Khan, lui offrir des présents, demander justice avec des lamentations. Ils tâchent de rendre le mal pour le mal, attendent patiemment, et, toujours aux aguets, finissent bien par surprendre le meurtrier. Celui-ci, sachant quel traitement lui est réservé, ne sort point sans son fusil, et, avant de dormir, il pose son sabre à portée de la main. »
Après avoir fait une courte pause à Tachta, le dernier village que nous traversons, nous allons sur Zmoukchir, sous la conduite d’un Yomoud qui nous quitte après nous avoir mis dans le chemin. Notre Khivien affirme « se reconnaître ». On patauge dans un mortier gluant, les chevaux glissent, enfoncent dans les fondrières, et l’on recule, on cherche un terrain solide. Puis on entre dans l’eau et l’on chevauche à distance l’un de l’autre, afin d’éviter les éclaboussures. Pas une silhouette d’arbre ou de sakli, partout de l’eau étalée, qui coule rapide lorsqu’elle est pressée entre les berges des canaux.
Nos montures donnent des marques de fatigue qui nous surprennent ; mon cheval tombe à différentes reprises en sautant les fossés peu larges, il va péniblement. Il fait presque nuit, une nuit de novembre, et notre guide ne sait où il va.
« La dernière fois que je suis venu, il n’y avait point d’eau. Aujourd’hui, l’aspect de la contrée est tout différent. Zmoukchir doit être dans cette direction. » Il étend le bras vers le nord-ouest. Vers huit heures, les îles sont plus nombreuses, l’eau est moins profonde, puis voilà une ligne noire, une flamme rouge, c’est la terre ferme.
« Kara Khodja », dit un des ouglanes.
Il est temps, nos chevaux tremblent sur les jambes. Le guide crie, des hommes sortent des murs ; en vrai Khivien, il commence par demander le « ghalian », — il n’a point fumé depuis six ou sept heures, — puis quelqu’un qui conduise à Zmoukchir.
Mais voilà un incident inattendu. Nos trois chevaux s’affaissent successivement sous leurs cavaliers. Les pauvres bêtes choisissent mal le moment d’être malades, car il nous reste plus de sept cents kilomètres de désert, et les étapes doivent être doublées.
Un vieux Yomoud tâte les malades, regarde avec sa lanterne, questionne.
« C’est l’effet du djougara à quoi ils ne sont point accoutumés. On leur aura donné à boire trop tôt. »
Rachmed attribue ce malaise subit à la méchanceté des voituriers qui se sont vengés de ce qu’on les contraignait de poursuivre la route. Les braves Yomouds nous prêtent trois de leurs chevaux qui sont tout sellés dans la cour, promettant de soigner les nôtres et de nous les amener demain. Les ayant remerciés et assurés d’une récompense, nous enfourchons les immenses bidets. Les étriers sont très-courts, la selle en bois étroite et haute, relevée sur le devant, basse derrière ; on est assis comme sur une chaise, la jambe pliée presque à angle droit. De ce petit trot qui est l’allure favorite des Turkomans, nous arrivons rapidement à Zmoukchir, lieu de naissance, paraît-il, d’un saint fameux mort depuis des siècles.
On nous introduit par une immense porte dans la demeure du sultan des Yomouds. Plusieurs chevaux soigneusement enveloppés sont au piquet près des murs de la cour. Le fils de la maison est prévenu, il vient nous tendre les mains, et lui-même nous installe dans une chambre isolée, qui est meublée de deux pièces de feutre. C’est un grand garçon d’environ vingt-cinq ans, très-robuste, à l’œil petit, aux pommettes saillantes, avec de grosses lèvres, l’inférieure pendante. Il est très-grave. Il ressemble beaucoup au jeune chef tekké, Sari-Khan, que nous avons vu à Khiva. Comme lui, il a un zézayement propre à la plupart des Turkmènes. Il nous dit que son père assiste à une fête donnée à l’occasion d’un mariage, et qu’il reviendra demain. Ayant bu avec nous, le jeune sultan se retire, après avoir dit à un de ses hommes de se conformer à nos ordres.
En tisonnant, le serviteur de céans parle de son maître qui est très-bon, mais n’est point riche, car il reçoit beaucoup de monde. Tous les jours il y a des Yomouds de connaissance qui viennent le voir, et il doit les héberger, eux et leurs bêtes, comme il convient à un sultan. Les chevaux que nous avons vus en entrant appartiennent à des amis. Son maître n’en possède que quatre, mais d’excellents, un surtout, vieil étalon de seize ans, que le fils a monté aujourd’hui dans une course où il a gagné le prix.
« Où a eu lieu la baïga ?
— Dans la plaine du côté d’Iliali.
— A propos du mariage dont on nous parlait à l’instant ?
— Oui. Un mariage de chef, dont les réjouissances durent depuis cinq jours. Le prix était considérable.
— A quelle somme s’élevait-il ?
— Il était de deux cents tengas de Khiva (environ soixante francs).
— Quelle était la distance à parcourir ?
— Quatre tach (trente kilomètres environ), que mon maître a parcourus en une heure de temps.
— Quelles sont les règles de la baïga ?
— Il n’y en a qu’une, d’arriver le premier. Les coureurs sont sur une ligne, le signal est donné, ils partent. Tous les moyens sont bons pour dépasser ou arrêter l’adversaire. Si l’on parvient à l’atteindre, qu’il soit jeune et peu robuste, on le désarçonne, car c’est un désavantage pour un homme fait de lutter avec un jeune garçon d’un poids moindre. Parfois des amis s’entendent, l’un doit gêner le concurrent redouté, et l’autre, entre temps, filer. Aussi il y a quelquefois des accidents et des querelles, mais c’est très-amusant.
— Y a-t-il longtemps que tu sers le sultan ?
— J’étais jeune quand je suis entré dans sa maison, et je ne l’ai point quittée.
— Gagnes-tu beaucoup d’argent ?
— De l’argent ? non. On me donne ce dont j’ai besoin, la nourriture, le vêtement, la place où dormir. Je suis de la famille. J’ai vu grandir les enfants, j’ai élevé le cheval qui a gagné le prix de la baïga.
— Sais-tu entraîner les chevaux ?
— Ha, ha ! mais nul ne le sait mieux que ces brigands de Tekkés, avant leurs alamans.
— Tu n’aimes point les Tekkés.
— Non, ils ont toujours fait du mal aux Yomouds.
— Les Yomouds ne le leur ont-ils pas rendu ?
— Quelquefois.
— On nous a dit que des Yomouds faisaient profession de piller les caravanes.
— Plus maintenant, et puis cela était l’exception. »
Le vieux serviteur jette sur le feu plusieurs poignées de broussailles, consécutivement.
« Ne brûlez-vous pas beaucoup de broussailles ?
— En cette saison seulement, au cœur de l’hiver, on emploie de préférence le charbon de saxaoul qui se consume lentement et donne beaucoup de chaleur. On va faire des provisions loin d’ici, près d’une ancienne ville nommée Chak-Seneme.
— Y es-tu allé ?
— Oui ; au reste, vous-mêmes passerez par là, vous verrez les restes de la forteresse qu’habitait Chak-Seneme, au sujet de qui les chanteurs content des légendes. Demain, je vous en ferai venir un qui chantera cette histoire. »
Là-dessus, le serviteur se retire. Il n’est pas accoutumé de veiller aussi tard, et va dormir.
En nous éveillant, nous regardons dans la cour faisant face à la porte d’entrée si les chameaux promis depuis longtemps sont là. Pas de chameaux.
Nous mandons notre Khivien, agent du Khan. Il nous affirme qu’avant le coucher du soleil les chameaux seront prêts. Nous attendons jusqu’au coucher du soleil, sans trop nous plaindre du retard, car nos chevaux sont dans un état pitoyable. Cette journée de repos leur est presque indispensable. Le vieux sultan, qui a de l’expérience, nous garantit qu’ils se referont vite, et iront jusqu’au bout du chemin. Tant mieux.
Le sultan nous vend un supplément de feutre qui nous servira à camper sur la neige, car la voici qui tombe à gros flocons, et le vent du nord-ouest la chasse avec violence. Les couvertures que nous achetons sont épaisses, imperméables, mais d’un feutre moins solide et moins souple que celui des Kirghiz. Elles ont été fabriquées par les Tekkés, sont bariolées.
Nous nous défions du Khivien et de ses promesses catégoriques. Nous questionnons le sultan. Il n’a pas été prévenu, on ne lui a parlé des chameaux que ce matin, et il est douteux qu’on se les procure avant le soir. Ces bêtes sont rares à Zmoukchir, et l’on n’y trouvera point facilement neuf chameaux gras, en état de partir immédiatement. Nous attendrons jusqu’au lendemain.
J’examine le cheval qui a été victorieux hier. C’est le type du cheval turkoman : haut sur jambes, poitrine étroite, mais profonde ; fémur beaucoup plus grand que celui d’aucun de nos chevaux, cou long, tête petite et chanfrein droit, œil intelligent. En somme, la structure d’un lévrier et d’un parfait coureur.
On comprend qu’il ait été le principal instrument de fortune, et parfois le seul moyen d’existence de ces gens dont l’organisation sociale peut se comparer à celle des Indiens d’Amérique, et qui, une fois « en selle, ne connaissent ni père ni mère ».
Aussi, il faut voir avec quel soin l’étalon est couvert, nourri à heure fixe ; les hommes le flattent, les enfants, les femmes le caressent ; il est le favori de la famille et son orgueil. Au contact de l’homme, son intelligence s’est développée, il comprend le moindre geste, obéit à la parole. Tel cheval ne se laisse approcher que par ceux à qui il est accoutumé, car il a été dressé à voir un ennemi dans chaque étranger, et il est difficile de le voler.
Il s’attache à son cavalier, au point de le défendre dans une mêlée. Après avoir été entraîné, il est capable de fournir des courses invraisemblables, surtout au petit trot, qui est la moins fatigante des allures, sur le sol mouvant du désert.
Lorsque le Turkmène doit faire rapidement un long voyage, ou bien que, membre d’une tribu insoumise, il a décidé de participer à un alaman[43], il prépare son coursier à traverser les contrées inhabitées où les puits sont espacés et l’eau rare et saumâtre.
[43] Expédition de brigandage.
Si son cheval est gras, il commence par l’amaigrir. Il cesse de lui donner du foin et du samane ou paille hachée ; il diminue en même temps la ration d’orge, et chaque jour il le monte, augmentant progressivement la longueur du chemin parcouru d’abord lentement, puis très-vite. Après quoi, l’ayant couvert d’épaisses couvertures, sévisse le froid ou bien le chaud, il l’attache par une longue corde au piquet près de la tente. Le régime d’amaigrissement cesse quand, au retour d’une course au grand galop d’une demi-heure, l’animal à qui l’on présente de l’eau n’en boit pas plus d’une gorgée.
C’est alors qu’on le fortifie par une nourriture substantielle consistant en un pain de farine d’orge et de millet, mêlée à de la graisse de mouton. Les rations données du matin au coucher du soleil sont petites et fréquentes, puis elles sont plus fortes et servies à des intervalles plus considérables, au point que le sixième ou le septième jour il n’y a eu que deux repas, un le matin, l’autre le soir. Alors, le coursier passe pour être prêt à fournir son maximum de résistance et de rapidité. D’aucuns prétendent qu’il peut boire en sueur sans inconvénient et supporter la soif aussi bien qu’un chameau, mais à la condition que le cavalier emporte une provision de ce pain spécial, et que deux fois par jour il en nourrisse sa monture, en accroissant de moitié la ration quotidienne déterminée pour l’entraînement. Quand on trouve de l’eau, le cheval boirait une seule fois le matin. En vingt-quatre heures il mange neuf à dix livres de cette pâte où il entre six livres d’orge, trois de millet, trois de graisse de mouton hachée très-menu.
Les premières étapes du voyage sont courtes, puis de plus en plus longues. Une course de six à sept cents kilomètres en cinq ou six jours est considérée comme un fait ordinaire.
AUX RUINES DE CHAK-SENEM.
Dessin de E. Mansion, d’après un croquis de M. Capus.
Puisque nous parlons du rapide cheval turkoman, en attendant les chameaux qui sont très-lents, il est peut-être bien de dire qu’il est considéré comme le produit du cheval indigène et des juments arabes introduites lors de la conquête du pays par les premiers envahisseurs musulmans. Plus tard, Timour, ayant compris combien il importait de conserver ce type, fit répartir entre les tribus turkomanes un nombre fort considérable de juments arabes de la meilleure race. En dernier lieu, Nazar-Eddin-Schah fit don aux Tekkés de six cents cavales.
Voilà trois jours que ce gredin de Khivien nous promet les chameaux qui n’arrivent point. A chaque réclamation il répond en affirmant « que le matin ils seront là », et le matin, que, « par Allah, nous partirons dans l’après-midi ». Notre impatience est d’autant plus grande que notre provision de vivres est faite pour trente ou quarante jours seulement, qu’elle diminue, et que d’autre part le froid est de plus en plus vif, le vent de plus en plus impétueux. Il entre en sifflant dans notre logis, empêche tout tirage, et l’on s’allonge à plat ventre devant le feu de brindilles mouillées qui dégagent peu de chaleur et trop de fumée. Il paraît que le vent du nord-est souffle régulièrement en cette saison ; les indigènes lui attribuent l’inflammation des muqueuses de la face et les fréquents accès de toux auxquels ils sont exposés au commencement de l’hiver.
Il serait bon de partir.
Après quatre jours de discussions, de promesses, de menaces, on nous présente enfin sept chameaux, en assez bon état. Mais une nouvelle difficulté surgit, leur propriétaire tout à coup refusant de nous guider, parce qu’il fait froid, parce qu’il devra revenir ici par un froid encore plus rigoureux. Nouvelles promesses, puis menaces, et enfin l’homme prend la tête de la petite caravane, et nous partons un peu avant le coucher du soleil. Nos chevaux ne sont pas remis de leur indisposition, ils ne vont plus avec le pas alerte d’autrefois : il est probable que nous ferons une bonne partie de la route à pied.
En sortant de Zmoukchir, on rencontre à droite les restes ensablés d’une longue forteresse quadrangulaire : des pans de mur qui s’émiettent.
Ayant marché quelques verstes, jusqu’au coucher du soleil, nous campons dans une steppe sans eau, loin des puits. Le guide prétend s’être trompé de chemin, mais son erreur est volontaire : il s’en va à contre-cœur et veut nous dégoûter de sa compagnie. Les tamaris nous fournissent la matière d’un bon feu, et nous nous chauffons jusqu’à l’heure où le vent se précipite si brutalement qu’il enlève les brandons comme des allumettes. On éteint le feu, on s’étend sous le feutre, et l’on s’endort sans avoir bu de thé, au bruit de la tempête balayant la neige. Tapis au bas d’une touffe énorme de tamaris, nous passons une assez bonne nuit.
Dès le jour, on cherche la ligne des puits, en premier lieu celui de Tchaguil, qui est plus au nord, à main droite. Le propriétaire des chameaux est monté sur un âne, un garçon mène par une longe son magnifique cheval qui a le dos écorché. Ce Yomoud n’est pas content et ne souffle mot ; la crainte seule le fait marcher. Je pars en éclaireur avec un vieux appelé Kourvan, qui l’accompagne. Il m’explique la répugnance de son ami à franchir le désert. Il aurait un meurtre sur la conscience et ne veut point retourner au milieu des gens de sa tribu. Son intention est de s’installer à Zmoukchir, où le rejoindront les siens. Il n’est parti avec nous que pour nous faire gagner du temps, et parce que le Khivien employé du Khan lui a promis d’envoyer un homme avec neuf chameaux qui le remplacera au puits de Tchaguil.
« Est-ce bien vrai ?
— Cela est vrai, crois un homme qui a servi fidèlement les Russes contre les Tekkés. »
Pour le moment, le plus pressé n’est pas de discuter, mais de trouver de l’eau.
Voici encore une ruine de forteresse, près de laquelle repose un petit troupeau de chèvres et de moutons. Vêtu de peaux, la barbe broussailleuse, l’œil presque caché sous les poils tombants de son bonnet, le pâtre a le regard d’un chien griffon et la tournure d’un sauvage.
D’un tertre, j’aperçois des corbeaux voleter au-dessus d’un vide entouré de collines à peine saillantes. En Europe, dans de semblables bas-fonds, s’étalent des étangs ou de petits lacs ; ici, il y aura peut-être une citerne ou une petite mare d’eau. Je ne me suis pas trompé.
Voilà l’orifice d’un puits, et à côté, une marmite de fonte abandonnée, où deux corbeaux boivent un restant d’eau après avoir rompu la couche de glace à coups de bec. Les oiseaux n’ont point hâte de fuir ; ils s’envolent juste à temps pour éviter un coup de fouet, vont se poster sur le monticule le plus proche, et, furieux de notre venue, ils sautillent rageusement sur place et croassent.
La citerne, qui mesure environ deux mètres et demi de profondeur sur quatre pieds de diamètre, est à moitié pleine d’une eau sale et salée. Les alentours sont complétement dénudés, les caravaniers ayant arraché le moindre brin ; pas un arbuste qui abrite du vent glacial. La seule ressource est de s’enfoncer dans un trou circulaire où l’on allume le feu, et les hommes se chauffent, tandis que boivent les bêtes. Les corbeaux se taisent, attendant immobiles que la caravane file et leur abandonne des reliefs qui feront un excellent dîner. La perspective de se gaver a clos le bec à ces criards.
Cette place est mauvaise pour un campement, le combustible est rare et l’eau mauvaise ; aussi le vieux nous conseille de gagner Ak-Koum-Tchaguil (le sable blanc de Tchaguil), où l’on trouvera du saxaoul et où l’on sera garanti de la bise du nord-est.
A Ak-Koum-Tchaguil il y a en effet des tamaris, un peu de saxaoul, et au bas des monticules de sable on pourra s’installer « à peu près commodément ». On savait que l’eau manquerait ici, et cependant on n’a pas empli les outres. La précaution est inutile et superflue : inutile parce que, malgré les couvertures qui protégeraient les peaux de bouc, l’eau deviendra une glace qui crèvera le cuir ; superflue parce que de gros nuages noirs courent dans le ciel, ils s’accumulent, et avant deux heures la neige couvrira le sol et fournira une boisson délicieuse.
C’est affaire décidée, nous attendons à Ak-Koum-Tchaguil les chameaux qui remplaceront ceux-ci. Le vieux Kourvane va les chercher à Iliali et nous donne sa parole d’arriver demain avec le soleil. Si le Turkmène usait d’une restriction mentale, et jouait sur les mots, il ne prendrait pas un engagement très-sérieux. Car le soleil ne luira sans doute ni demain ni après. Nous conseillons au vieux de tenir parole, lui expliquant que toute tromperie de sa part exposerait à des représailles son compagnon qui nous reste en otage. Celui-ci ne paraît pas rassuré outre mesure et ne quitte point son arsenal, ni son pistolet, ni son sabre, ni son long fusil à un seul canon dont il renouvelle la capsule et qu’il pose sur ses genoux.
A peine le Kourvane s’est-il éloigné d’un bon pas qu’il grésille. On entasse lestement les coffres et l’on construit un baraquement avec les feutres étendus. On ne veut pas être surpris par la nuit qui descend brusquement et vite en novembre. Chacun part avec une corde et revient traînant d’énormes fagots de saxaouls et de tamaris qu’on amasse près du foyer. Puis il neige. On passe l’après-midi accroupi devant le feu à deviser ; le Turkoman, assis à l’écart, en face de nous, tient son fusil sur ses jambes croisées et ne dit mot. Son cheval est à portée, bien couvert ; son serviteur surveille les chameaux qui broutent ; vers le soir, il les rassemble, et, les contraignant de s’agenouiller, les aligne près du campement. De temps à autre, l’un de nous se lève pour secouer la neige amassée sur son manteau, puis s’accroupit ; tous regardent la flamme, hommes, chiens, chevaux, chameaux.
La nuit est descendue, toute noire ; les flocons sont plus drus, plus gros ; les bourrasques de vent arrivent du nord-est plus furieuses et fouettent des tourbillons de neige qui passent dans la flamme, la tordent, et le bois mouillé chante.
Le riz vient de cuire dans la graisse de mouton ; on prend le repas du soir, puis les koumganes sont bourrés de neige qui fond rapidement, et bientôt le thé est prêt. On boit lentement et beaucoup, quoique la neige bue fasse mal au cœur, au dire du Turkoman, et après s’être assuré de la présence des chevaux déjà poudrés de blanc, on se couche sous le feutre, les chiens étendus sur les pieds, les armes au chevet.
En s’éveillant, on sent un poids sur son corps, on dégage la tête, on est couvert d’un demi-pied de neige ; tout est blanc, à l’exception du naseau des bêtes, grâce à la chaleur de l’air expiré. Il gèle, le vent a changé de direction ; il souffle de l’ouest-ouest-sud.
On se lève, on rallume le feu, on déblaye la neige avec la pelle et l’on attend le vieux Kourvan. Durant toute la matinée, on regarde soit du côté d’Iliali, soit le Turkmène, qui garde son mutisme et son fusil. A chaque instant, l’un de nous se détache, va sur la hauteur la plus proche, fixe le lointain, et on lui crie :
« Vois-tu des chameaux ?
— Non. »
C’est tout à fait l’histoire de sœur Anne qui ne voit rien venir. La neige cesse vers midi, et, au moment où l’on s’y attend le moins, en même temps que le soleil sort inopinément des nuages, apparaît sur un monticule la silhouette du Kourvan. Il approche au petit trot.
« Les chameaux arrivent-ils ?
— Oui, ils me suivent. Il y en a sept, bien portants, avec les bosses toutes droites, conduits par un excellent guide. »
Cette nouvelle met tout le monde de bonne humeur, et l’on prépare tous les ballots pour le départ. La figure de notre chamelier s’éclaircit, et nous nous entretenons avec lui, l’interrogeant sur la provenance des divers objets qu’il possède.
« Où as-tu acheté ton pistolet ?
— Iran.
— Ton sabre ?
— Iran.
— Ton fusil ?
— Iran.
— Ton manteau ?
— Iran…, etc., etc. »
Tout ce qu’il porte vient de l’Iran, et est d’une fabrication plus soignée que les objets du Khiva. Le sabre est seul d’origine vraiment persane ; les canons des armes à feu proviennent de vieux fusils russes, montés par des ouvriers persans. Quant au cheval, il est turkoman, fils de coursiers de l’Akkal. Six couvertures de tailles diverses superposées sous un espèce de pardessus enveloppent le bel alezan, ne laissant à l’air que les jarrets et le chanfrein. Il est beaucoup mieux vêtu que son maître, qui le panse avec un soin inimaginable, enlève chaque pièce de l’habillement, la secoue, puis lave les bords de l’écorchure du dos, la graisse ; ensuite il bouchonne la robe luisante, la frotte lentement avec sa manche, en même temps qu’il prononce d’une voix calme les mots les plus flatteurs. Le cheval tourne la tête vers son ami, le flaire, et marque sa joie en agitant doucement la queue.
« Voici Ata Rachmed ! » crie le Kourvan.
Ata Rachmed est le nouveau chamelier qui débouche là-haut à cheval, en tête de ses chameaux bâtés, dont l’un est monté par un autre individu.
Le Kourvan donne le titre de serdar à Ata Rachmed, qui saute de cheval vivement, salue brusquement et ordonne immédiatement à son serviteur de préparer ses chameaux.
Nous avons perdu du temps, entamé la provision de vivres sans avancer ; il faut accélérer la marche autant que possible. On tient conseil en buvant le thé près du feu. Ata Rachmed accepte la proposition qui lui est soumise de doubler les étapes, de marcher jour et nuit, de telle sorte que nous arrivions à la Caspienne en moins de quinze jours.
« Je veux bien faire deux manzils[44] par journée, dit-il, mais à la condition de joindre aux sept que j’amène deux des meilleurs chameaux de l’ami du vieux Kourvan. Je chargerai chacun selon leur force, de 7 à 8 pouds (le poud pèse 16 kilogrammes), pas davantage ; par ce moyen, j’en aurai toujours deux qui porteront à tour de rôle 5 à 6 pouds et goûteront en marche d’un repos relatif. Vous me payerez à Chakadam[45]. »
[44] Étape.
[45] Chakadam, nom de puits, près desquels Krasnovodsk a été bâti.
Le contrat est signé d’un serrement de main, et sans perdre une minute, Ata Rachmed soupèse les bagages, les dispose de façon qu’un ballot soit exactement le contre-poids de l’autre, et, ayant ajusté les selles aux chameaux, les invite à plier le genou par un rauque « Tchok, tchok », et les dromadaires, car ce sont des dromadaires, font jouer leurs charnières, ferment leurs compas articulés, et ils attendent, l’œil de côté, en salivant une dernière bouchée, tendant le cou et beaucoup trop l’échine.
Tout est paqueté, ficelé, les bêtes sont écouées ; on monte à cheval, on échange le salamalec avec ceux qui retournent à Zmoukchir, et en avant ! Pas trop vite pourtant, mais tranquillement à la file, au train de 4 kilomètres à l’heure. Ces braves dromadaires ont des jambes fort longues, des tendons formidables ; leur pas est dans un bon chemin de 98 à 100 centimètres. Pour eux, un chemin est bon quand il est mauvais pour les chevaux, c’est-à-dire sablonneux ou couvert de neige. Car leurs pieds ronds, larges, spongieux, en forme de tampon, qu’ils manœuvrent gauchement, enfoncent à peine dans le sol meuble ; ils ne se pressent pas, car je compte un maximum de 70 à 76 enjambées à la minute, ce qui donne un minimum de 4,080 mètres et un maximum de 4,560 mètres à l’heure.
L’allure n’est pas échauffante pour les cavaliers qui suivent par le vent et une forte gelée. Aussi nous imitons Ata Rachmed qui a renvoyé son cheval, préférant jouer des jambes, sauf à monter sur un chameau quand il sera trop fatigué. Nous prenons la bride et nous nous traînons, nos montures se traînent également, et elles buttent, trébuchent comme nous, et pour les mêmes raisons, la neige adhérant aux clous de leurs fers comme aux clous de nos bottes.
Les chameliers sont mieux chaussés. Ils roulent autour du pied des bandes de toile serrant la jambe jusqu’au mollet ; par-dessus, ils fixent avec des cordelettes une sorte d’abarcas en peau de chèvre souple, et l’articulation du pied jouant librement, leur marche est sûre.
Ata Rachmed conduit les cinq premiers chameaux, en qualité de chef du chemin (youl-bachi), qu’il connaît à merveille. Il est petit, trapu, sec, se dandine sur ses jambes arquées ; les pans du manteau sont pincés dans sa ceinture, où s’entre-croisent un couteau, un pistolet, un fouet et une cuiller de bois. Elle est semblable à toutes les cuillers du pays, taillée dans le genévrier, sans doute par un bohémien, et d’une forme telle que le manche n’étant point dans le prolongement, mais à angle droit du cuilleron, comme dans une poche à saucer, on ne peut s’en servir que de la main droite. La raison en est que les indigènes réservent la main gauche pour les usages impurs, la droite aux nobles. On ne mange que de la dextre et l’on se mouche de l’autre. Cette coutume est vraisemblablement comme d’autres une résultante du milieu. Expliquons-nous : l’eau est rare, et l’expérience nous a appris que l’homme ne peut toujours pratiquer les soins de propreté, qu’il lui est aussi difficile de laver soi-même que sa vaisselle ; alors il s’est arrangé de façon à conserver une main moins sale que l’autre, et ç’a été la dextre, dont il se sert le plus souvent et le plus commodément… Mais en satisfaisant au besoin de « connaître les causes des choses », j’oublie de vous dire qu’Ata Rachmed porte en outre un sabre et un fusil en bandoulière, et que son aide, sauvage inintelligent à face large, imberbe, n’ayant pour toute arme qu’un mauvais pistolet, a une manière de siffler agréable aux dromadaires.
A deux heures d’Ak-Koum pointent à main gauche les ruines de Dourdane. Il reste quelques pans des murs de terre de l’enceinte ; des débris de briques cuites jonchent le sol. A l’extrémité d’une muraille épaisse, voici comme l’entrée d’une cave ; on descend des marches sous une voûte cintrée en briques cuites ; de chaque côté, des niches sont ménagées dans les parois ; au bas, il y a une citerne. Tout cela est bien conservé. On respecte ces sortes d’édifices qui sont indispensables dans le désert. Partout, du reste, les hommes civilisés ou sauvages, pris de la fureur de détruire, poussent rarement l’aveuglement jusqu’à anéantir les choses immédiatement utiles, quoiqu’elles ne leur appartiennent point et qu’ils soient les plus forts.
A la brume, on s’arrête dans une place à saxaoul dans l’encoignure de deux monticules de sable, qui nous préserveront de la bise. En un clin d’œil, les chameaux sont déchargés ; tandis que l’un déblaye la neige avec la pelle, l’autre étend le feutre ; puis le feu est allumé. A coups de hache, on taille dans le sol en pente, durci par la gelée, un trou carré qui sert de four, sur quoi l’on pose la marmite et au-dessous les brandons. La gueule du four est en face d’un buisson, avec vent arrière ; de loin, la lueur sera à peine visible. Les chameaux errent dans la lande. Les armes sont à portée de la main, on fume le tchilim, la graisse du palao fond en crépitant. Rachmed épluche le riz, Ata Rachmed casse à coups de pied les branches, et son aide rassemble ses chameaux ; car la nuit monte rapidement de l’orient ; dans cinq minutes, on ne verra point à dix pas. Soudain nos chiens aboient, regardent fixement l’ombre, l’oreille droite ; on les imite, et, tous immobiles, nous écoutons et ouvrons l’œil. L’aide-chamelier réunit vite ses chameaux. Pourtant il ne vient personne. Sans doute des chacals errent dans le voisinage. Mais les chiens aboient de nouveau plus fort. Brusquement, trois cavaliers armés apparaissent, s’approchent du feu. Ils nous examinent sans descendre de cheval, se donnent comme Yomouds, habitant près d’Iliali ; mais Ata Rachmed ne les connaît point.
« Que faites-vous dans le désert, à pareille heure ?
— Nous avons cherché aujourd’hui deux chameaux que nous avons perdus. Nous ne les avons point retrouvés.
— Où allez-vous ?
— Nous retournons à Iliali. »
Là-dessus, ils saluent et disparaissent au petit trot.
« Crois-tu qu’ils cherchent des chameaux ? dis-je à Ata Rachmed.
— Sans doute, mais pas les leurs. »
Le souper cuit sous l’œil de la bande, qui s’intéresse vivement à cette opération d’une grande importance. Car c’est le principal, à vrai dire, le seul repas de la journée. Afin d’aller plus vite, le matin on se contente d’un morceau de pain, d’un peu de iahni arrosé d’une tasse de thé ; le soir, on répare plus soigneusement ses forces.
C’est aussi pour les dromadaires l’instant du festin ; ils le savent bien, et les voilà qui réclament poliment le pain de chènevis quotidien, d’un glouglou qu’ils s’efforcent de rendre harmonieux ; on dirait le bruit d’un gargarisme, mais d’un gargarisme colossal : ces bossus ont facilement l’eau à la bouche, étant ruminants par excellence et très-gourmands. A l’exception d’un seul, ils s’agenouillent au « Tchok, tchok », du maître qui leur fourre le nez dans la musette contenant la ration et l’attache sous leur menton par une ficelle. Ils sont vraiment risibles avec ce tout petit sac à l’extrémité d’un immense cou. Le dromadaire récalcitrant se dresse dès qu’Adoullah l’approche, en tenant le pain de chènevis ; il n’en veut point, il lève la tête. Adoullah tiraille la corde qui serre les naseaux, la lui passe sur la mâchoire inférieure, le contraint de bâiller et jette dans la gorge de l’animal râlant, morceau par morceau, le pain dont il a besoin. Car le chameau, comme tous les êtres, n’est sobre que malgré lui, et il ne supporte les privations qu’étant très-gras ; dans le cas contraire, il dépérit très-rapidement. Si l’on veut qu’il marche bien et ne tombe pas avant d’arriver au but, il faut le nourrir régulièrement à heure bien fixe, lui accorder un repos suffisant. Il a ses habitudes, et les voyageurs en dépendent. Durant les chaleurs de l’été qui est fort long, la coutume est de voyager à la fraîcheur de la nuit. En hiver, on agit de même, parce que le dromadaire a contracté l’habitude de reposer le jour, et aussi parce qu’en marchant, il résiste mieux au froid des nuits.
Toujours est-il que, dorénavant, nous nous coucherons vers six ou sept heures, et que vers minuit ou une heure nous plierons bagage et poursuivrons notre route.
A minuit, on charge les chameaux, qui ont dormi chacun entre les ballots qu’il portera. Le ciel est étoilé. Le bruit des pas est amorti par la neige ; on dirait un défilé d’ombres. La fatigue fait grimper sur les chevaux, et le froid en descendre. Vers trois heures, le vent déploie les nuages, comme un voile ; plus d’étoiles, une pluie glaciale s’abat avec des bourrasques ; on devine à peine celui qui précède. On n’ose plus sommeiller en se traînant, de peur de perdre la caravane.
Le jour arrive ; on s’arrête près de Kizil-Djou-Gala, après sept heures et demie de marche consécutive. Nous avons mille peines à allumer un petit feu, malgré la pluie. On prépare le bois, le taillant, mettant de côté les parties sèches ; puis on forme la tente, tous en rond, les manteaux étendus, tandis que Rachmed bat le briquet et allume une bûchette, puis deux, puis trois, avec beaucoup de patience. On fait bouillir le thé, on mange à la hâte, on donne un peu de sorgho aux chevaux, et les chameaux, qu’on a déchargés, ayant repris haleine, en avant ! Je m’aperçois que mon bidet a dévoré les branches du buisson auquel j’avais entortillé sa longe.
Les sables finissent en même temps que la pluie cesse. Nous traversons des takyrs que redoutent tant les caravanes. Le takyr est une surface argileuse, bien unie, sans végétation, lisse comme un miroir, qui paraît, en été, quand elle est fendillée par la sécheresse, une poterie craquelée. Quand le vent souffle, le sable glisse là-dessus ainsi que sur un parquet ciré, et, rien ne l’arrêtant, va plus loin. Quand il pleut comme aujourd’hui, la superficie est amollie par l’eau, mais seulement la superficie, de sorte qu’il y a comme une tartine de boue sur un fond très-dur. Or, les chameaux vont à la file, le premier passe difficilement, mais le second qui pose le pied presque exactement sur ses empreintes glisse, et les derniers avancent à grand’peine ; leurs enjambées sont moins grandes, ils se fatiguent, parfois tombent, et la file entière oscille, est tiraillée, et les bêtes perdent patience, et si plusieurs fois de suite elles ont failli s’abattre, elles refusent obstinément d’avancer, et le voyage est interrompu. Il arrive, paraît-il, que des chameaux se luxent l’épaule dans une de ces terribles glissades.
Heureusement que le takyr n’a pas été suffisamment mouillé pour être impraticable, et nous le traversons sans accident.
Par places, nous apercevons des flaques d’eau ; elles séjournent sur cette argile peu perméable. Cela nous donne la certitude de trouver des mares près du bivouac de ce soir, et nos chevaux, au lieu de neige, pourront boire la bonne eau récemment tombée du ciel.
Nous campons non loin de Chak-Senem. Il y a de l’herbe, du bois, de l’eau claire pas trop salée pour les bêtes et de la neige pour nous. La température s’est élevée ; on peut se dévêtir et devant un bon feu secouer la vermine. Les chameaux, les chevaux sont à l’eau et font bombance.
Le ciel devient limpide à l’instant où le soleil se couche derrière les ruines de Chak-Senem.
Les dromadaires, profitant de l’aubaine, sont entrés dans la mare, et ils boivent. Un vieux qui paraît gigantesque sur le fond clair de l’horizon, les jambes écartées, le nez en bas, avale par gorgées régulières, avec un bruit de pompe, une incroyable quantité de liquide. De temps à autre, il relève la tête, regarde notre feu, regarde le crépuscule ; puis il bave, immobile, agitant sa petite queue de contentement. Sans doute qu’il a l’expérience des voyages, et suppose que l’occasion ne se présentera plus aussi belle, car le voilà qui abaisse derechef le nez et continue de faire eau, en vaisseau du désert qu’il est.
Le jour s’enfuit derrière les murailles de la forteresse, qui grandissent encore en s’ombrant et prennent l’aspect d’une ville européenne ; c’est une tour ronde de forteresse, puis des maisons, la longue crête d’un édifice public, d’une caserne, la flèche inachevée d’une chapelle gothique…
Mais écoutons Ata Rachmed qui raconte à notre serviteur l’histoire de cette forteresse :
« Là vivait autrefois un individu nommé Chak-Abbas. Il possédait beaucoup d’eau et semait du bourdaï (blé) et du djougara (sorgho), et la plaine maintenant stérile était couverte de champs cultivés. Sous sa maison qui était très-haute, vivait un homme qui aimait d’un profond amour sa femme Chak-Senem… »
Là-dessus, Ata Rachmed prend un charbon dans sa main, le pose sur le fourneau du tchilim, et se met à fumer.
Nous attendons la fin de l’histoire, mais le conteur se tait.
« C’est tout ce que tu sais, Ata Rachmed ?
— Ha ! ha ! j’ai entendu l’histoire de la bouche d’un chanteur, mais ne l’ai point retenue. Je sais encore que Chak-Abbas vivait il y a mille cent vingt ans. »
Notre guide n’a point la prétention d’être un savant, et il porte légèrement son ignorance. Ce matin encore je lui demandais quel jour nous étions.
« Je ne sais pas, me répondit-il, c’est la besogne du mollah, et non la mienne. »
Peu lui importent les dates, ses points de repère sont les manzils (étapes) dans le désert ; il se préoccupe seulement de soigner ses chameaux, de manger et dormir. Jamais je ne le verrai faire une prière, célébrer d’une façon particulière le vendredi, qui est son dimanche. Cela convient mieux aux sédentaires, aux oisifs des villes, mais nullement à celui qui mène une vie dure, fatigante, dont chaque minute est consacrée à l’action ou à s’y préparer en reprenant les forces nécessaires. A l’heure de la prière du soir, Ata Rachmed pense à ramasser du bois, afin de passer une nuit moins glaciale ; il ne s’agenouille qu’en tendant au feu ses chaussures mouillées ; s’il lève les yeux au ciel, c’est qu’il l’observe afin de deviner le temps qu’il fera tout à l’heure ou demain, et point du tout dans le but d’y chercher la kebla[46] et de prier le Tout-Puissant.
[46] Direction de la Mecque pour la prière.
De Chak-Senem, on va à Djou-Kala par les sables, les bouquets de saxaoul et une nuit noire.
La neige est de plus en plus rare, le vent du nord-ouest toujours violent. Le terrain a toujours ces ondulations propres à ce désert, comme des ondulations de grandes vagues.
Nous rencontrons un cavalier turkoman, nous le questionnons :
« Y aura-t-il de la neige à Sangi-Baba ?
— Ha ! ha ! »
Inutile alors de remplir nos outres, au risque de les voir éclater par la gelée.
Voilà Sangi-Baba, et dans le lointain, au sud, des falaises abruptes. Est-ce le bord d’une mer ? C’est en haut de cette falaise qu’on a enterré un saint qui vécut à Sangi-Baba, où maintenant on trouve une steppe nue.
Toute la troupe en s’arrêtant fait la même remarque :
« Pas de neige. »
On s’installe, puis on se disperse dans tous les sens en quête de neige ou d’eau. Pas une goutte, pas un flocon, rien. Le vent a tout balayé. On se couche sans boire, après avoir mangé la viande salée, et l’on a soif. L’excessive violence de la bise empêche d’entretenir le feu. On prend le minimum de repos et l’on part à onze heures et demie. Toujours le vent d’ouest-ouest-nord. On ne s’arrêtera que lorsqu’on trouvera de l’eau. L’obscurité est profonde ; les chiens hurlent de froid ; impossible de rester en selle, le sang se figerait dans les veines. On tire la jambe. L’aube, puis le jour, montent derrière nous : on n’a pas encore trouvé d’eau. Voici des coquillages sur le sable ; nous en avons déjà vu à Sangi-Baba. Nous foulons le lit d’un lac desséché, d’une ancienne mer.
On laisse les chameaux cheminer en se balançant, et l’on se chauffe à un feu de broussailles rapidement allumé. Les chiens accourent prendre leur part de chaleur.
Rachmed, qui est un enragé fumeur, prend le tchilim dans sa besace, puis, songeant que faute d’eau il ne peut s’en servir, le replace avec un geste de dépit. Il réfléchit un doigt sur les dents, tire sa barbe, puis frappe son front. Euréka ! Il a trouvé le moyen de tourner la difficulté.
Il regarde le sol, le tâte du pied.
« Que cherches-tu, Rachmed ? »
Il rit.
« Regarde », dit-il.
Il s’agenouille, et dans l’argile durcie par la gelée, il creuse avec son couteau un petit trou, puis un second quatre doigts plus loin. Il crache sur la paroi des trous, la maçonne, et prenant mille précautions, d’abord avec la pointe de la lame, ensuite une branche aiguisée, il perce un canal souterrain unissant les deux puits. Il met la main sur un des orifices, applique sa bouche à l’autre, et souffle afin d’être sûr que le tuyau de sa pipe n’est pas obstrué. Car il vient de se fabriquer une pipe.
Sa figure est radieuse. Il prend son tabac, le pose sur le « fourneau », et la face contre le sol, il met « la bouche à la pipe », aspire avec force, et redresse sa longue personne, les joues pleines de fumée qu’il expulse lentement les mains sur les genoux.
Jamais tabac ne lui a semblé plus parfumé.
Il me regarde en disant :
« Un bon tchilim, n’est-ce pas ? »
Je le crois bien.
Mais les chameaux sont arrêtés à trois cents mètres de nous, et déjà déchargés. Est-ce que Ata Rachmed aurait trouvé de l’eau ? Nous avons marché presque dix heures sans une halte : nous avons bien gagné un verre de thé.
La plaine est uniformément plate, où pourrait-il bien y avoir un puits ?
Cependant les chameliers s’empressent d’amener des herbes sèches, des broussailles. Ils nous montrent avec contentement un trou large comme la surface d’un guéridon, contenant à peu près vingt litres d’eau boueuse, jaune, mais tombée de là-haut et nullement salée. Les chameaux, les chevaux, les chiens, la regardent fixement, le cou tendu ; on les éloigne à coups de fouet. Le tour des hommes d’abord, puis celui des animaux, tel est l’ordre naturel, d’après M. de Buffon.
C’est du thé à la terre que nous buvons, mais un excellent thé, et chacun en absorbe autant qu’il peut. Ensuite les chiens sont invités à se désaltérer, puis les chevaux, puis les chameaux. Aucun ne boit son soûl, mais tous apaisent l’ardeur de la soif. Ata Rachmed sait l’emplacement d’une citerne, où nous pourrons arriver avant le soleil couché en marchant bien. Marchons donc.
On traverse un takyr, voici des coquillages au sommet d’une éminence, puis les sables avec les nombreuses traces de gazelles, de lièvres, de perdrix ; malheureusement on ne voit que les traces.
Vers midi, le soleil donne, on a presque chaud, des rats se réveillent, sortent de leurs trous, courent aux provisions. Nos chiens affamés les poursuivent, mais n’en peuvent saisir un seul, ils sont fatigués, et ne sont plus rapides comme autrefois. Ils hurlent de dépit, grattant avec fureur à la porte de la cave où les petites bêtes ont disparu. Vingt fois les chiens recommencent la poursuite, mais inutilement, la proie qu’ils convoitent leur échappe toujours. C’est une chasse aux illusions.
Trois ou quatre alouettes huppées courent sur le sable, et chantent ; elles sont toujours gaies, ces alouettes, qui nous rappellent nos pays. Elles émigrent vers le sud, se reposant aux endroits où elles peuvent becqueter encore quelques graines, puis prennent leur essor. Vraisemblablement la route que nous suivons croise un chemin de migration d’oiseaux : des canards, des oies, passent au-dessus de nos têtes, hors de portée. Ils vont au fil du vent. A terre, les carapaces de tortues sont nombreuses ; le froid les a tuées.
Le seul oiseau nouveau que nous apercevons a la taille d’un petit merle, les ailes à raies noires, le fond du plumage bleu ; il disparaît rapidement en sautillant.
Rachmed me recommande de ne jamais le tuer :
« Il comprend la langue des hommes, dit-il sérieusement.
— En es-tu bien sûr ?
— Tout le monde sait cela, et qu’il parle.
— Pourquoi parle-t-il ?
— Allah seul le sait.
— A qui parle-t-il ?
— Jamais aux grandes personnes, toujours aux enfants.
— Que leur dit-il ?
— Il les appelle auprès de lui en répétant : Psitt, psitt. »
Inutile d’insister et de demander d’autres explications.
On s’arrête pour bivouaquer dans de hautes herbes, où les gazelles ont gîté récemment ; elles étaient à l’abri du vent. La place est bonne à prendre. Le puits annoncé par Ata Rachmed est à quelques cents mètres. On y mène les chevaux. L’eau n’en est pas bonne. Demain nous serons à Tcherechli, où campe l’expédition russe.