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En Asie centrale : $b du Kohistan à la Caspienne

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VIII
DANS LE KHIVA.

Petro-Alexandrowsk. — Dernière traversée de l’Amou. — Aspect de Khiva. — S. Exc. le premier ministre : le ministère et le cabinet. — Le Khan. — Air misérable de la population. — Exactions. — Mode d’emprunt. — Un pèlerin. — Les chefs turkomans, tekkés.

Petro-Alexandrowsk, construit pour menacer Khiva, n’est qu’une ville naissante, en tout point semblable à ses aînées du Turkestan. C’est une longue place avec un rectangle de maisons ; la plus vaste, occupée par le gouverneur militaire ; les autres, par les officiers, par les employés d’administration et par les marchands russes et tartares qui forment l’arrière-garde de toutes les armées conquérantes du Tzar. Puis il y a la caserne derrière le palais du chef.

Nous arrivons sur la grande place, ne sachant où chercher un gîte. Le plus simple serait de camper sur notre feutre, ainsi que nous l’avons fait dans le désert.

Mais un officier russe nous aperçoit, reconnaît des étrangers, devine notre embarras, et nous conduit obligeamment chez un marchand de ses connaissances, qui nous offre deux chambres vides de tout meuble, mais où l’on apportera un poêle.

Le poêle ronfle quand une partie de nos bagages arrivent sous la direction de Radjab-Ali. Les couvertures sont étalées, les coffres alignés, et, entourés d’objets d’un usage journalier, nous avons la sensation du chez-soi.

Le lendemain, tous nos bagages étaient transportés à Petro-Alexandrowsk. Immédiatement nous recueillons sur l’Oust-Ourt que nous allons traverser, les renseignements utiles. Un homme connaît bien la route. C’est un djiguite, à l’air très-intelligent, qui a porté, à diverses reprises, des dépêches à Krasnovodsk. Autrefois les Russes devaient payer très-cher ces courriers qui se risquaient au travers du désert alors infesté de pillards turkomans ; aujourd’hui les prix sont plus bas, mais encore trop élevés pour nos bourses, et nous devons renoncer à l’avantage d’avoir un guide ayant fait ses preuves d’honnêteté et de courage. A Khiva, nous tâcherons de trouver un caravanier qui nous en tiendra lieu.

On traverse l’Amou, juste à l’ouest de Petro-Alexandrowsk. Les bacs sont déjà chargés de marchandises quand nous arrivons sur les bords du fleuve, et nous attendons leur retour, plusieurs heures autour des feux de broussailles. Il y a deux îles d’inégale grandeur, divisant le fleuve naturellement en trois bras, d’une profondeur variée, exigeant chacun une barque d’un tirant d’eau proportionnel. Il faut aborder à la première île, décharger la cargaison, en charger les bêtes de somme, gagner l’autre bord, et répéter trois fois cette manœuvre. Cela demande beaucoup de temps, et ces Orientaux en font une dépense considérable ; les heures n’ayant aucune valeur à leurs yeux, ils les gaspillent à tout propos.

Nous cherchons un moyen d’aller plus vite. Il paraît que les barques peuvent descendre à Khanki sans difficulté. On y transportera nos effets par eau, et nous-mêmes ferons route par terre, et nous gagnerons une demi-journée de marche.

La nuit est noire, que nous sommes encore dans la première île à trottiner au milieu des sables derrière le passeur. Arrivé en face de l’endroit où son collègue stationne sur l’autre bord, il crie de toute la force de ses poumons, mais on ne répond point. On fait parler la poudre, et au deuxième coup de fusil, l’interpellé nous fait la politesse d’un « Ho ! ho ! » vigoureux. Le premier passeur l’invite à s’approcher. On entend bientôt les rames frapper l’eau, et une forme noire se meut dans les ténèbres ; telle la barque du nautonier des âmes sur le Styx avare. En deux heures environ nous traversons l’Amou.

Nous quittons dans l’obscurité complète le grand fleuve qu’il nous souvient d’avoir vu torrentueux la première fois, à l’éclat d’un beau soleil. Des cormorans passent brusquement sur nos têtes ; le sifflement de leurs ailes s’éloigne, s’éteint vite dans l’ombre ; les étoiles sont réfléchies par le lisse miroir des eaux qui coulent lentement, sans bruit, et semblent immobiles. On se dirait au bord d’une mer bien calme.

« Kanki est-il loin d’ici ? demandai-je au guide.

— A un tach et demi. »

Cette distance représente deux petites heures de marche. Nous voilà chevauchant exactement l’un derrière l’autre ; à l’allure des chevaux, on devine la steppe où leur sabot résonne, puis les champs récemment irrigués, les terres de labour où ils enfoncent et trébuchent.


CHATEAU D’OUSTIK.
Dessin de E. Cavaillé-Coll, d’après un croquis de M. Capus.

C’est la fertile oasis du Kharezm, sillonnée de mille canaux. On entre bientôt dans les marécages ; le guide perd la direction ; il va à l’aveuglette, louvoie, et, finalement, après trois heures environ de détours, aperçoit une lumière et nous dit :

« Voilà où nous devons dormir. »

Le feu dont la lueur nous a attirés brûle devant une cabane de roseaux, des hommes se chauffent ou dorment sur le sol.

« Ce n’est pas Kanki ?

— Non, mais Kanki est tout près ; il n’y a pas d’inconvénient à dormir ici.

— Si Kanki est proche, conduis-nous à Kanki, où nos gens doivent nous joindre avec les bagages. »

On repart le long d’un talus après avoir franchi plusieurs canaux. Soudain le guide fait bondir son cheval à droite et le lance au galop avec de grands coups de fouet. Le gredin fuit. Je tire un coup de revolver de façon à ne pas l’atteindre, et le menace de recommencer s’il ne reprend sa place de chef de file. En s’échappant il est tombé dans une fondrière, et tandis qu’il s’en tire à grand’peine, je l’admoneste, lui donnant cet accident comme la punition que lui inflige Allah pour sa traîtrise. Le coup de feu l’a effrayé, et il ne bronche plus jusqu’à Kanki. Il est bon d’inspirer de la crainte à ces gens qui vous servent un jour ou deux et ne vous sont pas attachés par une suite de bons traitements. Je n’avais point d’autre but. Car tuer un guide parce qu’il se sauve serait un acte de sauvagerie et de maladresse. Par qui le remplacerait-on ? qui montrerait la route ?

Arrivés au milieu de la nuit, nous logeons dans une vaste maison aux murailles très-hautes, à la porte d’entrée très-spacieuse. Le plafond de la chambre où nous sommes est élevé. L’architecture paraît plus élancée que dans le Bokhara. Ici l’homme hésite moins à construire en hauteur, sans doute parce qu’il redoute moins les tremblements de terre. Étant assuré de la solidité de la base, le riche étage sans crainte d’une chute les matériaux de ses demeures. L’influence de l’art persan est ici plus considérable que dans le Bokhara.

Jusqu’à Chiva, la campagne est peuplée et bien cultivée. Çà et là, des ormes, des mûriers se dressent. L’eau jaune coule rapide et à pleins bords dans les canaux. Le Khiva doit tout à l’Amou, qui donne au sol l’humidité fertilisante et comme une virginité sans cesse renouvelée par les dépôts d’alluvions.

Malgré ces copieuses irrigations, ces terres qui donnent des moissons abondantes, les habitants sont loin d’avoir aussi bonne mine et sont plus misérablement vêtus que dans le Bokhara. A quoi cela tient-il ?

Ceux que nous rencontrons ont une apparence chétive et semblent porter avec peine l’immense kalpak noir qui les coiffe. Lorsqu’ils trottent sur leurs petits chevaux ou bien passent près de nous sur les arbas cahotés dans les ornières, la tête leur oscille de ci de là d’une façon comique. Et Rachmed, qui est un Ousbeg de bonne race et prise fort la vigueur physique, ne peut se tenir d’exprimer son mépris pour ces gens débiles :

« En voilà des gaillards qui n’ont pas la force de porter un kalpak ! »

Et, par moquerie, après avoir salué les passants, ce qui attire leur attention, il imite sérieusement ce dodelinement de la tête qui lui paraît très-ridicule.

Puisque nous venons de l’est et que nous retournons dans la jeune Europe, le soleil se couche en face de nous chaque soir. En ce moment, il étale sa lueur rouge sur les coupoles et les minarets de Khiva, les grandissant, allongeant les arbres, et la ville paraît immense, resplendissante par le sommet. C’est bien une grande capitale :

« Voici des villas appartenant au Khan et à son ministre, dit le guide ; Iarim-Pacha[40] a habité celle-ci. »

[40] Moitié d’empereur. Surnom donné au général Kauffmann.

Et il montre à gauche une vaste habitation, à la fois forteresse et jardin d’été, avec une entrée étroite, des touffes de peupliers verts dépassant les hauts murs gris. Il paraît que le général Kauffmann avait installé à cette place son quartier général pendant l’expédition de 1873. Il est probable que, de longtemps, la campagne de Khiva ne se répétera point. Ce pays a fini d’être conquis. Il est écrit que la Russie ayant subi, la première, le choc de l’Asie débordante, la refoulerait d’abord dans les limites que la nature lui a marquées, l’y maintiendrait, puis avançant insensiblement, la soumettrait et la ferait sienne. Ses soldats ont arraché des gonds la lourde porte qui est là, accotée contre la muraille. On la fermait après l’appel de la cinquième prière, lorsque le labeur terminé, les maîtres avaient ramené dans la ville les troupes d’esclaves où l’on comptait maints sujets du Tzar blanc.

Personne ne nous arrête à l’entrée, et sans formalité d’aucune sorte, nous pénétrons dans l’enceinte. Le magnifique panorama que l’extérieur de Khiva nous offrait tout à l’heure, augmente la vivacité de la désillusion éprouvée à l’intérieur. De loin c’était l’image brillante d’une ville ; de près, tout est terne, sombre, misérable. Ce sont des masures ; un charnier puant où des chiens galeux rongent des os, déchirent une charogne ; et lorsqu’on a fui ce foyer d’infection, on respire l’air imprégné des miasmes de mares d’eau croupissantes qui sont les citernes de la ville, et enfin près du bazar du cuivre, à l’angle de la forteresse centrale enclosant la cité, le gibet boiteux porte une inoffensive tourterelle. C’est toujours le contraste de l’Orient : la vermine dans la chevelure étincelante de pierreries ; la lèpre sous la robe de soie multicolore. Un jeune garçon est là, tenant à la main son cerf-volant :

« Y a-t-il longtemps qu’on a pendu ?

— Trois jours », dit-il en montrant ses doigts.

Une maison qu’on réserve aux amis des Russes est mise à notre disposition. Elle est vaste, et l’on y gèle autour des brasiers. A notre réveil, notre première pensée est de remédier à cet inconvénient en cherchant un logis moins monumental et moins glacial. A Petro-Alexandrowsk on nous a recommandé de nous adresser au divan-begi ou premier ministre. Les autorités l’ont prévenu de notre arrivée, et l’ordre lui a été donné de nous laisser circuler librement dans l’étendue de ses États. Faute de cette recommandation, un étranger aurait chance d’être arrêté ou surveillé jusqu’à ce qu’on ait statué sur son sort.

Le divan-begi s’appelle Makmourad ; il est d’origine afghane, a pris part à la défense du pays en 1873, a été interné par le vainqueur à Samara, où il a appris quelques mots de russe. Avec lui nous pouvons nous passer d’interprète.

Depuis deux ans on lui a rendu la liberté, et, après avoir été l’ennemi acharné des étrangers, il a su gagner leur confiance, et grâce à l’appui qu’il a trouvé à Petro-Alexandrowsk, le Khan l’a élevé à la haute fonction où il est aujourd’hui.

Au moment où nous nous préparons à aller demander la protection au premier ministre, un Khivien, qui se donne comme un de ses employés, vient nous prier poliment de vouloir bien rendre visite à son chef. « Mais sans façons. » Il est inutile de changer de costume, nous n’avons que quelques pas à marcher.

Bien que, aux yeux des Orientaux, il y ait un manque de dignité à se servir de ses jambes, nous laissons au piquet nos chevaux exténués par de longues étapes, mal refaits par le sorgho, à quoi ils ne sont point accoutumés, et nous suivons à pied l’individu malingre à figure grimaçante.

Le ministère est proche de notre logis. Il comprend les finances, l’intérieur, les affaires étrangères et le reste. Une division du travail analogue à celle qui s’est produite en Europe dans l’industrie gouvernementale est inconnue dans le Khiva. Le divan begi, qui est unique et décide de tout, au nom du Khan, son maître, habite un coin de la cité.

Nous traversons d’abord une vaste cour où de nombreux chevaux sellés attendent les cavaliers ; des serviteurs pieds nus promènent ceux qui viennent d’arriver blancs de sueur. Puis nous enfilons plusieurs chambres encombrées du monde des employés et des solliciteurs. Des gens de police se tiennent debout, appuyés sur leur bâton ; des courriers poudreux attendent, le fouet à la main, l’ordre de repartir ; des scribes assis sur le talon droit font courir une calame grinçante sur la feuille de papier tenue de la main gauche appuyée sur le genou ; quand nous passons, ils se lèvent respectueux et s’inclinent, puis chuchotent derrière nous.

Tous sont uniformément vêtus d’un khalat (robe) de cotonnade aux couleurs sombres, coiffés de l’immense bonnet noir en peau de mouton, ayant aux pieds des bottes à bout pointu. Ces figures terreuses sont impassibles.

Dans une dernière pièce carrée, plus vaste, des jeunes gens imberbes, sorte de pages, font l’office de garçons de bureau. L’homme âgé qui les commande écarte une tenture fermant l’entrée du cabinet de Son Excellence. Nous sommes en présence du premier fonctionnaire de l’État achevant de déjeuner en compagnie de son chef de police.

Ces deux seigneurs sont à genoux, près du feu allumé au milieu de la chambre. Ils sont séparés par une écuelle de terre à moitié remplie de viande et de bouillon. D’un geste, le divan-begi nous invite à prendre un siége par terre, et gentiment, à nous mettre à table avec lui. Saluant de la tête, les deux mains sur le cœur, nous déclinons l’honneur qu’il veut nous faire et refusons de pêcher au même plat que d’aussi nobles mains.

Retenant de la main gauche la manche de leur vêtement, ils saisissent tour à tour des trois premiers doigts de la dextre les morceaux qui surnagent et puisent avec une cuiller de bois ce qui reste de soupe et de pois ronds.

Tandis que les dernières bouchées sont expédiées, nous examinons le personnage et la chambre, certainement une des plus belles de la Khivie. Makmourad est un grand homme maigre, à figure allongée, aux lèvres grosses, au nez très-recourbé, à la barbe grisonnante qu’il caresse de sa main effilée d’Afghan ; il regarde froidement avec de grands yeux clairs. En somme, s’il n’a point l’air très-honnête, il l’a intelligent et très-énergique. Son commensal est un solide gaillard à grosse figure, métis de Turc et de Persan, à la barbe teinte et au regard plein de méfiance.

L’appartement est plus long que large, il a environ quatre mètres sur six ; le plafond a près de quatre mètres d’élévation. La lumière pénètre par une ouverture pratiquée dans le mur du côté d’une cour ; cette fenêtre sert en même temps de porte. Des tapis turkomans couvrent le sol battu.

Des armes de provenance russe sont accrochées à la muraille ; il y a des revolvers, des fusils dans des étuis de cuir. Ajoutez une pipe à eau qu’un jeune garçon nous présente allumée, et voilà tout l’ameublement de la chambre du premier ministre chivien.

L’écuelle est enlevée, deux serviteurs versent de l’eau sur les mains des mangeurs, qui s’essuient à un pan de leur ceinture. Ils touchent leur barbe : c’est une manière de rendre grâces à Allah qui dispose des biens de la terre. La conversation s’engage.

Le divan-begi comprend le russe et le parle en termes compréhensibles.

« Vous venez du Bokhara, m’a-t-on dit ; ne voulez-vous pas aller à la Caspienne ?

— Oui.

— Quel chemin prendrez-vous ?

— Par le puits de Tcherechli jusqu’à Krasnovodsk.

— Pourquoi ne passez-vous pas par Orenbourg ? la route est plus courte, plus sûre, de même que par Mangichlak.

— Nous voulons gagner le plus directement Stamboul, puis notre pays.

— J’ai lu dans les livres que votre pays est en effet plus loin que Stamboul, que vous formez un grand peuple ne fournissant pas de soldats à Ak-Pacha. Vous habitez près des Inglis ?

— Un bras de mer nous en sépare. »

Le divan-begi, faisant étalage de son savoir, explique à son compagnon que les Faranguis sont formés de plusieurs peuples, dont nous Français sommes un des premiers. Il a appris cela des Russes.

Nous lui demandons de nous faciliter la location des chameaux nécessaires au transport de nos bagages, et lui proposons d’échanger une de nos gazelles mâles contre une femelle. Une troupe de ces jolis animaux erre en liberté dans son jardin.

« Vous destinez sans doute ces gazelles à votre Khan ?

— Oui.

— Il vous en sera remis une. Quant aux chameaux, un de mes hommes vous accompagnera à Zmoukchir et vous les procurera.

— Ne pouvons-nous point rendre visite au Khan ?

— Demain, après la prière du soir, je vous y conduirai moi-même. »

Au moment de prendre congé de Makmourad, un Russe rentre, qui, ayant appris notre arrivée, nous salue en français sans hésiter. C’est M. P…, attaché à la mission scientifique occupée au nivellement de sa région, où l’on suppose qu’autrefois l’Oxus avait son ancien lit. Il est chargé d’établir une statistique des richesses du Khiva, et le besoin d’un renseignement l’amène chez le ministre. Ce dernier cesse d’employer la langue russe et converse avec M. P… par l’intermédiaire d’un interprète.

Nous parlons à Makmourad du projet de détourner les eaux de l’Amou qui le préoccupe fort et ne lui semble point réalisable. Et lorsque M. P… lui affirme que la chose est possible, il secoue la tête en disant :

« Il n’ira pas ; il n’ira pas ! Les hommes ne referont pas l’œuvre d’Allah !

— Mais il y a des traces visibles d’un ancien lit ; des ruines de villes rappellent que les terres actuellement incultes furent irriguées et fertiles. Qu’on creuse un canal, qu’on élève des digues, et les eaux s’écouleront par le chemin qu’elles suivirent lors de la splendeur du Kharezm.

— Il n’ira pas ; il n’ira pas ! Que deviendrait donc notre pays ? il ne serait plus arrosé !

— On a calculé que le volume des eaux de l’Oxus suffirait à remplir un chenal jusqu’à la Caspienne sans cesser d’alimenter la majeure partie du pays habité. Les gens qui séjournent dans le voisinage de l’Aral et du vieux Darya (Kohnia Darya) seront indemnisés et recevront en plus grande quantité d’excellentes terres à proximité du nouveau fleuve. Ils ne pourront que gagner au change. »

Mais Makmourad n’entend point ce raisonnement ; il secoue la tête, répétant :

« Le Darya n’ira pas ! le Darya n’ira pas ! »

Nous quittons le ministre et contons à M. P… que nous grelottons dans notre logement, faute d’un poêle et de combustible. Il nous invite immédiatement à venir loger dans une chambrette où il a fait construire comme une cheminée et même une fenêtre consistant en un carreau de verre fixé dans le mortier du mur. On n’y a point froid, et l’on peut y lire à la clarté du jour sans rien ouvrir.

Nous acceptons.

M. P… habite la ville depuis plusieurs mois, et il a ses entrées chez le Khan. Il nous accompagne jusqu’au palais, bordé d’une place malpropre où débouchent des ruelles puantes.

L’édifice est vaste, sans caractère, assez délabré et moins confortable à l’intérieur que celui du ministre. Nombre de gens stationnaient près de la porte et sous le porche. Nous retrouvons Makmourad dans une chambre basse, à gauche de l’entrée. Il va nous introduire, mais nous prie d’attendre un instant. Le Khan rentre précisément de la mosquée où chaque jour il se rend à cheval au milieu d’une troupe de ses fidèles sans aucun apparat.

Depuis quelques années, le Khan donnerait à son peuple l’exemple d’une dévotion sincère, n’omettant pas une des pratiques religieuses prescrites par le saint livre. Il ne s’en livre pas moins aux plus honteuses débauches et s’enivre presque régulièrement des liqueurs défendues, mais seulement après le soleil couché et la cinquième prière dite.

Un jeune garçon annonce que Son Altesse est visible. Nous enfilons des couloirs sombres, humides. Voilà une éclaircie, une échappée sur le ciel, c’est le patio réservé où est dressée la yourte d’été à côté de la longue salle de réception.

Ce serviteur qui nous a précédés s’arrête, montre du doigt une porte basse, et, Makmourad le premier, nous pénétrons dans le sanctuaire. Mon regard tombe d’abord sur des bouteilles arrondies, au cou luisant, qui ont contenu ou contiennent du champagne. Elles sont dans des niches de style persan, juste en face du Khan, qui est agenouillé au fond de la salle, à l’extrémité d’un tapis. Le premier ministre s’agenouille, se courbe profondément et se tient à distance respectueuse, vis-à-vis de son maître. On nous invite à nous accroupir à gauche, pas trop près.

Ce potentat, à lèvre tombante, à figure bouffie, au ventre énorme, sur lequel s’incline la tête écrasée sous un monstrueux kalpak noir, nous regarde de son petit œil avec défiance. Il tient à portée de sa main un revolver posé sur le sol, et un fusil double est appuyé contre le mur : sa conscience n’est point tranquille, sans doute.

Nous échangeons avec cet individu peu intelligent quelques banalités et le quittons après avoir promis de lui faire voir le lendemain les objets curieux en notre possession.

Le peuple est à l’avenant du souverain. On est frappé de la chétivité des hommes, de la bassesse peinte sur les figures sournoises et souvent abjectes en dépit de la régularité des traits. On dirait des métis sans caractère, plus iraniens que turcs : les nez sont droits, les yeux assez grands.

On dirait que les hommes libres ont préféré vivre loin de la ville, abandonnant aux fils d’esclaves les métiers vils dans l’enceinte des murailles. Cette populace habite des maisons malsaines, et, à la voir se traîner dans un costume sombre, le même pour tous, à voir les têtes branlantes, on pense à une promenade de convalescents dans une cour d’hôpital. Nul individu dont le vêtement indique la position de fortune. Dans le bazar sans animation, pas de marchandises de quoi garnir les boutiques. Est-ce que le mot d’ordre est de paraître pauvre ?

Après la campagne de 1873, les Russes ont contraint le Khan de s’engager par un traité à payer en l’espace de vingt ans une somme de deux millions deux cent mille roubles. Chaque semaine, le divan-begi, suivi d’une faible escorte, va porter le tribut à Petro-Alexandrowsk. Le Khan ne cesse d’exhaler des plaintes : on lui laisse à peine de quoi vivre, il ne peut plus tenir son rang ; ses sujets sont épuisés et incapables de payer l’impôt. En réalité, ce traité lui est un prétexte à des exactions nombreuses.

Le peuple est pressuré parce que « les Russes demandent de l’argent ». Les gens des campagnes environnantes payent facilement l’impôt, mais les Turkomans Yomouds résidant à l’ouest du Khanat n’ont jamais été soumis complétement. Répugnant à reconnaître d’autres chefs que ceux qu’ils ont choisis, ils se soulèvent volontiers. Lorsque les courriers ont apporté à leurs serdars la longue liste des tailles à payer, ceux-ci assemblent les chefs des tentes et proclament la nouvelle, qui est accueillie par des cris de colère, des injures à l’adresse du Khan ; puis, les agents du fisc arrivent, et quelquefois sont assommés.

Le divan-begi a recours au gouverneur de Petro-Alexandrowsk, lui demandant aide et protection ; car si les Yomouds ne payent point, il ne pourra pas apporter à la date fixée les sacs pleins de la somme convenue. On mobilise quelques sotnias[41] de Cosaques, quelques compagnies de tirailleurs, et on les dirige contre les révoltés. Ceux-ci ont conscience de leur faiblesse et versent les contributions demandées.

[41] Sotnia : centaine, escadron.

Quant aux riches marchands de Khiva, ils sont dans une situation fâcheuse. Leur fortune est connue ; on sait qu’ils ont frété des caravanes, qu’à telle époque ils ont été à la foire d’Orenbourg, à Astrakan, à Nijni ; qu’en somme, leur commerce prospère. Les caisses du gouvernement sont vides, et il est juste que des sujets les remplissent de gré ou de force. Un dignitaire de la cour va trouver un de ces bienheureux enrichis par le trafic et lui annonce poliment que le maître a manifesté le désir de voir son fidèle serviteur.

Le fidèle serviteur s’efforce de paraître très-flatté d’une marque d’affection si peu méritée et ne manque pas de se rendre à l’invitation. Selon la coutume, il emporte une belle pièce d’étoffe, une fourrure luisante, ou simplement un petit sac d’écus, de quoi témoigner son respect au puissant seigneur.

On reçoit gentiment le visiteur et son cadeau. On daigne lui conter les misères de l’État : les récoltes ont été peu copieuses, et au lieu de l’excédent de recettes que tout rendait probable, il n’y a même pas le minimum nécessaire. Ces maudits Russes exigent qu’on les paye à heure fixe, et dans l’embarras inextricable qui le tourmente, le Khan a pensé à son serviteur. Il n’ignore point que celui-ci a acheté à bas prix, revendu fort cher, cinquante chameaux de tabac, trente de riz, etc. ; qu’il a réalisé de beaux bénéfices d’un seul coup. Aussi, — telle est la conclusion ordinaire : — Allah sera content qu’un pieux musulman prête au Khan, son maître, la somme insignifiante de quarante mille tengas.

L’autre remercie avec effusion, proteste de son dévouement, mais observe qu’il lui sera difficile de rassembler rapidement une somme aussi considérable ; il serait bien reconnaissant qu’on lui laissât le temps de l’emprunter.

Qu’il prenne son temps, et qu’il l’apporte seulement le dernier jour de la semaine. On le remboursera dans un bref délai, plus tard. Le marchand s’exécute.

Plus tard, un nouvel émissaire vient lui apporter de la part du Khan une bonne nouvelle. Celui-ci a appris que son fidèle serviteur est dans la gêne ; il n’a point oublié le signalé service qui lui a été rendu, et, une noble conduite méritant récompense, à son tour il lui offre quarante mille tengas à titre de prêt, au taux de 40 à 50 pour 100. Par exemple, il est bien entendu que les intérêts seront déposés dans la caisse de l’« État » à la fin de chaque mois, très-exactement. De deux maux choisissant le moindre, le pauvre diable accepte la proposition. N’est-ce pas un moyen très-simple d’accroître les revenus du royaume ?

Il sait bien qu’il ne peut agir autrement, qu’il vaut mieux montrer de l’empressement, faute de pouvoir échapper à une bonté si grande. Quels subterfuges employer ? Ses femmes, ses enfants, ses neveux habitent la ville où lui-même possède des immeubles de grande valeur. Sa famille est surveillée, on ne la laisse point s’éloigner. Jamais on n’a souffert qu’il l’emmenât au delà de la frontière, parce que ceux qu’il chérit sont des otages précieux ; on compte bien que, si loin qu’il aille, en Sibérie, en Russie, en Perse, il reviendra au milieu des siens. On a des gages de sa soumission, et une simple menace que, par expérience, le marchand sait ne pas être toujours vaine, suffit pour le terrifier, et il prête son argent.

On nous affirme que le Khan se débarrasse très-habilement de ceux qui le gênent. Dernièrement, nouveau David, il convoitait la femme d’un de ses sujets. On lui avait dit qu’elle était belle. Il la demande au mari, qui refuse. Le Khan dissimule sa colère ; quelque temps après, le mari était fou. Il paraît que des misérables soudoyés l’avaient enivré, puis lui avaient versé un breuvage préparé avec des plantes, et l’ayant bu, le Khivien perdit la mémoire, puis la raison.

Tel autre, mandé un soir au palais, n’aurait jamais reparu. On l’aurait étranglé et vite enterré.

Quelquefois le prince invite les hauts fonctionnaires à des festins somptueux. Le nombre des plats servis est considérable, et plus considérable encore celui des bouteilles vidées.

Deux mois environ avant notre venue, le Khan aurait eu la fantaisie de marier deux seigneurs favoris à deux de ses favorites, et de fêter le mariage par une orgie de viandes et de liqueurs défendues. Les invités burent beaucoup de vin, d’eau-de-vie et même du champagne apporté d’Orenbourg. Au milieu de la nuit, personne qui ne fût gris. Dès que l’amphitryon, à peu près ivre-mort, commença à laisser tomber lourdement sa tête, chacun se retira discrètement et en titubant. Un seul, hors d’état de bouger, s’endormit sur le sol, trop près d’un des favoris qui étaient restés avec leurs jeunes épouses.

Au petit jour, le serviteur attaché à la personne du Khan entre dans les salles, et, soit par excès de zèle, soit par haine contre le retardataire, il réveille son maître, lui montre un homme étendu près de son ouglan préféré. Sans prendre le temps de se souvenir, le Khan ne voit que l’outrage qu’on a dû lui faire ; il est pris d’une colère furieuse ; il empoigne une hache et assomme les jeunes mariés et le misérable coupable d’avoir trop bu.

Le récit de ces horreurs nous donne l’idée de montrer à ce gentilhomme ce qu’est le sang qu’il prodigue quand il ne coule pas dans ses propres veines. Nous lui apportons notre microscope, et nous lui expliquons qu’en regardant par l’ouverture du haut une goutte de liquide maintenue entre les deux plaquettes de verre, on voit nettement vivre des êtres imperceptibles à l’œil nu ; avec une épingle, nous étalons un peu de sang, puis l’invitons à constater lui-même la véracité de nos dires.

Il paraît ne point vouloir quitter sa place. Capus lui présente le microscope, mais l’appartement est sombre, et rien n’est visible.

« Je ne vois rien, dit le Khan, j’ai mauvaise vue. »

On lui explique qu’il est nécessaire que l’instrument soit en pleine lumière, et on le place sur le bord de la fenêtre. Mais le prince n’est pas rassuré, il lui déplaît de s’éloigner de son revolver, et c’est en hésitant qu’il fait deux pas et plie un genou. Je suis debout derrière lui et lui inspire une réelle inquiétude. Il n’ose me perdre de vue, et baissant rapidement la tête, collant à peine son œil au verre, il se relève rapidement et regagne sa place et ses armes. Puis, s’adressant au divan-begi, il lui dit :

« Je n’ai rien aperçu ; c’est sans doute un jouet de Faranguis. »

Comme nous avons le moyen de faire paraître très-gros les moindres objets, il prend un Coran, l’ouvre, et l’éloignant, le rapprochant, il nous donne à entendre qu’il lui est impossible de lire, étant presbyte. Puis il applique ses lunettes et ajoute :

« Je ne lis pas plus qu’avant. N’en avez-vous pas d’autres qui valent mieux ? je les accepterais avec plaisir. »

Il nous est impossible de satisfaire à cette demande, et lui conseillons d’en faire rapporter de Russie par un marchand. Il n’y manquera pas.

Nous quittons le Khan et parcourons la ville en compagnie de M. P…, à qui tous les recoins sont familiers. Dans les caravansérails, il y a peu de marchandises ; comme objets manufacturés, nous apercevons des tépés de Bokhara, des calottes brodées semblables à celles de nos enfants de chœur, plus pointues, que les musulmans mettent sur le crâne rasé et qui est la coiffe du turban ; des ballots de cotonnade russe, et principalement des sacs de tabac. D’après notre guide, il en est importé du Chahri-Sebz et de Samarcande, par Bokhara, la charge de deux mille chameaux, desquels cinq cents pour la seule ville de Khiva. Un chameau camionneur porte en moyenne vingt pouds, c’est-à-dire trois cent vingt kilogrammes. Cela fait cent soixante mille kilogrammes.

Les marchandises russes sont affranchies de tout impôt. 5,000 chameaux viennent de Bokhara ; par chaque bête chargée de tabac il est prélevé 6 tillahs ou environ 36 francs, et pour les autres seulement 2 tillahs et demi. Le produit des douanes donnerait environ 20,000 tillahs ou environ 120,000 francs.

Les marchandises exportées payent également un impôt ; le coton dirigé sur Orenbourg rapporte 20,000 tillahs pour 50,000 charges de chameaux à 4 tillahs par charge ; 2,000 chameaux de marchandises variées, où il faut compter la soie, les poissons, produisent 18,000 tillahs, à 9 tillahs par charge.

Chaque chameau vendu au bazar paye 1 franc 20 centimes, chaque cheval ou vache 60 centimes, un mouton 30 centimes, un âne 15 centimes ; le même prix une voiture chargée de fruits, de bois, etc. Une boutique paye une patente d’environ 6 ou 12 francs par an (2 tillahs). Tels sont quelques-uns des renseignements que nous devons à l’obligeance de M. P… A la sortie du bazar, un misérable ayant la chaîne au cou était attaché à un solide poteau ; nous en voyons un autre au détour d’une rue. Les passants leur jettent quelques morceaux de pain.

En nous rendant chez le divan-begi, afin de le prier à nouveau de nous faciliter la location de chameaux aux environs de Zmoukchir d’où nous partirons, l’interprète de M. P… nous fait entrer sous un vaste porche. Des hommes assis près d’une porte se lèvent à notre vue. Ils gardent un prisonnier.

« Regardez de quelle manière il est attaché », me dit l’interprète.

Une chaîne est fixée dans la chambre des gardes à un poteau, elle passe par un trou creusé dans le seuil de la porte, puis de la même manière sous la porte contiguë, et cela se termine par une boucle serrant le cou de l’homme.

Il est affaissé, à plat ventre, à peine vêtu, ayant l’œil cave, fixe, aux joues les taches rouges d’un malade. Il se dresse sur les genoux en nous voyant, se plaint hardiment qu’on le maltraite, ce qui lui vaut un coup de pied des gardiens ; il dit n’avoir pas mangé depuis deux jours.

« Qu’ils me nourrissent ou sinon me pendent. On m’a arrêté au bazar où je venais vendre un cheval ; on prétend que je l’avais volé. Par Allah, c’est faux ! Je l’ai acheté. Pouvais-je savoir qu’il n’appartenait point à qui me l’offrait ? »

M. P… manifeste au divan-begi son étonnement de ce que les prisonniers ne soient point nourris.

Le divan-begi n’est pas moins étonné.

« Pourquoi veux-tu qu’on donne à manger aux voleurs ? »

Le divan-begi nous promet une deuxième fois que sous deux jours un de ses employés nous mènera jusqu’au bord du désert et nous procurera les chameaux demandés. Il nous tarde de partir ; c’est le 16 novembre ; ici, les nuits sont fraîches, et dans l’Oust-Ourt elles doivent être froides.

En sortant de l’audience, l’interprète nous annonce qu’il a appris l’arrivée des principaux chefs des Tekkés de Merv. Ils viendraient prêter hommage au Khan et lui demander protection contre les Russes. Ils ne pouvaient plus mal s’adresser.

Dans la même journée, M. P… reçoit la visite d’un Turc Osmanli arrivé à Khiva depuis quelques jours.

C’est un homme solide, maigre, à grande barbe, avec un très-grand nez entre deux yeux noirs pleins de ruse. Il porte turban, et sauf un veston d’origine russe, a le costume d’un Asiatique. Il salue très-poliment, s’assied ; on lui offre le thé ; il roule une cigarette et nous conte son odyssée :

« Je suis d’Erzeroum. J’avais un frère qui faisait le commerce des étoffes. Un jour, il partit dans l’intention de parcourir le Caucase avec ses ballots, puis de gagner le Khiva. D’abord, il donna de ses nouvelles, puis plusieurs années s’écoulèrent sans que l’on en entendît plus parler. Entre temps, je fis un pèlerinage à la Mecque, et revins à Erzeroum. Les instances de ma famille me décidèrent à partir à sa recherche. Longtemps j’errai inutilement dans le Caucase, d’une ville à l’autre ; puis j’appris au bazar de Tiflis de la bouche d’un Arménien que mon frère avait dû se diriger sur Astrakan. Il y était passé en effet, m’affirmèrent des Tartares, mais était parti pour Kasalinsk. Sur les bords de l’Emba, j’appris qu’il était mort à Irgiz, et je gagnai la presqu’île de Mangichlak avec une première caravane. Mes ressources étaient épuisées. Une deuxième caravane m’a amené dans le Khiva.

— De quoi vis-tu ?

— De prières.

— De prières ?

— Oui, car je suis hadji, et j’ai étudié dans les médressés. Je m’arrête dans les mosquées ; je parle aux fidèles des choses du ciel, j’explique les versets du Coran, et l’on me donne de quoi poursuivre ma route. Dans les endroits où il y a des couvents de calendars, je vais frapper à la porte de ces religieux et je suis bien accueilli. Les jours de bazar, je conte des histoires sur les places où le peuple se presse ; on aime à m’entendre parler de la ville sainte : l’un me donne une pièce de monnaie ; un autre, une poignée de riz ; chacun, un peu de ce qu’il possède. Voilà comment je voyage.

— As-tu été bien accueilli à Khiva ?

— Pas trop ; le Khan n’est pas généreux ; il n’aime pas les étrangers.

— Mais les habitants de la ville t’ont bien traité ?

— Les Khiviens ! Je n’ai jamais rencontré de peuple plus misérable, plus ignorant. Ils ne donnent rien, ne comprennent rien, ne savent rien. Croirais-tu qu’ils confondent tous les peuples de l’Occident en un seul ! Pour eux, il n’y a pas d’Italiens, de Français, d’Espagnols. Nous n’en sommes point là à Erzeroum ; car, si nous ignorons ce que sont les nations vivant au delà de Stamboul, du moins savons-nous qu’elles existent.

— Penses-tu demeurer à Khiva ?

— Allah me préserve de rester au milieu de telles gens, dont le Khan vit comme un ours dans sa tanière. Je ne dirais pas ces choses dans la rue, car il me ferait couper la tête. »

Là-dessus, l’Osmanli vide sa tasse de thé. Il a raison de tenir sa langue, la liberté de la presse étant inconnue dans ce pays.

« Où iras-tu en quittant Khiva ?

— Dans le Bokhara, dont l’Émir, dit-on, est aimable aux serviteurs d’Allah.

— Tu ne pourras pas toujours vivre de la prière à Dieu ?

— Je le pense comme vous ; aussi, en vous rendant visite, j’avais l’intention de vous demander un renseignement.

— Lequel ?

— Ne pourriez-vous m’enseigner le moyen de fabriquer les allumettes ? personne ne les connaît ici ; j’aurais la certitude de gagner beaucoup d’argent.

— Très-volontiers. »

Le pèlerin, qui songe à devenir industriel, nous quitte très-heureux. Car M. P… lui promet la « recette » pour la fabrication des allumettes.

Les voyageurs n’ont pas toujours médit autant du Kharezm. Malgré la volonté que nous avons de ne point entremêler de citations ce récit de voyage, nous croyons intéressant de donner en regard de l’appréciation d’un Turc du dix-neuvième siècle, celle d’un Arabe du quinzième :

« Je n’ai jamais vu, dit Ibn-Batoutah, peuple meilleur, plus généreux que les habitants de Khiva, ni qui soient plus affables envers les étrangers. La coutume suivante, à propos du service religieux, est très-recommandable : celui qui quitte sa place pendant la prière dans la mosquée est battu par le mollah en présence de l’assemblée et en outre condamné à une amende de cinq dinars pour l’entretien de la mosquée. Aussi dans chaque mosquée un fouet est suspendu à cette intention. »

Ibn-Batoutah parle de l’Oxus, un des quatre fleuves qui sortent du paradis, gelant comme le Volga, puis de Zmoukchir où des saints illustres ont leur tombeau, enfin des sectes ; finalement il décrit le melon du Kharezm, en fait un éloge pompeux :

« On ne peut comparer au melon de Khiva que celui de Bokhara ; le melon d’Ispahan en approche le plus. A l’extérieur ce fruit est grisâtre et rouge à l’intérieur. Il est d’une succulence parfaite et plutôt dur. Il a la propriété remarquable de pouvoir être coupé en tranches et séché, et mis en caisse comme les figues. On l’expédie dans l’Inde, en Chine, et, de tous les fruits secs étant le meilleur, à l’occasion, on le donne en présent aux princes de ces pays. »

Le melon est comme autrefois le meilleur qui se puisse imaginer. Il a, plus obstinément que ceux qui le cultivent, conservé ses qualités.

Nous nous préparons au départ ; il est entendu que nous quitterons Khiva le 19 novembre. Nous n’emporterons point la tente de feutre que nous avions achetée à Petro-Alexandrowsk, notre intention étant de doubler les étapes. La dresser chaque soir et la démonter dans la nuit obscure, serait incommode et très-fatigant. Or, nous n’avons plus qu’un serviteur, Rachmed, qui est interprète, palefrenier, cuisinier, un véritable maître Jacques. Ce serait pour lui et nous-mêmes trop de besogne. Ici nous achetons seulement des cordes, deux seaux de fer afin de puiser l’eau dans les puits, deux pelles, une hache et une bonne provision de sel et de tabac en feuilles ; il coûte dix à douze sous la livre. Aux haltes, le glouglou de la pipe à eau n’est point désagréable. On achètera les vivres à Gazavad. En faisant nos achats dans le bazar, nous voyons passer des Turkomans Tekkés. Quelques-uns de leurs chefs doivent venir voir M. P…

Le 18 novembre, la veille du départ, étant à deviser comme gens qui vont se quitter et ne se reverront peut-être jamais, la porte s’ouvre, et trois Tekkés entrent. Ils nous serrent la main, s’inclinent légèrement : « Salut, ami ! salut, ami ! » et s’accroupissent. Eux aussi se plaignent des Khiviens et du Khan, et témoignent du mépris à celui qui fut autrefois leur hôte.

En effet, lorsque le général Kauffmann marcha sur Khiva, le Khan épouvanté s’enfonça dans le désert et se réfugia chez les Turkomans. Il ne se décida à rentrer dans ses États qu’après que le vainqueur lui eut envoyé courriers sur courriers afin de le rassurer et lui affirmer que sa personne serait respectée.

Aujourd’hui le Khan paraît oublieux de l’hospitalité qu’il a reçue, et les Tekkés se plaignent amèrement.

Le plus loquace des trois est Kaïd-Pan-Pelani-Agli, un homme de taille moyenne, large d’épaules, sec, nerveux, aux extrémités fines. Il a la face large, osseuse, peu garnie de barbe, où brillent deux petits yeux très-noirs qui regardent bien en face. Il parle avec des gestes calmes.

« Que sommes-nous venus faire à Khiva ? Pourquoi ce khan a-t-il envoyé un émissaire nous invitant à venir demander la paix et à nous mettre sous sa protection ? Que ne sommes-nous allés directement chez les Russes, au lieu de nous abaisser à visiter d’abord le Khivien ? Il nous a reçus comme des marchands de l’Iran. Il n’a pas eu honte de nous donner à chacun deux tengas durant notre séjour et huit pour le retour. Le premier d’entre nous a eu douze tengas. Est-ce que des chefs doivent être traités de la sorte ? C’est la première fois que je vois cette ville. Il y a de grandes maisons, de vastes mosquées, mais quel peuple de Sartes sans vigueur ! Combien pourraient manier un sabre ? Nous sommes à peine une centaine de Tekkés ; quel est celui d’entre eux qui nous empêcherait de prendre la ville, le Khan lui-même, et de trancher la tête à ces êtres plus lâches que des Persans ? »

Un jeune chef de vingt-cinq ans environ, grand, maigre, à figure énergique, fils de chefs célèbres par leur bravoure et leur habileté à conduire les alamans, approuve de la tête les paroles de son compagnon. Lui aussi pense qu’il eût mieux valu s’entendre avec les Russes sans aucun intermédiaire. Et disant son dédain pour les Khiviens, il se sert de termes imagés qui ne s’écrivent guère. Sari-Khan, tel est son nom, a été longtemps propriétaire d’un soldat russe, seul survivant d’un convoi assassiné par des gens de sa tribu. Longtemps, le prisonnier est resté attaché à une chaîne partant d’un poteau planté à l’intérieur de sa yourte. La chaîne était longue, et il pouvait vaquer aux travaux qu’on lui avait confiés : il écrasait le millet, battait le blé, soignait le bétail.

Au commencement de sa captivité, on le contraignit d’écrire aux gouverneurs de Petro-Alexandrowsk et de Krasnovodsk qu’ils eussent à envoyer une rançon considérable. Les lettres étaient remises par les Tekkés à des caravaniers qui les portaient à leur adresse.

Mais les propositions ne furent point agréées, et des querelles éclatèrent à propos du prisonnier. Les uns voulaient le maltraiter, disant qu’il n’avait pas écrit dans le sens qu’on lui avait précisé ; qu’il n’insisterait auprès de ses chefs que le jour où on lui rendrait la vie dure. D’autres, prétextant qu’on nourrissait un espion à qui l’on facilitait son rôle en transmettant ses renseignements écrits dans une langue que nul ne comprenait, conseillaient d’en finir.

Après un nouveau refus de payer la rançon, plusieurs Tekkés vinrent en armes afin de le tuer. Sari-Khan le fit entrer dans sa tente et s’opposa au meurtre, le sabre à la main. Les adversaires du jeune chef, le voyant décidé à verser le sang, n’osèrent porter la main sur lui. Il parlementa, leur exposa que ce meurtre serait inutile, qu’en somme le prisonnier ne pouvait s’enfuir, que peut-être l’occasion se présenterait de l’échanger contre quelqu’un des leurs. Le captif fut épargné. Durant plusieurs années, on le tint à la chaîne, puis on le détacha.

Il paraît que, d’ennui, le pauvre homme s’adonna au haschisch. Son intelligence en fut affaiblie, et il était résigné à son sort au moment où il a recouvré sa liberté. Sari-Khan vient de l’amener à Petro-Alexandrowsk. D’après l’interprète, son cou a conservé la marque du carcan de fer.


LA PRISON-FORTERESSE DE KABAKLI.
Dessin de E. Cavaillé-Coll, d’après un croquis de M. Capus.

On sert le thé, des petits pains ; j’en présente un au kaïd, le partage avec lui ; il le porte à son front en signe d’amitié. Je lui dis que nous souhaitons fort de visiter le pays de Merv.

« Le voyage est-il possible ?

— Il est possible ! Si l’on te demande sur la route où tu vas, réponds que tu viens chez moi, que je suis ton hôte. Nul ne t’arrêtera. Dès que tu auras trouvé des hommes de ma tribu, ils te protégeront. Une fois parmi eux, tu n’auras rien à redouter ; tant qu’un bras pourra lever un sabre, on te défendra. Nous autres vendons notre vie à bas prix, car nous l’estimons à peine la valeur d’un chaka[42] ; et puis, n’est-ce pas chose connue que si nous sommes méchants pour les méchants, nous sommes bons pour les bons ? »

[42] Menue monnaie de cuivre.

— Par Allah ! voilà la vérité », dit le troisième, un vieux qui n’avait encore soufflé mot.

Ce vieux regrette fort d’être venu rendre hommage au khan de Khiva, car il comprend bien qu’en réalité, celui-ci est vassal des Russes. Il sent que les Tekkés se sont fourvoyés, qu’ils ne doivent compter que sur eux-mêmes pour défendre leur indépendance. Or, la prise de Geok-Tepe par Skobeleff l’a convaincu de la puissance des Russes, et il n’y a pas à en douter, il va falloir se soumettre, renoncer aux alamans, et tous les ennemis que les Tekkés terrifiaient redresseront la tête.

Le jeune Sari-Khan et son compagnon ont beau le consoler, lui assurer que les Russes ne les malmèneront pas, le vieux branle la tête, il se tait et il a des larmes dans les yeux. Comme un vieux loup cerné de toutes parts, sentant qu’on va le prendre, il se demande si mourir en combattant un ennemi vingt fois plus fort ne vaut pas mieux que d’accepter une cage, confortable peut-être, mais une cage, en somme.

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